Warning : description d'animaux morts / mourants.
Chapitre 3 – L'Effondrement
Les craintes d'Elias se révélèrent nettement au-dessus de la réalité. Sitôt son paternel hors de vue, le gamin retourna à sa chaise et y prit place, silencieux, limite prostré. Une à une, il redressa ses figurines, les alignant méthodiquement sur la table poussiéreuse en attendant la reprise de la partie. Sourcils froncés, lèvres pincées, le petit bonhomme avait dans les yeux la plus vive des déterminations et sur le visage l'expression sérieuse d'un type de cinquante piges malmené par la vie.
Le portrait craché de son père, en version miniature.
Elias demeura longtemps près de la porte, à guetter une éventuelle nouvelle ou mieux encore, le retour d'Arthur. La poussière en suspension eut le temps de retomber au sol que le souverain n'avait toujours pas radiné. Incommodé par son état d'inaction prolongée, l'enchanteur entreprit de ramasser les livres tombés de la bibliothèque et de les ranger. Ne serait-ce que pour occuper ses mains. Puis il redressa le râtelier d'armes factices, rangea le matériel à dessin, et épousseta les deux jouets en laine délogés de leur place sur un petit coffre. Un dragon et un loup.
Ceux-là, il les connaissait bien, dans la mesure où il les avait fabriqués avec Merlin ; enfin pour être exact, Merlin les avait fabriqués, Elias n'avait fait qu'enchanter chaque fibre des deux créations pour les rendre quasiment invulnérables. Les déchirures, le feu, la moisissure... rien ne pouvait espérer abîmer les jouets, et il en serait ainsi tant que le magicien à l'origine du sortilège était encore en vie. Durée qu'Elias estimait à encore un bon siècle, voire deux, s'il jouait ses cartes correctement.
Il déposa doucement le dragon et le loup sur leur coffret, appuyés l'un sur l'autre pour ne pas basculer. Un coup d'œil en biais lui apprit que Yoan n'avait pas bougé, toujours occupé à organiser ses figurines devant lui. Le Fourbe sentit une fraction de tension quitter ses épaules ; ce n'était peut-être pas si compliqué que ça, de veiller sur un môme, au final. On s'en faisait tout un monde, alors qu'il suffisait de-
« Elias ? On joue ? »
Ah ben voilà. Il suffisait d'y penser. Evidemment.
« Non, répondit-il par réflexe. Je ne suis pas là pour ça. »
Il s'attendait à des protestations insistantes, des chouinements puérils et éventuellement une bonne session de bouderie princière. Aussi, quelle ne fut pas sa surprise de voir le garçonnet hocher simplement la tête et baisser les yeux vers le petit cheval en bois qu'il tenait dans ses mains. Elias en resta hébété ; le gamin faisait montre d'une plus grande maturité que Merlin lorsqu'on lui refusait quelque chose. Intéressant.
Quinze grosses minutes passèrent en silence, le calme ambiant brisé uniquement par le bruit des figurines que Yoan rajustait inlassablement en attendant le retour de son père. Après avoir fait le tour de la pièce trois fois à la recherche d'objets à ranger et scruté deux fois l'extérieur par l'unique fenêtre dans l'espoir de voir ce qu'il se passait, en vain, Elias s'était planté devant la porte comme un chien de troupeau aux abords de l'enclos. L'œil vif, les épaules droites, la posture alerte. Prêt à désintégrer quiconque passerait le seuil avec des intentions malveillantes.
Sauf que trente minutes supplémentaires s'égrenèrent avec encore moins de perturbation que de vaisselle propre dans les tavernes alentours. L'œil vif se déconcentra. Les épaules droites se détendirent. La posture alerte se relâcha. La lassitude de fixer les contours d'une porte close et immobile gagna doucement Elias, et il croisa les bras, tapotant un rythme impatient sur son biceps du bout des doigts.
Plus embêtant, l'ennui et l'inquiétude de Yoan commençaient eux aussi à être visibles. L'enchanteur faisait de son mieux pour l'ignorer mais son regard déviait régulièrement vers le petit prince dont il avait momentanément la charge. Ce dernier gigotait sur sa chaise, anxieux, soupirant, mais il cessait son manège à chaque fois qu'Elias se tournait pour le regarder. Comme s'il craignait une réprimande pour son comportement.
Elias avait trop souvent vu les parents et les grands-parents du marmot – pour ne pas dire l'ensemble du château, Merlin compris – céder à ses caprices pour se fourvoyer sur la situation. Yoan se tenait à carreau parce qu'il avait peur de lui, ou du moins, de ses réactions.
Il ressentit un pincement au fond de ses entrailles pour lequel il fut le premier surpris. Coller les miquettes aux ennemis jusqu'à les déstabiliser, c'était une chose. Filer le trac à ses confrères pour qu'on le laisse tranquille aux rassemblements, ça aussi, c'était appréciable. Mais faire flipper le fils de son employeur sans rien faire de particulier, au point où le petit n'osait plus bouger de sa chaise ? Elias n'y avait pas grand intérêt. Il avait sauvé la vie dudit gamin quelques mois auparavant, à la rivière ; un tel rapport de méfiance ne serait tout simplement pas logique à entretenir.
Ceci dit, c'était la première fois qu'ils se retrouvaient seuls dans la même pièce. Si Yoan avait l'habitude de passer des demi-journées entières avec Merlin, il ne devait pas savoir sur quel pied danser avec cet autre magicien d'allure moins approchable.
Elias soupira discrètement. Il avait beau tenter de se convaincre que non, cette position le dérangeait de plus en plus à mesure que l'attente s'allongeait. Que ferait Merlin, à sa place ?
Oh, il n'y avait pas trente-six solutions, à vrai dire.
Difficile de déterminer qui de lui ou Yoan se retrouva le plus étonné quand Elias prit place dans la chaise précédemment occupée par Arthur et posa ses mains sur la table devant lui, aussi tendu et déterminé que s'il s'apprêtait à explorer la grotte d'un dragon des tunnels.
« Bon, annonça-t-il en regardant les figurines éparpillées sous son nez. Autant le dire tout de suite, j'ai aucune idée de ce qu'il faut faire avec tout ça, alors il va falloir m'expliquer. »
Yoan se dérida instantanément et commença à baragouiner des phrases incomplètes où les mots se bousculaient sous le coup de l'enthousiasme.
Au final, il n'y avait pas de véritables règles entourant le micmac poussiéreux qui les séparait. C'était une affaire d'imagination plus que de stratégie. Si le processus de création n'était d'ordinaire pas étranger à Elias, lorsqu'il s'agissait de mettre au point un nouveau sort de bataille par exemple, il avait toutefois rarement l'occasion de l'appliquer à un jeu d'enfant. Il ne brillait pas particulièrement à l'exercice, ce que son vis-à-vis désormais décontracté ne manqua pas de lui faire remarquer à de nombreuses reprises.
Qu'est-ce qu'il y pouvait, lui, s'il n'avait jamais eu l'occasion étant môme d'inventer ce genre d'histoires et d'en connaître les codes implicites ?
« Mais non, mais le dragon peut pas être ton ami ! protesta Yoan avec une passion assez amusante, il fallait admettre. Il est méchant !
- Pourquoi il serait forcément méchant ? On a dit qu'il parlait, non ? Ben moi j'ai discuté avec, on est tombés d'accord que tout ça n'était qu'un malentendu. Il va rentrer chez lui sans rien nous faire. »
Yoan souffla lourdement, exaspéré, et s'empara de la figurine un poil difforme censée représenter le reptile ailé de la discorde. « Mais tu fais n'importe quoi ! Un dragon, c'est méchant, c'est tout ! Pfff...
- Ah pardon mais là c'est pas vrai, rétorqua Elias, sourcil levé. Les dragons sont parmi les créatures les plus intelligentes du monde. Certains sont agressifs, d'accord, mais la plupart veulent juste vivre tranquilles sans être embêtés. Non, si tu veux du vraiment méchant, y a les hydres. Ça pour le coup c'est de la vraie salo- » L'enchanteur s'interrompit juste à temps. « De la vraie saleté. J'en sais quelque chose. »
Le garçonnet se pencha en avant, sa curiosité juvénile piquée.
« C'est quoi ?
- Une hydre ? C'est comme un dragon, mais un peu plus petit, et sans les ailes. Comme un gros serpent, en fait, et elle peut avoir plusieurs têtes.
- Papa aime pas les serpents, murmura Yoan, pensif, avant d'hocher vigoureusement la tête. D'accord ! On dit c'est une hydre !
- Ah ben là, d'accord.
- Une très méchante !
- Il en existe pas d'autre sorte, de toute manière. A toi l'honneur. »
Le plan d'action d'Elias était dûment arrêté. Laisser Yoan envoyer ses troupes en premier pour payer les pots cassés pendant que lui-même restait en retrait, avec ses archers. Il n'aurait qu'à achever l'immonde créature à distance sans prendre de risque et retourner en ville chercher les lauriers.
Ce n'était pas pour rien qu'on l'appelait le Fourbe, après tout.
L'hydre se révéla posséder quatre têtes et, comme tout le bestiaire en bois du petit prince, le don de la parole. Avec une petite spécificité supplémentaire, néanmoins. Chaque tête possédait sa propre voix, bien distincte, et une personnalité associée tout droit sortie de l'imagination intarissable d'un gosse de trois ans et demi. L'affaire était d'ailleurs si amusante que le jeune prince abandonna bien vite ses intentions de pourfendre la bestiole, préférant de loin se figurer une historiette où les quatre têtes se disputaient pour savoir qui elles allaient manger en premier.
L'hilarité de Yoan monta d'un nouveau cran quand Elias essaya de se faire le porte-parole de la quatrième et dernière tête. Le timbre de voix choisi, chevrotant et peureux, provoqua chez son partenaire de jeu des éclats de rire frais et tonitruants qui, poussés par un adulte, n'auraient jamais pu passer pour sincères.
Elias s'autorisa un demi-sourire indulgent. Il pouvait presque comprendre pourquoi Merlin venait volontiers passer du temps avec le mouflet, finalement. Presque.
Au-dessus des rires, cependant, un bruit bien différent en provenance du couloir attira l'attention d'Elias. Un amalgame de cliquetis métalliques désordonnés mais semblant néanmoins répondre à un rythme régulier : celui de foulées empressées. En tendant bien l'oreille, le mage se rendit compte d'un détail supplémentaire.
La cacophonie se rapprochait de seconde en seconde.
« Cache-toi, » ordonna-t-il brusquement, laissant toute notion de jeu derrière lui pour se lever et faire face à la porte.
Dans sa vision périphérique, il aperçut Yoan se glisser dans l'espace entre la bibliothèque et le mur avec une aisance qui trahissait une certaine habitude. En deux secondes, le gamin devint parfaitement invisible, ce qui poussa Elias à se demander si sa réactivité et son manque d'étonnement ne seraient pas dus à une routine préventive imposée par Arthur. Juste au cas où.
Peu en importait la raison. Le gosse était hors de vue, toute l'attention de l'enchanteur pouvait se concentrer sur le ou les individus qui caracolaient dans le couloir et n'allaient pas tarder à atteindre la porte.
Quand cette dernière s'ouvrit enfin, ce fut pour révéler un unique bonhomme, engoncé dans une armure manifestement trop grande pour lui. Les yeux d'Elias le ratissèrent à grande vitesse et se fixèrent immédiatement sur les armoiries de Kaamelott, frappées sur son poitrail. Quelque peu rasséréné, l'enchanteur referma son poing pour y étouffer la boule de flammes vertes qu'il avait préparée, et s'attarda sur le reste du personnage qu'il croisait pour la première fois.
Un jeunot, d'une vingtaine de piges tout au plus. Une des dernières recrues, sans doute. Avec une tignasse vermeille à faire pâlir d'envie un parterre de fleurs et plus de taches de rousseur sur la tronche que de porcs rôtis au dernier banquet des chefs de clan. Il dépassait Elias d'une bonne tête et demie mais se mouvait avec la maladresse de celui qui a grandi trop vite et ne s'était pas encore habitué à son amplitude corporelle.
En voyant Elias, le soldat stoppa net sa course et le dévisagea avec surprise. Son regard vacilla un bref instant, comme les genoux d'un voleur débutant pris la main dans le sac, mais il se reprit bien vite.
« M'sieur Elias ! attaqua bille en tête le gringalet qui, de son côté, n'avait visiblement eu aucun problème pour reconnaître l'enchanteur. Les Dieux soient loués, vous êtes là ! Il faut venir, vite !
- Venir où ? questionna le mage, méfiant. Et vous êtes qui, d'abord ? »
A cette question légitime, la jeune recrue redressa le dos et lui adressa un salut militaire hésitant.
« Lorcan, fils de Cian, monsieur ! Sentinelle affectée à la tour Nord ! déclama-t-il, comme récitant un discours mille fois répété.
- Comment ça se fait que je vous ai jamais vu au château ?
- C'est que, euh, je viens tout juste d'arriver d'Irlande, m'sieur. La semaine dernière, faut dire. J'ai pas encore eu l'occasion de croiser beaucoup de monde...
- Pourtant vous connaissez ma tête et mon nom, fit remarquer Elias. Une raison en particulier ? »
De nouveau, le gosse se retrouva comme au dépourvu, mais il reprit la parole deux clignements d'yeux désarçonnés plus tard.
« J'connais pas votre tête et votre nom à parler propre, m'sieur, mais on m'a dit à quoi vous ressemblez, et que je vous trouverais ici. Après j'ai du faire fissa parce qu'il y avait pas de temps à perdre et- » Soudain, les yeux du dénommé Lorcan s'écarquillèrent, comme s'il venait de se souvenir de quelque chose d'important. « Le temps ! Vite ! Ils ont besoin de vous au rempart Nord !
- Qui a besoin de moi ? Pour quoi faire ? Et qu'est-ce qui s'est passé au rempart Nord ? »
Enseveli sous les questions hâtives et un brin agressives, le garçon perdit ses mots en même temps que son sang-froid. Les joues piquetées de rouge, le souffle court, Lorcan se mit à fixer le sol comme s'il se débattait avec une crise de panique.
Tout ceci ne servit qu'à déclencher des tocsins d'alarme dans la tête d'Elias. Ceux-là mêmes qui retentissaient à chaque fois qu'il flairait une situation louche. Un autre que lui aurait sûrement tenté de soutirer des informations au garde avec diplomatie, eu égard à son manque d'expérience et son attitude profondément bouleversée. Mais il n'était pas quelqu'un d'autre, et tout ce que la confusion du gosse lui faisait, c'était lui hérisser le poil.
Elias attrapa Lorcan par une lanière de son armure et le rapprocha sans ménagement.
« Ecoute-moi bien, gamin, grogna-t-il sur un ton sec qui lui aurait valu des gros yeux de la part de Merlin. Je suis pas cartomancienne mais je peux quand même te prédire les pires emmerdes si jamais tu parles pas maintenant. Alors je redemande une fois mais sois sûr qu'il y en aura pas une deuxième. Qu'est-ce qu'il s'est passé au rempart Nord ?
- Il... il s'est écroulé, m'sieur. Entièrement. »
De surprise, Elias relâcha sa prise sur la sentinelle.
Le rempart Nord ? Effondré ? Impossible...
Lors de la reprise de Kaamelott, toute la face Nord de la forteresse avait été lourdement frappée par l'assaut burgonde. Les remparts, le bâtiment principal, les tours... si bien que le plus gros des travaux de restauration s'était concentré sur cette partie du château, le rendant encore plus solide qu'à l'origine. Les fondations avaient été renforcées, les nouvelles pierres doublement scellées. Cela n'avait aucun sens.
Et pourtant, Elias ne pouvait pas ignorer à quel point le sol avait tremblé sous ses pieds, à peine une heure auparavant.
« Mais... comment ? trouva-t-il le souffle de demander.
- On ne sait pas. Enfin on n'est pas sûrs. En tout cas on n'a rien vu venir par l'extérieur. J'vous en prie, m'sieur Elias, il faut que vous y alliez !
- Pour quoi faire ? S'il n'y a pas d'ennemi, je ne vois pas à quoi je serv-
- Faut que vous veniez faire votre magie ! supplia Lorcan, soudain animé. Pour soulever les pierres ! Y a plein de gens coincés dessous, m'sieur, des qu'on arrive pas à dégager ! On sait même pas s'ils sont morts ou vivants. Y a mon copain Connor, et le chef de notre équipe... y a même une dame enceinte ! »
Une dame enceinte ? Mais qui ? A la connaissance d'Elias, il n'y avait en ce moment qu'une femme enceinte dans tout Kaamelott, et elle n'avait aucune raison de se retrouver à crapahuter sur le rempart Nord.
Sauf... qu'elle en avait une. Et qu'elle l'avait annoncé le matin même.
La conversation qu'Elias avait eue avec Mehben quelques heures plus tôt le frappa en plein visage, plus fort qu'un coup de sabot en plein dans les gencives.
« Je suis en train de me taper tous les escaliers du château parce que tonton Merlin a dit que ça aidait à amorcer le travail. Je vais me farcir toutes les marches du rempart Nord en boucle, c'est là qu'il y en a le plus ! »
L'horreur glaça le sang du magicien directement dans ses veines. L'angoisse lui étreignit la cage thoracique. Sa cervelle se figea, incapable de comprendre du premier coup ce qu'on venait lui annoncer, ni au second, mais à la troisième tentative enfin l'affreuse réalité s'imposa à lui.
Mehben.
Non !
NON !
L'instinct d'Elias lui rugissait de tout laisser tomber et de partir en courant, car il s'était déjà passé trop de temps depuis l'effondrement et qu'il n'avait plus une seule seconde à perdre. Il esquissa même un pas en direction du couloir ; mais tel le cheval ramené brutalement en arrière par le mors, il freina des quatre fers.
« Le... le roi m'a ordonné de rester ici, déclara-t-il à mi-voix, la mort dans l'âme, pour lui-même plus que pour son interlocuteur. Je dois veiller sur son fils. Je... je ne peux pas venir. »
Quelque chose se pressa contre sa jambe, et Elias baissa les yeux. Yoan avait du comprendre au ton de la conversation qu'il n'y avait pas de danger immédiat pour lui, car il était sorti de sa cachette pour venir se tenir aux côtés de l'enchanteur. C'était son épaule qu'Elias sentait contre le plat de sa cuisse, et son regard interrogateur qu'il croisa. D'une main, le petit tenait contre son torse la figurine de forme ambiguë qu'ils avaient étiquetée « hydre » ; de l'autre, il avait attrapé une poignée du manteau d'Elias et s'y agrippait fermement.
Lorcan posa les yeux sur le prince et, chose étonnante, se frappa le front de la paume de sa main.
« Bien sûr, non mais j'aurais du commencer par là, stupide, » marmonna-t-il. Puis, à Elias d'une voix plus assurée : « C'est justement le roi Arthur qui m'envoie ! Il est au rempart Nord et vous fait mander, il veut que vous le retrouviez là-bas tout de suite ! »
Elias fronça les sourcils.
« Je peux pas laisser le petit sans surveillance.
- Personne vous d'mande de le faire ! Le roi m'envoie prendre le relais, le temps que tout se démêle là-bas. Je m'occupe du môme, vous pouvez filer.
- Vous êtes sourdingue ? Je ne vais pas désobéir à un ordre direct du roi.
- Si vous restez ici, c'est pourtant ce que vous allez faire ! »
Un fond de panique s'était insinué dans la voix du jeune, vif et saisissant. Celui-ci devait vraiment prendre à cœur son dévouement au roi Arthur, pour se mettre dans de pareils états.
Elias se retrouvait dans une situation bien inconfortable. D'une part, il avait ordre de ne pas lâcher Yoan jusqu'au retour d'Arthur lui-même ; la directive avait été on ne peut plus péremptoire. D'autre part, il ne pouvait pas ignorer le roi si ce dernier avait besoin de lui sur les remparts. Il avait du mal à comprendre pourquoi le souverain envoyait un troufion lambda pour le remplacer dans sa tâche de surveillance – n'importe lequel de ses chevaliers, à l'exception d'Horsa, aurait inspiré à Elias plus de confiance qu'un croquant débarqué d'Irlande depuis une semaine à peine – mais le fait demeurait que le jeunot connaissait son blaze, et avait su où venir le chercher. Ces choses-là, il n'avait pas pu les inventer.
Sans compter qu'à chaque minute perdue à gamberger dans la salle de jeu, c'était autant de temps sans pouvoir porter secours à Mehben et son enfant à naître. S'il y avait encore quelque chose à sauver...
Elias secoua la tête. Le temps pressait. Ce genre de pensée ne servirait qu'à le ralentir ou le faire vaciller, et il ne pouvait se permettre ni l'un, ni l'autre.
Yoan, petit prodige de la perception, avait du sentir le vent tourner en sa défaveur. Il relâcha sa prise sur le manteau d'Elias au profit de la main pendant à son côté. L'enchanteur pouvait sentir les petits doigts se couler au creux de sa paume, et s'insinuer entre les siens. Par réflexe plus que par dessein, il les serra.
« Elias ? » demanda simplement le gosse, réunissant dans sa question à deux syllabes toute son appréhension et, peut-être, son espoir de ne pas se retrouver seul avec un parfait inconnu.
Le Fourbe retint une grimace. Il n'était pas particulièrement doué question négociation avec les enfants, mais il allait bien devoir se débrouiller.
« Ton père a besoin de moi, commença-t-il, et sans surprise la petite main se cramponna à la sienne, désespérément. Tu as entendu. Un mur du château est tombé, des gens sont coincés, il faut que j'y aille-
- Non ! refusa catégoriquement Yoan, tout comme il s'était opposé au départ d'Arthur. Non, Elias, reste !
- Tu ne seras pas seul. Le soldat Lorcan va veiller sur toi. »
Yoan prit un instant pour observer le rouquin en armure des pieds à la tête, puis de la tête aux pieds. Ce dernier esquissa un sourire vacillant accompagné d'un petit geste amical de la main. Une tentative valeureuse pour s'attirer les bonnes grâces du marmot, mais malheureusement inutile.
« Non, répéta le petit prince avec assurance. Je veux pas. Il est bizarre.
- N'importe quoi, siffla Elias. Il est tout à fait normal. » Pour les standards du patelin, en tout cas, ajouta-t-il en son for intérieur. « Il va rester avec toi, ce sera pas long, vous allez pouvoir jouer à-
- Noooooon ! chouina une nouvelle fois le môme contrariant en tirant sur la main de l'enchanteur comme un carillonneur zélé. Je veux pas rester avec lui ! J'veux pas ! C'est un méchant !
- C'est moi qui vais devenir méchant si ça continue ! »
Le rugissement d'Elias coupa le sifflet à Yoan, le réduisant au silence. La mine choquée et les yeux embués du petit lui firent regretter son ton tranchant, mais il ne pouvait pas revenir en arrière, sans compter qu'il avait des affaires bien plus pressantes à gérer.
Il n'avait pas la patience d'Arthur, pas l'expérience de Merlin, et pas le temps de faire semblant.
« Maintenant il faudrait arrêter de faire le bébé, intima-t-il un cran plus bas en désengageant ses doigts de la prise de Yoan. Je dois y aller, Lorcan va rester avec toi, c'est comme ça et pas autrement. C'est quelqu'un de très bien... enfin j'imagine, puisque c'est ton père qui l'envoie. » Puis, en regardant la sentinelle droit dans les yeux : « Vous le lâchez pas, vous entendez ? Sans ça vous et moi, on aura des mots. »
Lorcan se fendit d'un salut raide et d'un sourire qui l'était tout autant. « Vous bilez pas, m'sieur Elias. C'est c'qu'est prévu. »
L'enchanteur hocha distraitement la tête, tapota maladroitement les cheveux de Yoan en guise d'excuse et fila à toute allure en direction du rempart Nord, sans un regard en arrière.
Le chaos et la désolation.
Quand Elias déboucha dans la cour Nord après avoir cavalé à travers la forteresse, ces deux mots s'imposèrent d'eux-mêmes pour décrire l'ambiance qui y régnait.
Il avait beau s'y être préparé, la vision du rempart écroulé lui coupa le souffle, tant elle paraissait irréelle. Sur les deux tiers de sa hauteur, une plaie béante en forme de V défigurait le mur d'enceinte, déchirant allègrement ses dix pieds d'épaisseur comme s'il ne s'agissait que d'un frêle morceau de parchemin.
Là-haut, sur les restes de la section, une poignée de gardes bloqués cherchait désespérément un moyen de regagner la terre ferme sans se rompre le cou. Ils étaient en train de tâter les pierres restantes pour déceler les appuis les plus stables et y attacher des cordes, avec lesquelles ils comptaient certainement descendre le long du mur les uns après les autres.
C'était plutôt en bas, dans la cour, que la majorité du carnage étalait son triste spectacle sur l'épaisse couche de neige. Les roches taillées s'y empilaient dans un odieux fatras ; les neuves, les moins neuves... toutes s'entassaient et se chevauchaient sur les pavés éclatés de la cour, semblables aux restes d'un château de cartes abandonné en plein courant d'air. A ceci près que la destruction d'un château de cartes, aussi violente fut-elle, donnait rarement lieu à un compte de victimes.
Dans un coin, un cheval gisait sans vie, le cou tordu à un angle pas naturel. Un second finissait d'agoniser juste à côté, à moitié broyé par un bloc de pierre plus gros que la charrette à laquelle les deux pauvres bêtes étaient encore attelées. Sur un banc près des écuries, les blessés couverts de poussière et de sang reprenaient leur souffle et pressaient des tissus ou des poignées de neige sur leurs plaies et ecchymoses. Ces dernières variaient aussi bien en taille qu'en gravité, allant de la jambe cassée à la simple bosse sur le front. De l'autre côté de l'écurie, des soldats valides étendaient au sol les dépouilles de ceux qui avaient eu moins de chance.
Que Mehben ne se trouve dans aucun des deux groupes n'était pas pour rassurer Elias.
L'enchanteur fouilla la zone du regard et trouva bien vite le roi Arthur. Debout sur une estrade qui servait habituellement aux discours, le souverain supervisait les fouilles précautionneuses que des gardes étaient en train de mener parmi les pierres amoncelées. Léodagan se tenait aux côtés de son gendre, la posture raide et les lèvres pincées en une fine ligne. Les deux hommes arboraient leurs expressions sombres des mauvais jours, ce qui n'avait rien d'étonnant au regard de la situation.
Là où Elias trouva matière à être surpris, en revanche, ce fut au moment de grimper lui-même les marches de l'estrade, quand Arthur l'accueillit en ouvrant une bouche béante de stupéfaction et en haussant les sourcils si haut qu'ils disparurent sous sa couronne.
« Elias ?! s'étrangla le roi.
- Sire ! Je suis là ! pantela-t-il. J'ai fait aussi vite que j'ai p-
- Mais... mais qu'est-ce que vous foutez là, espèce de con ?! »
Ce fut au tour de l'enchanteur de rester un instant bouche bée, les bras ballants, la cervelle au ralenti. Avait-il mal compris où il fallait se rendre ? Il n'y avait pourtant pas beaucoup de place laissée à l'interprétation : la forteresse ne disposait que d'un seul rempart Nord, et à moins d'une énorme hallucination, c'était bien celui-ci qui était démoli.
« Sire, je... je comprends pas, là...
- Bah je vois ça, oui ! vociféra Arthur, livide. Je vous croyais un peu au-dessus du lot mais au final faut croire que vous êtes aussi bas de plafond que les autres ! UN ordre, je vous donne, un seul ordre, et vous vous démerdez pour pas le suivre !
- Mais je le suis, l'ordre, arrêtez de me gueuler dessus ! rétorqua le magicien. Je suis là ou je suis pas là ?
- Justement, vous êtes là, alors que vous devriez être avec Yoan ! Du coup, vous m'expliquez ce qui vous a pris, ou je distribue directement les beignes ? »
De plus en plus perdu, sans compter le retour vengeur de son mal de crâne suite à sa course effrénée dans les couloirs, Elias porta une main à sa tempe.
« C'est vous qui m'avez ordonné de venir ici ! argumenta-t-il. Pour aider aux fouilles.
- Mais absolument pas, où est-ce que vous êtes allé chercher ça ?
- C'est le garde que vous m'avez envoyé qui m'a dit ça, je l'ai pas inventé, quand même ! »
A cette annonce, Léodagan et Arthur échangèrent un regard confus.
« Vous avez envoyé un garde chercher Elias, vous ? demanda le roi de Logres.
- Mais pas du tout, fit le beau-père de Carmélide en secouant la tête. Du moment où vous êtes arrivé ici, on s'est pas quittés, vous m'auriez vu faire ! » Puis à Elias : « C'était qui votre garde ?
- Lorcan, un grand rouquin, irlandais je crois, décrivit précipitamment le mage avec au creux de l'estomac une angoisse grandissante. Arrivé la semaine dernière, je l'avais encore jamais croisé. Sentinelle à la tour de guet Nord. »
Arthur interrogea du regard son responsable de la défense, mais ce dernier avait sur le visage une expression d'incompréhension qui aggrava l'anxiété d'Elias.
« On n'a aucune sentinelle qui s'appelle comme ça, et on n'a recruté personne depuis au moins trois mois, » énonça simplement Léodagan.
La boule qui enflait en travers de la gorge d'Elias finit par lui tomber sur l'estomac, froide et lourde comme un des rocs qui tapissaient le sol enneigé de la cour. Ses voies respiratoires se contractèrent, réduisant son flux d'air au minimum, tandis que son cœur prenait ses côtes pour un tambourin de parade. Au fond de sa gorge, le goût acide de la bile, et une vive sensation de nausée le saisit quand Arthur tourna vers lui un regard plus glacial que la banquise orcanienne.
« Elias, à qui vous avez laissé mon fils ?! »
