Les aléas énigmatiques se succédaient depuis bientôt deux mois, or sous couvert d'une endurance forgée par une opiniâtreté dont il faisait rarement état, Atsushi semblait s'y être acclimaté.

Prudent, il s'attachait à demeurer alerte et, s'il lui arrivait occasionnellement de ressasser la simplicité paisible des sorties d'autrefois, les phénomènes pouvaient faire preuve de clémence en lui octroyant d'appréciables répits, notamment lorsqu'il montait se baigner en compagnie de sa bande d'amis.

Si aucune feuille ne glace n'avait plus affleuré à la surface du bassin, il pouvait arriver qu'Atsushi surprenne une brise froide frayant entre les broussailles ou encore que quelques chapelets d'îlots neigeux ne tapissent le sol herbeux, car mue par une volonté hors de toute compréhension, la forêt se voulait fluctuante et c'étaient aux audacieux de s'y adapter.

Si l'extraordinaire nature de ces tourments ne cessait d'impressionner le pauvre Atsushi, leur manifestation pacifique apaisait les craintes qu'il pouvait nourrir à leur propos.

À force de recoupements, il comprit qu'au cœur de cette impasse, la discrétion demeurait sa plus précieuse alliée.

Déterminé à chambouler son existence, son sursis s'acheva brutalement au cours du mois de mai.

Tandis qu'il profitait d'une pause qu'il estimait méritée, Atsushi infusait nonchalamment dans le bassin, recroquevillé contre la paroi pierreuse lorsque, fracassant le silence, un sifflement cristallin lui traversa le crâne.

La stridulation s'atténua pour devenir un rire léger.

Aussitôt inquiété, Atsushi se redressa d'un coup sec afin de jeter un coup d'œil paniqué aux environs.

Le bruissement céleste se mua alors en mots.

D'aimables remerciements destinés aux offrandes déposées plus tôt par l'immense jeune homme.

Fragile, mais puissante, la voix était aussi fine et claire qu'un fil de soie.

Raidies par une tétanie soudaine, les mâchoires d'Atsushi se scellèrent pendant que sa gorge se nouait, comme pour le prévenir de vocaliser la moindre once d'effroi.

Rejouant les paroles tout juste entendues, Atsushi parcouru sa bibliothèque mentale pour tenter d'apposer un visage connu sur cette musicalité.

Malgré des efforts décuplés par l'adrénaline, il dut se rendre à l'évidence : la voix, qui tirait sur une couleur masculine, n'avait rien de tangible.

Elle ne prenait vie qu'en lui.

Intimidé, il rougit à l'idée que son mystérieux propriétaire ne puisse sonder ses pensées.

Tiraillé par l'appréhension, Atsushi recouvrit sa lucidité en même temps que sa liberté de mouvements puis étudia le décor ouvert à son périmètre visuel.

L'écho cristallin reprit alors, sur un ton presque amusé :

"Aurais-tu égaré ta langue ?"

Cette suggestion rassura Atsushi : à priori, il conservait pleine propriété de ses pensées.

À moins de dix pas, un lourd blizzard se forma pour obstruer le paysage estival.

La masse brumeuse convergea en un point central puis, comme si ombres et lumières s'étaient fondues l'une dans l'autre, la vapeur se mua en un long corps monté sur quatre pattes aux griffes puissantes, à l'image des dragons qui coloraient les cartes et estampes disponibles en ville.

À la différence que cette bête se dévoilait en délicatesse.

Une fourrure à la pâleur glaciale couvrait les flans de son architecture serpentine pendant qu'une épaisse crinière de jais courrait jusqu'aux ultimes vertèbres de la queue.

La tête, sculptée sur un modèle similaire à celle des cerfs qui abondaient dans la préfecture, était fine et ses yeux bordés de longs cils offraient un regard presque doux, tandis que de superbes cornes, faites d'un matériau semblable à de la glace, achevaient d'en illustrer la noblesse.

La créature devait mesurer pas loin de cinq mètres de long.

Pris de court, Atsushi tenta de s'extraire du bain, mais glissa sur les roches humides pour s'entailler le genou droit.

Incapable de s'enquérir des conséquences immédiates de cette blessure superficielle, il se releva et courut.

Dévalant le terrain pentu à en perdre haleine, il se maudit.

L'attirance absurde entretenue pour ce lieu l'avait tant convaincu du caractère inoffensif des apparitions qu'il avait occulté d'en mesurer la nature profonde.

Les nombreuses mises en garde venaient de s'achever, et désormais, il faudrait s'acquitter du prix à payer pour ce cruel manque de discernement.

Une soixantaine de mètres plus bas, essoufflé et ennuyé par le sang qui coulait de sa plaie et, réalisant qu'il demeurait parfaitement nu, Atsushi ralentit pour surveiller ses arrières.

À son grand étonnement la créature semblait avoir reculé.

Son corps sinueux ondulait avec grâce à moins de trois mètres au-dessus du sol.

En dépit de la distance, leurs regards flous parurent se rencontrer.

Le dragon s'enroula sur lui-même à plusieurs reprises et piqua vers les cieux pour redescendre en s'entortillant de plus belle.

Hypnotisé, Atsushi observa son ballet aérien.

L'orientation de la tête s'obstinait à pointer en direction de l'imposant jeune homme tandis que la chorégraphie esquissée par le corps se calmait graduellement.

Devenu statue, Atsushi tentait de composer un raisonnement tangible.

La brise froide souffla à nouveau, balayant ses cheveux emmêlés pour les plaquer contre sa peau moite, tandis que son corps entier se couvrait d'un frisson.

Son visage ruisselait tant, qu'il finit par s'essuyer d'un revers de main.

L'apparition garda la distance.

Redescendue sur la terre ferme, elle n'émettait plus le moindre écho.

Humain et dragon se toisèrent plusieurs minutes.

Grelottant, Atsushi consentit à briser l'immobilisme du moment en initiant un timide pas en avant.

Il devait au moins récupérer ses vêtements, peu en importait le prix.

Alignée sur une synchronicité désarmante, l'apparition se replia.

— Je peux monter chercher mes habits ? Je promets de plus jamais revenir après ça.

Ses paroles parurent s'évanouir entre les troncs, pourtant le dragon y répondit :

— Déleste-toi de toute crainte et approche sans animosité.

Atsushi se renfrogna et gravit la pente.

Arrivé à hauteur du bain, regard braqué sur le dragon tranquille, il tendit le bras pour saisir ses effets.

L'écho vibra :

— Ne disparaît pas si vite. Profitons d'un court échange.

La bête ondula jusqu'à sa hauteur et, prenant garde à ne pas l'effleurer, elle l'encercla.

Son imposante présence rafraichit l'air.

La brise s'empressa de mordre les chairs du jeune homme et, pour la première fois depuis bien longtemps, Atsushi eut la sensation d'être minuscule.

Le regard du dragon se fit rassurant, presque chaleureux, pendant que malmené par ce supplice hivernal, Atsushi serrait les dents.

L'étrange voix murmura :

— Je souhaite simplement m'assurer de ton absolue discrétion.

Les yeux embués du jeune homme se présentaient comme gorgés de terreur, or, désireux d'offrir son approbation, Atsushi parvint à exhaler un râle vaporeux, et, comme si ce corps fantastique se voulait rubans, la créature dessina une torsion souple et rampa jusqu'à épouser les contours des roches qui bordaient le petit bassin.

— Assieds-toi. Tu peux même entrer dans l'eau si tu as froid.

Atsushi renâcla machinalement. À l'issue de cette simple démonstration de force, il réalisait qu'aucun espoir de fuite ne subsistait.

Percevant sa méfiance la créature poursuivit :

— Il ne te sera fait aucun mal.

S'immergeant sous le regard du dragon, Atsushi réprima tant bien que mal un rictus douloureux tandis que l'eau chaude titillait sa plaie.

La chaleur du bain raviva néanmoins les couleurs diluées par la tournure des événements.

L'écho reprit :

— Tu es libre de partir, à condition de ne jamais évoquer aucune des épreuves que tu as traversées en ces lieux.

Atsushi acquiesça avec véhémence.

— Je dirai rien ! Vraiment, je veux juste qu'on me laisse tranquille.

La neutralité de ton jusqu'alors adoptée par le dragon s'estompa pour gravir des hauteurs amusées :

— Est-ce pour cela que tu es venu à plusieurs reprises ?

Placé face à ses contradictions, Atsushi renâcla.

Il s'empourpra en détournant le regard afin de se concentrer sur ses mains, lesquelles s'agitaient pour créer de gentils remous dans l'eau.

— Je voulais juste, il inspira en cherchant ses mots. Je… j'ai pensé que si je faisais ça, que si j'apportais des offrandes…

— Parles sans crainte.

— J'ai cru que tout s'arrêterait et que je serais laissé tranquille.

— Tu le seras. Si tu tiens ta langue et que tu reviens seul dans trois jours, je jure de ne jamais te porter atteinte.

Un long silence s'installa.

S'extirpant du bois voisin, un daim brisa l'harmonie surréaliste du tableau qu'ils composaient.

Envouté par la présence du dragon, le cervidé approcha afin de le renifler.

Impassible l'apparition l'ignora.

Atsushi soupira alors, arrachant le daim à son hypnose pour l'obliger à dévaler le tertre herbeux.

Ce départ soudain suffit à le convaincre de sortir de l'eau pour redescendre parmi l'agitation humaine.


L'excursion retour lui permit de s'attarder sur les paroles à peine offertes par le dragon.

Atsushi soupçonnait que les trois jours octroyés ne soient qu'un prétexte destiné à tester sa témérité.

Peu désireux de s'attirer les foudres de la créature, il savait que rien ne pourrait le faire flancher.

Personne ne connaitrait jamais cette histoire, Atsushi honorerait son rendez-vous avant d'entamer une ennuyeuse phase de repérages pour espérer dégoter un nouveau refuge, loin des curieux, mais avant tout, loin de ce dragon.

Il finirait bien par trouver un second havre de solitude.

Un lieu suffisamment éloigné pour justifier, à la fois, l'ampleur de ses excès nutritionnels quotidiens et la nécessité de se dégourdir les jambes.

Ainsi, trois jours passèrent et, approvisionné d'une seconde sélection de pâtisseries, Atsushi gravit le sentier.

Au sommet, à l'instar des visites précédentes, il ne put déceler l'ombre du moindre curieux, brume ou résidu de neige sur l'herbe tendre.

Décidé à déposer les offrandes au pied de l'arbre, Atsushi traversa la portion de sylve, réitéra son oblation et gagna le plateau dégagé.

E bien que le dragon ait tenu parole et ne l'ait pas brusqué lors de sa dernière baignade, Atsushi considéra le bassin d'un œil suspicieux et préféra s'asseoir plus loin.

Dès lors, l'attente lui sembla interminable.

Las, le jeune homme piocha un éclat de bois et entreprit de tracer de minuscules dessins sur une portion de sol sèche et poussiéreuse.

Des esquisses éphémères aux formes maladroites qui rappelaient certaines recettes cuisinées au cours des dernières semaines.

Perdu dans son exercice, il sursauta alors qu'une soudaine brise fraiche commença à lui caresser la nuque.

Tandis qu'il pivotait pour faire face à la créature, Atsushi s'empourpra en prenant soin de balayer son canevas de poussière à la hâte.

La puissance de l'écho cristallin le bouscula.

En moins de trois, Atsushi avait déjà oublié l'étrange sensation procurée par cette forme de communication.

— Tu as su résister et tenir ta langue. Je ne te tourmenterai pas davantage.

— Je peux repartir maintenant ?

— Tu es libre de partir, ou de rester. Tant que tu ne romps pas ta promesse.

— Uh, je préfère pas revenir.

— J'avais pourtant la sensation que tu appréciais cet endroit.

— Avant, ouais. Mais j'ai compris que trainer ici ne m'attirerait que des ennuis.

— Tu as ma parole. Désormais, plus rien ne pourra t'arriver ici.

Le regard sceptique du jeune homme ne put échapper à la créature.

L'eau du bassin s'agita un court instant avant qu'un filet n'en jaillisse.

Stable, il formait une sorte de bras aqueux qui tâtonna jusqu'à approcher Atsushi.

Flexible, la corde d'eau ondulait devant son visage ahuri.

— Comme gage de ma bonne foi, enjoignit l'écho.

Atsushi tendit la main pour effleurer la surface.

L'eau chaude lécha ses doigts et remonta jusqu'à son coude, sans jamais exercer la moindre force.

Une simple caresse invitante.

— Tu n'es pas le seul à venir profiter de cette source. Bien que vous soyez peu nombreux, tu es le plus fidèle des visiteurs. Où iras-tu si tu décides de ne plus y monter ?

Le jeune homme haussa les épaules.

— Je peux vraiment me baigner sans que l'eau redevienne… bizarre ?

— Notre entente fonctionne sur une compréhension mutuelle. Tu gardes le silence, je t'accorde l'accès.

Poussé par la grande curiosité qui avait pourtant failli le perdre, Atsushi accepta.

La créature prit place sur l'un des perchoirs rocheux qui surplombaient la cuve, et s'enroula sur elle-même.

Un énorme serpent de fourrure et écailles couronné par des bois givrés.

S'assurant qu'il détenait l'attention du dragon juché au-dessus de lui, Atsushi osa s'enquérir :

— Les autres ont jamais parlé de tout ça. Pourquoi juste moi ?

— Parce que de tous les visiteurs curieux, tu es définitivement le plus téméraire, avoua la créature qui fuyait désormais son regard dubitatif.

— Eh…

Constatant la mine dépitée, presque déçue, de l'humain, la bête échappa un léger rire coloré d'embarras.

— Désolé, t'effrayer n'était pas mon intention.

Sous couvert d'une défiance aberrante, Atsushi objecta :

— Uh, comme si j'avais eu peur.

— Pourtant à voir ta réaction et l'état de ton genou, on dirait bien que c'est ce qu'il s'est passé.

Atsushi s'empressa de corriger :

— J'ai pas eu peur, j'ai juste été surpris.

Un nouvel épisode brumeux enveloppa le dragon.

Une fois dissipé, le brouillard laissa place à un jeune homme au teint polaire et aux cheveux de jais lesquels retombaient en partie sur ses traits d'une beauté rare.

Sculpté par la grâce, son visage captiva Atsushi au moins autant que son regard, similaire à celui de la créature qui occupait précédemment sa place.

Richement vêtu, le jeune homme ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans.

Atsushi l'observa à travers des yeux écarquillés d'incrédulité.

Le jeune homme se fendit d'un rire limpide.

Sa voix se répercuta entre les roches pour former un doux écho dans la cuvette brûlante.

— Et cette fois, oserais-tu toujours prétendre avoir été surpris ?