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Le mystère Mortimer

La première chose que virent Blake et Isaac fut l'orage, immense masse d'obscurité poussée vers la ville par des courants invisibles. La pâle lueur de l'aube sembla disparaître, étouffée par la noirceur nuageuse. Les deux hommes achevaient de positionner la Peugeot 403 sur la Bove, lorsqu'arriva jusqu'à eux une écœurante odeur d'essence brûlée ; les premiers panaches de fumée apparurent presque aussitôt au-dessus du toit des maisons.

By Jove ! s'exclama Blake. C'est par-là qu'est l'entrepôt !

Isaac, qui travaillait sur le fil d'antenne, jaillit hors de l'habitacle de la voiture, et se mit à courir derrière Blake en direction de l'incendie. Il entendait sur son passage des volets s'ouvrir, des gens donner l'alarme ; bientôt, le hululement des sirènes d'alerte retentit. Un point de côté lui cisaillait méchamment le flanc lorsqu'il parvint à rattraper Blake. Ce dernier se tourna vers lui pour lui crier quelque chose.

Et soudain le monde se fracassa, explosa dans une clarté blanche insoutenable.

Hébété, aveuglé, Isaac sentit qu'on le soulevait par un bras. Ses yeux grands ouverts ne distinguaient qu'une tache rosâtre auréolée de blond ; des sons lui parvenaient, mais étouffés, comme si on lui avait enfoncé la tête sous l'eau.

...a... ! I... c... !

Il secoua la tête, s'entendit à peine crier.

Is...c ! ...é ?

Une poigne ferme l'empêchait de s'écrouler au sol. Isaac se concentra sur le visage qui se tenait au-dessus de lui.

Blake... ? articula-t-il, et le monde retrouva un peu de cohérence.

– Êtes-vous blessé ? répéta le capitaine.

– Non... non, je n'ai rien.

Il se sentit un peu plus stable sur ses jambes tremblantes, et Blake le lâcha prudemment. Isaac, dans son champ de vision où persistait une rémanence blanchâtre, aperçut les quelques habitants qui les avaient suivis, devançant l'arrivée des pompiers.

– Venez, intima Blake.

Mais ils ne purent approcher de l'entrepôt, où se déchaînait l'enfer.

De hautes flammes, alimentées par la charpente de bois mal entretenue, montaient et tourbillonnaient, enveloppant toute la structure d'un rideau, mouvant, sinueux, aux éclats de rubis, d'or et de sang. La chaleur était si intense qu'elle tordait les murs de tôle ; des trous apparaissaient là où le métal avait fondu. Toute l'armature, surmontée d'une fumée épaisse et noire, semblait grincer et craquer.

Puis le bâtiment s'effondra sur lui-même, dans un long gémissement fatigué.

oooOooo

La presse s'empara de l'affaire et y consacra dès le lendemain matin un long article, qui encadrait un portrait en plan-poitrine de Mortimer. Isaac songea avec ironie à la feuille décolorée et jaunie, encadrée sur un mur de son salon, près d'un siècle plus tard. Il ne lut pas l'article, même s'il ne se rappelait plus ce qu'il disait – cela aurait ajouté à son désespoir et à son chagrin.

Tout comme Blake, il s'interrogeait : où était Mortimer ? Le corps retrouvé dans les décombres fumants de métal tordu et de charpente noircie n'était pas le sien ; si Isaac, submergé par la nausée, la gorge prise par les relents de chair calcinée, avait été incapable de s'approcher pour s'en assurer, Blake avait été formel. Le capitaine avait même réussi, avant l'arrivée des services de police et des journalistes, avec l'aide des pompiers, à réaliser une première expertise : l'inconnu avait été abattu d'une balle dans le dos, et ce n'était pas Mortimer qui l'avait tué – il connaissait trop bien son ami pour penser qu'il s'en prendrait à quelqu'un de façon aussi lâche. Autour du site de l'entrepôt, Blake avait également constaté des empreintes suspectes, traces de pas, herbe foulée, branches d'arbres tordues et cassées, jusqu'à la rive du fleuve. Il supposait donc que Mortimer avait pu être enlevé. Et s'il l'avait été à cause du Chronoscaphe, dont il ne restait pas de trace ? Isaac était-il menacé lui aussi ? Blake demanda donc à Pradier, dépêché sur place, de préserver le jeune homme en empêchant les journalistes de l'approcher, et d'assurer sa sécurité.

Lorsque les deux policiers mandatés par Pradier se firent connaître, cinq pensées éphémères autant que saugrenues traversèrent Isaac : la première, que le chef de la DST avait la mémoire courte, puisqu'il lui avait affecté les deux mêmes gorilles qu'en décembre de l'année précédente ; la seconde, qu'il ne parvenait pas à en rire ; la troisième, qu'il s'était écoulé pas loin de deux mois depuis qu'il avait échappé à leur surveillance à l'aéroport de Londres ; la quatrième, qu'il s'était écoulé pas loin de sept semaines depuis son arrivée à Park Lane ; la dernière, que ces sept semaines lui paraissaient avoir duré sept années entières.

Désœuvré, le cœur douloureux, étreint par l'inquiétude et l'angoisse, Isaac s'enferma dans la chambre qu'il occupait au gîte et s'acharna sur son bloc de feuilles, où il tenta de retrouver tous les calculs, équations, formules et schémas qu'il put, hanté par l'idée que, s'il parvenait à reconstituer un Chronoscaphe, il pourrait sauver Mortimer.

La seule chose qu'il consentît à faire fut de convaincre Sarah Summertown et Elizabeth, qui apprirent la nouvelle dans la presse londonienne le lendemain, de rester chez elles : elles ne pourraient rien faire de plus, leur dit-il d'une voix atone, que d'attendre et espérer.

oooOooo

Quelques jours plus tard, alors qu'Isaac avait accepté de le rejoindre à dîner, Blake, qui l'observait en silence, s'inquiétait.

Le jeune homme dormait à peine : les cernes bruns sous ses yeux s'étaient étendus, virant au noir cendreux, ses joues couvertes d'une barbe négligée se creusaient davantage, et sa peau pâle se plissait de fines rides d'anxiété – et de culpabilité, comprit Blake. Isaac mâchonnait un morceau de pain, sans y prêter réellement attention, l'esprit obnubilé par les blocages qu'il rencontrait à la conception d'un autre Chronoscaphe.

– Isaac, vous n'y êtes pour rien.

L'interpellé grimaça, ouvrit la bouche pour répliquer, puis se ravisa. Il secoua la tête ; Blake vit les larmes qui menaçaient de déborder.

– Je sais que Philip est en vie quelque part, reprit le capitaine avec douceur. Et je suis certain que s'il vous tenait rigueur de quoi que ce soit, ce serait de voir que vous vous laissez abattre.

Isaac esquissa un faible sourire.

– Vous avez sans doute raison.

Il avala une gorgée d'eau.

– Où en est l'enquête ?

– Il reste quelques zones d'ombre, répondit Blake. Nous ne savons par exemple toujours pas qui est l'homme dont nous avons retrouvé le corps, ni qui l'a tué ou pour quelle raison. De plus, parmi les empreintes relevées à l'extérieur, aucune ne correspond à celles de Mortimer.

– Il aurait pu être assommé et transporté quelque part ?

– Si c'était le cas, dit le capitaine avec un fin sourire, ravi de la perspicacité de son interlocuteur, les traces de pas auraient été plus profondément marquées.

– Comme celles de quelqu'un portant un fardeau... réfléchit Isaac à voix haute.

– Et conscient, notre ami se serait débattu comme un beau diable !

– Donc... vous supposez qu'il était dans l'entrepôt au moment de l'incendie... alors... l'éclair...

Une chape de plomb s'abattit sur les épaules du jeune homme. Sa gorge s'assécha ; il ne trouva plus ses mots.

– Allons, Isaac ! Qu'allez-vous imaginer ?

– Mais les journalistes... dit le jeune homme dans un souffle à peine audible.

– C'est impossible, et vous le savez bien. L'éclair n'a pas pu le désintégrer... pour la simple et bonne raison que l'éclair aurait tout annihilé dans un rayon de dix mètres, y compris la carcasse de la voiture et le cadavre de l'inconnu... !

Isaac laissa échapper un petit rire chevrotant. Il se resservit un verre d'eau, qu'il but d'un trait.

– Qu'en est-il du Chronoscaphe ? reprit-il au bout d'un instant. Il n'a pas été détruit par les flammes, sinon vous en auriez retrouvé au moins des fragments, même calcinés...

– Aucune trace. De plus, il est clair que l'incendie avait pour but d'effacer toutes les preuves.

– C'était volontaire, alors ? Mais pourquoi prendre le risque d'alerter tous les environs ? Il aurait suffi d'enlever Mortimer et de prendre la machine temporelle...

– Qui aurait pu être au courant de son existence ? Et comment ? La précédente affaire impliquant Philip a été étouffée, il y a deux ans... tout au plus avons-nous eu vent de rumeurs concernant son retour à La Roche-Guyon – et votre présence. Et je vous rappelle que notre ami n'a probablement pas été enlevé...

– Hum. Tout ça est bien étrange.

– C'est vrai. Et comment expliquer cet éclair ? Parmi les habitants venus nous prêter main-forte à l'entrepôt, certains y ont vu quelque chose d'inhabituel, de « faux », pour reprendre l'un d'eux. Ils ont décrit une sorte de fil éblouissant frappant le toit de l'entrepôt, à la verticale, sans rien de la forme caractéristique d'un éclair.

– Comme s'il avait été guidé par... la fusée ?

– Avec l'incendie, n'aurait-elle pas pu s'amorcer toute seule ?

Isaac, qui s'apprêtait à répondre, s'arrêta brusquement, les sourcils froncés. Réfléchit à toute vitesse. Une idée folle tourbillonnait à la limite de sa conscience ; un espoir insensé qui le frappa soudain.

– Non, la fusée n'aurait pas pu partir toute seule, elle est partie à la verticale du toit ! Blake, je pense que Mortimer a voulu empêcher ses agresseurs de s'emparer de la machine temporelle et, sachant l'orage proche, a volontairement déclenché le système ! S'il a eu le réflexe de se réfugier dans la carcasse métallique de la voiture, alors... bien sûr... ça expliquerait aussi pourquoi il n'y a pas trace du Chronoscaphe...

– Que voulez-vous dire ?

– La question n'est pas de savoir est Mortimer, mais quand !

oooOooo