Rien n'existe en parfaite autonomie dans ce monde
… ( ) …
Voyez qui revient de sitôt !
OST SNK qui se prêtent bien à l'ambiance =
Liberio at Night -
- Shingeki Vn – Pf 20130524 Kyojin -
- Shingeki Vc – Pf 20130218 Kyojin -
- Shingeki Gt 20130218 Kyojin -
- Army-Attack -
- Liberio Festival -
- 2chijou -
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Dans un soupir satisfait, Christa acheva de changer le bandage de la blessée qu'ils avaient recueillie. Elle se réjouissait de voir que le saignement de la plaie n'avait pas repris mais l'air apaisé de l'endormie, dont les traits se desserraient à mesure que le soleil montait dans le ciel matinal, suscitait en elle un soulagement inouï, qu'elle n'avait pas éprouvé depuis le début des Jeux. Aussi profond que la respiration d'Ymir.
Elle déposa la trousse de soin à côté de la couchette de feuillages et se rassit, talons sous les cuisses, plus près de la jeune femme, pour s'assurer que son pouls battait bien à la même cadence rassurante. Par bonheur, sa peau se réchauffait. La veille, Christa avait été horrifiée de constater pour la première fois qu'Ymir était plus gelée qu'elle. Désormais, les choses revenaient à la normale. Si une normale il y avait… À la gravité de la blessure, Ymir ne serait pas sur pied avant le lendemain. À moins d'un miracle, si des miracles il y avait encore…
Un gémissement perçant. Elle se raidit et se pencha au-dessus de la jeune femme, trop affolée par la plainte de douleur qui se traînait pour réfléchir une seconde de plus. Au moment où elle perçut le souffle régulier et endormi d'Ymir, elle comprit que le râle sourd venait de l'autre côté de leur cabanette. L'endroit avait beau être réservé aux femmes, il ne garantissait pas l'intimité à Ymir et Christa.
La demoiselle gloussa en voyant Annie se retourner dans son sommeil, laissant une mèche de cheveux platine se glisser hors du dôme protecteur de sa capuche. Après deux couinements ronflant et un mouvement engourdi de la jambe (qui ressemblait à un coup de pied machinal), sa camarade s'immobilisa à nouveau dans son propre sommeil. Malgré l'aura martiale qu'elle dégageait, l'attitude de la jeune fille rappelait beaucoup celle d'une enfant à Christa : Annie avait décidé qu'elle se lèverait après l'aube, et la lueur qui inondait la pièce depuis une heure ne dérangerait pas ses plans.
Même l'arrivée précipitée de Christa, avec une Ymir mal en point dans leur chambre, l'avait laissée imperturbable. En voyant l'état critique de la jeune femme, elle avait accepté qu'elle reste parmi eux et s'était rendormie avant que Christa n'ait le temps d'hydrater la blessée. La demoiselle ignorait ce qu'elle avait bien pu faire pour gagner la confiance d'Annie en un temps record, mais elle en avait été particulièrement reconnaissante la nuit dernière.
La complicité d'Annie avait servi de contrepoids inespéré à la réticence de Reiner. Christa comprenait qu'il s'inquiète pour elle, et pour le danger qu'Ymir représentait, mais elle peinait toujours à croire qu'il avait voulu l'abandonner, à l'agonie dans la forêt ou dans la bouche d'un Titan au petit matin, malgré son état déplorable. Il n'avait jamais été aussi impitoyable autrefois…
À moins qu'elle ne soit devenue stupide.
Elle avait beau retourné la question dans tous les sens, elle n'arrivait pas à une réponse plus satisfaisante qu'une impulsion incontrôlable, un désir ardent de ne pas laisser Ymir mourir. Un réflexe, pas un plan réfléchi. Plus le temps passait, plus elle trouvait des arguments pour défendre la présence de la jeune femme à la cime des arbres avec eux, mais il n'empêchait qu'elle avait agi sans plus de délibération, sous l'éclat d'une étincelle.
Une étincelle qui l'avait éclairé dans la pénombre, en lui remémorant les quelques moments de répit dont elle avait profité pendant les entraînements, tous avec Ymir. Grâce à elle, Christa oubliait ses responsabilités, ses angoisses et sa mort imminente, se soulageait d'un imposant fardeau comme si de rien n'était. Elle n'avait pas l'impression de reléguer toute sa charge à quelqu'un qui la prenait en pitié. Il lui semblait juste qu'Ymir s'approchait, lui retirait le poids des épaules pour le jeter au sol, et l'entraînait en lui disant qu'elle pouvait le laisser là-bas.
Et c'était agréable.
Cela aurait d'autant plus rempli son cœur de regrets si elle avait abandonné Ymir après une dernière altercation si décevante, si frustrante, avec un arrière-goût d'inachevé. L'autre tribut l'avait pourtant confrontée et encouragée à faire ses preuves devant les sponsors lors de sa dernière prestation ! Prestation dont elle avait rattrapé la médiocrité, assurant ainsi de meilleurs soutiens à Reiner.
Et voilà où le paradoxe se manifestait : à sauver Ymir, elle savait qu'elle le mettait en danger. Elle aurait beau trouver les raisons les plus valables pour se rassurer, la vérité resterait la même. Aux Hunger Games, seul un candidat revenait, et ce serait Reiner parce que c'était le devoir de Christa, l'acte de naissance de son rôle de tribut modèle. Avec Ymir, Christa pouvait sortir de son personnage mais la jeune femme demeurait une distraction pour elle. Elle devait garder son professionnalisme, et pourtant la demoiselle s'affolait : l'actrice se dissociait de plus en plus de son rôle.
Pour occuper ses pensées à autre chose, elle fouilla distraitement dans la trousse de soins. Elle espérait se focaliser sur la rugosité des rouleaux de bandage, ou la fraîcheur du flacon de désinfectant, mais ses idées résonnaient trop forts, trop claires pour une fois.
Peut-être avait-elle désiré la présence d'Ymir à ses côtés afin de se détourner de ses pensées obscures quotidiennes ? Maintenant que sa mort n'était plus qu'une question de jours, elle en avait ressenti un trop grand besoin pour laisser passer l'occasion. Avant de monter sur scène pour le grand final, elle voulait décompresser encore un peu avec Ymir dans les coulisses, ricaner en se disant qu'elle pouvait toujours annuler ce spectacle qui ne dépendait que d'elle, à s'en étourdir…
Le claquement creux s'affirma au-dessus du tapage de la conscience de Christa. Elle sursauta, honteuse de son manque de réactivité, se passa plusieurs mèches derrière l'oreille, avant de répondre d'une voix modulée :
-Tu peux entrer. »
Sans surprise (elle reconnaîtrait ces manières entre mille), elle vit Reiner passer sa tête et fouler d'une jambe le seuil de la pièce, avant de s'arrêter. La main sur le mur de bois, il scanna en quelques secondes l'état de la blessée, puis se tourna vers Christa.
-J'espère que je ne te dérange pas. Est-ce que tu aurais une minute à m'accorder ? »
L'extrême formalité de son ami lui pinça le cœur, mais elle l'ignora pour hocher la tête avec un sourire.
-Bien sûr. On devrait aller dehors pour ne pas les réveiller. »
Elle accompagna ses paroles d'un geste de la main, désignant les deux autres jeunes femmes. Reiner acquiesça à son tour et se retira, la demoiselle sur ses talons. Alors qu'elle sortait, le rideau de feuilles qui servait de porte lui chatouilla le visage, et les rayons de soleil qui filtraient à travers la canopée le caressèrent. Malgré la luminosité qui baignait dans leur chambre, l'éclat la prit de court et elle se protégea de sa main.
Après avoir traversé une des petites passerelles installées, Reiner et elle firent halte sur la branche d'un arbre voisin, celle-ci était suffisamment grande pour permettre à Bertholt de s'allonger sur la largeur sans que ses pieds ne pendent dans le vide. Reiner s'adossa au tronc, une main dans les cheveux. De son côté, Christa resta aussi debout et se mit à observer ses doigts, incertaine de ce qu'elle devait faire. Reiner avait demandé à lui parler, il lui fallait juste attendre qu'il trouve ses mots… ce qui présageait un recours à la formalité qui lui faisait tant de peine venant de lui. Suivant les courbes de ses propres phalanges, elle se demanda si elle reverrait Reiner honnête un jour, ou si la disparition de son meilleur ami était le véritable tribut à payer, pour avoir été choisie le jour de la moisson.
-Ça m'avait manqué de te voir entreprenante et décidée comme ça, hier… commença-t-il en se frottant le crâne. À vrai dire, j'étais heureux de retrouver ça chez toi. Mais je persiste à penser que c'est imprudent de garder Ymir avec nous. Je m'inquiète pour ta sécurité. »
Deux facettes de Reiner venaient de se relayer en quelques mots. Christa avait d'abord reconnu son ami d'enfance, avant que le garde du corps grave et sérieux, assombri par les circonstances des Jeux, ne l'écarte et le remplace. La soudaineté de l'échange lui écarquilla les yeux, puis elle se reprit et joignit ses mains derrière elle. Désormais elle le regarderait, lui.
-Tu as vu son état ? On n'a rien à craindre d'elle dans ces conditions.
-On sait tous les deux que ce n'est que temporaire : Ymir est coriace, elle s'en remettra vite, trop vite.
-Je pense que tu as dû t'en rendre compte, mais nous sommes assez proches, elle et moi. Elle ne tentera rien contre moi, tu peux en être sûr. Et elle ne fera de mal à personne si je lui défends, elle m'écoutera.
-Mais Christa, c'était pendant les entraînements ça, avança-t-il en haussant le ton d'un degré. Maintenant qu'on est aux Jeux, tôt ou tard, une fois que le nombre de tributs aura baissé, elle se retournera contre nous, c'est inévitable.
-N'est-ce pas la finalité de chaque alliance ? »
Le jeune homme la scruta sans rien dire entre deux battements de paupières mais Christa ne s'excuserait pas pour son ton un cran plus sec, et le dévisagea en retour, l'expression soigneusement neutre tandis qu'elle serrait son propre poignet derrière son dos. Le blond détourna le regard et croisa les bras avant de se concentrer à nouveau sur elle. À l'air grave qu'il affichait, c'était à croire qu'il avait vieilli de plusieurs années en un mouvement de tête et Christa respira de travers.
-Certes, mais dans ce cas, il n'y a aucun doute qu'Ymir sera la première de nous cinq à trahir les autres. Non seulement elle est dangereuse, mais dès qu'elle aura retourné sa veste, l'équilibre de l'alliance sera compromis. Et dans cette pagaille, je ne serai pas sûr de réussir à te protéger.
-Tu dis ça parce que c'est celle que tu connais le moins de nous tous, à cause de tes préjugés sur elle. Et c'est normal mais, crois-moi, je la connais mieux que vous. Elle est plus attentionnée qu'il n'y paraît. »
Cherchant quoi ajouter, elle avait marqué un temps d'arrêt que Reiner s'apprêtait à utiliser pour répliquer. Elle se récria afin qu'il ne lui coupe pas la parole :
-Je dirais même que j'ai accepté d'aller avec Annie et Bertholt parce que je me fiais à ton jugement ! Tu leur fais confiance et je te fais confiance, alors ça me semblait évident. Maintenant, moi, j'ai confiance en Ymir, mais toi non… Est-ce que tu as confiance en moi, Reiner ? »
Sous la paume de sa main, elle sentait ses veines se tendre et vibrer. Elle osait lui poser une question pareille juste après l'avoir interrompu en haussant la voix ? Après avoir passé un mois à lui cacher ce qu'elle pensait et ressentait ? Elle lui avait menti par omission à de maintes reprises durant leur entraînement et la sale habitude l'avait gangrenée. Désormais, elle lui mentait en le fixant droit dans les yeux, ces yeux ambrés ternes, lourds et froids qui peinaient à la reconnaître, de la même façon qu'elle s'attristait de le perdre.
-Oui. »
Lui aussi s'accoutumait au mensonge.
À sa mâchoire crispée et ses sourcils froncés, il ne faisait aucun doute qu'il n'était pas encore convaincu. Pour sauver Ymir, il incombait à Christa de ne pas en rester là.
-Elle a des conserves de nourriture, un briquet qui m'a aidé à cautériser sa plaie cette nuit : elle a dû récupérer tout ça dans une tour de garde. Elle a peut-être d'autres outils qu'on n'a pas vus. Et tu l'as remarqué toi-même, elle a un pistolet et des jeux de balles. De manière strictement matérielle, ce serait du gâchis de ne même pas considérer une alliance avec elle.
-Justement, elle a tout un arsenal sur elle parce qu'elle a une grande force de frappe. Marlow et Hitch devaient se tenir dans la tour qu'elle a attaqué, c'est le genre de tactique que Naile leur aurait préconisé, ce qui veut dire qu'elle a déjà tué trois tributs. Elle est dangereuse, c'est pour ça qu'on doit se…
-Non, on doit lui faire confiance.
-Christa…
-Je crois en elle autant qu'en toi. S'il te plaît, accorde-lui au moins le bénéfice du doute quelques jours, et on en reparlera après si tu veux… »
Elle s'interrompit bien trop tard, bien trop habituée aux formules courantes pour clore les discussions sous le signe de l'accord cordial et respectueux, pour se rendre compte à temps qu'aucun mot n'était passe-partout, bien trop concentrée sur la suite de son discours pour prêter attention à comment il avait débuté, bien trop emportée par son flot de paroles pour vérifier qu'il ne ferait pas de ravage sur son passage elle s'interrompit bien trop tard. Reiner encaissait le choc et elle vit son armure se fissurer.
Tout ce qu'elle lui demandait, c'était de tenir Ymir en plus haute estime mais, lui, Christa venait de le rabaisser. Et, à la blême lueur dans ses yeux, elle savait qu'il se disait la même chose. Elle le devinait, le regard attiré vers la fissure comme happé par un gouffre. Ébranlées, les fondations vacillèrent et Reiner changea d'appui, une secousse qui fit trembler l'édifice et ses épaules tombèrent, mais il ne fallait pas perdre une seconde de plus et tout de suite s'atteler aux réparations, alors il croisa encore les bras, brique après brique.
Se dressait désormais devant elle, une structure de sérieux et de dignité, dont elle n'avait jadis jamais eu besoin de fêlure pour discerner le garçon caché derrière. Un bloc de marbre était tout ce qu'il restait à présent. Lisse et illisible. Pas la moindre fracture, rien d'effrité, aucune gravure, une absence de signes écrits.
Trop parfait. Sourire trop parfait.
Il n'y avait plus rien à faire pour réparer les dommages alors elle se tut, encore plus honteuse à l'idée de renchérir quoi que ce soit, et ramena ses bras devant ses hanches. Tournée vers le vide vert de la forêt luxuriante, elle avait l'impression de se noyer dedans. Même sans les toucher, elle sentait que son sang bouillait, que ses veines gonflaient.
C'était tout ? Aucun moyen de refaire une prise, ou de rembobiner la cassette jusqu'au début de leur conversation, pour qu'elle évite de meurtrir son meilleur ami à quelques jours de leur séparation ? Ils étaient censés être à la télévision, bon sang ! Elle leva le nez et repéra vite la forme ronde et grossière des drones qui les épiaient, et leurs lentilles grotesques qui se léchaient les babines : bien entendu, les caméras se précipitaient pile au moment où leurs insectes favoris exigeaient un peu de vie privée ! Le drone filmait encore quand Reiner détacha son dos du tronc et rangea ses mains dans ses poches.
-Puisque tu penses être en sécurité malgré Ymir, alors je te ferai confiance, à toi et à elle. Si tel est ton souhait. »
Elle lui avait interdit de le dire, sept ans auparavant, mais il venait juste d'employer d'autres mots. Avec ce ton, cette attitude, et surtout à cause du commentaire sec qu'elle lui avait asséné, elle entendait l'écho de l'affreux 'À tes ordres' qui planait au-dessus d'eux depuis leur rencontre, qui s'immisçait dès qu'ils essayaient de s'affranchir de cette relation codifiée dès leur plus tendre enfance, et qui les fauchait lorsqu'ils se rappelaient qu'ils n'arriveraient jamais à penser hors de ce cadre. Les 'Tes désirs sont des ordres' et toute la panoplie, elle les collectionnait depuis suffisamment longtemps pour les identifier à travers une simple intonation de son garde du corps.
-Juste… ajouta-t-il alors qu'il commençait à se retourner, laisse-moi continuer à te surveiller de près, s'il te plaît. J'aimerais, mais je n'arriverai pas à avoir autant confiance en elle que toi. Enfin, j'essaierai en tout cas.
-Oui, bien sûr. Merci de toujours t'inquiéter pour moi.
-Il n'y a pas de quoi, tu le sais bien. »
Elle ne le savait que trop bien. Sourires trop parfaits et ils retournèrent vaquer à leurs occupations respectives. Pour Christa, il s'agissait de retourner, tête baissée, jusqu'à la cabanette des demoiselles à quelques pas de là, de repasser par le rideau feuillu et de constater l'absence d'Annie. Elle s'était levée et avait dû rejoindre Bertholt à la construction du local à matériel.
Ymir se reposait toujours, même position, même expression, même respiration. Même dans la convalescence, elle restait inconsciemment régulière, offrant à Christa une forme de soutien inébranlable. Cette consolation rassurante, dans ces sinistres circonstances, importait tellement à ses yeux qu'elle avait blessé son plus vieil ami pour elle. La chose lui semblait si inouïe qu'elle l'effraya et elle se rassit près de la blessée, comme si elle se laissait choir après un début de matinée épuisant. Connaîtrait-elle cela à chaque jour des Jeux dorénavant ?
Leur monde entier s'accélérait, seconde après seconde, mais Ymir, elle, dormait avec un air paisible sur le visage. Elle se réveillerait probablement sans trop poser de questions – quoique d'abord outrée et agacée par sa condition – puis accepterait la situation et l'aide qu'ils s'apporteraient entre eux, et Christa lui tiendrait compagnie pour l'intégrer au reste de la troupe. Elle ferait en sorte que tout aille bien. Et l'endormie devait le savoir, d'où la résolution apaisée avec laquelle elle reprenait des forces. Vulnérable alors que Reiner cherchait à l'écarter, Ymir faisait confiance à Christa.
La prise de conscience circula dans tout son être, jusqu'à son bras qu'elle tendit vers l'alitée. La pulsation dans son poignet battait à une cadence ample et berçante. Christa se concentra dessus afin que son cœur prenne exemple, en attendant qu'Ymir se réveille. Un tumulte de pensées contradictoires se bousculait dans l'esprit de la demoiselle, mais elle espérait qu'un peu d'improvisation l'aiderait à y voir plus clair, le moment venu.
…
-Marco...Marco. »
L'appel était ferme, mais d'une sensible douceur qui surprit le jeune homme. Il se sentit aussitôt tenu d'ouvrir les yeux qu'il n'avait pas l'impression d'avoir fermé.
« Marco. »
Il voulut répondre, mais sa voix se coinça dans sa gorge au moment même où il ouvrit les yeux. Jean était penché sur lui, ses contours nimbés par une lumière qui semblait provenir directement de derrière lui, bien qu'il n'y eût que la canopée des arbres.
Jean l'enveloppait de sa présence, les deux bras de chaque côté de sa tête, son expression indéchiffrable, comme si Marco ne pouvait pas la voir et ne parvenait à se concentrer que sur les couleurs et les mouvements. Mais Marco savait qu'en cet instant, il était lumineux.
Soudainement, les doigts de Jean effleurèrent sa joue. Marco retint sa respiration, et les laissa progresser avec délicatesse jusqu'à son oreille. Un ongle pressa juste en dessous de son lobe et il frissonna, puis les doigts de Jean se perdirent dans ses cheveux.
« Marco. »
Marco poussa un soupir apaisé et satisfait.
« Allez, Marco. Faut se lever maintenant. »
Il ouvrit les yeux d'un coup, son regard accrochant les parois, éclairés par la faible lueur du matin, inspirant bruyamment.
« Un cauchemar ? »
Il tourna la tête vers Jean. Le jeune homme était assis au côté droit de sa couchette, le dos tourné mais le regard rivé sur lui. Son expression était limpide cette fois, et soucieuse. Sa main droite était posée près de l'épaule du jeune homme, le poing serré. Marco leva un bras pour couvrir ses yeux et le rouge qui lui barbouillait probablement les joues, prétendant se protéger des rayons du soleil. Même si Jean, attentionné comme il était, s'était placé de façon à l'en protéger.
-Nan, c'est rien, marmonna-t-il, embarrassé.
-J'espère pas, parce qu'on a du pain sur la planche, et Ruth vient de revenir de sa patrouille. »
Marco hocha la tête alors que Jean se levait et quittait la caverne. Il prit le temps d'étirer ses muscles fourbus et sortit au grand jour, accueilli par Ruth.
-Bonjour, Ruth. Bien dormi ?
-'Jour. »
La pauvre avait l'air de mauvaise humeur, mais Marco ne s'en inquiéta pas plus que ça. Elle était d'un naturel maussade.
-Franchement, j'aurais dormi plus longtemps sans votre caprice. »
Marco laissa échapper son petit rire de plus en plus mécanique, celui qu'il utilisait pour parer ses commentaires acerbes et qui commençait à rouiller, alors qu'elle se retournait pour fusiller Jean du regard. Ce dernier se tenait les bras croisés à quelques mètres de Buchwald, se contentant de le fixer avec un regard mauvais. La bonne humeur n'était pas matinale dans leur petit groupe, et Marco s'en désolait.
-Bien ! s'exclama-t-il en frappant dans ses mains. Allons-y, Jean ! Ruth, on te laisse le camp, à tout à l'heure.
-Amusez-vous bien. » persifla-t-elle, tout sourire, et Marco l'ignora royalement.
Il rejoignit Jean, saisit la bride de Buchwald en le gratifiant de quelques grattouilles sur le toupet, et les guida loin de la caverne, vers la clairière la plus proche, laissant Ruth à sa garde et sa médisance.
-Donc, tu m'avais dit que tu étais déjà monté à cheval. » dit-il pour entamer la conversation.
Les mains dans les poches, Jean sursauta à côté de lui et détourna le regard avec une moue embarrassée et assez adorable.
-Eh bien... euh, la vérité, c'est que... j'ai juste monté des chevaux de trait. »
Marco sourit et se retint de pouffer.
-Je m'en doutais, ne t'inquiète pas...
-Hah ?!
-...mais c'est une bonne chose ! Ça veut dire que tu sais enfourcher de hauts garrots.
-Si tu le dis. Tu veux dire que tu t'es payé ma tête tout ce temps ?! »
Cette fois, Marco pouffa pour de bon, et Buchwald s'ébroua avec une curieuse coordination. Du coin de l'œil, il pouvait voir Jean qui luttait pour conserver son flegme, une main sur la nuque. Une pointe de fierté se glissa dans la petite bulle de Marco, sans l'éclater, alors qu'il comprenait que Jean était plus facile à faire tourner en bourrique que prévu. Pour le moment, il décida de s'abstenir. Désarçonner le jeune homme demandait beaucoup de délicatesse et il préférait économiser ses cartouches.
Ils débouchèrent sur la clairière et Marco s'attela à resserrer les sangles de la selle, la respiration nerveuse de Jean derrière lui.
-On va commencer par les bases, annonça Marco en saisissant la bride.
-Merci de me considérer comme un parfait débutant.
-Tout le plaisir est pour moi.
-Pardon ?
-De toute façon, c'est Buchwald qui va faire la moitié du travail pour toi. T'auras juste à bien te positionner.
-Pardon ?!
-En selle ! On commence par le pas ! » coupa-t-il en tapotant l'épaule de Buchwald.
Marco recula, lâcha la bride, et comprit que jusqu'ici, Jean s'était toujours débrouillé pour qu'il se tienne entre lui et Buchwald. Désormais, l'heure de la confrontation avait sonné, et il entendit Jean déglutir.
Buchwald restait tranquille pour le moment, attendant que Jean se décide à bouger, et le cavalier en herbe jeta une œillade méfiante à son destrier. Marco s'apprêtait à faire avancer Jean lui-même à coup de tape dans le dos quand ce dernier se décida à passer à l'action. Il fit un pas en avant, saisit les deux côtés de la selle, mit le pied dans l'étrier, poussa sur sa jambe…
… et Buchwald commença à marcher avant que Jean n'ait le temps de l'enfourcher.
-Hey ! Wow, eh, oh ! » se scandalisa Jean, qui dut sautiller pour suivre et ne pas se rétamer dans l'herbe.
Marco plaqua une main sur sa bouche et une autre sur ses côtes pour retenir l'éclat de rire qui ne demandait qu'à jaillir. Il reprit contenance immédiatement : il avait un rôle de professeur à tenir ! Il eut une petite pensée pour Ness, qui avait dû bien s'amuser lors de leur première séance d'équitation.
Jean avait l'air déterminé à ne pas laisser Buchwald avoir le dernier mot, car il parvint à s'adapter à son rythme et sauter au bon moment pour l'enfourcher, les mains agrippées à la crinière.
-AHA ! » triompha-t-il.
Buchwald profita de ce moment pour lui rabattre le caquet et passer au trot. Jean se retrouva immédiatement ballotté de tous les côtés et Marco ne put retenir un éclat de rire en le voyant se recroqueviller sur lui-même et s'agripper au pommeau de toutes ses forces, comme s'il s'agissait d'une bouée de sauvetage.
-Aide-moi au lieu de te marrer ! cria-t-il en le fusillant du regard.
-Gaffe à pas te mordre la langue ! » rétorqua Marco d'un ton enjoué.
Il jubila de voir Jean fermer sèchement la bouche et sceller ses lèvres, les yeux exorbités.
-Suis ses mouvements ! Genoux fléchis et les fesses sur la selle, puis genoux tendus et hors de la selle ! Il faut juste que tu aies le sens du rythme ! »
Jean sembla prendre en compte ses conseils. Il se releva lentement sur la selle, toujours vissé au pommeau, et fléchit les genoux dans les étriers. Ses sourcils étaient soigneusement froncés de concentration. Marco le vit se redresser lentement, et saisir les rênes avec détermination, comme il saisirait la clé de son succès. Ses mèches, fougueuses, s'agitaient au vent. Et dans son expression, il reconnut des nuances familières à celles qu'il avait pu admirer dans la forêt d'entraînement : il mettait autant d'application à apprendre l'équitation qu'à peaufiner la tridimensionnalité. Avec aise, il parvenait à mélanger ces deux palettes et Marco était aux premières loges pour apprécier le nouveau tableau.
Le professeur en herbe tourna sur lui-même pour suivre des yeux le duo improbable qui longeait la clairière en cercle. Problème : Jean ne tendait pas les genoux et ne décollait pas de la selle, ce qui faisait qu'il se laissait secouer d'avant en arrière sur Buchwald.
-Tends les genoux ! ordonna Marco, les mains en porte-voix. Hésite pas à te détacher de la selle pour t'accorder avec lui ! »
Cette fois, Jean lui jeta un regard, moins nerveux qu'avant, et s'évertua à appliquer ses conseils, alternant de son mieux entre posture souple et rigide. Il lui fallut un moment pour réussir à se caler sur le rythme de Buchwald, mais lorsqu'il y parvint, Marco savoura le sourire victorieux qui s'épanouit sur son visage.
Le temps d'un battement de cœur, Jean tourna vers lui son visage ravi, et l'agrémenta d'un haussement de menton crâneur. C'était comme s'il avait oublié qu'hier encore, il tenait à peine debout, et Marco lui-même s'en rappelait à peine tant ses souvenirs abondaient d'images d'un Jean agile et adroit. Désormais, chacun de ses traits exsudait la fierté, et Marco sentit son cœur faire un petit bond dans sa poitrine, enchanté du privilège qu'était pareil spectacle. Encore plus quand il se tenait seul dans ces gradins sylvestres, sans la moindre sensation de vide. Rien que la satisfaction de l'intimité.
Ce fut à cet instant que Buchwald – qui ne devait pas partager son point de vue – décida de pimenter les choses. Jean avait l'air de trop s'en sortir à son goût, et il se mit à accélérer jusqu'à passer au galop.
-Mais calme-toi ! » s'exclama Jean.
Marco remit les mains en porte-voix pour lui crier les instructions du galop, mais Jean le devança et se pencha en avant, les jambes pliées et les rênes bien en main. Il se souvient de ce que j'ai fait hier… Marco aurait cru qu'avec la difficulté de leur mission, Jean se serait soucié d'autre chose, mais il avait pris la peine de l'observer chevaucher ! La fierté gorgea la poitrine de Marco jusqu'à déborder. Alors qu'il songeait à leur exploit de la veille, en imaginant tous les moments où Jean aurait pu prendre le temps d'étudier ses mouvements, entre deux zigouillages de Titans, avec cette singulière expression à la fois nerveuse et soigneuse, Marco laissa ses joues s'étirer en un large sourire.
Il claqua de la langue pour rappeler Buchwald avant qu'il ne se mette à ruer, mais il dut s'y prendre à deux fois, tant son compagnon à quatre pattes s'était pris au jeu. Le cheval ralentit et trotta jusqu'à son maître sans se préoccuper de son passager. Il fourra son museau dans l'épaule de Marco, réclamant des caresses, et Marco dut reculer pour absorber le choc.
-Dis donc, t'as de l'énergie ce matin ! rigola-t-il en s'exécutant de bon cœur.
-Alors, pas trop mal, non ? » fanfaronna Jean, appuyé sur ses bras.
Il envoya sa jambe par-dessus la selle et atterrit souplement au sol, s'empressant de retirer son pied de l'étrier.
-Merci pour la balade, vieux ! » railla-t-il en tapant l'épaule de Buchwald.
La pique lui valut un coup d'épaule équine qui l'envoya bouler sèchement, et il se rattrapa de justesse avant de tomber.
-Hey ! Il faut qu'il aille se faire ausculter celui-là ! » fit Jean, qui sembla à deux doigts de rendre la pareille, avant de s'arrêter de justesse. Buchwald faisait probablement environ huit fois son poids.
Marco ne l'avait jamais vu comme ça, aussi nerveux, comme s'il était monté sur des ressorts. Il parlait juste un peu trop vite et un peu trop fort pour se donner un air de parfaite nonchalance, mais il surveillait le cheval de très près. À l'évidence, Jean ne savait pas y faire avec les animaux. Ou du moins, Buchwald ne le portait pas dans son cœur, et au lieu de chercher à être conciliant et dompter la monture, il s'énervait comme il le ferait avec une autre personne. Cette nouvelle facette du jeune homme fascinait Marco. Il avait presque l'air d'un enfant qui découvrait avec réluctance le monde qu'on lui avait fourré dans les bras. Il se demandait si Hansi et Minha l'avaient aperçu sous cet angle et si, comme lui, elles avaient eu envie de l'aider à porter son nouveau fardeau.
-Je suis sincèrement étonné que tu n'aies pas remarqué que les chevaux sont assez sensibles pour savoir quand tu te moques d'eux ou quand tu es nerveux, Jean. Et la balade n'est pas terminée. »
Sur ces mots, il retourna vers la forêt, Buchwald puis Jean sur ses talons, ce qui lui arracha un sourire. Les sons de leurs bottes foulant l'herbe ne s'accordaient pas encore, qu'il dut contenir un frisson de contentement. Il y avait quelque chose d'enivrant à savoir que Jean le suivait même si, au fond de lui, Marco s'impatientait de voir les rôles s'inverser. Il savait bien assez qui d'eux deux était le meilleur meneur.
Avec ces leçons, il apportait sa pierre à l'édifice, œuvrait aux progrès de Jean. Du souffle de sa hâte et de ses efforts, il aspirait à grandes bouffées tous les instants insignifiants qui retardaient cette échéance. À la pensée qu'il influençait le flot du temps, son sourire s'élargit un peu plus. Ce fut donc dans un élan particulièrement enthousiaste qu'il pivota pour faire face à son talentueux élève :
-On va te faire pratiquer le saut d'obstacle,annonça-t-il. Tu verras, c'est pareil que le galop. Recroqueville-toi un peu plus, et le tour est joué.
-J'ai l'impression que tu prends ton rôle de professeur un peu à la légère…
-Oh, d'accord. Dans ce cas : le saut se constitue de six phases, l'abord, la battue d'appel, la phase ascendante, le planer, la phase descendante et la reprise du galop. Pendant l'abord, le cheval est dans un équilibre horizontal, il allonge l'encolure pour venir frapper le sol devant l'obstacle, et à ce moment, ton poids doit être fortement réparti entre les étriers, les fesses au contact de la selle, et le bassin engagé en rétroversion...
-Attends-ttends-ttends ! l'arrêta Jean en brandissant une main. J'ai compris, la pratique est la meilleure des théories, économise ta salive.
-C'est surtout que tu maîtrises déjà une bonne partie de ce qu'il faut savoir grâce à la tridimensionnalité, le corrigea Marco avec un sourire, observant autour de lui. J'ai que quelques détails pratiques à te donner, tu as toutes les notions d'équilibre. »
Il repéra un tronc effondré et creux qui ferait l'affaire, et s'attela à le traîner vers la clairière. Jean lui prêta immédiatement assistance, et Marco lui glissa un vif « Merci ». Buchwald les suivit en s'ébrouant. Une fois le tronc bien en travers de la trajectoire prévue, Jean remonta en selle sans trop de mal cette fois-ci, alors que Marco gardait Buchwald à l'œil.
-À la différence de la tridimensionnalité, l'équitation se fait à plusieurs, et c'est de ça dont il faut que tu te rappelles, déclara Marco. Un bon cavalier est celui qui ne freine pas son cheval. C'est pour ça que pendant les sauts, il faut que tu commences à te redresser dès que les sabots avant touchent le sol. Ça aide ton cheval pour la reprise du galop. »
Jean acquiesça diligemment. Le cavalier plus habitué et Buchwald plus docile, le défi ne fut pas insurmontable. Les deux premières fois, Jean ne se penchait pas assez en avant au départ, de peur que Buchwald ne l'éjecte, mais il apprit bien vite à lui faire confiance. Au moins dans ce domaine.
Marco claqua à nouveau la langue pour appeler Buchwald.
-Maintenant que tu maîtrises les bases, il faut que tu trouves un moyen d'appeler Buchwald à toi. Comme ça, tu pourras faire de l'équitation et de la tridimensionnalité en même temps, sans avoir besoin de moi. »
Jean haussa un sourcil attentif.
-Par exemple, enchaîna Marco alors que le cavalier descendait de selle à son signal, moi j'utilise des claquements de langue, un son qui sert uniquement à l'appeler.
-Siffler, ça marche ?
-Bien sûr ! Plus c'est fort, mieux c'est ! »
Immédiatement, des deux mains, Jean porta l'auriculaire et l'annulaire à sa bouche, et un sifflement strident s'en échappa. Le son fusa dans les oreilles de Marco et vibra dans ses tympans, réclamant l'attention de tous ses autres sens, qui s'effacèrent. Seule l'ouïe demeurait, consacrée au seul écho qui résonnait jusque dans sa gorge, désireuse de recréer la note. Il avait à peine remarqué son sursaut.
-Assez fort ? » demanda Jean, narquois.
Marco se contenta d'opiner, les yeux fixés sur les doigts humides de Jean.
-Okay, on va entraîner Buchwald à y réagir. »
Il tapota sur l'encolure de Buchwald pour attirer son attention et lui pointa l'autre bout de la clairière du doigt. Le cheval comprit instantanément et trotta loin d'eux. Une fois à bonne portée, Marco l'arrêta d'un claquement de langue. Il fit signe à Jean, qui lui jeta un regard sceptique, avant de s'exécuter. Le son résonna dans toute la clairière et perça la canopée des arbres. À sa suite, Marco claqua la langue et Buchwald revint vers eux, et Marco le gratifia de quelques caresses.
Alors que le cheval rebroussait chemin pour réitérer l'exercice, Marco garda son attention sur Jean, essayant de décrypter son expression, et peut-être de deviner comment il s'y prenait. Ses sourcils étaient froncés, mais son regard avait l'air de porter beaucoup plus loin que leur petite clairière, plus loin que leur exercice, vers toutes les nouvelles options qui s'offraient à lui. Marco avait aussi l'impression, d'après la crispation de sa mâchoire, qu'il se fixait de hautes attentes. Le jeune homme se réjouissait de constater que l'alliance portait ses fruits.
En une demi-dizaine d'essais, le cheval avait intégré la nouvelle commande. Ils essayèrent encore une ou deux fois sans l'aide de Marco, et Buchwald, récalcitrant et la queue agitée, obéit.
-Parfait ! les félicita Marco, un Buchwald affectueux plein les bras. Mais oui, t'es le meilleur, Buch. »
Jean renifla avec dédain, probablement amusé que Marco accorde autant d'attention à un cheval. Juste pour ça, ce dernier ne prit pas la peine de lui dire que Buchwald s'était décalé légèrement et s'apprêtait à lui flanquer un bon coup de queue. Il le reçut à l'arrière du crâne, laissant échapper une exclamation outrée, et Marco enfouit son visage dans l'encolure de l'animal pour cacher son rire. Désireux de se rattraper, il prit la parole :
-Comment tu fais, ton sifflement ? »
Il agita ses doigts devant lui, hésitant sur lesquels il devait utiliser.
-Ceux-là. » sourit Jean en saisissant son auriculaire et son annulaire de chaque main, après l'avoir laissé galérer quelques secondes.
Marco frissonna en sentant ses mains froides. Wow. Jean le relâcha et la fraîcheur continuait à fourmiller à la surface de sa peau, les nerfs loin d'être rassasiés. Il se reprit vite pour écouter ses explications :
-T'as juste à les caler dans ta bouche, et... tu siffles.
-Ah oui, donc ça t'est venu naturellement, taquina-t-il pour couvrir ses battements de cœur.
-Faut croire... avoua-t-il d'un ton absent, juste avant de ricaner. Que veux-tu, chuis un génie ! »
Il assortit sa déclaration d'une grimace qui se voulait mordante mais qui apparut touchante à Marco. Avec un sourire complice, il appliqua les instructions bancales. À défaut du meilleur meneur, il n'y avait pas grand suspens quant au meilleur professeur des deux. Surtout quand le seul son qui s'échappa de sa bouche fut une expiration tremblante. Ils pouffèrent de concert et Jean abattit sa main sur l'épaule de Marco avec sollicitude :
-Ça viendra, confia-t-il.
-Je suppose. Allez viens, Buchwald a bien mérité d'être bichonné.
-Ouais, c'est pas lui qui a fait le plus d'effort ce matin. » rouspéta Jean en s'engageant à sa suite, récompensé du rire de Marco.
De retour au campement, ils descellèrent Buchwald le temps de le brosser, chacun d'un côté du cheval, mais Jean veilla bien à se protéger des assauts en levant un bras devant son visage.
À l'instant où une nouvelle bourrasque de crins agressifs se leva, menaçant de s'abattre sans pitié sur la joue du jeune homme pour la énième fois, Jean la para en dressant le coude, les bougonnements toujours aiguisés.
-Mais c'est quoi son problème, à la fin ?! »
Après un pouffement taquin, Marco jeta la poignée d'herbes séchées (la canicule des Jeux leur fournissait de la paille gratuite pour brosser la monture) qu'il avait usé jusqu'à en faire une sorte de tas de confettis rêches, et se pencha pour en cueillir une nouvelle. Il caressa l'épaule de Buchwald en laissant sa paume glisser sur les fins poils de sa robe, avec l'espoir d'apaiser le cheval. Pourtant ce dernier n'affichait aucun signe de crainte : la respiration régulière et les oreilles droites comme si tout allait pour le mieux. Jean ne l'intimidait bel et bien pas.
-À mon avis, il t'en veut pour hier. » énonça Marco en reprenant son ouvrage.
Jean s'était baissé pour frotter les jambes de Buchwald et voir sa tête curieuse reparaître aussitôt, bondissant au-dessus de la croupe du cheval, yeux écarquillés et sourcils confus, ravit Marco. Étincelle.
-Comment ça ? marmonna Jean comme s'il connaissait déjà la réponse mais refusait d'admettre sa bêtise.
-Tu l'as brusqué plus d'une fois alors que je t'avais dit de ne pas le faire. »
En soi tout cela n'avait rien de grave, mais l'étonnante expression contrariée de Jean encouragea Marco à endosser l'air le plus grave possible – quand bien même il sentait les muscles de ses joues le tirer. Son partenaire finit par redresser les épaules, gonflé par une pressante inspiration de désinvolture et armé d'un rictus mesquin, à la suite de quoi il posa le coude sur la croupe de Buchwald pour s'y appuyer.
-Mais dis donc ! C'est que Monsieur est susceptib- »
Susceptible certes, mais Buchwald avait aussi de la répartie. Une répartie bien équine dont Jean devenait décidément familier. Le visage de l'apprenti cavalier vira rouge alors qu'un éclair de fureur fendit ses traits. Crépitement.
-Toi ! T'as aucune idée du pot que t'as de pas être né Titan ! s'exclama Jean tout en se débattant avec la tornade de crins qui tourbillonnait autour de lui. J't'aurais fait la peau ! Mais quelque chose de propre ! »
Buchwald avait tourné la tête vers le côté d'où le brossait Jean, pour mieux l'assaillir sous tous les flancs. Il s'ébrouait et émettait des ronflements railleurs que Marco n'avait jamais entendus jusque là. Flammèche.
Buchwald et Jean qui se chamaillaient après une séance d'entraînement qui n'avait rien eu de ce à quoi il s'était attendu aux Hunger Games, après le premier tour, après les morts de Marlow et de Hitch, après leur péril avec Ruth, après l'alliance salvatrice avec Jean, après leur mission risquée, après un mois d'agonie, il se mit à rire. Pas un gloussement contenu ou un léger pouffement, un rire qui provenait du plus profond de ses tripes. Un rire qui le tordit et qui l'obligea à se tenir les côtes des deux bras. Un rire qui l'empêcha d'écouter les sons alentours tellement ses esclaffements portaient.
Il commençait à avoir les côtes qui piquaient mais, malgré les fines larmes qui pointaient aux coins de ses yeux, la douleur ne l'incommodait pas le moins du monde. Après un mois d'agonie et d'appréhension, les choses se bousculaient. Tout allait beaucoup trop vite pour que l'un d'entre eux prenne conscience de tout ce qu'il se déroulait, mais il se sentait à nouveau vivant. Il se rappelait enfin comment avoir un fou rire.
Encore hilare mais ayant retrouvé son souffle, il essuya les quelques larmes qui lui mouillaient les yeux et se redressa. Il lâcha un profond soupir de contentement avant d'oser croiser le regard de Jean qui devait le considérer comme un alien, ou le dévisager légèrement vexé qu'il ait autant ri de lui.
Il le regardait d'un sourire tendre.
