"Hum… Capitaine Sparrow. Puis-je vous déranger un moment? J'aimerais m'entretenir avec vous. C'est au sujet de Thí Lienh. Cette femme est ma mère. J'ai cru comprendre que vous vous connaissiez hier soir. Cette rencontre a semblé la choquer. J'ai été lui demander ce qui n'allait pas. Elle ma répondu que la raison pour laquelle elle avait quitté si précipitamment la taverne était votre présence. Elle m'a affirmé que… que vous étiez mon père."

Je suis en route vers le port. Depuis hier, j'essaie de trouver une version potable pour lui présenter la situation. Et parti comme cela, ça risque d'être un "Bonjour Monsieur Sparrow, je suis Émalia, vous vous souvenez de moi hier? Enfin bref, je suis votre fille." si je ne trouve pas autre chose…

Ah non! Je viens de mettre le pied dans une flaque d'eau. Tiens, c'est vrai, il ne pleut plus. J'aime la pluie, mais lorsqu'il pleut trop, il y a des inondations. Et ça, logiquement, ça n'est pas souhaitable. Ça cause des dégâts énormes! L'année dernière, par exemple, il a plu deux semaines durant. Le village a été endommagé plus que jamais. La maison de notre voisin a même décidé (ou a probablement été forcée) d'aller se balader en mer. Nous avons quitté nos demeures pour aller tous nous réfugier au temple, en haut de la colline (la même où réside la vieille Choo). Il a fallu plus de trois mois pour remettre "en ordre". Et encore là, on ne pouvait pas parler de réel village. Ce fut catastrophique.

Et là, il fallait bien sûr que je repense à ma situation (le mot catastrophique m'y a fait revenir, puisque je trouve qu'il la qualifie bien… C'est fou le nombre de liens qu'on peut faire dans notre tête!). Mais j'ai tout de même passé un bon 5 MINUTES à songer à autre chose. Songer… Penser… Ces mots-là m'impressionnent. Ils signifient tellement de choses. Ce sont des portes par lesquelles notre esprit peut s'évader, loin du monde réel. Combien de temps pouvons-nous rester à songer comme ça, sautant d'un événement à un autre (ou d'une catastrophe à une autre, tout dépendant des circonstances, comme c'est le cas en ce moment)… Et le temps file, mais nous ne nous en apercevons pas, trop absorbés dans nos songes. On y est si bien (mais encore une fois, tout dépend ce à quoi on pense, question de contexte). C'est comme la lecture. Elle nous transporte dans un autre univers, futur, présent ou passé. On s'imagine dans la peau de notre personnage préféré, qui est notre idole parce qu'il est soit une version améliorée de ce que nous sommes dans la réalité, soit une personne qui est complètement différente de nous, mais qui ressemble à quelqu'un de notre entourage. Certaines mauvaises langues disent que les gens qui lisent le font parce qu'ils sont incapables de penser par eux-mêmes. Je suis entièrement en désaccord. La preuve est que je lis fréquemment (en anglais et en indonésien) et que je viens de faire un peu plus d'une heure à ne faire que songer (et marcher). Et à me changer les idées (enfin, du mieux que je peux). Parfois, je peux même y passer un après-midi complet. J'adore. Mais comme j'arrive au village dans quelques instants, je devrais remettre la rêverie à plus tard et me concentrer à l'imagination et à la visualisation de la scène qui va suivre dans peu de temps.

Mon cœur commence à battre la chamade lorsque j'entre dans le village. (Je ne sais pas encore ce que je lui dirai). Je me fraye difficilement un chemin parmi la foule qui s'attroupe aux kiosques du marché. (Je ne sais toujours pas ce que je vais lui dire.) En passant, je m'arrête acheter un fruit frais. Cela me donne une raison pour perdre (ou gagner, toujours selon le point de vue) du temps. Je m'assoie sur une pierre entre deux tentes et tente (vocabulaire légèrement redondant, à éviter si je me lance dans l'écriture un jour) de trouver, sérieusement, une façon d'annoncer au capitaine d'un bateau de pirates qu'il a eu un enfant avec une indonésienne, un soir (j'imagine) il y a 16 ans. Dit de cette manière, la tâche me semble impossible à réaliser.

Malheureusement, j'ai vite fini d'avaler le tout. Il me faut continuer ma route. Mais suis-je vraiment obligée de continuer? Qu'est-ce que cela peut changer? Personne ne me force. J'étais bien avant, je n'avais pas besoin de ça. Et lui, mon cher papa, il est pirate donc il va probablement s'en foutre au plus haut point. Et si j'ignore cette nouvelle réalité, qui le saura? Ma mère, Choo… C'est tout? Ah non, Li Ahn. Mais même là. Cela ne les regarde pas. Pourquoi m'en faire pour si peu alors? Pourquoi tout chambouler? Honnêtement, ça ne changera rien. Je rebrousse donc chemin, me dirigeant vers chez ma maison, convaincue de prendre la bonne décision.

Mais voilà que je m'arrête brusquement. J'ai oublié quelqu'un. Quelqu'un qui le sait, et qui ne s'en moque pas, et dont je ne peux pas me débarrasser si facilement. Quelqu'un qui me suivra, et qui me rappellera toujours cet événement. Moi. Je pourrai mentir aux Thang, au village, à l'île, à l'Indonésie entière, à tous les habitants de ce monde, mais je ne pourrai pas me mentir à moi-même. Je peux essayer de me faire changer d'opinion, je peux peut-être m'en convaincre, me faire croire que ce que j'ai fait, c'était pour le mieux, mais je sais qu'une petite partie de moi saura que j'ai tort, et regrettera toujours de ne pas avoir saisi le moment opportun. Je m'en voudrai. Qu'est-ce que j'ai à perdre après tout? Rien. Je refais le petit bout de chemin que j'avais pris, en sens inverse.

J'arrive finalement au port. Il me prend une folle envie d'aller me réfugier sur la plage, histoire de réfléchir encore un peu, question de retarder le moment fatidique. Mais non! Ce ne serait que repousser les difficultés à plus tard, et comme me disait ma mère lorsque je perdais confiance en moi, ce ne serait qu'un signe de lâcheté. Je fais donc deux ou trois pas qui m'éloignent du sentier pour rejoindre la mer. Allons à la taverne. Peut-être sont-ils encore là… Mais là, j'entre par devant ou par derrière à la taverne? Je suis une cliente ou une serveuse, dans cette circonstance? Je n'ai toutefois pas le temps de peser le pour et le contre. Quelqu'un m'interpelle, "malencontreusement" du côté où je me suis formellement interdit d'aller rêvasser une fois de plus, retardant INVOLONTAIREMENT le fameux instant où je me retrouverai face à face avec celui qui m'a si gentiment oublié pendant 16 longues années (et elle se lance dans la poésie mesdames et messieurs!).

"MANILLE!" répète la voix. Je me retourne, trouvant l'occasion comme une bonne excuse pour aller sur la plage. Et je reste surprise. C'est Lanh qui m'appelle. Je n'avais pas reconnu sa nouvelle voix. Je souris. J'avais (presque) oublié qu'il était ici. S'il m'accompagne dans cette épreuve, ce sera sans doute moins pénible. Il est assis sur un rocher sur le rivage en compagnie de deux autres personnes. Je le rejoins, essayant tant bien que mal d'arrêter de trembler et de retrouver ma respiration normale.

"Tu es partie si vite hier que je n'ai pas eu le temps de te souhaiter bonne nuit, me dit-il, l'air légèrement coupable. Mais! Tu as une toute petite mine ce matin! Tu vas bien?

-  Je t'assure, ça n'est rien. Et toi?

-  Tout va bien! Il fait beau, tu es là, Li aussi, manquerait que le petit verre de rhum et ce serait le bonheur parfait.

-  Ah ça, effectivement, vous manquez quelques choses en Asie, fait le compagnon de Li. Ah mais Lahn, ne nous a pas présenté. Tom Scalemore, pour vous servir mademoiselle, dit-il en baisant ma main comme si j'étais une grande dame.

-  Êtes-vous sûr d'être pirate, Monsieur Scalemore?

-  Ne vous laissez pas avoir par ses grands airs, Manille, il est un pirate, comme nous tous!!! Il veut seulement montrer qu'il est descendant de famille noble, répond l'autre pirate, qui est en réalité une femme. Laissez tomber le MONSIEUR long comme mon bras. Tom va faire l'affaire, et Anamaria pour moi sera bien.

-  Eh bien! Heureuse de vous connaître. Et vous, vous pouvez me tutoyer."

La conversation continue entre les trois pirates, au sujet des origines de Tom et d'Anamaria. Heureusement qu'ils ne me demandent pas les miennes, je serais bien embêtée. Comment je vais faire? Qu'est-ce que je vais dire?

"Manille, tu es sûre que ça va? me demande Lanh, l'air réellement inquiet.

-  Oui oui, je vais très bien. J'aimerais parler avec le capitaine Sparrow, est-ce que tu sais où je pourrais le trouver?"

Ils me regardent d'un air étrange. Je ne me demande même pas pourquoi. Ça doit être effectivement bien étrange d'entendre que je désire parler à Jack, lorsqu'on ne connaît pas l'histoire…

"En ce moment même, je n'en ai aucune idée. Il a quitté le bateau tout à l'heure et je ne l'ai pas revu. Et vous?" fait Lanh. Malheureusement, personne ne sait. Mon cœur effectue un petit bond dans ma poitrine. Ça n'est pas de ma faute si je ne lui parle pas, je ne l'ai pas trouvé! (je ne l'ai pas cherché très fort non plus je dois dire…)

"Ah! Il est là, revenant du village! s'exclame Tom, provoquant saut périlleux extraordinaire de mon cœur, suivi d'une chute dans le vide sans filet (effet désagréable).

-  Ah! Merci beaucoup. À tout à l'heure!"

Je pars sous les regards intrigués des pirates. L'angoisse m'envahit de plus en plus. Qu'est-ce que je vais lui dire? (question thème de la journée apparemment.) Je me dirige vers le quai où Jack semble aller lui aussi. Puis, il se retourne vivement vers moi. Je sursaute.

"Tiens, Manille… Je t'attendais plus tôt. Viens trésor, on va bavarder."

Il sait.

Il sait de quoi je veux lui parler, j'en suis sûre. J'essaie de lui sourire et d'avoir l'air neutre, mais cela me demande un effort surhumain, et je doute que le résultat en vaille la peine. Il s'assoit au bout du quai, mais moi je reste debout. Mes jambes tremblent tellement que j'ai l'impression que si je les plie, elles vont céder et je vais me retrouver à l'eau, et disons que j'ai assez fait trempette hier soir…

"Monsieur Sparrow, je…

-  Ne sais pas par où commencer n'est-ce pas? me dit-il, souriant pour se moquer de moi (sûrement du à mon air stupéfait. Pourquoi les gens devinent toujours tout ce que je pense?)

-  Vous n'avez pas tort. Effectivement, je ne sais pas quoi vous dire. Ou plutôt, je sais quoi vous dire, mais je ne sais pas comment. Moi qui dit toujours trop de mots pour ce que j'ai à dire, voilà que je n'en trouve plus un seul.

-  Commences par le début. Comment t'appelles-tu?

-  Émalia Kwoan, répondis-je en soupirant et en roulant les yeux au ciel à la question jugée soi-disant stupide.

-  Et tes parents?

-  Thi Líenh Kwoan.

-  Pas de père? me dit-il, un faux sourire étonné aux lèvres. Il veut me le faire dire.

-  Hem… bien… en fait… hem… c'est, c'est assez complexe comme, hem… situation… Vous, hem… vous connaissiez ma mère… Elle m'a dit hier qui vous étiez… hem…

-  Donc, ton père c'est…

-  C'est…eh bien… hem… c'est…"

Je ne peux pas le dire. Ça ne veut pas sortir. J'en suis incapable. Et lui qui me regarde, prenant plaisir à me voir faire tant d'effort. Je m'assois lourdement et me laisse tomber sur le dos en poussant un énorme soupir. Il sourit d'un air satisfait. Pour me rendre mal à l'aise, c'est réussi.

"Vous ne me facilitez pas la tâche, et en plus, vous faites exprès.

-  Ta réflexion ne m'atteint pas. Continues, je te signale que tu n'as toujours pas fini ta phrase.

-  C'est vous, mon père. Content maintenant?

-  Tu vois, t'en es pas morte, pour 4 petits mots.

-  Peut-être pas, mais si je ne retrouve pas ma respiration bientôt, ce sera le cas.

-  Une autre? Tombes pas à l'eau, ça va être encore MOI qui devrai aller te chercher!

-  Heum… je crois que j'ai manqué quelque chose, je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Jamais vous êtes venu me…

-  Oublies ça, c'est une autre histoire. Alors. Tu dois vouloir savoir l'histoire, non?

-  Je dois vous avouer que ça m'intéresse… étonnant, n'est-ce pas?"

Jack me sourit, laissant voir ses nombreuses dents en or. Non, décidément, il n'a rien d'un père ordinaire.

"  Malheureusement, La Perle part ce soir. Alors, tu peux toujours venir avec nous, tu auras toooouuuus les détails que tu veux avoir. Sinon, tu restes ici, et tu te contentes de la version de ta mère. Seulement, je te garantie pas que la version soit exacte. Savvy?

-  Et, ce voyage, il serait… long?

- On sait jamais trésor. 3 semaines, 3 mois, 3 ans. Tout dépend de la grande bleue…

-  Laissez-moi le temps d'y réfléchir…"

Je me lève en lui adressant un bref sourire. Lui s'allonge sur le dos, un bras sous la tête, l'autre sur son ventre. Dans son cas, la situation n'a pas l'air de l'incommoder plus que ça. Je retourne sur la plage, aller me rafraîchir un peu. Tiens, Lanh  est là! J'avais complètement oublié. Il est seul maintenant. Tant mieux, je n'avais pas envie de parler de toute l'histoire avec Anamaria et Sir Tom Scalemore.

"Aye Manille! Ça va… pas très bien à ce que je vois…"

Je bouge la tête pour dire non. Et je craque sous la pression. Je lui explique tout.  Mais, contrairement à ce que j'attendais,  ses yeux s'agrandissent.

"Tu vas venir en mer avec nous???

-  Je ne sais pas encore. J'hésite. Ça risque d'être long…

-  Ah oui mais c'est tellement génial l'océan! L'horizon à perte de vue. Tu te sens libre, libre comme l'air… Tu dois venir Manille" me dit-il d'une voix douce.

Je peux lire dans ses yeux "s'il te plaît Émalia". Ils brillent. Je lui souris, je ne peux pas m'en empêcher. J'y vais. Tant pis pour la danse, tant pis pour ma mère (elle le mérite), tant pis pour tout. Je pars. Connaître mon père et son monde, comme je l'avais décidé. Ce soir, Émalia Kwoan-Sparrow a rendez-vous avec l'horizon!