Chapitre 2 : Un moment d'égarement
Miss Kenton et Stevens ne se retrouvèrent qu'au dîner, autour de la table avec les autres domestiques. Et comme chaque soir, ils étaient sollicités par les problèmes de la journée et l'organisation du lendemain. Pendant le repas, Miss Kenton jeta de fréquents regards vers Stevens mais ce dernier l'évita délibérément. Agacée par son comportement, puis inquiète, elle mangea et parla peu.
Prise par ses propres problèmes, elle oublia Stevens. Plus tard, elle se rendit compte qu'elle était épuisée. Après s'être assurée que tout irait pour le mieux, elle prit la direction des communs et s'arrêta devant l'office de Stevens. Elle frappa à la porte mais personne ne répondit. Elle hésita un instant puis rentra finalement dans son appartement.
Ils avaient pour habitude de se voir après leurs journées de travail pour faire le point ensemble et bavarder en toute amitié. Même si aucun n'était prêt à l'admettre, ils appréciaient ces moments de calme où ils se retrouvaient seuls autour d'un chocolat devant un bon feu.
Ce soir n'était pas différent et pourtant, Miss Kenton se sentait nerveuse en attendant Stevens. Elle tournait dans le salon en se rongeant les ongles, une habitude détestable qu'elle combattait d'ordinaire. Elle se mit à rire devant cette attitude de collégienne impatiente de voir son flirt et repensa pour l'énième fois à son fol après-midi. Le livre avait tout déclenché de manière innocente. Le regard de Stevens, ses baisers, ses mains, la chaleur de son corps contre le sien, sa réponse enflammée aux caresses de cet homme d'ordinaire si maître de lui… tout lui revint en mémoire avec précision et elle rougit devant l'ardeur de leurs actes. Pour rien au monde à cet instant, elle ne l'aurait arrêté. Il s'était libéré si brutalement que cela lui paraissait à présent surréaliste, à cent lieues du sérieux Monsieur Stevens.
Il y avait chez cet homme quelque chose qu'elle trouvait à la fois très attirant et très irritant. Cette constante réserve cachait une grande sensibilité et certainement une âme torturée. Il semblait ne pas être équipé pour affronter de pareils sentiments. Sa maladresse lorsqu'ils abordaient leurs vies personnelles était touchante. Il craignait toujours d'être indiscret. Il se contrôlait tellement dans tout ce qu'il faisait. Le contrôle, c'était ce qui dirigeait sa vie et c'était aussi ce qui la mettait hors d'elle. Pourquoi diable ne montrait-il jamais ce qu'il éprouvait ?
Elle se remémora leurs relations au début quand il lui avait fallu gagner sa confiance. Il était aussi dur envers les autres qu'envers lui-même et il n'acceptait que la perfection. Il avait remis ouvertement en cause ses compétences et cela avait fini par l'irriter. Elle avait toujours été une femme directe et disait ce qu'elle pensait. Parfois, elle s'en voulait, mais souvent, elle s'en félicitait. Elle l'avait remis à sa place et ils s'étaient affrontés. Elle n'avait rien à se reprocher et faisait parfaitement bien son travail. Il n'avait rien à lui reprocher mais pour le principe, la harcelait, obsédé par sa volonté de tout superviser. Lorsqu'elle lui avait dit un jour qu'elle ne voulait plus lui parler, il avait ri devant sa colère et son attitude mais il avait compris. Depuis cette querelle, il ne l'avait plus critiquée.
Elle savait qu'il l'appréciait pour sa franchise et ses opinions tranchées. Il était de la vieille école et souriait devant la hardiesse de ses paroles. Cependant, il l'écoutait. Il lui arrivait parfois de la taquiner à son tour, mais elle parvenait toujours à retourner la situation en sa faveur sans qu'il en prenne ombrage. Il semblait s'amuser de sa fougue et de sa naïveté. Elle était heureuse de le voir se détendre en sa compagnie, même si le mot " détente " était relatif lorsqu'il s'agissait d'un homme comme lui.
Que fait-il ? Pourquoi n'arrive t'il pas ? se répéta Miss Kenton. Elle commençait à s'impatienter et consulta la pendule. Il était près de dix heures. Il n'était jamais en retard. Elle continua à l'attendre en s'inquiétant.
Stevens écrasa nerveusement son cigare sous son talon et arpenta le pavé en regardant vers la fenêtre éclairée au rez-de-chaussée, celle du salon de Miss Kenton. La jeune femme devait être furieuse à présent. Il l'imaginait tournant en rond dans la pièce et pestant contre lui, en se demandant où il pouvait bien être. Mais il n'avait pas la force. Pas ce soir. Pas après ce qui s'était passé.
Comment avait-il pu perdre son sang froid ? Il avait perdu l'esprit, c'était la seule explication. Le parfum et la douceur des cheveux de Miss Kenton, l'odeur de son savon, son sourire à la fois timide et audacieux... Il serra les poings et chassa les souvenirs de l'après-midi en secouant la tête. Il ne pouvait pas se laisser distraire. Il ne pouvait la laisser s'immiscer dans ses pensées et dans sa vie. C'était impossible. Au risque d'être impoli, il fallait qu'il reprenne ses distances avec elle.
Pourtant, il appréciait son esprit et sa spontanéité, sa fougue et sa gentillesse. Comme la plupart des femmes, elle n'était que contradictions mais il était indéniablement attiré par elle. Depuis combien de temps n'avait-il pas été intime avec une femme? Trop longtemps… Comme il serait doux de la tenir entre ses bras, de respirer son parfum, de caresser sa peau douce, de goûter à nouveau ses lèvres sucrées…
Il appuya son front brûlant contre la pierre froide du mur et ferma les yeux. Il avait la fièvre. Comment pourrait-il seulement l'approcher sans pouvoir la toucher? Comment pourrait-il la regarder sans trahir ses pensées les plus intimes? Et plus généralement, comment pourrait-il l'aimer sans trahir ses préceptes, ce sur quoi il avait bâti toute sa vie?
Oh, dieu, quelle souffrance… mais ses devoirs passaient avant tout. Si servir son maître était au prix de son bonheur avec cette femme, alors qu'il en soit ainsi… Il devait sacrifier Miss Kenton et faire taire ce que lui soufflait son cœur. Il se devait d'être fort et d'ignorer ses sentiments…
L'âme torturée, il prit sa résolution en inspirant profondément et jeta un dernier coup d'œil vers la lumière. Incapable de rentrer et à plus forte raison de dormir, il tourna le dos à la maison et s'enfonça dans la nuit, espérant trouver la paix dans les ténèbres…
Miss Kenton avait fort mal dormi. Lassée d'attendre Stevens, elle était allée se coucher et avait éprouvé les pires difficultés à trouver le sommeil. A présent, elle veillait à l'accomplissement des tâches d'une nouvelle journée et devait préparer le départ de Lord Darlington pour Londres le lendemain.
Tout était calme dans le manoir et chacun veillait à son travail routinier. Elle passa derrière les servantes et vérifia l'état des chambres. Avec l'intendante, elle se chargea de faire le point sur les provisions et dressa une liste pour le marché. La mâtinée se déroula ainsi, immuable. Et Stevens était invisible. Elle le sentait pourtant présent partout où elle passait. A chaque fois qu'elle croisait un couloir, elle jetait un coup d'œil pour voir si elle l'apercevait. Elle essayait bien de ne pas penser à lui, mais dès que ses tâches ne l'accaparaient plus, ses pensées allaient inévitablement vers lui. Où était-il donc?
Après le déjeuner, elle sortit et se rendit dans la roseraie pour se changer les idées. Elle aimait jardiner quand le temps le lui permettait. En arrachant les herbes, elle fit le vide dans sa tête et se concentra sur le nettoyage du parterre et sur la taille des rosiers. Elle ne s'aperçut pas qu'un homme l'observait, dissimulé derrière un if.
Stevens n'avait pas dormi de la nuit. Il n'était rentré qu'avant le lever du jour pour faire un brin de toilette et se changer. Toute la mâtinée, il avait soigneusement évité Miss Kenton et avait changé certaines de ses habitudes au grand dam du personnel. Les majordomes adjoints et les subalternes prirent cela comme une nouvelle lubie de leur responsable pour mieux les surveiller. D'ailleurs, l'humeur de Mr. Stevens s'en ressentit ce matin-là. Bon nombre de réprimandes furent distribuées, certaines avec raison, d'autres sans justifications.
Il n'avait pas déjeuné, préférant se tenir éloigner des cuisines. Pourtant, Stevens savait qu'il ne pourrait indéfiniment fuir la présence de Miss Kenton. Leur travail respectif exigeait qu'ils communiquent entre eux. Il pouvait peut-être envisager de passer par un intermédiaire, Charlie, par exemple. Sur le coup, l'idée lui avait parue excellente, mais à présent, alors qu'il regardait Miss Kenton jardiner, il savait qu'il ne pourrait pas rester à l'écart et refuser de la voir si l'envie de le voir la prenait.
Il la vit se relever et quitter la roseraie. Rapidement, Stevens se dissimula dans le labyrinthe tout proche. Perdue dans ses pensées, Miss Kenton passa près de lui sans le voir et regagna la maison. Au détour d'une allée, elle aperçut Charlie et Lizzie en train de s'embrasser. C'était la seconde fois en deux jours.
"Lizzie! Il me semble vous avoir dit ce matin d'aller épousseter la vaisselle du petit salon. L'avez-vous fait?"
"Non, Miss Kenton."
"Alors qu'est-ce que vous attendez?"
"Oui, Miss Kenton."
Elle disparut vers la maison. Lizzie la regarda s'en aller.
"Qu'est-ce qu'elle a aujourd'hui?"
"Elle s'est peut-être disputée avec Stevens parce que lui aussi est d'une humeur massacrante! Il n'a pas arrêté de nous harceler toute la mâtinée."
"Ils se sont certainement concertés pour nous donner du travail supplémentaire. Ces deux-là ne vivent que par le travail."
"Tu as parlé à Miss Kenton?"
"Pas encore."
"Il faut le faire. Cet après-midi, je vais parler à Stevens."
"Oh, Charlie, je ne sais pas si c'est le bon moment…"
"Mon chou, tu vas aller la voir, tu vas lui expliquer pour nous deux et je suis sûr qu'elle comprendra."
"J'espère."
"Penses à moi. Stevens est tellement imperméable aux sentiments que je me demande si cet homme a un cœur. Ca ne va pas être facile… Mais après, toi et moi, on sera ensemble…"
Il l'embrassa et la captura contre lui. Elle se dégagea en riant.
"Charlie, il faut vraiment que j'y aille!"
"Oui, mon amour, vas-y!"
Elle s'en alla en courant et en lui adressant un baiser de la main. Charlie la suivit en riant et lui retourna son baiser.
Stevens avait observé toute la scène sans entendre les paroles prononcées mais il était clair que ces deux-là frayaient ensemble. Il secoua la tête. Il faudrait qu'il parle à Charlie au sujet de son comportement. Agacé par l'attitude des deux jeunes gens et par autre chose qu'il refusait de considérer présentement, il sortit du labyrinthe et se dirigea vers l'écurie pour donner ses instructions concernant le voyage de Lord Darlington le lendemain.
… A suivre…
