Chapitre 3 : Culpabilités de part et d'autre…
Miss Kenton posa la photo de ses parents sur le bureau quand des coups à sa porte retentirent.
"Entrez."
Ce n'était que Lizzie. Pendant un bref instant, elle avait espéré qu'il puisse s'agir de Stevens.
"Qu'y a t'il, Lizzie?"
"Je veux vous donner mon congé, Miss Kenton."
Miss Kenton regarda la jeune femme avec surprise.
"Oh… Pourquoi?"
"Charlie et moi, nous voulons nous marier."
Cette nouvelle plongea Miss Kenton dans la consternation.
"Oh, Lizzie, avez-vous bien réfléchi?"
"Oui, Miss Kenton."
Miss Kenton chercha à la convaincre de ne pas partir sur un coup de tête.
"Vous vous en sortez très bien. Vous avez une belle carrière devant vous."
"Charlie et moi voulons nous marier."
Miss Kenton soupira.
'Lizzie, j'aimerais trouver les mots… J'ai vu cela bien souvent. Une fille se précipite dans le mariage puis elle est déçue… Vous avez un peu d'argent devant vous?"
Lizzie baissa la tête et haussa les épaules.
"On n'en a pas… Mais on s'en fiche."
"C'est loin d'être facile de vivre pauvre."
Lizzie la regarda avec fierté et détermination.
"On s'aime, Charlie et moi… Qu'est-ce qu'on peut demander d'autre?"
Miss Kenton n'avait aucun argument à lui opposer. Cet événement la renvoyait douloureusement à sa situation avec Stevens.
"Fort bien. Si vous êtes sûre…"
"Merci."
Lizzie quitta la pièce. Miss Kenton la suivit des yeux et lui murmura bonne chance. Elle resta un moment, le regard vague, avant de reprendre la photo de ses parents.
Miss Kenton retrouva Stevens dans la cuisine au moment du dîner. Il se saluèrent brièvement et chacun fit comme s'il ne s'était rien passé entre eux la veille. Mais profondément, Miss Kenton était blessée par la distance et l'indifférence avec lesquelles Stevens la traitait. Ils ne se parlèrent que pour évoquer le travail, et encore, leurs conversations se réduisirent au minimum, tout en étant courtoises. Les domestiques n'y prirent pas garde, heureux de la semaine de diversion procurée par l'absence de Lord Darlington.
Les préparatifs étaient finis et chacun allait pouvoir savourer quelques jours de liberté. Le rythme du travail se ralentirait quelque peu, même si la routine quotidienne exigeait toujours un minimum de rigueur. Le dîner fut donc joyeux ce soir-là et chacun fit part de ses projets. Charlie et Lizzie annoncèrent officiellement leurs prochaines fiançailles. Ils furent chaudement félicités par l'assemblée. Seuls Miss Kenton et Stevens restèrent réservés, conscients des implications de leurs départs.
Les domestiques se retirèrent peu à peu, ainsi que Miss Kenton. Stevens la regarda partir et régla quelques détails avec la cuisinière pour le lendemain. Il prit ensuite la direction de son logement. La journée avait été longue pour lui et il se sentait épuisé. Arrivé devant sa porte, il hésita un instant. Il jeta un oeil vers l'appartement de Miss Kenton et alla finalement frapper à sa porte. Il pénétra dans le salon et resta debout près de l'entrée.
"Miss Kenton, je venais vous souhaiter une bonne nuit."
"Une bonne nuit? Vous ne restez pas?"
"Non, Miss Kenton. Veuillez me pardonner."
Elle resta un instant décontenancée par la brièveté de ses propos et par sa froideur.
"Mais… J'aurai aimé que nous évoquions le départ de Charlie et de Lizzie."
"Est-ce que cela pourrait attendre demain?
"J'aurai cru que c'était un sujet qui vous tenait à cœur…"
"Miss Kenton, je suis réellement épuisé. Remettons cela à demain, s'il-vous-plaît."
"Bien... Pourrais-je juste vous poser une question?
Il hésita un instant avant de répondre.
"Je vous en prie."
"Pourquoi n'êtes-vous pas venu hier soir?"
"Monsieur le Comte m'a demandé de régler un problème à la dernière minute. Cela m'a pris plus de temps que je ne pensais. Il était tard et je ne voulais pas vous déranger."
C'était le premier mensonge qu'il montait de toute pièce. Son honnêteté coutumière se révolta contre ses propos et il se sentit honteux et mal à l'aise. Désireux d'en finir, il fit un pas vers la porte et adressa un sourire poli à Miss Kenton. La jeune femme le regarda, visiblement perplexe.
"Je vois…"
"Bonne nuit, Miss Kenton."
Il s'apprêta à partir quand elle l'interpella une nouvelle fois.
"Monsieur Stevens?"
"Oui, Miss Kenton?"
"Encore une chose. J'ai l'intention de prendre ma journée vendredi. Nous étions bien convenu que je pouvais le faire, n'est-ce pas?"
"Tout naturellement, mais…"
"Je sais que c'est un peu brutal, mais compte tenu du fait que Sa Seigneurie s'absente, je me suis organisée en conséquence. Je m'assurerai bien entendu en revenant que mes instructions ont été suivies."
"Dans ces conditions, je n'y vois aucun inconvénient."
"Merci. Bonne nuit, Monsieur Stevens."
Il resta un moment indécis à la fixer sans réagir, puis comme elle n'ajoutait rien, il quitta la pièce après l'avoir saluée à nouveau.
Stevens rentra dans ses appartements. Titubant de fatigue, il se laissa lourdement tomber sur le lit. Son mensonge avait sapé ses dernières forces et il s'en voulait terriblement de lui avoir mentie. Il passa une main tremblante sur son visage. Miss Kenton réveillait en lui des besoins longtemps refoulés et ignorés. En cet instant, et comme lors de la soirée précédente, il en ressentait toute la puissance. Son corps était secoué de tremblements et de frissons incontrôlables. Il se leva avec difficulté et se traîna jusqu'à la table de toilette. Il versa de l'eau froide dans la bassine et en renversa à côté. Maudissant sa maladresse, il s'aspergea le visage et s'observa dans le miroir. Comme il avait changé! Il n'était plus que l'ombre de lui-même, un spectre au visage défait et aux yeux brillants d'un feu dévorant.
Contrôles-toi… Contrôles-toi…
Il inspira profondément et ferma les yeux pour chasser les pensées qui l'obsédaient : la lueur dans le regard de Miss Kenton et son sourire éclatant quand ils se saluaient le matin ; la fragrance légère de son parfum dans une pièce où elle s'était trouvée quelque temps auparavant ; la douceur de sa voix et son rire malicieux quand elle le taquinait gentiment ; sa fine silhouette marchant devant lui avec cet élégant balancement des hanches et des épaules qui la caractérisait… Il secoua la tête. Il ne pouvait continuer ainsi. Il lui était insupportable de plonger son regard dans le sien, de s'y noyer et d'être près d'elle sans pouvoir la toucher. Il eut un gémissement de désespoir et s'effondra dans un fauteuil en sachant que malgré son état extrême de fatigue, le sommeil ne viendrait pas.
Qu'allait-il faire? Qu'allait-il devenir?
L'équilibre sur lequel reposait toute sa vie était ébranlé par cette femme et par le bouleversement qu'elle provoquait chez lui. Longtemps déjà, il avait décidé d'écarter toute émotion susceptible de perturber la réalisation de son travail et l'atteinte de ses objectifs. Il avait pris la décision de sacrifier sa vie personnelle pour se consacrer corps et âmes à celle de son maître. En satisfaisant les désirs de Lord Darlington, il satisfaisait les siens en tentant d'atteindre ce qu'il appelait "la dignité qui seyait à son rang". Stevens était fier du travail accompli mais ce n'était pas encore suffisant. Il restait tant à faire. Donner le meilleur de lui-même, toujours se remettre en question, rester vigilant, ne jamais s'endormir sur ses lauriers… Tout au long de sa carrière, combien avait-il vu de majordomes qui avaient fini par abandonner, découragés ou démotivés? Stevens ne comprenait pas ce genre d'attitude et l'assimilait à un manque de conscience professionnelle, de la négligence et de la paresse. Jamais il ne laisserait cela lui arriver, il ne se le pardonnerait pas. Il avait tant donné pour sa vocation qu'il se sentait à présent en danger, menacé par le plus inattendu des sentiments.
L'amour l'avait pris au dépourvu, comme c'est souvent le cas. Il avait pourtant veillé à ne pas nouer de relations personnelles. Comment s'était-il attaché à Miss Kenton? Quand avait-il baissé sa garde et l'avait-il laissé pénétrer ses défenses, tel un cheval de Troie? Il l'ignorait précisément parce que cela s'était produit de manière insidieuse. A présent, il ne pouvait que constater les dégâts.
Il avait besoin d'un verre. Il se leva péniblement et ouvrit son cabinet. Il prit la bouteille de scotch et s'en versa une bonne rasade. Il avala le verre cul sec et retourna s'asseoir dans le fauteuil en ruminant ses sombres pensées et en se rendant compte que, quoi qu'il fasse, plus rien ne pourrait être comme avant.
Après le départ de Stevens, Miss Kenton resta soucieuse. Il lui avait menti, elle en était sûre. Le regard du majordome s'était dérobé alors qu'elle le regardait s'expliquer maladroitement. Pourquoi avait-il agit ainsi?
Miss Kenton se leva et fit les cents pas dans sa chambre en se rongeant les ongles. Il était arrivé ce qu'elle redoutait le plus : un revirement de sa part. C'était la seule explication à cette froideur et à cette indifférence nouvelle. Stevens l'évitait. Il ne lui parlait plus et n'osait plus la regarder en face, tellement il était mal à l'aise en sa présence. Elle s'en voulut alors de ce qui était arrivé la veille. Tout était allé trop vite. Elle aurait dû s'en douter : le système de valeurs du majordome était si stricte qu'il devait penser qu'elle s'était comportée comme une traînée en essayant de le séduire. Elle eut soudain honte de son comportement et comprit qu'elle avait fait une erreur en oubliant la moralité de Stevens. Il avait succombé à ses charmes un instant avant de se reprendre. Et maintenant, il prenait ses distances avec elle. Dans son esprit en proie au doute et à la culpabilité, Miss Kenton se conforta alors dans l'idée que cette froideur masquait certainement du mépris pour elle. L'indifférence qu'il affichait n'était destinée qu'à lui faire comprendre que plus jamais on ne l'y reprendrait.
Miss Kenton laissa échapper un sanglot. Elle avait tout gâché. Patiemment, elle avait gagné la confiance de Stevens puis ils avaient bâti ensemble une relation qui reposait sur des aspirations identiques. Tous les deux partageaient la même conscience professionnelle et le même goût pour l'organisation. Peu à peu, ils avaient dévoilé des aspects plus personnels de leurs vies. Leur relation de travail était devenue une relation amicale où parfois la complicité et la tendresse transparaissaient, les comblant tous les deux secrètement de joie. C'était confortable et réconfortant pour chacun d'eux de savoir qu'il ou elle pouvait compter sur l'autre dans les moments difficiles.
A présent, elle avait tout gâché par son comportement inconsidéré. Elle prit conscience que plus jamais les choses ne seraient comme avant. Désespérée par cette révélation, Miss Kenton se laissa tomber sur le lit et se mit à pleurer amèrement, alors qu'elle mesurait l'ampleur de la catastrophe.
… A suivre…
