Chapitre 4 : Handycapé du sentiment.

L'absence de Lord Darlington se fit à peine sentir dans les journées suivantes. Stevens garda une poigne de fer sur son personnel car il tenait à conserver une organisation identique à celle qu'il imposait lorsque le comte était présent. Tout le monde s'interrogea sur les raisons de cette attitude et murmura derrière son dos sans oser affronter le majordome en chef. Tout un chacun avait remarqué l'irritabilité grandissante de leur responsable et l'énergie incroyable qu'il déployait dans son travail. Un seul domestique vint à se plaindre ouvertement et il fut immédiatement renvoyé après avoir essuyé les foudres d'un Stevens en colère. Chacun décida alors de ne plus irriter le majordome despote et de faire ce qui était demandé.

Cet épisode servit de défouloir à Stevens. La tension entre Miss Kenton et lui devenait palpable de jour en jour. Après avoir évoqué brièvement le remplacement de Charlie et de Lizzie, ils se parlèrent de moins en moins. Ils se saluaient froidement le matin et se faisaient porter le plus souvent possible des messages écrits par des intermédiaires. Les domestiques observaient leur manège avec inquiétude et s'interrogeaient sur les causes de leur mésentente. Stevens et Miss Kenton en arrivèrent au point que lorsque l'un voyait l'autre venir à sa rencontre par hasard, il cherchait par tous les moyens à l'éviter. Mais lorsque l'un apercevait l'autre à son insu, il observait longuement ce dernier en catimini avec intérêt.

Miss Kenton en fit malheureusement les frais lorsqu'un matin Stevens la surprit en train de l'observer. Elle avait discrètement suivi le majordome et s'était cachée dans l'antichambre du grand salon. Derrière le vantail de la double porte, elle pouvait l'espionner sans être vue. Du moins le pensait-elle. Stevens était en train de ranger des porcelaines dans une vitrine lorsqu'au bout d'un moment, il s'était retourné et avait regardé sans hésiter dans la direction de Miss Kenton. Elle n'avait pu s'empêcher de sursauter devant l'acuité du regard de Stevens. Elle n'avait pourtant fait aucun bruit. Elle sut à cet instant qu'il savait qu'elle était là et resta pétrifiée, incapable de prendre une décision. Lorsque Stevens ouvrit effectivement la porte et plongea ses yeux pénétrants dans ceux de la gouvernante, elle crut qu'elle allait s'évanouir. Le majordome la dévisageait intensément avec froideur sans prononcer un mot. Miss Kenton perdit toute contenance et balbutia des excuses, terriblement embarrassée. La voix glaciale de Stevens la transperça lorsqu'il s'adressa enfin à elle.

"Miss Kenton, je vous suggère de consacrer toute votre attention à vos tâches sans quoi je me verrai dans l'obligation d'envisager votre renvoi."

Tremblante, Miss Kenton ne put qu'hocher la tête et repartit, accablée de honte. Comment avait-il deviné qu'elle se trouvait derrière la porte? Elle l'ignorait mais le mal était fait. Elle éprouva le besoin d'être seule après cet incident et trouva refuge dans son appartement où les remords l'assaillirent. Elle resta un long moment à se morfondre en se traitant de tous les noms. Elle venait de se ridiculiser et de lui donner une raison de la remettre à sa place. L'abattement fit ensuite place à de la colère et elle retrouva son énergie combative coutumière en décidant qu'elle irait le trouver le soir même pour s'expliquer et renouer le dialogue avec lui. Il ne pouvait pas continuer à l'ignorer et à la traiter ainsi.

Après le dîner pendant lequel ils s'étaient à peine regardés, Miss Kenton attendit Stevens dans le couloir près de son office. Elle arpenta le corridor en se sentant prête à affronter un dragon. Extérieurement, elle était l'image même de la tranquillité et de la patience. Intérieurement, elle bouillonnait, consciente des conséquences que pourrait avoir cette discussion sur son avenir à Darlington Hall.

Stevens déboucha enfin dans le couloir d'un pas alerte. Il ne l'avait pas encore aperçue, concentré qu'il était sur la montre gousset qu'il remontait. Elle le vit remettre l'objet dans sa poche et redresser la tête. Il s'arrêta net en voyant Miss Kenton qui l'attendait les bras croisés, plantée fermement au milieu du couloir. Une expression faite de surprise et de contrariété passa fugitivement sur ses traits. Ils se dévisagèrent longuement pendant des secondes qui parurent une éternité à Miss Kenton. Intérieurement, elle jubila. Il ne pouvait plus reculer.

Il reprit lentement sa marche, le visage à nouveau impassible et s'arrêta à quelques mètres d'elle.

"Miss Kenton?"

"Monsieur Stevens, je souhaiterai vous entretenir de deux points qui ne souffrent aucun retard."

Il ne pouvait se dérober. Il prit une profonde inspiration avant de lâcher finalement un bref :

"Très bien."

Il passa devant elle et ouvrit la porte fermée à clé de son office avant de la refermer immédiatement. Miss Kenton le regarda avec curiosité, intriguée par son comportement.

"Nous serons mieux dans salle commune. Il n'y a personne à cette heure tardive."

Le malaise du majordome n'échappa pas à Miss Kenton. Visiblement, Stevens refusait d'envisager un entretien avec elle dans ce bureau qui était devenu quelques jours plus tôt le théâtre d'une intimité embarrassante. Elle le suivit donc dans l'endroit où se réunissaient les domestiques aux heures creuses de la journée.

La salle commune de Darlington Hall était immense. C'était une partie d'un ancien manège à chevaux dont on avait conservé le caractère équestre. Meublée avec une grande table au centre et des bancs autour, la vaste pièce était dépouillée de tout artifice. Miss Kenton savait par expérience que Stevens aimait ce lieu : elle l'y avait trouvé de nombreuses fois tard le soir, seul en train de fumer un de ses cigares, arpentant le sol en terre battue comme si l'endroit lui appartenait. Qu'aimait-il dans l'atmosphère de cette salle? C'était sans doute la sérénité des lieux avec son caractère presque religieux et sa simplicité qui l'attirait.

En cet instant, cependant, Stevens semblait plutôt nerveux, prêt à passer à la contre-offensive en cas d'attaque. Miss Kenton évoqua soudain l'endroit comme une arène où ils allaient s'affronter face à face. Le majordome en chef resta debout et s'appuya contre la table en croisant les bras sur sa poitrine, contenant à peine son impatience.

"Monsieur Stevens, pardonnez-moi d'être aussi directe, mais tout ceci est ridicule… Nous ne pouvons pas continuer ainsi."

"Je vous demande pardon, Miss Kenton, mais j'avoue que je suis un peu perdu… Qu'entendez-vous par là?"

Il afficha une mine sincèrement confuse. Miss Kenton soupira. Il ne lui rendait décidément pas la tâche facile mais elle ne se laisserait pas intimidée. Fidèle à ses habitudes, elle parla franchement.

"Monsieur Stevens, pourquoi depuis quelques jours, m'évitez-vous délibérément et pourquoi refusez-vous de me parler?"

De manière surprenante, le majordome eut un léger sourire ironique.

"Je ne refuse pas de vous parler, Miss Kenton, sinon je ne serai pas ici."

Elle eut un geste d'agacement et croisa à son tour les bras sur sa poitrine en tentant de rester calme. Il le prenait ainsi, très bien.

"Vous savez parfaitement à quoi je fais référence, alors ne m'obligez pas à me répéter."

"Oh… ça."

"Oui, précisément… ça…"

Stevens resta un moment silencieux. Il se repositionna puis il s'éclaircit la voix avant de répondre sur un ton froid.

"Miss Kenton, je ne pense pas qu'il soit approprié d'aborder ce sujet."

"Il le faut, Monsieur Stevens. Nous ne pouvons pas rester sur un malentendu. C'est pourquoi je souhaiterai en parler pour clarifier les choses. Voulez-vous me fournir une explication à votre comportement?"

"Non."

La réponse tomba comme un couperet, tranchante et froide. Stevens s'était figé et la dévisageait avec intensité, la défiant de poursuivre plus avant sur ce terrain. Miss Kenton releva le menton, déterminée à ne pas se laisser impressionnée. Leurs regards s'affrontèrent. Aucun ne détourna les yeux.

"Pourquoi?"

"Je n'ai pas de comptes à vous rendre."

"Vous m'en voulez, c'est ça?"

"Là n'est pas la question… Miss Kenton, j'ai toujours été très clair à ce propos quand je vous ai engagée : pas de relations proches entre membres du personnel. Ce qui s'applique aux autres s'applique par extension à soi."

Miss Kenton tenta de dissimuler sa déception et surtout le sentiment de rejet qui l'avait envahi à ces paroles. Une règle de conduite, voilà ce qu'il avait trouvé! En même temps, c'était si typique de lui qu'elle aurait ri si elle en avait eu le cœur. Il savait qu'elle savait qu'elle ne pourrait pas le contredire sur ce point. Elle secoua la tête.

"C'est une règle que je comprends mais qui ne nous aide en rien dans la situation présente. Le passé est le passé et nous ne pouvons pas revenir en arrière… Ce qui m'intéresse, c'est de savoir quelle attitude vous allez adoptez…Que comptez-vous faire?… Continuer à m'ignorer? Continuer à ne plus me parler? Je vous préviens, Monsieur Stevens, que je ne quitterai pas cette salle sans que vous m'ayez donné une réponse!"

Le ton était monté. Miss Kenton tremblait à présent de colère contenue. Loin d'être impressionné, Stevens fit calmement un pas vers elle avant de lui répondre.

"Je n'ai aucune autre réponse à vous apporter que celle que je vous ai déjà fournie. Maintenant, si vous tenez à rester dans cette salle, c'est votre droit, quant à moi…" Il passa à côté d'elle et prit la direction des communs. "… Je vous souhaite une bonne nuit."

Devant tant d'entêtement, Miss Kenton se laissa submerger par la rage.

"Et vous ne refusez pas de me parler? De quoi avez-vous donc peur, Monsieur Stevens?"

Il s'arrêta net et se retourna brusquement vers elle. Dans son regard brûla l'éclat d'une fureur qu'il étouffa aussi vite qu'elle était apparue. Calmement, il lui répondit :

"Je n'ai peur de rien, Miss Kenton, ceci est tout à fait hors de propos."

"Vraiment? Craigneriez-vous d'affronter la vérité en face?…"

Miss Kenton s'approcha et se planta devant lui, les mains sur les hanches.

"… Auriez-vous peur de ce que vous ressentez? De l'attirance que vous subissez?"

Un monolithe compact, un bloc de marbre parfaitement poli, voilà à quoi il ressemblait à cet instant en ne trahissant aucune émotion. C'était comme si les paroles de Miss Kenton avaient glissé sur lui sans l'atteindre.

"Comment pouvez-vous présumer de mes sentiments à votre égard, Miss Kenton? Je ne subis aucune attirance. Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que le dévouement que je porte à Lord Darlington passe avant toute chose. Je désapprouve le genre 'd'attirance' auquel vous faites référence pour le bon fonctionnement d'une maison comme la nôtre."

Devant le discours froidement rationaliste de Stevens et le dédain qu'il avait mis dans le mot "attirance", Miss Kenton sentit qu'elle perdait patience et jeta son va-tout.

"Monsieur Stevens, aurai-je rêvé ce qui s'est produit dans votre cabinet de travail? Est-ce que cela ne signifie rien pour vous? Dois-je l'interpréter comme un moment d'égarement?"

"Je me moque de ce que vous pensez, Miss Kenton. Une chose est certaine : si vous aviez un temps soit peu réfléchi avant ce malheureux incident, nous n'en serions pas là aujourd'hui."

Elle resta interloquée. Un malheureux incident? C'était ainsi qu'il qualifiait le plus merveilleux moment d'intimité qu'ils avaient partagé ensemble. Elle prit soudain conscience que ces propos venaient de la blesser profondément et qu'il venait de semer le trouble en elle. Mais ce qui faisait le plus mal en cet instant, c'était qu'il rejetait la faute sur elle alors qu'il avait certainement sa part de responsabilité dans ce qui s'était passé.

"Vous me blâmez? Il me semble que nous étions tous les deux impliqués dans ce 'malheureux incident?"

"Miss Kenton, je crois que vous devriez revoir votre jugement et ne plus sauter hâtivement aux conclusions en ce qui me concerne. A l'avenir, je vous prierai de garder vos distances et de ne plus venir me déranger ou me perturber dans l'exécution de mon travail."

Elle détourna la tête et sentit les larmes lui monter aux yeux.

"J'ignorais que j'étais une telle nuisance pour vous…"

Elle mit tant d'amertume dans ces mots qu'il revint vers elle et s'adoucit.

"Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit… Je souhaite simplement que chacun d'entre nous se concentre sur son travail et que nous gardions nos distances l'un vis à vis de l'autre. Je ne vous éviterai pas ; je vous parlerai en la présence des autres domestiques, mais nos relations s'arrêteront là."

Miss Kenton se sentit soudain vide et lasse, en n'ayant plus qu'une seule envie : être seule et se libérer de la douleur sourde au fonds de son être. Elle baissa la tête, vaincue.

"Si c'est ce que vous souhaitez…"

Stevens resta silencieux, visiblement embarrassé et ne sachant comment prendre congé. Il prit une profonde inspiration et lui souhaita une bonne nuit, puis il quitta la salle; la laissant seule.

A peine eut-il disparu qu'elle éclata en sanglots.

… A suivre…