Chapitre 5 : l'ami de Stevens

Cela faisait maintenant onze jours que le Comte était absent et l'atmosphère à Darlington Hall était toujours aussi enfiévrée. L'armée de domestiques venait de s'étoffer de nouveaux membres en remplacement de Lizzie, Charlie et Daniel, le valet renvoyé. Miss Kenton avait reçu une dizaine de candidates et avait finalement choisi une jeune fille originaire du village qui s'appelait Lucy. A nouveau, Stevens avait eu un regard désapprobateur. C'était un réflexe naturel chez lui d'émettre des objections quant au choix des domestiques, mais il s'était contenu afin de ne pas envenimer une situation déjà difficile et pour prouver à Miss Kenton qu'il avait confiance en son jugement.

Il s'était occupé personnellement du recrutement des deux valets de pieds mais les jeunes gens qu'il avait rencontrés ne lui convenaient pas. Provisoirement, il avait nommé valets, deux jeunes garçons prometteurs mais inexpérimentés. Il passait beaucoup de temps à les instruire. L'un d'eux, un dénommé Michael, lui rappelait beaucoup le jeune homme qu'il avait été. Le majordome sentait que le garçon avait un énorme potentiel et ne demandait qu'à être proprement dirigé. Stevens le prit inconsciemment sous sa coupe et l'encouragea à poursuivre dans cette voie.

Il passa aussi beaucoup de temps à superviser les travaux d'entretien du château. On le voyait partout, promenant sa silhouette nerveuse des cuisines aux écuries, prenant inlassablement des notes sur son calepin. Jamais il n'avait autant recherché la compagnie des autres domestiques. La vérité, c'est qu'il ne voulait pas être seul avec lui-même. Depuis sa discussion avec Miss Kenton dans la salle commune quatre soirs auparavant, il n'arrivait plus à se regarder en face et s'en voulait de son attitude radicale. Il avait cru pouvoir se libérer d'elle et retrouver sa sérénité d'esprit, mais à présent, il s'apercevait qu'il était malheureux.

La pâleur de Miss Kenton le lendemain de cette fameuse soirée l'avait immédiatement frappé. Il avait aussi remarqué le manque d'allant de la gouvernante d'ordinaire si vive et énergique. Quand il lui avait adressé la parole pour les instructions de la journée, elle avait semblé distraite et lointaine. Ce n'était pas la Miss Kenton qu'il connaissait et déjà, il s'était pris à regretter le temps où elle le taquinait et où ils échangeaient parfois un regard complice. Oui, il devait admettre que ces moments rares lui manquaient. Et fait nouveau : s'ils venaient à se croiser, c'était elle qui détournait silencieusement les yeux, presque douloureusement. A chaque fois, le cœur du majordome se serrait dans sa poitrine et un sentiment de culpabilité l'envahissait. Stevens trouva difficile d'ignorer de telles sensations.

Un incident eut lieu le cinquième matin et donna la juste mesure de leurs rapports. Perdu dans ses pensées, Stevens marchait dans le couloir de l'étage, accaparé par un problème d'intendance. Il tourna le coin lorsqu'il heurta par inadvertance la gouvernante qui venait en sens inverse, les bras chargés de draps. Miss Kenton et son fardeau se retrouvèrent au sol. Confus, Stevens s'excusa immédiatement et aida la jeune femme à se relever. Accroupis, ils rassemblèrent ensemble les draps. Le majordome chercha à capturer le regard de Miss Kenton qui s'obstinait visiblement à regarder ailleurs. Volontairement, sa main toucha celle de la gouvernante qui leva alors les yeux vers lui, surprise par son geste. Ils étaient si proches l'un de l'autre, si perdus dans l'instant qu'ils ne réalisèrent qu'après que le temps avait suspendu son vol.

L'expression que lut Miss Kenton dans les yeux de Stevens était sincèrement inquiète. Troublée malgré elle par cette sollicitude et cette proximité, elle ne put s'empêcher de lui adresser pour la première fois depuis une semaine un sourire qui laissa Stevens complètement désarmé et éperdu de bonheur. Le majordome venait de prendre conscience que faire plaisir à Miss Kenton suffisait à le rendre heureux.

Témoin de cet échange silencieux, Lucy, la jeune femme de chambre, était restée immobile derrière eux, elle aussi les bras chargés de draps. Elle les regarda se relever lentement, Stevens inconscient qu'il tenait toujours la main de Miss Kenton dans la sienne, le regard fixé sur celui de la gouvernante. Les yeux du majordome tombèrent finalement sur leurs mains jointes et il retira brusquement la sienne en s'excusant à nouveau, embarrassé. Il s'écarta ensuite pour laisser passer les deux jeunes femmes et regarda la fine silhouette de Miss Kenton s'éloigner. Quand la gouvernante arriva devant la porte de la blanchisserie, elle tourna la tête vers le coin du couloir et le trouva en train de l'observer.

Pris en faute comme un enfant, Stevens s'esquiva rapidement et partit d'un pas alerte, un léger sourire aux lèvres, amusé par sa propre attitude. Il ne s'arrêta que lorsqu'il arriva sur le palier, quand il mesura la force de ses sentiments pour elle. A cet instant précis, il était prêt à retourner vers Miss Kenton, à lui faire des excuses et à laisser parler son coeur. Il hésita et finalement, repoussa cette idée, la jugeant trop téméraire et particulièrement inappropriée à cette heure de la journée.

Cependant, Stevens retourna à ses travaux l'humeur plus légère. Il se rendit d'abord aux cuisines vérifier avec Mrs. Mortimer l'organisation des menus de la semaine à venir, puis dans la salle de billard où il commença à nettoyer le luxueux meuble, lorsqu'il entendit un bruit de sonnettes au dehors. Ce n'était pas celle de la porte d'entrée. Intrigué, il se dirigea vers la fenêtre et aperçut Miss Kenton qui partait à vélo. Il se rappela alors que le vendredi était son jour de sortie. Avec regret, il suivit la jeune femme des yeux alors qu'elle quittait le château. Son enthousiasme retomba et il se sentit las. Il resta un instant perdu dans ses pensées, les yeux dans le vide, et soupira. Toute cette agitation des derniers jours lui semblait à présent futile. Peut-être que lui aussi avait besoin de sortir, ne serait-ce que pour un après-midi? Peut-être que s'il profitait d'une course à faire au village, il se changerait les idées? Il épousseta machinalement le billard et prit sa décision. Il avait donné ses instructions aux domestiques pour le restant de la journée, il pouvait bien s'absenter quelques heures.

Il y avait bien longtemps que Stevens n'avait pas mis les pieds au village. Il s'y promena en prenant son temps, heureux de ces quelques heures de diversion. Il croisa quelques personnes de sa connaissance et engagea plaisamment la conversation avec elles. Il appréciait parfois de badiner ainsi comme il disait. Il s'acheta ensuite quelques livres à la librairie et alla enfin saluer le boucher, George Dickinson, qui était son ami d'enfance. Ensemble, ils se rendirent au pub.

Les deux amis étaient très différents : George était aussi expansif que Stevens était réservé. Dickinson était un solide gaillard au visage franc et promenait son mètre quatre vingt dix avec assurance. Tout le monde l'appréciait. Ancien joueur de rugby, George était un joyeux compagnon qui avait de l'esprit et qui n'hésitait pas à faire partager sa philosophie de la vie. Heureux mari et père de famille, il avait cinq enfants qui faisaient sa fierté. Ses affaires marchaient bien, et comme il le répétait souvent : il avait tout pour être heureux.

Stevens était toujours étonné de voir à quel point les contraires s'attiraient. A l'école, Dickinson avait été intrigué par le jeune Stevens, élève solitaire, taciturne et rêveur. A cette époque, George n'était pas encore le jeune homme à la carrure impressionnante qu'il deviendrait. En fait, il était la risée de la classe parce qu'il était plutôt rondouillard et gaffeur. Une amitié était donc née naturellement entre le solitaire et le souffre-douleur. Stevens et Dickinson étaient devenus inséparables et avaient fait les quatre cents coups ensemble jusqu'à la fin de leur adolescence.

Même si les années d'enfance étaient loin derrière eux et que chacun avait poursuivi sa route, il n'en restait pas moins une solide amitié entre eux. Stevens aimait la bonne humeur constante et le caractère généreux de Dickinson. Ils avaient en commun la même simplicité et l'amour du travail bien fait.

Ils s'installèrent à une table dans un coin après avoir commandé leurs pints de bière et échangèrent les dernières nouvelles du comté et quelques ragots. George savait merveilleusement raconter les histoires et plus d'une fois, le majordome et Dickinson partirent à rire. George était heureux de voir son ami se détendre et s'animer. Il savait que Stevens menait une vie quasi monacale et voyait rarement du monde, enfermé dans son manoir au service de son maître. Parce qu'il le connaissait bien, Dickinson savait que Stevens pouvait être un compagnon agréable et non dépourvu d'humour.

Cependant, un sujet les divisait tous les deux. Dickinson acceptait que son ami puisse se consacrer autant à son métier mais il ne comprenait pas qu'il passe à côté d'une chose aussi importante que la famille. Il savait que Stevens était un solitaire mais il persistait à croire que c'était parce que le majordome n'avait pas encore rencontré la femme idéale. Cloîtré comme Stevens l'était, Dickinson avait quelques doutes quant à un possible changement dans la vie de son ami. Un incident allait pourtant le faire changer d'avis.

Ils bavardaient tous les deux sur les nouveaux aménagements que le maire avait l'intention de faire dans le village lorsque Stevens se tut soudain. Dickinson suivit le regard de son ami et avisa l'arrivée d'un couple dans le pub. L'homme et la jeune femme conversaient en souriant. Ils cherchaient une table. La jeune femme promena son regard dans la salle et croisa celui de Stevens. Une expression de surprise apparut sur son visage. Son compagnon s'en aperçut et regarda à son tour vers le majordome. Avec un sourire, il s'avança vers Stevens, accompagné par la jeune femme.

"Monsieur Stevens! Quelle agréable surprise!"

"Monsieur Benn... Miss Kenton."

Stevens présenta Dickinson. Les deux hommes se serrèrent la main et George fit un compliment à Miss Kenton qui la fit rougir légèrement. Ils restèrent encore à parler un moment ensemble, échangeant des nouvelles, puis Benn et Miss Kenton s'installèrent à quelques tables d'eux.

Dickinson avait observé son ami pendant la conversation : toujours cette maudite réserve, même quand il n'était pas de service. Cependant, cette façon qu'il avait de regarder la jeune femme en disait long sur ses intentions. Maintenant, il était évident que Miss Kenton était plus intéressée par ce Benn que par Stevens. Dickinson eut un soupir et secoua la tête : son "Jimmy" n'avait décidément pas changé.

"Oh, je connais ce regard…"

"Quoi? Quel regard?"

"Jimmy, mon vieux, tu avais cette même expression dans les yeux lorsque tu voulais sortir avec Ellen Garfield et qu'elle était avec ce vaurien de Barnes…"

"Ellen Garfield…"

Stevens eut un petit rire en se souvenant du premier amour de sa vie à quinze ans. Ellen Garfield était la fille du boulanger. Blonde, coquette, elle était extrêmement insolente et attirait tous les regards des garçons du village. Pas étonnant que le timide Stevens n'y ait pas résisté. Avec l'aide de George, Jimmy avait réussi à l'approcher et avait commencé à la fréquenter.

"Son père a failli me tuer le jour où il nous a surpris en train de nous embrasser dans sa grange…"

"Je sais, c'est pour ça que tu ne voulais plus remettre les pieds à la boulangerie après!…"

"Ensuite, elle s'est désintéressée de moi parce qu'elle disait que j'avais peur de son père. Elle faisait tout pour le faire enrager de toute façon…"

Dickinson ne se laissa pas abuser par la tentative de son ami pour l'entraîner vers un souvenir d'enfance.

"Alors comme ça, cette Miss Kenton travaille avec toi?"

"Oui…" Stevens arrêta immédiatement son ami d'un geste. "… George, je n'ai pas envie d'en parler…"

"Allez, mon vieux… Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que cette fille te plaît! Ca fait combien de temps que tu la connais?"

"Trois ans."

"Trois ans!"

Dickinson le regarda avec stupéfaction. Il savait que son ami était quelqu'un de réservé, mais de là à côtoyer une femme pendant trois ans sans lui avouer qu'il était attiré par elle!

"Jimmy, qu'est-ce tu attends pour le lui dire? Tu verras bien comment elle va réagir."

"Je sais comment elle va réagir…"

"Tu as peur d'être rejeté?"

"Non… Tu ne comprends pas… Ce n'est pas elle, c'est moi qui… Enfin, c'est compliqué… Elle travaille pour moi... Et nous sommes en froid en ce moment…"

"Et malgré tout, tu aimerais bien la serrer dans tes bras, hein? Jimmy, si tu ne te décides pas, c'est sûr qu'elle va aller voir ailleurs… Benn a l'air de vouloir profiter de l'occasion. Après tout, elle est plutôt jolie fille et a l'air gentille."

Stevens tourna la tête vers le couple assis à sa gauche. Miss Kenton souriait en écoutant Benn parler. Il n'entendait pas leur conversation mais soudain, il eut l'impression d'étouffer. Il fallait qu'il sorte de cet endroit. Dickinson le vit soudain se lever en serrant les poings et s'inquiéta.

"Jimmy, ça va?"

"Je vais prendre l'air."

"Hé, je ne disais pas ça pour te blesser, je voulais juste t'aider…"

"S'il te plaît, George, à l'avenir, ne cherche plus à m'aider…"

Stevens paya sa bière et laissa son ami planté sur place. Il sortit et prit la direction de Darlington Hall d'un pas rageur.

A l'intérieur du pub, Dickinson resta pensif. Jamais il n'avait vu Stevens réagir aussi vivement au sujet d'une femme. Cette fois, c'est du sérieux… pensa t'il… si seulement tu pouvais t'en rendre compte… C'est tout le mal que je te souhaite, mon ami.

Et il observa attentivement cette jeune femme qui bouleversait la vie de Stevens.

… A suivre…