Chapitre 6 : les malheurs de Stevens

Stevens était furieux.

Et il ne savait pas pourquoi.

Etait-ce l'attitude de Miss Kenton qui l'avait littéralement mis hors de lui ou s'en voulait-il tout simplement de sa naïveté? A ce stade, il manquait de lucidité pour analyser l'origine de cette incertitude qui attisait le feu d'une colère nourrie par des ressentiments et des regrets.

De l'endroit où il se trouvait, Dickinson n'avait rien vu. Stevens, en revanche, était aux premières loges et avait senti son sang ne faire qu'un tour lorsque Benn avait pris la main de Miss Kenton dans la sienne et que la gouvernante n'avait pas protesté. Comment Benn osait-il? Pourquoi ne l'avait-elle pas repoussé? Elle avait agi comme si cela avait été la chose la plus naturelle au monde. Et ce sourire sur son visage…pour cet homme… uniquement pour lui…

Avec un grondement, Stevens tenta de chasser l'image souriante de Miss Kenton. Plus jamais. Plus jamais on ne l'y reprendrait. Plus jamais il ne laisserait ses sentiments prendre le pas sur sa raison. Il allait se forger une armure indestructible et ne laisserait personne l'atteindre.

Stevens longeait un verger lorsqu'il avisa un malheureux épouvantail qui souriait béatement aux oiseaux, un chapeau troué sur la tête. Une envie de se défouler sur quelque chose le tenaillait depuis un moment. Il se dirigea vers le mannequin recouvert de haillons et lui décocha un puissant coup de poing. Imperturbable, la tête en paille continua à sourire jusqu'aux oreilles. Furieux, Stevens se mit à le bourrer de coups en poussant un hurlement de rage. Quand il eut abattu l'objet ridicule, il s'arrêta enfin. Essoufflé, il resta de longues secondes à contempler la forme crucifiée sur le sol.

"Il vous devait de l'argent?"

Stevens se retourna brusquement à ces paroles et oublia de respirer. Assise sur sa bicyclette, Miss Kenton l'observait avec un sourire ironique. Incapable de prononcer une parole, il resta paralysé en se rendant compte qu'elle avait assisté à son accès de colère et surtout qu'il venait de se ridiculiser devant elle. Il se sentit atteint dans son orgueil et se referma immédiatement sur lui-même avec hostilité.

Miss Kenton le vit pâlir et serrer les poings. Les yeux du majordome brillaient d'un éclat dangereux et elle se rendit compte que sa remarque ne le faisait pas même sourire. Elle reprit son sérieux immédiatement, inquiète de la tournure des événements.

"Monsieur Stevens, est-ce que vous allez bien?"

Il ne daigna pas lui répondre. Il reprit sa marche et passa devant elle en silence. Miss Kenton le regarda, à la fois sidérée et agacée par son attitude. Elle roula vers lui et se maintint à sa hauteur en observant le jeu des muscles de sa mâchoire, son visage fermé, son maintien rigide et sa foulée ample et nerveuse. Jamais la gouvernante ne l'avait vu ainsi, aussi prêt d'exploser, et elle ne savait pas comment réagir. Il regardait droit devant lui en l'ignorant complètement.

"Monsieur Stevens, qu'est-ce qu'il se passe? Vous commencez à m'inquiéter."

Il continua à se murer dans le silence. Comment aurait-il pu lui parler sans évoquer l'épisode du pub? Comment pourrait-il seulement lui expliquer l'origine de sa colère? Mieux valait se taire et oublier toute cette histoire.

"James, parlez-moi, je vous en prie…"

Miss Kenton posa la main sur l'épaule de Stevens. Le majordome s'arrêta net et la regarda si froidement qu'elle retira aussitôt sa main, regrettant déjà sa familiarité.

"Je vous demande de me laisser tranquille, Miss Kenton."

Il repartit sans attendre sa réaction. Elle secoua la tête en ne comprenant rien à son attitude. Ce matin, il s'inquiétait pour elle et maintenant, il recommençait à l'ignorer. Elle soupira. Pourquoi fallait-il qu'il y ait deux hommes aussi opposés en lui? Au bout de quelques mètres, Stevens stoppa à nouveau et se retourna vers elle.

"Et arrêtez de me suivre…"

"Mais, Monsieur Stevens, nous allons dans la même direction!"

"Alors, passez devant!"

Il attendit. Elle ne bougea pas. Ils se dévisagèrent de longues secondes. Miss Kenton sentit la colère monter en elle.

"Très bien… Qu'est-ce que j'ai encore fait? Car c'est de cela qu'il s'agit… Qu'avez-vous encore à me reprocher?"

Elle arriva à sa hauteur. Stevens se tut, enveloppé dans sa fierté, ravalant les mots qui les blesseraient tous les deux irrémédiablement, il le sentait. Cependant, son regard n'en demeura pas moins accusateur.

"Vous désapprouvez ma conduite parce que vous pensez que je brise votre sacro-sainte règle en rencontrant un homme charmant …. Je suis peut-être sous vos ordres, Monsieur Stevens, mais je n'ai pas l'intention de vous laisser régir mes fréquentations ou ma vie privée. Elles ne regardent que moi. Maintenant si cela vous dérange, alors excusez-moi d'exister…

Et elle s'éloigna de lui en pédalant. N'en n'ayant pas encore fini avec lui, elle hurla par dessus son épaule :

"Vous connaissez votre problème, Monsieur Stevens? Vous ne savez pas profiter de la vie!"

Il la regarda disparaître dans la descente puis il contempla le paysage devant lui sans le voir. Sa colère était retombée, ne restait plus maintenant qu'une sensation de vide au fonds de lui. Un vide effrayant, redoutable. Il sentit des larmes de désespoir l'envahir à la pensée qu'elle ait eu raison. Il haussa les épaules et un douloureux sourire s'afficha sur son visage. Quelle importance cela avait-il maintenant? Il avait perdu Miss Kenton très certainement. Leurs incessantes disputes attestaient qu'ils n'étaient probablement pas faits l'un pour l'autre.

Perdu dans ses pensées, Stevens reprit la route vers Darlington Hall. Il rentra au manoir et reprit ses activités, passablement déprimé. Les domestiques sentirent qu'il était préoccupé et s'attachèrent à le satisfaire. Il avertit la cuisinière qu'il ne dînerait pas et s'enferma dans son office de bonne heure.

Vers neuf heures, de légers coups à la porte le tirèrent de sa lecture. Il ne voulait voir personne et ne répondit pas en espérant que son visiteur s'en aille. Ce ne fut pas le cas et des coups retentirent à nouveau. De guerre lasse, il invita la personne à rentrer.

Miss Kenton passa la tête par la porte et avisa Stevens assis à son bureau dans la pénombre. Avec un sourire, elle rentra et ferma la porte derrière elle.

"Monsieur Stevens, je vous ai apporté quelque chose à grignoter."

"Je n'ai pas faim, Miss Kenton."

La petite pièce enfumée empestait le cigare. Une bouteille de scotch à moitié vide et un verre rempli trônaient sur le bureau. Elle posa le plateau qu'elle portait et ouvrit la fenêtre sans qu'il proteste devant son intrusion et son initiative. Elle l'observa, sincèrement inquiète de son manque de réaction. Il avait repris la lecture de son journal et un silence oppressant s'était installé. Stevens releva soudain la tête, surpris qu'elle soit encore là.

"Hum… Merci Miss Kenton."

"Monsieur Stevens, est-ce que tout va bien?"

"Oui."

Non, ça na va pas, je le vois bien. Elle se tordit les mains en ne sachant pas comment aborder le sujet sans l'obliger à rentrer dans sa coquille.

"Monsieur Stevens, je voulais m'excuser pour cet après-midi. Je vous ai dit des choses désagréables… alors que vous attendiez d'autres paroles de ma part."

"Miss Kenton, s'il vous plaît…"

"Si si, je vous dois des excuses. Je sais que je vous ai blessé. C'était stupide de ma part. Je ne pensais pas ce que je vous ai dit."

"Restons-en là… avant que nous n'ayons d'autres mots malheureux l'un envers l'autre."

Elle hocha la tête avec véhémence et eut un sourire embarrassé.

"J'aimerais que nous redevenions amis, vous et moi, comme avant que…"

Sa dernière phrase resta en suspens, lourde de signification.

"… comme avant. Vous croyez que c'est possible?"

Il la regarda, déconcerté par sa demande. Elle était visiblement anxieuse, debout devant lui, en se mordant la lèvre inférieure.

"Monsieur Stevens, je vous apprécie énormément et je ne veux pas perdre cette relation privilégiée que j'ai avec vous. Votre amitié est très précieuse pour moi."

"Elle l'est aussi pour moi, Miss Kenton."

Les mots avaient jailli avant même qu'il s'en rende compte et il resta stupéfié devant son aveu. Il se racla la gorge, embarrassé.

"Alors, amis?"

Il hocha lentement la tête. Miss Kenton se fendit d'un sourire de soulagement et s'installa dans le fauteuil.

"Voulez-vous que nous parlions du retour de Lord Darlington?"

"Maintenant?"

"Oui…" Elle se leva brutalement. "Oh, excusez-moi, je vais d'abord vous laisser dîner… Quand vous aurez fini, venez me rejoindre, je vous ferai un cacao, d'accord?"

Miss Kenton sortit avant que Stevens ait eu le temps de prononcer un mot. Il regarda la porte se fermer derrière elle et eut un sourire sans joie. Amis… seulement amis… Mais peut-être que c'était mieux ainsi.

… A suivre…