Chapitre 7 : Guerre et Amour

Avec le retour de Lord Darlington, la vie reprit son cours à Darlington Hall mais l'ambiance y avait subtilement changé.

Stevens s'aperçut dès l'arrivée de son maître que ce dernier s'était refermé sur lui-même et parlait peu. Le majordome en chef connaissait trop bien le Comte pour savoir que Lord Darlington était préoccupé et ressassait de sombres pensées. Stevens le voyait tourner des heures dans sa chambre en robe de chambre, indécis, ou arpenter la bibliothèque, parlant parfois à voix haute sans s'apercevoir de la présence discrète du domestique. En fait, le majordome l'avait déjà vu s'interroger ainsi lorsqu'il y avait eu cette affaire avec les deux jeunes juives, Irma et Elsa, et les répercussions morales qu'elle engendrait. Cela le peinait de voir son maître ainsi torturé, mais jamais il n'aurait osé demander à Lord Darlington les raisons de son inquiétude. Stevens les devinait : il lui suffisait de lire les titres et les entrefilets des journaux qu'il prenait la peine de repasser tous les matins avant de les donner à sa Seigneurie. Tous parlait de l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne et de la menace sur la Pologne. Tous craignait l'appétit grandissant d'Hitler et les dérives fascistes de son régime.

A Darlington Hall, il régna bientôt une atmosphère pesante et recueillie. L'humeur du majordome finit par s'en ressentir. Miss Kenton observa le comportement du majordome avec inquiétude et le trouva plus taciturne et mélancolique que jamais. Il lui était elle-même difficile d'échapper à cette ambiance. C'est pourquoi elle prenait toutes les semaines sa journée et s'attachait à rencontrer des connaissances. Elle partait alors de bonne heure le matin sur sa bicyclette en ne laissant aucune indication, et ne revenait qu'en début de soirée. Stevens ne l'interrogeait jamais sur ses fréquentations ou ses activités, mais plus d'une fois, elle avait surpris une expression de soulagement dans ses yeux lorsqu'il l'accueillait le soir.

Parmi tous ses amis, Miss Kenton continuait ainsi à fréquenter Mr. Benn, le majordome de Sir Geoffrey, qu'elle avait connu dans son précédent emploi. Ils se voyaient régulièrement au pub du village et pouvaient discuter des heures en évoquant leur passé commun, leur travail ou l'actualité. C'était un homme qui n'avait pas peur de dire ce qu'il pensait et qui la faisait parfois rire. Elle considérait d'ailleurs cette rencontre comme une bouffée d'oxygène, elle qui ne voulait pas être étouffée par la morosité du manoir.

Tout naturellement, inconsciemment, elle comparait Stevens et Benn, et là les choses se compliquaient dans sa tête. Les deux hommes étaient très différents de caractère malgré leurs fonctions équivalentes. Benn fonctionnait à l'affectif avec son maître et même s'il était un bon majordome, son organisation n'était pas aussi structurée et précise que celle de Darlington Hall. L'homme était plus ouvert, plus sympathique et n'était pas aussi rigoureux que Stevens. Cela aurait pu être une qualité si Miss Kenton ne s'était pas rendue compte que c'était justement la rigueur et la conscience que son supérieur mettait en toute chose, qui l'attirait.

Plus d'une fois, elle s'était surprise à penser qu'elle préférait Stevens. En sa présence, son cœur battait plus vite et elle devenait nerveuse. Un seul regard de cet homme et elle avait envie de refaire le monde. Stevens savait s'attacher une loyauté et dégageait une énergie positive. Plusieurs fois, elle avait envisagé son départ de Darlington Hall sans réellement pouvoir s'y résoudre. Elle imaginait la réaction du majordome : il ne tenterait certainement pas de la retenir, à peine exprimerait-il son regret de la voir partir… mais son regard azur le trahirait. Elle y lirait de la tristesse et du désarroi. Pour s'en convaincre, il lui suffisait de se souvenir des paroles de Stevens dans le " Salon des Petits Plats " lorsqu'ils avaient engagé Lizzie. Involontairement, il lui avait confié à contrecoeur qu'elle comptait beaucoup pour lui et que leur amitié lui était chère.

Miss Kenton devait s'avouer à ces moments là qu'elle ressentait plus que de l'admiration pour le majordome de Darlington Hall et qu'elle était fière de servir sous ses ordres. Très vite, lorsqu'ils évoquaient ensemble Stevens, Miss Kenton s'aperçut que Mr. Benn partageait son point de vue et considérait Stevens comme un "vrai professionnel", à la vocation née. Cependant, il regrettait tout comme elle qu'un homme de cette trempe s'efface derrière les faits et gestes de son maître sans broncher.

C'était cette passivité qui révoltait le plus souvent Miss Kenton. Elle savait que le travail de Stevens était toute sa vie et passait avant tout. Cependant, cette détermination était soumise à rude épreuve. Elle se rendait à présent compte en observant le majordome en chef de Darlington Hall qu'il était affecté par les événements même s'il n'en disait rien. Progressivement, ils avaient repris tacitement leurs réunions après le dîner autour d'un chocolat. Evoquer leurs journées de travail était devenu presque secondaire lors de ces rares moments de détente. La gouvernante tentait d'apporter un peu de chaleur à un Stevens qu'elle voyait déprimé et confus. Ce dernier la remerciait toujours d'un sourire. Elle finit aussi par remarquer qu'il retardait de plus en plus son départ et qu'il lui arrivait de rechercher sa compagnie dans la journée.

C'est ainsi qu'un après-midi, il l'accompagna jusqu'à la roseraie. Miss Kenton commença délicatement à aborder avec lui le sujet de la réunion secrète qui s'était déroulée la soirée précédente. Jusqu'à présent, elle ne s'y était pas trop risquée, sachant qu'il pourrait la remettre froidement à sa place. A sa grande surprise, il la laissa continuer. Elle poursuivit donc.

"Je m'inquiète sincèrement de la tournure des événements, Monsieur Stevens. Deux des plus grands dignitaires du royaume, Lord Halifax notre Premier Ministre, et notre Ministre des Affaires Etrangères passent la soirée ici avec des amis de Sa Seigneurie. La sécurité est partout. Le mystère est total. De son côté, Lord Darlington voit régulièrement des diplomates allemands. Que peuvent-ils donc tous se raconter?"

"Je l'ignore, Miss Kenton."

"Je lis comme vous les journaux. Les nouvelles de l'étranger ne sont pas bonnes. Nous allons vers la guerre, Monsieur Stevens, je vous le dis."

"Voyons, Miss Kenton, Sa Seigneurie et ces Messieurs feront tout pour qu'on n'en arrive pas à cette extrémité."

"Vous est-il arrivé de vous demander si l'avis de Sa Seigneurie comptait et qu'on l'écoutait?"

"Miss Kenton, je suis sûr qu'on l'écoute. Rappelez-vous cette conférence internationale il y a quelques années."

"Cet Américain, Mr. Lewis, je crois… il a dit que Lord Darlington était un amateur…"

"Il ne faut pas écouter les sornettes de ces… yankees…"

Miss Kenton eut un sourire. Ce mot sonnait étrangement faux dans la bouche de Stevens.

"Je veux dire : et si cet américain avait raison? Si Lord Darlington se trompait?"

"J'ai confiance en la clairvoyance de Sa Seigneurie."

"Le croyez-vous? Monsieur Stevens, j'ai peur qu'il ne soit aveugle et qu'on l'utilise bien malgré lui."

"Qu'est-ce qui vous fait dire cela?"

"Sa Seigneurie est la bonté même. C'est un gentleman au sens noble du terme. Ses intentions sont sincères mais ses "amis" allemands utilisent cet instinct typiquement britannique à leurs avantages contre lui. Nous sommes dans une nouvelle époque. Les choses changent. Les hommes aussi. Je pense que Lord Darlington est manœuvré et qu'il l'ignore."

Le majordome, fidèle à son habitude, resta réservé, mais Miss Kenton sentit qu'il hésitait et qu'il voulait se libérer d'un poids. Elle ne chercha pas à le forcer à parler, sachant qu'il s'exprimerait quand il le jugerait bon. A cet instant, elle cherchait surtout à lui apporter une oreille compatissante tellement elle le sentait perdu. Il lâcha finalement :

"Mr. Cardinal m'a dit à peu de choses près la même chose il y a quelques temps."

"Et vous ne l'avez pas cru?"

"Non."

"Monsieur Stevens, je comprends votre désir de rester prudent en cette matière mais vous voyez des choses, vous devez bien avoir une opinion?"

Elle commença à couper quelques roses. Stevens resta silencieux un instant et l'observa, penchée sur les rosiers. Finalement, il soupira.

"Voyez-vous, Miss Kenton, j'ai longtemps considéré que ma position ne me permettait pas de montrer de curiosité pour ce genre de questions. Du moins, c'est ce que je me disais, jusqu'à très récemment… J'ai longtemps cru qu'il était de mon devoir de ne pas porter de jugements, que ce n'était pas de mon ressort, que cela me distrayait de mon travail…" Il eut un petit rire et regarda le bout de ses chaussures. "C'était une fausse excuse, je pense…"

"Vous êtes inquiet depuis le retour de Lord Darlington."

"Je m'inquiète pour lui, c'est vrai. J'aimerais l'aider, mais je ne suis pas en mesure de faire quoi que ce soit…"

Il eut un geste impuissant. Miss Kenton fut étonnée et ne sut quoi dire. Le regard de Stevens tomba finalement sur le panier à ses côtés. Machinalement, il saisit une rose et la fit tourner entre ses mains en se perdant dans la contemplation de sa forme parfaite et de sa couleur pourpre. Elle tenta de le rassurer.

"Monsieur Stevens, le fait que Sa Seigneurie pense une chose et que vous en pensiez une autre, ne doit pas vous perturber. Vous êtes toujours son loyal serviteur. Cela ne remet pas en cause la qualité de vos services."

"Mon travail s'en ressent, Miss Kenton. Je suis préoccupé, distrait... Par exemple, je suis là à bavarder avec vous alors que de nombreuses tâches m'attendent…"

Il se rendit immédiatement compte de sa maladresse et rougit.

"… Excusez-moi, je n'aurai pas dû vous dire cela."

Miss Kenton ne l'avait jamais vu aussi désemparé. Elle posa une main sur le bras de Stevens.

"Monsieur Stevens, je suis votre amie et cela me peine de vous voir malheureux… Ne culpabilisez pas. Vous avez besoin d'en parler…

Elle lui adressa un sourire rassurant et reprit :

"… Lord Darlington est un homme sensé. Il s'inquiète de ce qui arrive. Il s'interroge. Il finira par prendre conscience qu'on le manipule. Le jeune Monsieur Cardinal lui en a déjà parlé."

Stevens secoua doucement la tête.

"Sa Seigneurie a refusé de l'écouter."

"D'autres voix s'élèveront. Il finira par les entendre."

"Il sera peut-être trop tard. Comment lui faire comprendre avant d'en arriver là?"

Elle soupira.

"Je ne sais pas… Nous nous heurtons aux convictions profondes d'un homme qui a fondé sa vie sur le respect qu'on doit accorder aux vaincus en tant que vainqueur. Remettre en cause ce système de valeurs est une tâche délicate. Il faut argumenter, apporter des preuves. Notre attitude n'est basée que sur une intime conviction qu'il s'agit d'une manipulation. De plus, vous avez raison sur un point : ce n'est pas notre rôle d'aborder ce sujet avec Sa Seigneurie."

Stevens baissa la tête et contempla la rose.

"J'en viens à souhaiter qu'il fasse preuve de bon sens et se rende à l'évidence. Mais les amis de Sa Seigneurie se leurrent entre eux. Qui pourra leur ouvrir les yeux?"

"Les événements finiront par nous donner raison, Monsieur Stevens, vous verrez."

"La guerre et son lot d'horreurs… Pourquoi faut-il en arriver à cette extrémité?"

La question était purement rhétorique et Miss Kenton ne répondit pas. Il décida de changer de sujet pour alléger l'atmosphère. Il eut un léger sourire, le premier depuis longtemps et reprit :

"Je vous félicite, Miss Kenton. Vos roses sont splendides."

"Merci, Monsieur Stevens."

"Comment faites-vous?"

"De la patience, beaucoup d'entretien… Je leur parle aussi."

"Vous leur parlez? Allons, vous vous moquez de moi…"

"Pas du tout, je suis sérieuse. Il faut leur parler doucement. Il faut qu'elles soient cajolées, qu'elles se sentent rassurées… Les plantes sont comme les êtres humains… Elles ont besoin d'amour pour s'épanouir."

Un long silence, puis il plongea son regard dans celui de Miss Kenton et lui tendit la rose.

"Cette rose, dont la robe pourprée s'embrase au soleil, réchauffe mon coeur d'une douce chaleur. Son parfum envoûtant et son teint éclatant sont aux vôtres pareils. En gage de mon profond respect, veuillez accepter cette beauté de la nature…"

Elle accepta le présent en rougissant et l'observa, surprise.

"Monsieur Stevens, je ne vous savais pas poète."

Il haussa les épaules et inclina la tête sur le côté en affichant un petit sourire.

"Les roses ont toujours été une source d'inspiration au fil des siècles."

"Je pensais que c'était l'amour qui motivait les poètes?"

"N'est-ce pas au fonds la même chose, Miss Kenton?"

La gouvernante n'en crut pas ses yeux. Il était en train de flirter avec elle! Et même davantage. Comme il avait changé au fil de ces quelques semaines, il s'ouvrait enfin! Où était donc passé le très secret Monsieur Stevens? Elle resta un moment émerveillée devant l'expression candide de son visage puis fit un pas vers lui.

"Monsieur Stevens, se pourrait-il…?"

"Oui, Miss Kenton?"

"… que nous soyons enfin arrivés à nous entendre sur un point?"

Il éclata de rire. Miss Kenton fut surprise par la chaleur et la richesse de ce rire et elle l'imita. Quand ils reprirent leur sérieux, ils restèrent de longues secondes perdus dans la contemplation mutuelle de l'un et de l'autre. Miss Kenton fit un nouveau pas vers lui. Ils se touchaient presque, mais il ne fit aucun mouvement vers elle. Une délicieuse tension s'installa entre eux. Il se contenta de l'observer mais son regard était à présent empreint d'une tendresse qu'elle se remémora avoir vue lors de leurs premiers baisers dans son office.

"Miss Kenton, que faites-vous vendredi prochain?"

Il savait que c'était son jour de sortie.

"Pourquoi cette question?"

"Je pensais vous emmener pique-niquer."

"Pique-niquer?"

Elle n'en croyait pas ses oreilles! Il hocha la tête, appuyant sa proposition d'un sourire charmant. Elle réfléchit et se figea soudain en se rappelant qu'elle voyait Tom Benn ce vendredi. Elle se troubla, contrariée et indécise. Il s'inquiéta devant son expression.

"Qu'y a t'il?"

"Je suis désolée, je ne peux pas vendredi. J'ai pris malheureusement d'autres dispositions."

Le visage de Stevens exprima un profond regret et se referma. Il se détourna d'elle et reprit ses distances. Miss Kenton se fustigea intérieurement.

"Monsieur Stevens, ce n'est que partie remise…"

Il eut un bref sourire pour tenter de masquer sa déception mais elle ne fut pas dupe.

"Bien sûr…" Il prit une profonde inspiration. "… Si vous voulez bien m'excuser, Miss Kenton, je vais retourner travailler. Merci de m'avoir consacrer un peu de votre temps…"

"C'est toujours un plaisir de bavarder avec vous, Monsieur Stevens."

Il s'inclina légèrement et s'éloigna d'elle rapidement. Elle le regarda partir avec tristesse. Comment réussissaient-ils à être aussi mal accordés dans leur timing? C'était un mystère pour elle. Elle soupira. Elle se trouvait à présent dans une situation singulièrement compliquée. D'un côté, Benn ne lui avait jamais caché son attirance. Elle ne l'avait jamais repoussé et ne lui avait jamais manifesté d'indifférence. Et de l'autre, Stevens… l'imprévisible Stevens… Elle eut un petit rire. Cet homme allait la rendre folle.

… A suivre…