Chapitre 8 : tel est pris qui croyait prendre…

Stevens jubilait intérieurement. Miss Kenton était dans une impasse.

Penchée au-dessus de l'échiquier, la gouvernante se triturait les méninges pour tenter de trouver une solution. Seuls les craquements des bûches dans l'âtre venaient rompre le silence pesant. La partie était commencée depuis plus d'une heure et ils n'avaient échangé aucune parole, se contentant de jouer et de se lancer de longs regards après chaque coup.

En pleine concentration, Miss Kenton était un enchantement pour l'oeil. Stevens l'observait intensément, s'imprégnant littéralement de chacune de ses expressions. Quand elle fronçait les sourcils, elle arborait un air grave et studieux qui le ravissait. Elle se mordait aussi inconsciemment la lèvre inférieure et ses yeux s'agitaient dans tous les sens en imaginant les mouvements de ses pièces. Quand elle trouvait une solution, ses traits se détendaient et ses yeux s'illuminaient. Il ne se lassait pas de la voir exécuter le même rituel quand c'était son tour de jeu.

Mais cette fois, elle n'avait pas le choix : elle allait devoir sacrifier sa reine si elle voulait temporairement sauver la tête de son roi…

L'idée lui déplaisait visiblement et elle n'arrivait pas à se résoudre à l'inévitable. Miss Kenton leva les yeux vers Stevens, révélant un mélange de colère et de dépit. De son côté, il tenta bien de cacher sa jubilation sous un masque d'impassibilité mais ses yeux le trahirent…

Miss Kenton aperçut l'étincelle moqueuse dans son regard et se mit pour le coup à le détester. Il pouvait parfois être tellement arrogant que l'envie de le gifler devenait alors irrésistible. Elle se força à se calmer pour considérer la situation avec froideur. Elle n'avait pas dit son dernier mot : elle disposait d'arguments pour le moins… désarmants. Si elle devait sacrifier sa reine, qu'au moins, elle ne lui rende pas la tâche facile pour la suite…

Elle s'empara lentement de son fou et le déplaça de quelques cases dans sa diagonale…

Stevens la regarda faire et lui jeta un coup d'œil curieux. Elle lui retourna un visage innocent que niaient deux yeux pétillants de malice.

Il gigota brièvement sur sa chaise, partiellement décontenancé par ce coup audacieux. Il essaya de comprendre la manœuvre de la jeune femme, s'attendant à tout de la part de la gouvernante. Au bout d'un instant, il releva des yeux interrogateurs et surprit le léger sourire ironique de Miss Kenton. Nonchalamment appuyée sur un coude, elle semblait le dévisager avec insistance depuis un moment.

Gêné de cette attention soudaine, Stevens se racla la gorge et tenta de reprendre le fil de la partie. Sans succès. Il sentait le regard de la gouvernante peser sur lui. Il releva encore les yeux et la trouva perdue dans sa contemplation, un sourire mutin aux lèvres. Il retourna son attention vers l'échiquier en tentant de se concentrer sur les pièces. A nouveau, il gigota nerveusement et prit une profonde inspiration pour chasser son trouble. Il prit alors conscience qu'il faisait tout à coup très chaud dans la pièce. Totalement déconcentré, il jeta machinalement un regard vers le feu qui se mourait dans l'âtre et tenta d'ignorer la véritable origine de ce brusque changement de température.

Miss Kenton savourait le malaise grandissant du majordome. Cet homme de nature introvertie, qui se cachait derrière un masque d'indifférence, était en train de perdre ses moyens sous ses yeux. L'impression fut confirmée par le geste du majordome qui défit maladroitement le col de sa chemise. Il lui jeta ensuite un regard beaucoup moins assuré que précédemment et se racla encore la gorge.

Stevens regardait à présent l'échiquier sans le voir. Il n'arrivait pas à se concentrer plus de cinq secondes et des pensées incohérentes surgissaient dans son esprit. Son cœur s'était mis à battre de manière incontrôlée et le sang battait à ses tempes. Que lui arrivait-il donc? Il éprouva brièvement de la colère devant cette faiblesse qu'il ne comprenait pas. Un véritable sentiment de panique s'empara de lui lorsqu'il aperçut la main gauche de Miss Kenton caresser de manière absente les pièces qu'elle lui avait prises. Stevens n'osa pas relever les yeux, de peur de croiser le regard innocent de la jeune femme. A quel jeu se livrait-elle avec lui? Pourquoi et comment pouvait-elle le mettre ainsi à la torture?

Miss Kenton vit le majordome se raidir et commencer à trembler. Des gouttes de sueur perlaient à son front. La jeune femme se demanda brièvement si elle n'allait pas trop loin et regretta immédiatement son attitude provocatrice. Elle s'apprêta à lui parler, mais n'en eut pas le loisir car il se leva brusquement, renversant par la même l'échiquier, et se précipita vers la fenêtre qu'il ouvrit avec un craquement sinistre.

Les mains crispées sur le rebord, Stevens respirait lourdement en tournant le dos à Miss Kenton. La gouvernante le regarda, surprise et bouleversée. Elle se leva et s'approcha de lui, mue par un sentiment qui la dépassait. Elle tendit la main et lui toucha l'épaule. A ce contact, elle le sentit tressaillir.

"James?…"

Stevens ferma les yeux et ne put réprimer un frisson. C'était la seconde fois qu'elle l'appelait par son prénom. Elle avait une façon si tendre de le prononcer que c'était comme un baume apaisant sur une blessure à vif.

"James, est-ce que ça va?"

La voix de Miss Kenton était sincèrement inquiète. Stevens n'était plus trop sûr à présent si l'attitude de la gouvernante avait été intentionnelle ou dictée par les échecs. La partie s'était subtilement déplacée sur un autre terrain : celui de la séduction. Depuis quelques temps déjà, ils se livraient tous les deux à un étrange ballet qui avait ses propres codes avec des regards appuyés, des sourires, des plaisanteries et des insinuations innocentes, de charmantes attentions… Jusqu'à maintenant, cela avait été plutôt plaisant et distrayant. Mais ce soir, Miss Kenton avait pris Stevens au dépourvu en allant beaucoup plus loin.

"C'est… la chaleur… Juste un malaise qui va passer, Miss Kenton..."

Il eut honte de sa réaction et eut un petit rire nerveux pour masquer son embarras.

"… d'ailleurs, je me sens déjà beaucoup mieux…"

A contrecoeur, il se tourna vers elle. Dans ses yeux bleus, Miss Kenton lut le même tourment que le jour où elle lui avait pris le livre des mains. Elle le sentit instinctivement sur le point de lui dire quelque chose d'important et retint sa respiration. Qu'allait-il lui dire? Allait-il se déclarer?

Stevens sentait que c'était le moment propice pour lui avouer ses sentiments mais les mots se serraient dans sa gorge. Il ne pouvait pas parler. En proie à un maelström d'émotions et de pensées contradictoires, au bord de la panique, il finit par lâcher en balbutiant:

"Il vaudrait mieux en rester là pour ce soir…"

La gouvernante et le majordome s'observèrent en silence sans bouger. Miss Kenton recula finalement en hochant la tête, déçue.

"Je crois que c'est préférable en effet."

Stevens aperçut fugitivement la déception dans le regard de la gouvernante avant qu'elle se détourne de lui. Impulsivement, il lui attrapa le bras.

"Miss Kenton…"

Elle se retourna avec curiosité vers lui, l'espoir renaissant en elle. Peut-être qu'il allait finalement se décider…

"… Je suis désolé."

Et ce fut tout.

La gouvernante observa sans un mot Stevens. Elle sentit soudain de la colère monter en elle. Elle en avait assez. Elle perdait son temps à attendre en vain une déclaration qui ne viendrait certainement jamais. Cet homme était insaisissable, trop compliqué. Son comportement était une énigme pour elle et elle était fatiguée d'essayer de comprendre ce qu'il voulait. Elle faisait un pas en avant, il reculait de deux. Même en le poussant à bout, il n'arrivait pas à exprimer ce qu'il ressentait.

Les yeux de Miss Kenton tombèrent sur la main de Stevens toujours posée sur son bras. Stevens suivit son regard et retira précipitamment sa main comme s'il s'était brûlé. Cette fois, lorsque le regard de Miss Kenton croisa celui de Stevens, il était dépourvu de toute chaleur. De manière neutre, elle lui souhaita une bonne nuit et prit congé.

Stevens resta immobile quelques instants. Il ne sentait plus rien. C'était une sensation étrange après le tourbillon affectif qu'il avait subi quelques instants plus tôt. On aurait dit un boxeur groggy. Aucune réaction. Aucune révolte.

Enfin, il finit par s'appuyer contre le mur et se prit la tête à deux mains en gémissant. Qu'est-ce qui n'allait pas avec lui? Bon sang, il était sur le point de le lui dire! Et puis il s'était bloqué… incapable d'aligner une pensée cohérente, incapable de faire une phrase, de dire tout ce qu'il ressentait pour elle… de la prendre même dans ses bras. Et ce vide sidéral qui l'effrayait tant… La peur l'envahit soudain et il ne put étouffer un sanglot de désespoir.

Il se laissa glisser contre le mur et resta longtemps là, assis sur le parquet, sans sentir les larmes qui coulaient inexorablement sur ses joues …

… A suivre…