Chapitre 9: le cauchemar continue…
La préparation de la réunion improvisée de Lord Darlington avec des dignitaires allemands permit à Stevens d'oublier ses malheurs et de ne pas s'apitoyer sur son sort. Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit et s'était concentré toute la journée avec une énergie folle sur l'organisation de cette soirée qui devait rester secrète. Il s'y impliqua donc personnellement, renvoyant le personnel superflu. C'était surtout la seule façon qu'il avait trouvé pour éviter de penser à son désastre avec Miss Kenton.
Dans la soirée, tout était prêt et Stevens attendait avec impatience les mystérieux invités. Il portait sa tenue des grands jours. Si son humeur avait été plus joyeuse, il n'aurait pas manqué de remarquer avec fierté dans son miroir combien elle mettait en valeur sa personne et combien il paraissait distingué et élégant. C'était la seule coquetterie qu'il s'autorisait parce qu'elle rejoignait son souci du détail professionnel : un vrai majordome était toujours tiré à quatre épingles et impeccable.
Sur les coups de sept heures, une coup de sonnette retentit. Stevens l'entendit de l'office et se demanda qui cela pouvait bien être : il n'attendait personne avant dix heures… Quand il pénétra dans le hall, il aperçut le jeune Monsieur Cardinal, le filleul de Sa Seigneurie, qui se déshabillait en s'adressant au valet venu l'accueillir. Stevens l'apostropha :
"Bonsoir, Monsieur."
"Stevens! Comment allez-vous?"
"Très bien, Monsieur."
"J'ai cafouillé dans mon emploi du temps. Pensez-vous que Sa Seigneurie puisse m'héberger?"
"Je la préviens de votre arrivée."
"Merci…"
Cardinal avisa la tenue de Stevens.
"… Rien de spécial ce soir, j'espère?"
"Des messieurs viendront après le dîner."
"Oh, je vois. Je me ferai tout petit. J'ai mon article à écrire."
"Vous êtes à l'heure pour dîner."
"J'espérais bien… Comment va mon parrain?"
"Très bien, Monsieur. Voulez-vous un rafraîchissement?"
"Je prendrai un whisky, merci… Qui attend-il?"
"Je ne saurais vous le dire."
"Aucune idée?"
"Pas la moindre."
"Mieux vaut me faire tout petit alors."
"Je pense que c'est une bonne idée, Monsieur."
Stevens détestait les visites impromptues et même si la présence de Cardinal n'était pas malvenue, elle bouleversait quelque peu la planification de la soirée. Il mena le jeune homme au salon et lui prépara son cordial. Il s'en alla ensuite prévenir Lord Darlington, puis la cuisinière qu'un couvert supplémentaire serait nécessaire à table ce soir. En passant devant la porte de Miss Kenton, il hésita un instant. Il devait pourtant la prévenir.
Assise devant le feu, Miss Kenton fut surprise d'entendre frapper. C'était son jour de repos et elle n'espérait aucune visite surtout avant son départ. Ce soir, elle devait voir Tom… et lui donner une réponse. Elle invita son visiteur à entrer.
"Miss Kenton, Monsieur Cardinal vient d'arriver à l'improviste. Il va lui falloir sa chambre habituelle."
"Je m'en occuperai avant de sortir."
"Vous sortez?"
"Effectivement. On est vendredi."
"Bien sûr, j'avais oublié."
Il fut contrarié pendant un bref instant. Miss Kenton s'en aperçut et l'arrêta.
"Est-ce un problème?"
"Non, non… On attend de la visite, mais cela ira."
"Nous sommes bien d'accord que vendredi est mon jour de sortie. Mais en cas d'urgence…"
"Non, non, c'est parfait. Nous ferons avec. Merci de votre aide…"
Il se détourna d'elle et s'apprêta à sortir. Miss Kenton le rappela.
"Monsieur Stevens…"
"Oui, Miss Kenton?"
"J'ai quelque chose à vous dire…"
Elle paraissait embarrassée, ne sachant visiblement pas comment aborder le sujet qui lui tenait à coeur.
"Mon ami… l'homme que je rencontre ce soir… Monsieur Benn…"
A ce nom, Stevens sentit un sentiment l'envahir. De la jalousie brutale, aveugle, qu'il tenta d'étouffer… en vain.
"Il m'a demandé de l'épouser."
Le cœur de Stevens manqua un battement et le monde s'écroula autour du majordome alors qu'il prenait conscience des paroles de la jeune femme. Le temps se suspendit. Miss Kenton poursuivit avec hésitation en se tordant les mains:
"J'y réfléchis…"
"Je vois…"
Le visage de Stevens était livide et il regardait Miss Kenton comme s'il n'en croyait pas ses oreilles.
"Il part dans l'ouest du pays dans un mois…"
Toujours sous le choc, Stevens ne put qu'approuver avec absence.
"… Je veux y réfléchir encore…Je tenais à vous le faire savoir…"
'Tu es en train de la perdre… tu es en train de la perdre… Dis quelque chose, bon sang, dis quelque chose! Empêches-là de faire une erreur qu'elle regrettera et que tu regretteras toute ta vie' lui hurlait son esprit.Mais il n'arrivait toujours pas à s'exprimer. Même si extérieurement, il ne trahissait rien de ces intenses émotions, il était complètement paralysé par la peur et la panique. Il réussit à prononcer faiblement:
"Oui…Merci… C'est très aimable à vous."
Miss Kenton le regarda avec désespoir et indécision. Cette conversation la mettait elle aussi à la torture. Elle avait joué son va-tout en pariant sur la jalousie du majordome et sur une réaction de sa part. Pourquoi ne disait-il rien?
En fait, à cet instant, Stevens n'avait plus qu'une envie : quitter immédiatement cette pièce où Miss Kenton venait de lui briser le cœur. Maladroitement, il la salua une dernière fois :
"Je vous souhaite une excellente soirée."
Et il sortit.
Au bord des larmes, Miss Kenton resta un moment sans réagir puis elle prit la décision la plus difficile de sa vie.
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Incapable de respirer, le corps tremblant, Stevens dut s'appuyer contre le mur pour ne pas s'effondrer dans le couloir. Il avait mal. L'angoisse lui étreignait la poitrine, la tête lui tournait et il dut fermer les yeux quelques secondes pour reprendre le contrôle de ses nerfs soumis à rude épreuve. Lentement, il ordonna à son corps de reprendre ses fonctions : respirer, maintenir son équilibre, marcher… Il ne fallait pas que quelqu'un le surprenne dans cet état.
Il ne voulait plus y penser. Il voulait tout oublier de cette histoire, de Miss Kenton et de l'homme qu'elle allait rejoindre et épouser. Il se raccrocha en cet instant à la seule constante dans son univers : le travail. La soirée promettait d'être longue et il restait tant à faire.
Il se reprit et se dirigea vers la salle à manger, prêt à servir Sa Seigneurie et son invité.
… A suivre…
