Chapitre 10 : le choix de Miss Kenton

Les invités du Comte arrivèrent et s'installèrent dans le Grand Salon. La soirée s'avança, immuable, mais le temps passait trop lentement au goût de Stevens qui montra en de nombreuses occasions une impatience inhabituelle. Il fonctionnait en mode automatique et plusieurs fois, il se fustigea contre son manque de concentration durant son service. Miss Kenton ne quittait pas une seconde ses pensées malgré son acharnement à vouloir l'oublier. La douleur sourde au fond de son être ne lui avait pas laissé un instant de répit et il commençait à se sentir épuisé de livrer un combat perdu d'avance. Il savait qu'il ne connaîtrait pas de repos cette nuit. Ni les nuits suivantes…

Le rare personnel qui l'assistait le sentit particulièrement à cran. Les domestiques attribuèrent cette attitude à l'importance de la soirée et aux enjeux qui en résulteraient. Stevens était partout, veillait à tout. Rien ne lui échappait. Et pourtant, il agissait avec un tel détachement que ses troupes murmuraient derrière lui en s'étonnant de ses extraordinaires capacités : ce soir là, ils voyaient un Grand Stevens en action, un exemple d'abnégation et de dignité poussé à son extrême. Si ce n'était cette fâcheuse tendance qu'il avait de consulter régulièrement sa montre, ses troupes lui aurait attribué les palmes du meilleur majordome d'Angleterre. Il fut d'ailleurs chaudement félicité par Lord Darlington avant de se retirer pour laisser ses messieurs entre eux.

Stevens se trouva désœuvré lorsque l'activité retomba. Il bouillonnait littéralement et devait trouver quelque chose pour s'occuper et détourner son attention de ses problèmes. Il vérifia que tout était en place et passa en revue ses subalternes. En s'approchant de l'office, il entendit la sonnette retentir. Il passa devant deux valets qui s'endormaient, assis sur leurs chaises et les secoua un peu, puis il alla lui-même ouvrir.

Devant lui, dans la pénombre se tenaient deux policiers qui escortaient Miss Kenton. Passé le moment de surprise, il jeta un coup œil à la jeune femme qui baissa la tête. L'un des policemen s'adressa à lui :

"Pouvez-vous confirmer que cette personne appartient bien au personnel?"

"Oui, bien sûr, c'est l'intendante, Miss Kenton."

"Merci, Monsieur."

"Puis-je?"

"Bien sûr. Désolé pour le dérangement. Simple mesure de sécurité."

Miss Kenton passa devant Stevens sans le regarder. Il referma la porte derrière lui et s'engouffra dans le couloir en la laissant sur place à l'entrée.

"J'espère que vous avez passé une excellente soirée."

Miss Kenton ne lui répondit pas. Stevens s'arrêta net et se retourna. Elle n'avait pas bougé d'un pouce. Son ton se fit volontairement plus tranchant.

"Alors, avez-vous passé une bonne soirée ?"

"Oui, merci."

"Bien."

Et il s'apprêta à repartir. Elle l'arrêta.

"Monsieur Stevens, vous ne voulez pas savoir ce qui s'est passé?"

Pressentant un moment difficile, il esquiva la question.

"Je vais devoir remonter. D'importants événements sont en cours dans cette maison."

Sans plus d'explications, il tourna le coin du couloir et disparut. Miss Kenton le suivit en murmurant avec amertume :

"Bien sûr. Le contraire m'eut étonné."

Elle tourna le coin et cria à son attention :

"J'ai accepté sa demande!"

Il s'arrêta et se tourna vers Miss Kenton.

"Je vous demande pardon?"

"J'ai accepté d'épouser Monsieur Benn!"

Il resta parfaitement immobile avant de répondre. Pour la seconde fois de la soirée, il sentit son cœur exploser. Il fit cependant taire ses sentiments pour prononcer la phrase d'usage, le mensonge le plus douloureux pour lui.

"Tous mes vœux de bonheur."

Et il tourna à nouveau les talons.

"Monsieur Stevens, je peux respecter mon préavis, mais je vous serai gré de me libérer avant. Monsieur Benn compte s'en aller dans deux semaines."

"Je ferai de mon mieux… Maintenant, si vous voulez bien m'excuser…"

Il repartit. Miss Kenton le regarda s'éloigner puis l'appela à nouveau.

"Monsieur Stevens…"

"Oui, Miss Kenton?"

"Après toutes ces années, dois-je comprendre que vous n'avez rien de plus à me dire?

Il se sentit pris au piège. Sa voix se brisa, trahissant pour la première fois ses émotions :

"Je vous renouvelle… mes vœux les plus chaleureux de bonheur."

Miss Kenton n'en revenait pas. Il allait la laisser épouser un autre homme! S'était-elle trompée du tout au tout avec lui? Un homme qui aimait une femme ne pouvait pas renoncer à elle sous prétexte que son travail était plus important! C'était absurde! Elle devait tout faire pour le retenir et l'obliger à réagir.

"Savez-vous que vous êtes quelqu'un d'important pour Monsieur Benn et moi?"

"Oh, comment cela?"

"Je lui donne mille détails sur vous. Je lui raconte vos petites manies… votre maniérisme… Il rit, surtout quand je montre comment vous vous pincez le nez quand vous poivrez. Cela nous fait hurler de rire."

Il resta sidéré un instant et eut un sourire triste. Ainsi, elle avait remarqu

"Tiens donc…"

Il s'excusa encore auprès d'elle et prit finalement congé. Impuissante, elle le regarda partir.

Stevens effectuait son service à présent complètement mécaniquement en prêtant peu attention à ce qui l'entourait. A cette heure tardive, il était facile d'imputer son manque d'énergie à la fatigue et il s'en moquait bien. En vérité, il était sonné et évoluait dans un ensemble cotonneux et nébuleux. Il savait aussi que le réveil serait brutal et douloureux.

Miss Kenton allait partir. Elle allait le quitter et il ne la reverrait plus. Elle allait épouser un autre homme et lui appartenir. Cette pensée lui était insupportable, mais que pouvait-il y faire à présent que sa décision était prise? Il respectait ses choix de femme indépendante. Cela avait toujours été ainsi et c'était aussi ce qui faisait qu'il l'aimait. A présent, il avait tout perdu et ne pouvait que s'en prendre à lui-même. Pourquoi n'avait-il pas pu parler? Pourquoi ne lui avait-il rien révélé? Encore tout à l'heure, il n'avait pas pu… Mais maintenant il était trop tard.

Stevens apporta un peu de brandy au jeune Monsieur Cardinal qui tenta de le distraire et de le faire parler de cette réunion dans le Grand Salon. Stevens s'en moquait. Il voulait simplement qu'on le laisse tranquille et seul. Comme sa fonction l'exigeait, il répondit poliment et s'éclipsa, prétextant qu'il devait s'occuper des autres invités du Comte.

… A suivre…