Chapitre 11 : reddition sans condition

Stevens descendit avec lassitude l'escalier qui menait aux communs. Il était près de deux heures du matin et il se sentait lessivé. Il sortit la clé de la cave, ouvrit la porte et sursauta lorsqu'une voix l'interpella :

"Monsieur Stevens…"

"Oui ?"

Il se retourna. Miss Kenton se tenait dans l'embrasure de la porte de son appartement, visiblement embarrassée.

"Ne prenez pas à cœur ce que je vous ai dit… J'ai été bien sotte tout à l'heure."

Il eut un sourire qui se voulait rassurant. Il était trop fatigué pour lutter contre elle. Il n'en avait d'ailleurs plus envie. Tout cela n'avait plus aucune importance à présent.

"Miss Kenton… Je n'ai rien pris à cœur. En fait, je me souviens à peine de ce que vous avez dit."

"J'ai été si sotte."

"Je suis désolé, je n'ai pas le temps de m'engager dans une conversation, Miss Kenton... Allez vous coucher, vous êtes fatiguée… Bonne nuit."

La jeune femme se recula et rentra dans son appartement sans ajouter un mot.

Stevens descendit l'escalier de la cave pensivement. Il n'en pouvait plus. Epuisé physiquement et moralement, il ne tenait debout que par un effort de volonté. Il choisit une bouteille de vin et remonta, perturbé par la dernière apparition de Miss Kenton et ses propos. La bouteille lui échappa soudain des mains et s'écrasa sur les marches. Il se mit à jurer à voix haute. Jamais il ne laissait tomber quoi que ce soit. Le majordome nettoya et ramassa les morceaux de verre puis retourna chercher une autre bouteille et sortit.

Alors qu'il s'apprêtait à remonter à l'étage, il entendit un bruit étouffé. Il s'arrêta et écouta. Là, oui. Le bruit se reproduisit. Il s'approcha à pas de loup de la porte de l'appartement de Miss Kenton et écouta. Plus rien. Il se détourna et s'apprêta à repartir lorsque le bruit recommença. Il identifia enfin ce mystérieux son : un sanglot.

Derrière la porte, Stevens en était sûr, Miss Kenton pleurait. Il hésita puis ouvrit doucement la porte et pénétra dans l'appartement sans faire le moindre bruit. Il s'avança vers une forme à genoux sur le sol. A quelques pas de lui, Miss Kenton sanglotait désespérément et c'était plus qu'il ne pouvait en supporter. Une pensée le frappa : pourquoi les choses étaient-elles aussi compliquées entre eux? Il ne pouvait apporter aucune réponse mais à ce moment précis, il n'avait qu'une envie : la serrer dans ses bras et lui avouer combien il l'aimait. Il l'appela doucement :

"Miss Kenton ?"

Surprise, elle releva un visage inondé de larmes et le regarda. Le cœur de Stevens fit un bond dans sa poitrine à cette vision de désolation.

"Oui, Monsieur Stevens ?"

"Je… je voulais vous dire…"

Le barrage qui contenait ses émotions craqua soudain. Il tomba à genoux devant elle et lâcha la bouteille qui roula sous la table.

"Oh, Sarah, je suis tellement désolé… Je suis le dernier des imbéciles… Tout est de ma faute…"

Miss Kenton leva la tête vers lui pour apercevoir un visage hanté dont les yeux bleus brillaient de larmes contenues. Elle secoua énergiquement la tête.

"James, non…"

"Me pardonnerez-vous jamais ? Si seulement vous saviez à quel point je vous aime… Je ne veux plus nier l'évidence…"

Il éclata en sanglots et Miss Kenton le prit dans ses bras, secouée par cette démonstration de passion douloureuse. Il tremblait de manière incontrôlable et marmonnait des paroles inintelligibles. Des larmes de soulagement roulèrent sur les joues de Miss Kenton qui s'abandonna un instant à une joie primitive. De manière inattendue, il venait de craquer et il se tenait là, devant elle, comme un enfant perdu et inconsolable.

"Chutttt… James… Calmez-vous… Tout va aller bien…

"Je vous aime… je vous aime…"

Il répétait ses mots comme un leitmotiv, s'accrochant à leur réalité, se persuadant de leur tangibilité et de l'effet qu'il provoquait chez la jeune femme. Il la supplia :

"J'ai tant besoin de vous… Ne me quittez pas…"

"Jamais... Je vous aime, James Stevens… Vous m'entendez, je vous aime…"

Le majordome eut une expression de surprise alors que les paroles de Miss Kenton faisaient leur chemin à travers son esprit. Trop secoué par les récents événements et la confusion qui l'avait assaillie tout au long de la soirée, il n'arrivait pas à réaliser.

Miss Kenton posa alors sa main sur la joue de Stevens. Elle sentit sous ses doigts sa barbe naissante et apprécia le contact légèrement rugueux qui en résultait. Jamais elle n'aurait pensé qu'elle ressentirait autant de plaisir à simplement toucher son visage, à sentir son souffle chaud sur sa peau et à plonger ses yeux dans les siens.

"C'est vrai ?"

"Oui."

Incrédule, Stevens revint dans la réalité et le soulagement fit lentement place à la tension sur ses traits. Miss Kenton se tenait devant lui avec une expression de tendresse infinie comme une invitation au partage. Il prit à son tour le visage de la jeune femme entre ses mains et se pencha vers elle. Il voulait goûter ces lèvres dont le souvenir l'obsédait. C'était une sensation physique omniprésente, une envie irrésistible qu'il avait tenté bien des fois d'ignorer. Lorsque leurs lèvres s'unirent, son univers explosa. Tout était comme dans son souvenir. Ce même goût sucré, cette même douceur, cette même chaleur… Il eut un soupir de reddition et embrassa Miss Kenton avec passion.

La gouvernante s'accrocha à lui et oublia l'instant pour se concentrer sur le baiser enflammé de l'homme qu'elle aimait. Elle eut un gémissement de dépit lorsqu'il se recula. C'est alors qu'elle prit conscience qu'elle avait besoin d'air. Après un échange de regards où se lisait leur faim, ils reprirent ardemment leurs baisers en ne semblant pas se satisfaire l'un de l'autre.

Car ils voulaient plus.

Miss Kenton ne perdit pas de temps. Elle tira sur la jaquette de Stevens et la fit glisser sur ses larges épaules. Le majordome s'en débarrassa comme il put et attira le corps de la jeune femme contre le sien. Plus rien ne comptait en cet instant que la satisfaction de leurs désirs mutuels. Ils continuaient à s'embrasser, se dévorant irrésistiblement, laissant leurs mains explorer et mettre le feu à leurs sens.

Ils voulaient plus.

Avec un grondement, Miss Kenton renversa Stevens sur le tapis et s'acharna sur les boutons de son pantalon. Le majordome la laissa faire, tremblant d'anticipation, impatient d'être libéré. Il eut un gémissement lorsque les mains de la jeune femme se promenèrent sur son érection au travers du tissu. Trop longtemps privé de ses baisers et du contact avec son corps, il l'attira à lui pour l'embrasser à nouveau. Miss Kenton s'allongea sur lui à califourchon et il put caresser fiévreusement ses cuisses sous sa robe.

Mais ils voulaient plus.

La jeune femme se redressa avec impatience et détermination. Elle termina de le débarrasser de ses sous-vêtements. Sans se poser de questions, elle ôta les siens et se positionna au dessus de lui. Lentement, elle descendit sur lui en retenant son souffle. Stevens se mit à gémir et se contracta. Ses mains se crispèrent sur les hanches de Miss Kenton qui ferma les yeux devant l'intensité du plaisir qui l'assaillait. Elle commença d'abord à bouger lentement, puis plus rapidement, et ils trouvèrent leur rythme. Stevens ne quittait pas des yeux la vision enchanteresse au dessus de lui : Miss Kenton gémissant sensuellement, abandonnée, s'accrochant à ses épaules.

Le plaisir appelant le plaisir, ils bougeaient à présent de plus en plus vite. Miss Kenton sentit le point de rupture approcher et s'abandonna aux sensations exacerbées de son corps. Elle explosa en criant le nom de Stevens et continua à bouger, prolongeant son plaisir. Stevens la sentit se contracter autour de son membre. Pendant l'espace de quelques secondes, il ne vit plus rien, ne sentit plus rien en dehors de la formidable vague de plaisir qui l'engloutit à son tour. Quand il en émergea, le souffle court, le corps en sueur, le cœur battant à tout rompre, il s'entendit prononcer encore et encore le nom de Miss Kenton.

Sarah reposait à présent sur lui, laissant se calmer les battements désordonnés de son propre cœur. Après un moment, elle redressa la tête et croisa le regard de Stevens. Quelque chose d'indéfinissable, une même compréhension, bien au delà des mots passa entre eux et il hocha la tête, incapable de parler. Il leva une main et lui caressa le visage. Puis ils s'embrassèrent à nouveau et restèrent blottis l'un contre l'autre.

Miss Kenton finit par s'étirer et prit une position plus confortable à ses côtés. Elle posa sa tête sur la poitrine de Stevens. Il embrassa son front et lui caressa doucement les cheveux.

"Vous allez bien ?"

"Mumm…"

Le silence s'installa, confortable entre eux. Stevens passa mentalement en revue sa journée commencée quarante huit plus tôt sans s'appesantir sur le passé. Ce qui était fait, était fait. Un immense sentiment de soulagement et d'accomplissement le dominait. Maintenant, il fallait penser au futur. Un futur à deux. Il soupira, libéré et sourit devant l'expression inquisitrice de Sarah. La fatigue avait miraculeusement disparu et il se sentait le plus heureux des hommes.

Miss Kenton lui sourit à son tour et repensa au calvaire qu'ils avaient vécu tous les deux. Que n'avait-elle pas dû faire pour obtenir ce qu'elle voulait le plus au monde… Elle aussi se sentit soulagée.

"Quelle journée !"

C'étaient les premiers mots qu'elle prononçait depuis longtemps. Il eut un grognement et hocha la tête.

"J'ai cru qu'elle ne finirait jamais !"

"Et à qui la faute ?"

"Oh, s'il-vous-plaît…"

"Vous êtes le majordome le plus arrogant et le plus impitoyable que je connaisse, James Stevens, vous le savez?"

Il sourit devant le "reproche". Il adorait la façon qu'elle avait de le taquiner.

"J'ai une réputation à sauvegarder…"

"Bien sûr… Vous pourriez cesser de vous préoccuper de l'image que vous renvoyez pour vous consacrer un peu plus à nous deux !"

"Sarah… Je vous en prie…"

Sérieuse soudain, elle le regarda profondément.

"Si tu savais comme tu m'as manqué. "

Stevens la regarda avec étonnement et enchaîna en la tutoyant pour la première fois.

"Je t'ai manqué ? Mais comment cela ? J'étais l"

"Non, tu n'étais pas là… Et c'était bien là le problème…"

Il comprit.

"Je suis désolé, Sarah... Je ne suis pas très doué pour exprimer mes émotions."

"Je l'avais remarqué."

"Je suis terrorisé à la pensée de… m'exposer."

"Tu n'avais rien à craindre de moi. Au contraire."

"Nos incessantes disputes… nos malentendus… j'ai longtemps cru que tu me détestais…"

"Je t'ai détesté au début…"

"Vraiment ?"

"Sa Majesté Stevens 1er… Voilà comment je t'appelais en secret… Pour moi, tu n'étais qu'un tyran sans cœur, sans humour, extrêmement rigide et méfiant…"

Stevens fit la grimace. Elle l'embrassa sur la joue en riant doucement.

"… Et puis j'ai découvert un homme passionné par son métier, intelligent, généreux, pas aussi indifférent aux autres qu'il aurait voulu le faire croire… et amoureux…"

"Depuis quand as-tu deviné ?"

"J'ai vite remarqué que nos rapports, bien que difficiles l'un avec l'autre, étaient uniques en un sens… Et puis, en de rares occasions, tu laissais échapper un regard ou un geste qui te trahissait… Et moi, j'ai voulu savoir ce qu'il y avait derrière cette façade…"

"Sarah Kenton, vous êtes merveilleuse."

Elle eut un petit rire.

"… Championne des causes perdues d'avance…"

"… Et quelle cause !"

"… Déterminée, voire têtue…"

"… Tout à fait d'accord…"

"… Formidablement exaspérante…"

"… James…"

Elle le frappa sur le torse, faussement blessée. Le sourire de Stevens s'élargit.

"… Incroyablement belle, intelligente, patiente et passionnée…"

"Mais il sait parler !"

"Je fais des progrès ?"

"C'est certain."

Ils s'embrassèrent à nouveau en laissant toute la tendresse qu'il ressentait l'un pour l'autre s'exprimer. Sarah passa sa main sous la chemise de Stevens et lui caressa l'estomac en appréciant sa fermeté.

"Si nous allions dans un endroit plus confortable ?"

Stevens se redressa tout à coup en jurant.

"Qu'est-ce qu'il y a?"

"Mon service ! Je n'ai pas fini mon service !"

"Mais il est plus de deux heures du matin !"

Stevens se leva et aida la jeune femme à se relever, puis il consulta sa montre avec anxiété.

"Je suis désolé... Je dois y retourner... Je vais m'assurer que tout est en ordre et je reviens…"

Elle le regarda avec amusement ramasser sa jaquette et réajuster ses vêtements avec impatience. Puis elle l'aida à s'épousseter.

"… Tu m'attends ?"

"Bien sûr."

Il prit la direction de la porte mais elle l'arrêta.

"James ?"

"Oui, Sarah ?"

"Tu n'oublies rien ?"

"Oh, pardon…"

Il revint vers elle et l'embrassa. Elle se mit à rire.

"Merci, c'est une charmante attention, mais ce n'est pas de cela dont je parlais…"

"Qu'est-ce que?…"

Elle s'accroupit et récupéra la bouteille de vin.

"Ah, Monsieur Stevens… Je croyais que la distraction était un mot inconnu dans votre vocabulaire…"

"J'ai des circonstances atténuantes, non ?"

"Et il est tard, je le concède… Allez, c'est bon pour cette fois, file !"

"Je t'aime."

"Je t'aime aussi."

Il l'embrassa encore et sortit, un sourire aux lèvres, la bouteille à la main.

… A suivre…