Chapitre 5 : Joyeuses Rencontres et Terribles Révélations

Le lendemain matin, très tôt, la sonnette retentit dans les rêves de Clarice, profondément assoupie. D'abord, elle crut simplement qu'elle entendait une bref tonalité criarde dans son songe peuplé de petites filles écorchées au milieu d'agneau bêlant des au secours incompris.
Il faut dire que la sonnette, un peu trop aigue, faisait essentiellement du bruit au premier étage et Clarice, toujours allongée sur le divan de la véranda, aurait eu du mal, même totalement éveillée, à la percevoir. Finalement, elle sortit de son sommeil et cette fois, la sonnerie arriva jusqu'à ces oreilles.
Il était moins de 6 heures du matin, et elle n'attendait aucune visite. Aussi, curieuse de voir qui pouvait bien l'empêcher de passer une grasse matinée salutaire par rapport à ses mésaventures de la veille, elle descendit rapidement les escaliers pour aller ouvrir la porte.
Sur le pallier, une jeune femme, ses cheveux noirs de jais relevés en une queue de cheval, une lourde valise à la main, ses traits sombres un peu tirés, lui souriait d'un sourire radieux. Sur le pallier se trouvait l'une de deux personnes les plus brillantes que connaissait Clarice, et la plus stable aussi : Ardelia Mapp.
-Alors, ma doudou, tu n'es pas heureuse de me voir ?
Ardelia et Clarice se connaissaient depuis bien longtemps, depuis le début de leurs études à Quantico pour devenir agents fédéraux. Elles se partageaient alors une petite chambre dans les baraquements du FBI. Puis, une fois leur formation accomplie et leurs diplômes obtenus, elles s'étaient installées dans une grande maison qu'elles avaient séparée en deux et dont chacune occupait un partie, seule la cuisine leur étant commune.
Clarice était partie des États-unis pour changer de vie et pour tracer un trait sur tout ce qui concernait son passé au FBI, pourtant dans l'atmosphère qu'avait laissé en elle la vision du corps de l'enfant sur le sol tâché de sang, jamais elle ne fut aussi heureuse de voir devant elle le doux visage de son ancienne colocataire, rien ne lui sembla, à cet instant-là, plus rassurant.
Elle fit donc entrer son amie dans le manoir avec un peu d'appréhension cependant sur ce qu'allait penser Ardelia de ce nouveau lieu de vie.
Comme Clarice n'avait plus qu'une seule chambre de libre, Ardelia du se contenter du salon où elles ouvrirent le canapé convertible qui ferait office de lit, comme lieu de résidence durant sa visite. Les valises posées et les draps engagés, elles descendirent toutes deux dans la cuisine.
Le manoir où vivait Clarice était fait pour contenir des serviteurs et des valets, c'est sans doute pourquoi les cuisines et la salle à manger étaient séparées l'une de l'autre par le grand hall d'entrée, remarqua Ardelia.
Une fois attablée, Clarice sortit du frigo deux cannettes de coca, en versa dans deux verres, puis elle prit, sur une étagère, une bouteille de Jack Daniel et le mélangea au coca. Elle tendit ensuite l'un des deux verres à son amie en lui souriant.
-Comme au bon vieux temps , s'exclama-t-elle en avalant cul sec le contenu de son gobelet, ce qui déclencha une crise de rire chez Ardelia.
Mais une fois les réjouissances terminées, une conversation plus sérieuse débuta.

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Ardelia reposa brusquement son verre sur la table. Son attitude cachait une certaine appréhension. Elle cherchait ses mots mais Clarice prit la parole la première.
-Pourquoi es-tu venue ici ?
-C'est ça, dit tout de suite que tu veux que je reparte , s'exclama Ardelia avec un petit rire narquois.
-Bien sûr que non, la rassura immédiatement son amie, c'est juste que ça fait un moment que je n'avais plus vu personne du Bureau, alors, je suppose qu'il doit y avoir une raison à ta venue…
-J'avais seulement envie de voir comment allait mon ex-agent préférée ! J'ai pensé que ce serait sympa de passer Halloween ensemble.
Starling parut enchantée par cette idée. Elle ne se sentait pas d'humeur à rester plus longtemps seule dans cette grande ville étrangère après la découverte du cadavre au Louvres.
-Au fait, qu'est-ce que tu deviens, Clarice ? Un fiancé à l'horizon peut-être ? C'est vrai, lorsque tu étais au FBI, tu ne voulais pas d'une relation sérieuse à cause de ton engagement vis-à-vis du bureau, mais maintenant tu es libre…
Ardelia semblait réellement s'inquiéter de la vie sentimentale de son amie mais cette question si attentionné soit elle, gêna Clarice sans qu'elle puisse expliquer pourquoi.
-Personne. Non.
Pourtant son regard trahissait une certaine rêverie. Étrangement, à cette interrogation, le visage du Docteur Lecter était apparut à son esprit, et s'immisçait dans ses pensées. Ardelia remarqua son trouble aussitôt et en tira quelques conclusions hâtives.
-Moi je n'en suis pas si sure…tu as l'air de penser à quelqu'un…Un amoureux anonyme ?
Clarice n'avait aucune envie de répondre. Le Docteur Lecter ressemblait à tout sauf à un amoureux pourtant c'était à lui qu'elle avait songé inconsciemment mais elle refusait, une fois de plus, d'imaginer une seconde que ces sentiments pour lui soient plus forts qu'elle ne puisse l'admettre.
-Je te l'ai dit, il n'y a personne. En fait, je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui compte assez pour moi pour lui faire partager ma vie. Sauf peut-être John Brigham. Mais comme tu l'as dit toi-même, nos obligations mutuelles aux FBI faisaient qu'il valait mieux n'être qu'amis…et la suite des événements m'a donné raison car s'il y avait eu plus entre nous, jamais je ne me serais remise de sa mort. Quant à Jack Crawford, c'est vrai que j'ai beaucoup d'estime et d'affection à son égard, mais pour moi, il ressemble bien plus à un père qu'à un amant !
Le regard d'Ardelia devint tout à coup si grave que Clarice eu soudain un très mauvais pressentiment.
-Clarice, tu n'es pas au courant ? Jack Crawford est mort…
En entendant cette cruelle nouvelle, Clarice revit brusquement, en un éclair, sa première rencontre avec son protecteur, l'autopsie du corps de la défunte Kimberly Emberg qu'elle avait réalisé à ses côtés, leurs discutions dans son bureau au département Science du comportement, sa propre affectation dans cette même division afin de travailler avec lui à la poursuite du Docteur Lecter, leur dernière rencontre alors qu'elle démissionnait du FBI. Elle ne l'avait jamais revu depuis.
Durant cette remontée de souvenirs, Ardelia continuait de parler, d'une voix tremblante, le visage blême.
-...Il y a trois semaines de cela, d'une crise cardiaque à ce que disent les médecins… Moi, je crois qu'il se surmenait trop, il avait refusé de prendre sa retraite à cause de la mort de Bella et c'est le travail qui l'a achevé. On l'a mis en terre et j'ai crus que tu ne pouvais pas venir. J'étais persuadée que quelqu'un t'avais prévenu. Je suis désolée !
Mais Clarice n'écoutait plus. Crawford était mort. Elle n'arrivait pas à y croire. Elle ne pouvait pas l'admettre. Comment peut-on accepter de ne jamais plus revoir quelqu'un qui a été plus qu'un véritable ami pour soit ?
Pour Clarice qui avait perdu ses parents très jeune, Jack Crawford représentait le père qu'elle n'avait jamais eu le temps de connaître, et apprendre sa mort la rendait, en quelque sorte, orpheline une seconde fois.
Étrangement, elle n'arrivait pas à se sentir malheureuse, cette émotion refusait de monter à la surface et elle s'en sentait coupable. Elle aurait voulu pleurer, hurler de tristesse, mais rien ne venait.
Rien du tout. Son esprit s'était vidé. Rien. Plus rien. Elle regardait dans le vide comme quelqu'un à qui on aurait enlevé toute joie de vivre. La nouvelle l'avait abasourdie, elle n'arrivait même plus à penser.
Ardelia, voyant son amie totalement perdue, se contenta d'attendre, ne prononçant aucune parole de réconfort. Rien n'aurait changé l'affreuse nouvelle qu'elle venait de lui annoncer. Seul le silence serait salvateur pour Clarice qui devait à présent accepter la mort de son protecteur et faire son deuil du mieux qu'elle le pourrait.

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Depuis l'annonce du décès de Jack Crawford, Clarice n'était plus tout à fait elle-même.
Petit à petit, perdue dans ses sombres et insondables pensées, elle se refermait entièrement sur elle-même, à l'abri de ses malheurs dans un monde où plus rien ne la touchait.
D'abord choquante, cette indifférence devenait finalement chaque jour plus salutaire et l'empêchait de sombrer dans une dépression qui lui aurait été fatale.
Toutefois, ses attitudes paraissaient de plus en plus étranges et il n'était pas étonnant de la voir, des heures durant, assise seule dans le noire, à ressasser ses pensées, les yeux fixés sur le mur vide de sa chambre à coucher.
Ardelia s'inquiétait beaucoup pour son amie qui semblait toujours refuser la mort de son ancien supérieur. Aussi, la voir passer la plupart de ses journées dans le jardin du manoir, à errer comme une âme en peine, lui donnait énormément de soucis.
Dehors, le temps avait encore changé. La pluie ne tombait plus et le froid devenait plus vif. Les feuilles rougissantes tombaient des arbres dénudés dans une danse macabre et finissaient de se faner sur le sol, à moins que le vent sec et glacial les fasse voleter jusqu'au chemin de pierre qui reliait le portail à l'entrée principale du manoir.
Malgré la solitude dont Clarice se plaisait à s'entourer, elle se sentait rassurée de savoir Ardelia à ses côtés et d'entendre, lors d'un passage devant la porte du salon durant ses longues heures d'insomnies, la respiration douce et calme de son amie profondément endormie.
La perte d'un être cher peut changer une personne à jamais et Clarice se sentait marquée au plus profond d'elle-même si bien qu'elle avait parfois du mal à se reconnaître dans ses actes qui lui semblaient souvent proches d'une folie passagère.
Faute de réussir à fermer l'œil, elle passait la plus grande partie de la nuit plongée sur Internet, à la recherche d'un remède quelconque à son manque de chagrin. De toute les pièces du manoir, son bureau avec toute sa collection sur Hannibal Lecter était sans doute celle où elle se sentait le mieux et celle qu'Ardelia détestait le plus. Clarice renonçait à tenter d'expliquer à sa compagne la raison de cette obsession pour ce tueur en série, mais dans la situation actuelle, cette dernière n'avait nullement exprimé le besoin de comprendre et Clarice n'en était que plus soulagée.
Elle aimait flâner dans ce lieu imprégné de la personnalité du Docteur Lecter et observer longuement la représentation de Florence réalisée durant son incarcération à Baltimore et qu'il lui avait montré lors de leur toute première rencontre. On y voyait dans les moindre détails le Palazzo Vecchio, orné de son campanile et de son horloge, planté au beau milieu de la Piazza della Signora, le tout habilement dessiné d'une main d'artiste expert et à la mémoire sans faille.

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Il ne restait plus que deux jours avant Halloween quand Ardelia eut enfin une idée qui pourrait sortir son amie de la léthargie dans laquelle elle s'enfermait.
Elle décida alors d'organiser, le 31 octobre, une soirée privée au manoir, invitant ainsi tout leurs anciens collègues de l'école du FBI de Quantico.
La fête étant toute proche, elle préféra convier ses camarades par téléphone plutôt que d'envoyer des lettres qui risquaient de ne pas arriver à temps.
Plusieurs d'entre eux, ayant déjà prévu autre chose, s'excusèrent de nombreuses fois auprès de la jeune femme.
D'autre, moins polis, déclinèrent froidement l'invitation avant de raccrocher d'un coup sec tout en se demandant comment diable on pouvait proposer à quelqu'un de venir sur un autre continent, deux jours plus tard, pour une malheureuse soirée de quelques heures.
Enfin, les derniers acceptèrent sans broncher de se joindre à cette réception de dernière minute, trop heureux de trouver un prétexte à quelque jours de congés bien mérités.
Lorsqu'elle eut assez de réponses favorables, elle s'empressa d'aller en parler à Clarice. D'abord furieuse qu'Ardelia ait tout organisé dans son dos et peu captivée par l'idée, elle qui aurait nettement préféré rester seule devant son ordinateur comme elle le faisait presque chaque soir, elle finit tout de même par accepter, voyant l'enthousiasme de son amie, de se prêter à l'organisation de la soirée, refusant toutefois d'aller jusqu'à se costumer en sorcière ou autre farfadet. Après tout, cette réception lui permettrait peut-être de se changer les idées ce qui ne pouvait lui être que salutaire vu l'état d'esprit dans lequel elle se trouvait prisonnière.
C'est ainsi que les deux jeunes femmes partirent ensemble dans la voiture de location de Clarice, au centre commercial Intermarché de St Marcel afin d'acheter quelques décorations et de quoi préparer un fabuleux banquets dont toutes les convives se souviendraient pendant très longtemps.

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Une fois dans le magasin, elles réalisèrent très vite que la tâche s'avérerait plus compliquée qu'elles ne l'avaient imaginée. La plupart des décors avaient déjà disparu des rayons, les allées bondées de monde semblaient très difficiles d'accès et la file d'attente aux caisses rappelait vivement certaines veilles de fête de Noël où les gens étourdis viennent acheter les quelques mets délicats qu'ils ont omis de prendre plus tôt.
Malgré la cohue, il leur fallait tout de même réussir à faire leur course et elles s'y afférèrent le plus vite possible afin de ne pas rester dans la grande surface trop longtemps, évitant ainsi une imposante migraine. Munie d'un chariot et de leur liste, elles s'emparèrent d'un énorme paquet de fausses toiles d'araignées blanches, de nombreuses bougies noirs et de magnifiques bougeoirs en forme de sorcières qui permettraient d'illuminer les lieux. Puis elles choisirent méticuleusement trois énormes citrouilles orange foncé, parfaitement symétriques et bien arrondies, dans lesquelles elles creuseraient la traditionnelle Jack'O'Lantern.
En lisant l'étiquette " Jack'O'Lantern ", Clarice repensa immédiatement à Jack Crawford qu'elle avait réussit, pendant un court instant, à évincer de son esprit et en eu un haut le cœur. Elle réussit quand même à se reprendre tout en réalisant que pour la première fois depuis qu'elle le savait mort, des larmes brûlantes lui piquaient les yeux et roulaient sur ses joues. Elle les essuya rapidement avec le revers de sa manche et rattrapa Ardelia qui n'avait rien vu de son trouble.
Il leur fallut ensuite prendre les petits fours, plusieurs baguettes de pain, le fameux fromage français que la plupart des américains détestent copieusement mais qu'ils auraient réclamé s'il avait manqué sur la table ainsi que quelques bouteilles d'un bon vin que l'on ne peut omettre pour une soirée de ce type. Pendant qu'Ardelia faisait la queue au fromage, Clarice lui proposa d'aller choisir le breuvage afin de leur gagner un peu de temps. Ardelia acquiesça aussitôt, bien heureuse de voir son amie prendre enfin une initiative.
Tout comme les autres rayons du magasin, le rayon du vin était bondé et difficile d'accès à cause du monde qui encombrait les allées. Clarice, les yeux fixés sur le sol, essayait d'éviter de se faire marcher sur les pieds, ce qui devenait laborieux dans une foule aussi dense.
Lorsqu'elle releva la tête, se fut juste à temps pour s'apercevoir qu'elle fonçait tout droit sur quelqu'un et qu'elle allait lui rentrer dedans de plein fouet. Sans prendre la peine de réfléchir, elle l'esquiva de justesse et continua son chemin durant plusieurs mètres quand elle réalisa que la démarche et le corps svelte de l'homme qui venait de manquer de la renverser lui étaient familiers.
Elle se retourna rapidement et le vit, de dos, marchant vers la sortie. Oubliant le vin qu'elle devait aller chercher, elle décida de le suivre, persuadée que, cette fois, la folie l'avait définitivement emportée. Ils avancèrent encore de quelques pas, mais l'homme s'arrêta brusquement et se retourna comme pour observer derrière lui.
Leur regards se croisèrent alors en un étrange échange empli de courtoisie. Durant de nombreuses minutes qui parurent interminables à Clarice, les yeux glaciales et terrifiant du Docteur Lecter, dans lesquels de curieuses lumières rouges brûlent telle les flammes de l'enfer, plongèrent dans les siens aussi intimement que possible. Autour d'eux, tout semblait avancer au ralentit, la foule qui peuplait quelques minutes plus tôt le magasin avait disparu, le brouhaha des rayons avait laissé place à un silence pesant, plus rien n'importait à part eux même. Nuls mots, nul gestes ne leur étaient nécessaires pour s'exprimer l'un à l'autre, et il n'osaient à peine bouger tant cet instant privilégié leur paraissait fragile. Clarice se sentait incapable de détourner ses yeux de ceux du Docteur Lecter qui lui souriait à présent, laissant paraître ses petites dents blanches.
" Bouge idiote, ne restes pas planter là ", lui disait une petite voix dans sa tête.
Difficilement, elle réussit à tourner les talons et partit le plus vite possible vers l'étalage des vins. Une fois arrivée, elle regarda derrière elle, mais le Docteur Lecter ne l'avait pas suivie.
Essoufflée, les joues rosies et les yeux mouillés de larmes, elle s'adossa à une étagère remplie de Bourgogne Aligoté, reprenant sa respiration et ses esprits. Elle réalisait à présent qu'elle possédait en elle un côté obscure qu'elle ne se connaissait pas ou du moins qu'elle refusait de voir et que le Docteur Lecter faisait remonter à la surface de son coeur. Terrifiée à cette idée, elle comprenait toutefois de mieux en mieux sa fascination pour ce serial killer. Mettant de côté son analyse psychologique, elle s'empara d'une dizaine de bouteilles de Tokay Pinot gris qu'elle plaça dans son panier qui devint aussitôt incroyablement lourd avant de rejoindre Ardelia, bien décidé à lui taire la raison de son retard.

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Le 31 octobre, Ardelia et Clarice se levèrent de bonne heure pour tout préparer correctement. Même si Clarice se sentait mieux d'heure en heure, le moral n'était pas à son niveau le plus haut et s'imaginer faire la fête lui paraissait totalement saugrenue à la vue de son état d'esprit.
Depuis ces deux derniers jours, elle avait enfin éprouvé une grande tristesse pour Crawford et, étrangement, elle se sentait presque soulagée de réussir à ressentir d'autres sentiments que l'indifférence, même si la douleur n'en était au final que plus grande. Crawford était mort, tout comme Brigham, tout comme son père. Les personnes proches d'elle semblaient toutes mourir les unes après les autres et elle n'était plus sure d'avoir envie de vivre dans ce monde si c'était tout ce qu'il avait à lui offrir, si elle devait incontestablement se retrouver seule à la fin. Mais elle se devait de mettre de côté ses idées morbides afin d'aider Ardelia à organiser une réception digne de ce nom.
La matinée consista entièrement au creusage des citrouilles, lourde tâche qui rappela à Clarice certains de ses cours en médico-légale. Une fois les citrouilles vidées de leur chaire, elles sculptèrent dans leur peau des faces effrayantes à souhait, représentant les esprits d'Halloween. Puis elles les disposèrent dans le grand hall où auraient lieu les festivités.
Une immense table fut dressée et recouverte d'une superbe nappe de soie blanche, sur laquelle elles déposèrent les petits fours et des verres à pieds pour le vin.
Enfin, elles installèrent une chaîne Hi-fi dans la pièce ainsi que deux énormes baffles pour l'ambiance. Le tout amplifié par les toiles d'araignées et les bougies donnaient au manoir un côté soirée VIP chez la famille Adams.
Une fois les derniers arrangements terminés elles montèrent se préparer avant l'arrivée des convives.

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Lorsque le premier invité sonna à la porte, Ardelia accouru aussitôt pour l'accueillir. Elle portait une longue robe écru fendue des deux côté jusqu'aux genoux et au décolleté très discret.
A la demande de Clarice, les costumes d'Halloween n'avaient pas été imposés aux convives et la plupart optèrent simplement pour d'élégants habits de soirée.
La femme en noir qui avait accueilli Clarice lors de son arrivée aidait les anciens collègues des deux jeunes femmes à quitter leurs manteaux et les déposait délicatement dans une armoire. Son visage froid et vide ne dénaturait nullement l'atmosphère rendue par la décoration du lieu tant on aurait pu la confondre avec un revenant.
La fête débuta sans la maîtresse de maison qui semblait vouloir se faire attendre. Ardelia passait d'un invité à l'autre, vérifiant que personne ne manque de rien, essayant de discuter avec tout ce petit monde.
Plus d'une heure après l'arrivée des derniers hôtes, Clarice apparut enfin en haut des escaliers. A la vue de son amie, Ardelia ne pu réprimer un petit hoquet d'étonnement. Clarice portait une robe noire extrêmement échancrée laissant plus que deviner la courbe de ses seins, elle avait remonté ses longs cheveux dorés, ce qui était très rares, et un charmant maquillage la rendait encore plus belle qu'à l'accoutumer. Elle descendit doucement les marches avec tant de grâce que toutes les convives se retournèrent pour la regarder. Mais ce surplus d'attention la mit mal à l'aise et elle s'empressa de trouver refuge auprès d'Ardelia.
-tu es superbe, s'exclama cette dernière. D'où tu sors cette robe, elle te va à ravir !
Clarice rougit légèrement. Raconter à Ardelia la provenance de la tenue qu'elle portait ne pouvait que la rendre mal à l'aise. Malgré tout, elle tenta une explication évasive qui ne sembla pas convaincre sa compagne.
-On me l'a offerte.
-Et bien entendu, ma doudou, tu ne veux pas me dire qui est l'auteur d'un si beau présent…
Le regard d'Ardelia devenait si soupçonneux que Clarice se sentit obligée de se justifier.
-Je vais t'expliquer, mais pas ici, il y a trop de monde…viens, allons dans les cuisines !
Surprise, Ardelia la suivit rapidement.
Une fois arrivée dans l'autre pièce, Clarice demanda à la femme en noir et à son mari, installés à la table à bavarder, de se joindre aux invités pour faire la fête et ferma la porte derrière eux.
-Pourquoi tant de mystères ?
Clarice respira profondément. Elle ignorait totalement quelle serait la réaction de son amie face aux révélations qu'elle se devait de lui faire mais elle se doutait que ça n'allait sûrement pas lui plaire.
-Je n'ai pas tout à fait été honnête avec toi, commença-t-elle, pour beaucoup de raisons, je t'ai caché certaines choses et je m'en veux énormément, mais je t'assure que je pensais bien faire…
Le regard d'Ardelia était devenu livide, elle ne savait pas du tout ce que sa camarade pouvait bien avoir à lui confesser de si terrible, mais toute cette mascarade lui faisait peur.
- …cette robe que tu trouves si belle m'a été offerte par un homme dont tu as souvent entendu parlé, et que tu connais sous le surnom d'Hannibal, le cannibale.
Comme Clarice s'y attendait, Ardelia devint presque plus blanche que les nappes de soie installées sur les tables du hall, ce qui n'était pourtant pas simple pour une femme à la peau aussi noire que le charbon.
-Et tu portes son cadeau ! Comment as tu pu accepter quelque chose provenant de ce monstre ? Après tout ce qu'il t'a fait !
- Il m'a sauvé la vie et il s'est toujours montré juste envers moi. Même si je ne cautionne pas ses crimes, je me refuse à croire qu'il ne soit qu'un monstre.
-Tu le défends , s'exclama Ardelia, totalement accablée par les propos de Clarice. Ma parole, on dirait que tu éprouves des sentiments pour lui. Toi qui l'a poursuivi, toi qui a tout fait, jusqu'au dernier moment, pour le remettre en prison. Comment as-tu pu en arriver là ?
-Tu te trompes…
Clarice s'était retournée et observait par la fenêtre comme pour éviter les regards emplis de questions que lui lançait sa compagne.
-Quoi ?
-Je l'ai laissé fuir.
-Pourtant tu as raconté à tout le monde qu'il s'était coupé la main pour se libérer et que sans cela, il serait à nouveau captif…
-Oui, c'est vrai, du moins en partie. Ce que tu ne sais pas c'est qu'avant de disparaître dans les bois privé de la maison d'été de Krendler, il a rassemblé ses affaires avec sa seule main valide, ensuite il est revenu dans la cuisine où j'étais toujours prisonnière, les cheveux coincés dans le réfrigérateur, il s'est emparé de sa main coupée puis il m'a libérée. J'aurais pu tenter de l'arrêter encore, mais je n'ai rien fait. Je suis restée là, plantée devant lui. Il a alors posé un baiser sur mon front tout en me disant au revoir et, alors qu'il partait déjà vers la sortie, il a rajouté qu'il espérait me revoir un jour. J'ai mis quelques minutes à réaliser ce qui venait de se produire et quand je suis sortie dehors, il avait disparu…
Ardelia se laissa tomber sur une chaise, complètement abasourdie par le récit de Clarice.
-Et bien, il n'y a plus qu'à espérer que jamais plus il ne recroisera ton chemin !
Mais voyant l'expression sur le visage de son amie, elle comprit aussitôt qu'il était déjà trop tard.
-Tu l'as revu, n'est-ce pas ?
-Il est ici, à Paris…J'ignore s'il s'agit d'une coïncidence mais oui, je l'ai aperçu dans la ville, lors de mon arrivée, puis à nouveau au supermarché il y a deux jours.
Ardelia semblait horrifiée, elle s'apprêtait à faire un long sermon à sa camarade mais la sonnerie de la porte d'entrée l'en empêcha.
-Qui ça peut bien être ? Tout le monde est déjà arrivé, s'exclama-t-elle un peu inquiète.
Clarice alla ouvrir. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle vit le commissaire Dubois sur le pas de la porte.
Elle s'empressa de faire entrer le policier qui grelottait de froid.

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Que puis-je pour vous , s'enquit-elle après lui avoir servi une tasse de thé brûlant afin de le réchauffer.
Dubois leva les yeux vers Ardelia, assise à leurs côtés à la table de la cuisine
-Il s'agit d'une conversation privée.
Alors que la jeune femme s'apprêtait à partir de la pièce, Clarice lui fit signe de rester et s'adressa à Dubois.
-Ardelia est mon amie, je n'ai pas de secrets pour elle, quoi que ce soit que vous ayez à me dire, soyez sur qu'elle finirait par le savoir même si vous refusiez sa présence ici.
-Je suis venu vous demander de l'aide, mademoiselle Starling. Ce que je fais n'est pas forcément très légal mais je suis à court d'idée.
-De l'aide ? Sur quoi ?
Dubois déposa un classeur sur la table. Clarice s'en saisit et l'ouvrit. Elle découvrit à l'intérieur de trop nombreuses photos de l'abominable meurtre du Louvres ainsi que celles d'une autre fillette mutilée, abandonnée dans ce qui ressemblait à un tunnel souterrain comme on en trouve dans le métro parisien. Ré pulsée par la vision de ces horreurs, elle lâcha le dossier de police et, au bord de la nausée, détourna les yeux des clichés.
Ardelia s'y intéressa à son tour tout en laissant paraître son profond dégoût.
-Je vous dit que je n'ai rien vu d'autre que le corps de cette enfant au Louvres… que voulez vous de plus ?
-Aidez moi à découvrir qui est ce tueur. Aidez moi à le traquer. Aidez moi à l'arrêter.
-Je suis désolée, je ne peux pas, vous feriez mieux de partir. Je ne peux rien pour vous.
Tout en disant cela, Clarice s'était approchée de la porte qu'elle s'apprêtait à ouvrir.
-J'avais cru qu'une ancienne Profiler du FBI serait heureuse de collaborer avec la police afin d'éradiquer un serial killer. Mais de toute évidence, vos mésaventures avec Hannibal Lecter vous ont enlevé tout sens du travail et de la justice.
Clarice se retourna et observa le commissaire. Il avait tort, elle souhaitait plus que tout que ce Croquemitaine, comme l'avait surnommé les médias, soit arrêté, jugé et inculpé pour les atrocités qu'il avait fait subir à ces pauvres enfants, mais ce n'était plus à elle de faire régner la loi.
-Vous avez lu mon dossier ?
-En effet !
-Dans ce cas, vous devez savoir que j'ai démissionné du FBI. Si vous voulez de l'aide, vous n'avez qu'à demander à Ardelia. Elle n'est pas Profiler mais il s'agit tout de même d'un très bon agent.
-C'est de vous dont j'ai besoin. Vous en connaissez un rayon sur les tueurs en série…
-Oui, c'est le moins qu'on puisse dire, s'exclama froidement Ardelia qui jusqu'à présent était restée muette et qui avait encore du mal à digérer les révélations de son amie.
Mais Dubois fit mine de ne pas l'avoir entendu et continua.
-Nous, en France, nous avons peu affaire à ce genre de tueurs, nous ne connaissons pas leur mode d'action et cela me coûte de l'admettre, mais j'ignore comment le stopper. Vous comprenez, ma gosse a l'age de ses victimes, il pourrait très bien s'en prendre à elle et cela me terrifie. Je dois l'arrêter le plus vite possible. Je vous implore de m'aider. Il me faut votre expérience.
Clarice comprenait soudain qu'il s'agissait là d'une opportunité incroyable d'oublier sa peine pour Crawford et de lui rendre hommage en mettant en œuvre tout ce qu'elle avait appris à ses côtés.
-Laissez moi votre dossier. J'essayerais de construire son profil pour vous. Repassez donc au manoir dans les prochaines semaines et nous en reparlerons…Bien entendu, si vraiment vous avez besoin de toute l'aide possible, je suis sure que vous ne cracherez pas sur celle d'Ardelia en plus de la mienne, n'est ce pas ?
-Merci , se contenta de répondre Dubois tout en renfilant son manteau avant de partir dans sa voiture aux couleurs de la brigade de Police parisienne.