J'ai fréquenté pas mal de bars à mes heures perdues, mais j'ai toujours eu assez de dignité pour aller dans des endroits relativement décents. Celui-ci était minuscule et sombre, sans compter l'épaisse fumée nauséabonde qui flottait autour de nous. Le genre de coin où on va noyer son chagrin dans l'alcool plus que faire des rencontres plaisantes. Qu'est-ce qu'un gentil garçon comme Suméragi pouvait bien faire dans ce quartier ?
Un vieux type ronflait paisiblement, affalé sur une table au fond, un filet de bave dégoulinant sur son menton, mais à part ça, la salle était vide. Shiguré a tapoté sur le bar et un homme au visage bovin et au tablier maculé de taches de graisse est apparu dans l'encadrement de la porte.
- Ouais ?
J'ai sorti mon badge.
- Hyuga-san ? Police. Nous voudrions vous poser quelques questions.
Il a eu l'air suspicieux.
- J'ai déjà répondu aux questions de vos copains. Qu'est-ce que vous voulez de plus ?
- Pas la peine de vous énerver, mon vieux, on ne fait que notre boulot. Vous avez vu le corps dans l'allée, non ?
- Ouais. C'est Tanaka, mais j'ai jamais connu son prénom. Dommage, c'était un de mes meilleurs clients. On pouvait compter sur lui pour passer au moins trois fois par semaine.
Il a sorti un chiffon et a commencé à nettoyé consciencieusement le comptoir.
- Il est venu la nuit dernière? A demandé Shiguré.
- Ouaip.
- Vers quelle heure?
- Je dirai sept heure trente. Il est parti juste après huit heure, courir après un joli garçon.
- Ah oui? J'ai levé mon sourcil. Et à quoi il ressemblait, ce garçon?
- Des cheveux noirs, un manteau clair et un pull sombre. Et il avait les yeux verts, vraiment verts, ça je m'en souviens. Plutôt radin, il a pris un seul verre. Il avait l'air déprimé. Écoutez, qu'est-ce que vous voulez savoir? Je n'ai rien à voir avec la mort de Tanaka.
Je lui ai souri. Hyuga voulait qu'on se tire d'ici le plus vite possible. Note pour plus tard : garder cet endroit à l'œil. Je ne serais pas surpris qu'il s'y passe de drôles de choses sous les tables.
- On s'en ira dès qu'on aura fini, ne vous en faites pas. Est-ce que vous avez vu Tanaka et ce garçon ensembles ?
Hyuga a reniflé.
- Comme tout le monde. Tanaka lui faisait les yeux doux depuis une demi-heure. Quand ce garçon s'est levé pour partir, Tanaka l'a poussé contre le mur. Il a pas aimé ça, le gosse, alors il l'a jeté sur une table. J'ai dû remplacé toutes les boissons qu'il avait renversées. Gratuitement.
- Et après?
- Le garçon est parti. Tanaka l'a suivi sans hésitation. Combien de questions vous allez encore me poser ?
J'ai ignoré sa question.
- Et il était quelle heure ?
- Huit heure quelque chose.
- C'est quoi 'huit heure quelque chose' ?
- Huit heure dix, huit heure quinze, est-ce que je sais, moi? Dans ces eaux là, en tous cas, je programmais mon émission favorite sur le magnéto et j'ai manqué les premières minutes.
- Et personne ne les a suivis? A demandé Shiguré. Personne n'a pensé à aider ce garçon ?
Hyuga a ricané.
- Soyez réaliste. Personne n'a envie d'être impliqué dans une sale histoire. Ni d'avoir des types comme vous collés à leurs basques.
J'ignore encore.
- Vous n'avez pas entendu de bruits suspects? Une bagarre ?
- Non. On entendait surtout des cantiques. Vous avez fini?
- Oui.
Shiguré et moi nous sommes dirigés vers la porte.
- Au fait, je n'ai pas vu votre licence de permission de vente d'alcool sur le mur. Vous savez que vous devez l'exposer de telle sorte que tout le monde puisse la voir, n'est-ce pas ?
Hyuga est devenu blanc comme un linge. J'ai souri encore et nous sommes partis.
- En tous cas, l'histoire de Suméragi se tient, a remarqué Shiguré en s'arrêtant devant la portière de la voiture. Même s'il est bien la dernière personne à avoir vu Tanaka vivant, on ne peut pas prouver que c'est lui qui l'a tué. Entre neuf heure hier soir et sept heure ce matin, il a pu se passer pas mal de choses.
J'ai ouvert la porte avant et je me suis assis derrière le volant.
- On va aller vérifier au labo, peut-être qu'ils ont déjà déterminé l'heure de la mort. Et puis peut-être qu'Ayako aura tiré quelque chose de Suméragi.
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Shiguré a proposé d'aller porter la cigarette au labo et de leur demander d'y jeter un œil tout de suite, puis de constituer des profiles de Tanaka et Suméragi. Il n'aime vraiment pas s'occuper de victimes potentiellement traumatisées. Bref, ça m'a laissé seul pour aller voir comment Ayako s'en sortait avec les trois autres. J'ai regardé à travers la vitre. À en juger par l'expression de leurs visages, les choses n'allaient pas si bien que ça.
Ayako m'a vu à la porte. Elle a dit quelque chose aux autres puis elle est sortie me rejoindre.
- Alors? J'ai demandé.
Au moment où la porte s'est refermée, j'ai vu Kasumi et Shiro se pencher pour parler à Suméragi.
Ayako a soupiré, mais elle avait l'air contente de prendre une pause.
- Il évite toujours de répondre clairement, mais non, je ne pense pas qu'il ait été violé. Sur ça, au moins, il est intransigeant. Par contre il refuse de me dire d'où lui viennent ces bleus.
- Il t'a dit qu'un type lui avait fait des avances hier soir dans un bar?
- Oui. C'est possible que ce soit la cause de ces marques. Peut-être qu'il est trop embarrassé d'admettre devant ses amis qu'il s'est fait accosté par un homme.
- Ou peut-être plus qu'embarrassé, ai-je dit sombrement. Tu sais, ce type qui l'a 'accosté'? Chômeur et poivrot notoire dans les quarante ans, il s'appelle Tanaka. Et il est mort.
- Quoi?!
- Ouais. Tu te souviens de cette histoire de meurtre ce matin? La description de la victime et le lieu du crime collent parfaitement avec ce que Suméragi nous a dit. Et puis le barman du coin nous a dit qu'il les avaient vus ensembles à l'heure qu'il nous a donnée.
Je lui ai fait un petit résumé de ce que nous avions appris.
- Alors tu vas arrêter Suméragi pour meurtre? Elle m'a demandé quand j'ai eu fini.
- Je ne sais pas. On a trouvé cette cigarette... Si c'est celle de Suméragi, ça nous prouve qu'il était sur les lieux du crime. Je crois que Shiguré n'aime pas beaucoup l'idée de l'inculper pour légitime défense.
- Eh bien oui. Toi tu n'es pas gay et tu n'es pas non plus celui qui se coltine les victimes. Tu as la moindre idée de combien de fois j'ai failli faire sauter la cervelle à ces pervers qu'on a arrêtés ?
Là, j'ai tilté. Je ne suis pas insensible, mais ça m'arrive d'en donner l'impression quand je travaille sur un cas sordide.
- D'accord, d'accord, excuse-moi. Est-ce qu'on peut rentrer et voir si oui ou non nous allons inculper Suméragi?
Ayako a roulé des yeux farouches et a ouvert la porte. Suméragi, Kasumi et Shiro ont levé les yeux. Le petit se mâchouillait la lèvre inférieure, un tic caractéristique de ceux qui savent quelque chose et hésitent à cracher le morceau. Note pour plus tard : en toucher un mot à Ayako.
Je me suis laissé tomber sur la chaise vide. Ayako a refermé la porte et s'est placée derrière moi.
- Suméragi-san - Il a braqué son regard vert sur moi- est-ce que vous fumez?
Il a grimacé légèrement.
- Oui, en effet.
J'ai lancé un regard à Ayako. Elle a haussé les sourcils.
- Pourrait-on voir vos cigarettes ?
Suméragi a regardé confusément Kasumi et Shiro, puis il a fouillé dans la poche avant de sa veste pour en sortir un paquet. Il me l'a tendu. C'était des 5mg Super Lites. Je l'ai ouvert : déjà à moitié vide.
Shiro a dû voir quelque chose de bizarre sur mon visage.
- Quelque chose ne va pas ? Il m'a demandé avec un air crispé.
J'ai reposé le paquet sur la table.
- Suméragi-san, vous nous avez bien dit que l'homme qui vous a agressé la nuit dernière a cherché à vous entraîner dans une allée aux alentours de l'Avenue Shoji ?
- Oui.
- Et vous vous êtes 'défendu', c'est ça ?
- C'est ça.
- Vous souvenez-vous comment ?
Ses yeux sont instantanément devenus méfiants.
- Pas vraiment.
- Suméragi-san... Je me suis penché pour mieux le voir. Votre assaillant a été retrouvé mort ce matin.
Une exclamation étouffée de Kasumi et un 'Quoi?!' retentissant de Shiro ont accueilli mes paroles. Mais je n'ai pas vu leurs visages. Je regardais Suméragi. Il n'a même pas cillé. Par contre, il s'est raidi sur sa chaise. Très légèrement. Mal à l'aise.
Ayako m'a regardé et a hoché la tête. Elle l'avait vu aussi.
- Vous saviez qu'il état mort, n'est-ce pas ? elle lui a dit.
Pas de réponse. Mais Shiro et Kasumi ont pris la relève.
- Vous dites que Subaru-san a tué quelqu'un ? s'est exclamée Kasumi, incrédule.
- C'est impossible ! A crié le gamin. Subaru n'aurait jamais fait ça !
Je me suis retourné vers eux.
- Nous avons trouvé un mégot de cigarette près du corps. Suméragi-san a admis qu'il fumait. C'est aussi la dernière personne à avoir vu la victime vivante.
- Mais... Mais...
Les yeux mauves du gamin semblaient près à bondir hors de leurs orbites.
- Subaru ne l'a pas tué ! Il n'est pas capable de faire une chose pareille !
- Il savait qu'il était mort avant que je le dise, j'ai essayé de lui expliquer, sans grands résultats.
- Non, non, il doit y avoir une erreur ! N'est-ce pas Subaru? Shiro a tourné vers lui son regard suppliant. ...Subaru ?
Suméragi a détourné les yeux en triturant son écharpe et il n'a pas répondu. Kasumi le scrutait intensément. Shiro ne pouvait plus prononcer le moindre mot, mais il n'en avait pas besoin. L'expression sur son visage en disait assez long comme ça.
Parfois, je hais ce travail.
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Jusqu'ici, les preuves étaient trop minces pour nous permettre d'arrêter Suméragi. Toutefois, nous lui avons bien fait comprendre quand tant que suspect n°1 dans une affaire de meurtre, il nous était impossible de le laisser partir avant d'avoir tiré les choses au clair. Kasumi et Shiro ont refusé de partir. On leur a apporté du café, pour faire passer le temps. Kasumi a à peine touché le sien. Les deux autres ne l'ont même pas regardé. J'imagine que nous autres officiers on a fini par s'y habitué, au jus de chaussette du commissariat. Ou bien mais papilles gustatives sont définitivement hors service.
- Les chercheurs vont s'occuper de cette cigarette, Kobayashi. Et j'ai terminé les profiles.
Shiguré a agité deux dossiers devant mon bureau. Je ne sais pas ce que tout le monde pense de notre possibilité d'accès à des informations confidentielles concernant à peu près chaque personne de cette ville, mais je suis certain qu'il y en a pas mal à qui ça ne doit pas beaucoup plaire. Dossiers de naissance, casiers judiciaires, logements, diplômes, tout ce que vous voulez. Tout ce qui est enregistré quelque part dans les dossiers gouvernementaux et techniquement à notre portée.
Suméragi et ses amis discutaient toujours dans la salle d'entretient. Ou plutôt, Kasumi et Shiro discutaient et Suméragi écoutait. Ou non. J'avais l'impression qu'il faisait semblant, juste pour les rassurer. Bref, après avoir tenté vainement d'obtenir un peu plus d'infos d'un Suméragi passablement renfermé, Ayako et moi avons décidé de prendre une pause et de laisser ses amis essayer de le raisonner à leur tour.
J'ai bien remarqué que Shiro nous observait attentivement quand nous sommes sortis. Avec un peu de temps, il finirait par lâcher quelque chose. Pas besoin de le presser en l'interrogeant maintenant. Si Suméragi continuait à faire des difficultés, Shiro craquerait. Simple question de temps...
- Ah oui?
J'ai délogé une chaise pour Ayako et je me suis assis sur le bureau.
- Alors j'imagine que c'est le moment de la leçon d'histoire ?
- Ouaip !
Shiguré ne s'est pas assis. Il est resté bien droit comme un prof devant une classe. Parfois, je me demande comment un type aussi bien a pu devenir flic.
- Nobu Tanaka, quarante et un ans, chômeur, pas d'adresse fixe. Il a une petite liste de délits à son compte, rien de très impressionnant : Ivresse sur la voix publique, tapage nocturne... Pas de parents proches ni de famille à part un cousin qui a émigré il y a des années. Vous savez, la crise économique et tout ça... Bref il a quitté le pays.
- Aucune inculpation pour viol? A demandé Ayako.
Shiguré a tourné la page.
- Eh bien, il y a eu trois plaintes portées contre lui pour harcèlement mineur sur des jeunes garçons, mais pas de viol ni de tentative de viol, jusqu'ici.
J'ai grimacé.
- Charmant. Donc nous avons un SDF alcoolique qui a décidé de passer à la vitesse supérieure et d'abandonner la drague pour des méthodes plus violentes, à en juger par les marques sur les bras de Suméragi. À votre avis, on devrait appeler le médecin de garde?
- Peut-être. Vois avec Suméragi-san s'il est d'accord. C'est tout ce qu'on a sur Tanaka?
- À peu près, a répondu Shiguré. Il n'est pas très différent de tous les autres ivrognes errants qui atterrissent ici. Par contre, Suméragi...- Il a sorti une second dossier, considérablement plus épais que le premier- Lui, il est intéressant...
J'ai haussé les sourcils et il s'est raclé la gorge.
- Bon, en résumé : Subaru Suméragi, treizième chef du clan Suméragi, basé à Kyoto, mais habite pour l'instant Tokyo
- Une vieille famille, ai-je commenté. Ça veut dire que Suméragi a été élevé avec tous les honneurs dus à un futur héritier? Il a été entraîné aux arts martiaux, par exemple ?
- Exactement.
Shiguré m'a tendu un relevé scolaire qui datait d'il y a presque dix ans.
- Il les a même appris depuis qu'il sait marcher. Il travaille maintenant comme onmyouji freelance -je ne sais pas trop ce que ça peut être - un genre de conseiller spirituel, je crois, donne un coup de main à la police de temps en temps. Il a un paquet de diplômes et de recommandations 'haut placées', alors quoi qu'il fasse, ça m'a l'air plutôt important... Il aura vingt-cinq ans cette année. Ses parents sont morts il y a longtemps et sa plus proche parente est sa grand mère, le douzième chef de la famille. Il avait une sœur jumelle.
Shiguré a levé les yeux.
- Avec insistance sur le passé.
- Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ? A demandé Ayako.
Shiguré nous a montré une photographie d'une jolie adolescente avec des cheveux noirs et courts et des yeux du même vert que ceux de Suméragi.
- Hokuto Suméragi. Il y a neuf ans qu'elle a disparu. Elle en avait seize. On ne l'a jamais retrouvée et elle est maintenant présumée décédée. 'Présumée' en ce qui nous concerne, mais plus que ça, apparemment, pour la famille Suméragi. Moins d'un mois après sa disparition, ils ont célébré ses funérailles. L'affaire est toujours ouverte.
J'ai échangé un regard avec Ayako. Ça n'avait pas grand chose à voir avec notre meurtre, mais c'était certainement une information intéressante.
- Bon. Suméragi a arrêté les cours après la disparition de sa sœur, un peu avant de fêter son dix-septième anniversaire, apparemment décidé à employer tout son temps à élucider ce mystère. Aucune infraction à la justice. Pas même une contredanse.
- Il n'a vraiment aucun lien avec Tanaka, alors ? Je lui ai demandé. Rien qui puisse nous donner un autre mobile que l'agression ?
- Non.
- Il y a quelque chose qui ne va pas, a dit Ayako. Si tu dis que Suméragi a tué Tanaka après qu'il ait tenté de l'agressé, il y a visiblement un truc qui ne colle pas.
Shiguré et moi avons levé la tête vers elle.
- Qu'est-ce que tu veux dire? A-t-il demandé.
- C'est simple : Tanaka a été tué parce qu'on lui a littéralement tordu le cou. Briser la nuque de quelqu'un, c'est une attaque de sang-froid, pas de la self-défense. Il faut avoir les idées claires pour ça. La plupart des victimes d'agressions se concentrent plus sur une éventuelle échappatoire que sur une vengeance. S'ils blessent leur agresseur, c'est généralement en le frappant ou en le griffant au visage. Même en supposant qu'ils pratiquent les arts martiaux, comme Suméragi, ils ne frappent que pour s'enfuir, pas pour tuer. Et dans les rares cas où l'agresseur s'est fait tué en état de légitime défense, les victimes ne sont pas restées pour fumer une ou deux cigarettes à côté du corps. Le seul cas où une victime de violence sexuelle pourrait agir de la sorte, c'est si elle connaît son agresseur. Les femmes battues ou délaissées, par exemple.
J'ai regardé Ayako un long moment. J'avais remarqué qu'il avaient des détails qui ne collaient pas, sur les lieux du crime comme pendant l'entretient, mais il n' y avait qu'Ayako pour comprendre tout de suite pourquoi ça ne collaient pas. Quand je vous disais qu'elle était intelligente...
- Donc, tu penses qu'il est peu probable que Suméragi sois l'assassin, a dit Shiguré.
- Mais il y a un hic, leur ai-je fais remarqué. Ce dont parle Ayako concerne surtout les agressions sur des femmes. Quand des hommes sont abordés par des homosexuels, ils peuvent très mal réagir et même aller jusqu'à tuer le type en question. C'est déjà arrivé, non? Ils prenaient ces avances comme une provocation. Après tout, Suméragi pourrait très bien être un lyncheur, pour ce qu'on en sait.
Shiguré m'a gratifié d'un regard indulgent.
- Kobayashi.
- Quoi?
- Oublie ça.
Froncement de sourcils.
- Et pourquoi?
Il a levé les yeux au ciel.
- Suméragi est gay.
Ah. Bon. Alors ça, je ne l'avais pas vu venir.
- Comment tu sais ça ? Je lui ai demandé, toujours incrédule.
Il m'a offert un autre regard plein de patience.
- Kobayashi, c'est moi.
Oups. J'avais presque oublié. Mais quand même... Je me suis retourné pour avoir confirmation.
- Ayako?
Elle a eu son sourire éthéré par la fatigue.
- Je crois que Shiguré a raison. Tu n'as pas remarqué que Suméragi n'a pas montré plus d'intérêt pour les jambes de Kasumi que pour la chaise sur laquelle il était assis ? Avoue que ça en dit long. Et puis chaque fois que Shiro lui fait son regard de chien battu, il cède...
Ma mâchoire s'est décrochée, menaçant de tomber sur mes genoux et le téléphone a sonné. Ayako a décroché.
- Tu plaisantes... Suméragi et Shiro sont... ensembles ?
Shiguré a secoué la tête.
- Non, je ne pense pas. Je les ai regardés ce matin, ils n'ont pas du tout les gestes d'un couple. Je dirais que Shiro est peut-être intéressé, mais je ne suis pas sûr... Ça ressemblerait plutôt à une forme de vénération pour son aîné.
- Shiro vient d'entrer au lycée et il s'est déjà enamouré d'un garçon plus âgé ?!
Shiguré a haussé les épaules.
- Bah, je n'étais pas tellement plus vieux quand je me suis rendu compte que je ne m'intéresserais jamais aux femmes. Et c'était, quoi, deux ans plus tard que j'ai rencontré Izuru? À ce propos, il n'est pas très content que je sois de service le jour de Noël.
- Je suis sûr que tu sauras te faire pardonner.
- Je peux le prendre comme un ordre de mon supérieur ?
Juste à ce moment-là, Ayako a raccroché.
- C'était le labo. Ils ont fini les préliminaires, si ça vous intéresse d'aller jeter un œil.
- Ils n'ont pas chômé.
Je me suis levé pour récupérer mon manteau
- Tu viens, Shiguré ?
Il a décroché le sien en soupirant.
- Pas comme si j'avais mieux à faire...
- Je vais voir si je peux convaincre Suméragi de voir le médecin, nous a lancé Ayako.
Je me suis retourné vers elle.
- Tu crois que c'est vraiment nécessaire?
- Il ne veut rien nous dire sur ces marques. Tu ne veux pas savoir ce que ça cache ?
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Je suis assez vieux être émerveillé par le pouvoir de la science. Ristuko, la chercheuse du labo, est assez jeune pour ne pas l'être du tout. C'est une vraie professionnelle.
- Première chose, la victime, nous a-t-elle dit d'un ton crispé en enlevant soigneusement ses gants. Homme, quarante ans et, d'après la couleur de sa peau et de ses yeux, alcoolique. Cause du décès, cou rompu.
- Ça on le sait, a dit Shiguré.
Il aurait dû se taire, parce que Ristuko lui a renvoyé un regard noir. J'imagine qu'il l'avait assez ennuyée en lui demandant d'examiner nos pièces à conviction sur le champ et qu'elle était passablement irritée.
- Il y a de petits éclat de vertèbre dans le muscle et des signes de déchirure dans l'œsophage. Qui que soit la personne qui lui a brisé la nuque, elle l'a fait d'un seul coup. La mort a été instantanée et nous estimons qu'elle a eu lieu il y a environ quatorze heures, entre huit et neuf heure du soir.
Hum. Hyuga avait vu Suméragi et Tanaka se battre vers huit heure et quart la nuit dernière. Suméragi était dans le pétrin.
Ristuko n'avait pas terminé.
- Gardez bien à l'esprit que c'est une approximation, pas l'heure précise où le meurtre a eu lieu. Les avocats de la défense vous le rappelleront également. Il n'y a pas de traces de lutte, pas de peau sous les ongles, pas de bleus ou d'égratignures, rien. Celui qui a tué cet homme l'a fait très vite et, comme vous avez dû le remarquer, l'expression du visage nous indique que la victime a vu son agresseur.
- Et qu'il lui a rompu le cou avant qu'il ait pu se défendre, appeler à l'aide ou tenter quoi que ce soit pour sauver sa vie? Lui ai-je demandé. Le joli minois de Suméragi cache plus qu'on ne pourrait le croire.
Ristuko m'a ignoré.
- Le tueur était extrêmement fort. Les seules traces qui apparaissent sur le corps de la victime se trouvent sur son crâne, là où l'assassin a dû poser ses mains pour lui tordre le cou. Et à en juger par la taille de ces marques, vous recherchez quelqu'un de grand.
- Qu'est-ce que vous voulez dire? Ai-je demandé.
Elle m'a donné une feuille comportant deux schémas. Une main droite et une main gauche.
- Voilà. Il s'agirait d'un homme dont les mains feraient approximativement cette taille.
Shiguré est un peu plus grand que moi. Je lui ai tendu la feuille et il a posé ses mains dessus. La largeur était relativement similaire, mais ses doigts étaient plus courts de presque deux centimètres.
- Très grand, il a murmuré. Tu crois que Suméragi rentre là-dedans ?
- Bah, ce type regarde constamment ses pieds, alors je crois qu'on va prendre ses mesures et voir ce que ça donne. Vous avez trouvé quoi que ce soit sur la cigarette?
- Juste la marque, a répondu Ritsuko. Il n'y avait pas d'empreintes digitales et la neige a effacé toute trace de l'ADN qu'on aurait pu récolter grâce à la salive. Ce sont des Mild Seven. Je ne sais pas si ça vous sera vraiment utile, considérant le nombre de personnes qui en fument dans cette ville.
Des Mild Seven. Suméragi fumait des 5mg Super Lites. Il y avait vraiment quelque chose qui m'échappait.
- Merci beaucoup, Ristuko, j'ai dit tout en poussant Shiguré vers la porte. Si vous trouvez autre chose n'hésitez pas à nous contacter !
Elle a froncé le nez.
- Humph. Vous savez, certains d'entre nous ont quelque chose à faire le jour de Noël.
- Hé ! A protesté Shiguré. Ne me mettez pas de le même sac que lui, j'ai un planning, moi aussi !
- Ah oui ? Elle a levé un sourcil en nous regardant partir. Alors j'imagine que cette affaire est si passionnante que vous avez préféré être de service ?
- Merde, s'est exclamé Shiguré lorsque la porte s'est refermée sur nous, cette fille est pire que la peste. Où est-ce qu'elle va aujourd'hui, assister à un entraînement militaire ?
- En fait, je crois qu'elle doit rencontrer la famille de son fiancé.
- Tu rigoles ! Il lui offrira sûrement un anneau de fer en guise d'alliance...
J'ai ri un petit peu, mais j'ai vite retrouvé mon sérieux.
- Tu sais, ce qu'elle nous a dit sur la cigarette, ça ne colle pas avec notre scénario. Suméragi ne fume pas de Mild Seven.
Shiguré a approuvé en silence.
- Je sais, a-t-il finalement dit. Mais ça ne veut pas dire grand chose. Peut-être que Suméragi a essayé une autre marque, ou bien quelqu'un qui fumait des Sevens lui a filé une cigarette.
- Possible, mais peu probable. En tous cas, nous avons les traces de doigts retrouvée sur le corps de Tanaka, c'est une preuve substantielle. On va voir si Suméragi correspond...
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Dans la salle d'entretient, les choses n'avaient pas l'air d'avoir beaucoup avancé depuis notre départ. Ayako tentait toujours de convaincre Suméragi d'accepter une visite médicale et il semblait que Kasumi et Shiro la soutenaient. Mais jusqu'ici, Suméragi refusait avec une étonnante fermeté.
- Subaru-san, nous voulons juste nous assurer que tout va bien, répétait Kasumi qui faisait apparemment de son mieux pour contenir son envie de lui bondir à la gorge.
- Non, Karen-san, répondait calmement Suméragi.
Ayako a retenté sa chance :
- Suméragi-san, Vos amis sont très inquiets. Le fait que vous refusiez de nous expliquer d'où vous viennent ces bleus n'arrange pas les choses. Accepter de voir le médecin pourra sans doute les rassurer.
- Non.
- Subaru... Shiro nous refaisait le coup du chien battu. Si tu ne veux pas voir de médecin, Pourquoi est-ce que tu ne nous dis pas simplement ce qui s'est passé ?
Après ce que m'avait dit Shiguré, je pensais que si quelqu'un pouvait convaincre Suméragi, c'était bien lui. Mais ça n'a pas marché non plus. Suméragi a secoué la tête en silence et Shiro a eu l'air encore plus bouleversé. Peut-être que Shiguré avait raison. Shiro avait sans doute le béguin pour lui, mais Suméragi n'avait pas l'air intéressé.
Il était évident que nous n'allions nulle part et Ayako commençait à avoir l'air agacée. Ce n'est pas particulièrement visible chez elle, mais après avoir travaillé des années en sa compagnie, je commence à avoir du nez. Je sais aussi que quand Ayako est irritée, personne n'a envie d'être dans sa ligne de mire. Il valait mieux en finir au plus vite. Shiguré, apparemment curieux de voir tout ce petit monde, est entré dans la salle à son tour. Six personnes dans un si petit espace, c'était peut-être un peu trop.
- Suméragi-san, Kasumi-san, Shiro-kun, Voici le détective Maéda Shiguré.
Brefs hochements de tête à la ronde. Shiguré a essayé de sourire et il a agité la main, mais vu qu'il était là pour prouver que Suméragi était l'assassin de Tanaka, il n'a pas gagné l'approbation générale.
- Nous avons quelque chose de nouveau et nous voudrions simplement procéder à une vérification, Suméragi-san.
Il a levé les yeux sur nous avec méfiance. Kasumi et Shiro nous ont littéralement fusillé du regard.
- Tu n'es pas obligé d'accepter, Subaru-san, a dit Kasumi. Tu n'es pas en état d'arrestation, nous pouvons très bien rentrer chez nous.
- Je ne compterais pas trop là-dessus, si j'étais vous.
J'ai posé l'empreinte sur la table, devant Suméragi.
- Est-ce que vous pourriez mettre vos mains ici, s'il vous plaît?
Il a jeté un œil à la feuille et a froncé les sourcils.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Une preuve, a répondu Shiguré. Ça peut vous permettre de sortir d'ici immédiatement.
- Mais ça peut aussi vous faire inculper pour meurtre, a ajouté Ayako à laquelle un regard avait suffit pour comprendre de quoi il retournait.
Kasumi et Shiro ont regardé le morceau de papier comme un serpent à sonnette. Suméragi les a observé un instant, puis a scruté les empreintes.
- Je préférerais ne pas vous ordonner de le faire, Suméragi-san, a murmuré Ayako. Mais si vous m'y forcez, je n'hésiterai pas.
Il a fermé les yeux et soupiré. Puis il a décollé ses mains de ses genoux pour les poser délicatement sur celles qui étaient tracées sur le papier blanc.
Je me souvenais que les mains de Shiguré avaient presque la même largeur que celles de l'assassin, mais que ses doigts étaient trop courts. Non seulement ceux de Suméragi étaient trop courts, encore plus que ceux de Shiguré, mais ils étaient également beaucoup trop fins. Il y avait une marge d'au moins un centimètre entre les bords de ses mains et la taille minimale de celles que Ristuko avait déterminé pour nous.
Je suis resté silencieux pendant un instant. Il n'y avait aucun doute : Suméragi n'avait pas tué Tanaka. Il a retiré ses mains de la feuille pour les cacher rapidement sous la table. Shiro m'a lancé un regard nerveux.
- Alors ?
- Ça ne correspond pas, a répondu Shiguré, perplexe. Suméragi n'a pas pu tuer cet homme.
Des soupirs de soulagement ont rempli la salle.
- Ha ! Je vous l'avais bien dit ! S'est exclamé Shiro, triomphant.
- Est-ce qu'on peut y aller ? A demandé Kasumi. Je crois que c'est déjà allé beaucoup plus loin que nous le voulions.
Ayako lui a souri.
- J'imagine. Entre ceci et la cigarette, je pense que l'on peut rayer Suméragi-san de la liste des suspects.
Shiro souriait. Suméragi semblait nettement plus détendu.
- Juste une chose avant que vous partiez, Suméragi-san, ai-je dit en me plaçant devant la porte. Je suppose que vous n'avez aucune idée de ce que pouvait faire une cigarette Mild Seven près du corps ?
- 'Mild Seven' ? Shiro a froncé les sourcils en se retournant vers Suméragi. Est-ce ce n'est pas ce qu'il...
Sans préambule, Suméragi a fait volte-face et a littéralement poignardé Shiro du regard. Le gamin s'est tu immédiatement. J'ai haussé les sourcils. Alors ça, c'était suspect.
- Qu'est-ce que vous disiez, Shiro-kun ? A demandé Ayako.
Shiro a regardé Suméragi un moment. Puis il s'est rassis et a baissé les yeux sur ses pieds.
- R-rien.
Kasumi n'avait pas l'air contente.
- Rien? Kamui, ce n'est vraiment pas le moment. Tu ne sais pas mentir. Subaru et toi pourriez tout aussi ben brandir des pancartes disant que quelque chose ne va pas.
Shiro était blanc comme un linge. Remarquez, ça avait peut-être un rapport avec les yeux que Suméragi gardait braqués sur lui. Ce n'était pas un regard amical. Ils avaient quelque chose d'à la fois accusateur et suppliant qui mettait le petit dans tous ses états.
Je me suis penché par dessus la table.
- Suméragi-san? Est-ce que vous savez ce qui est arrivé à Tanaka?
Il n'a pas répondu. Il s'est juste remis à tripoter le bout de son écharpe avec nervosité.
- Suméragi-san, Tanaka est mort la nuit dernière aux alentours de huit heures. Un barman nous a dit vous avoir vu vous quereller juste avant ça. Vous êtes la dernière personne à l'avoir vu vivant et vous saviez qu'il était mort.
Toujours rien.
- Suméragi-san, si vous ne nous répondez pas, je peux vous accuser d'obstruction à la justice.
- Attendez une minute, a lancé Kasumi. Subaru n'a pas tué Tanaka ou quel que soit son nom, peut-être qu'il sait quelque chose, mais il n'est pas coupable. Pourquoi ne le laissez-vous pas rentrer chez lui, maintenant ? C'est votre boulot d'arrêter les meurtriers, n'est-ce pas ? Il doit bien y avoir des indices sur les lieux du crime.
- J'ai bien peur que tout ne soit pas aussi simple, madame, a dit Shiguré. Suméragi-san n'a peut-être pas brisé la nuque de cet homme, mais s'il refuse de répondre à nos questions, nous pouvons le suspecter de complicité.
- Suméragi-san.
Il a tourné la tête vers Ayako.
- Est ce que ce 'il' mentionné par Shiro-kun a quelque chose à voir avec ces bleus sur vos bras ?
Il m'arrive rarement de m'imaginer des choses. Je peux vous assurer que les yeux de Suméragi se sont agrandis comme ceux d'un chat poursuivi par une horde de bulldogs. Sa main s'est refermée sur son écharpe comme une porte qui claque.
Bingo.
- Allez vous répondre à nos questions, Suméragi-san ? a demandé Ayako.
Pas de réponse. J'ai laissé échappé un grognement. La journée était loin d'être terminée.
