L'adresse que nous avait donné Ayako nous a mené dans un quartier huppé, dans un immeuble huppé. Pas à Shinjuku, mais dans les environs. Nous sommes monté dans un ascenseur de luxe qui nous a déposés dans les derniers étages. La vue était incroyable et encore, nous étions en plein jour. Je n'ose même pas imaginer ce que ça doit être de nuit, ou mieux, au coucher du soleil.
- À combien peut s'élever le loyer dans un endroit pareil? A chuchoté Shiguré tandis que nous descendions le hall.
J'ai regardé les portes qui s'alignaient dans le couloirs. Il n'y en avait pas beaucoup, j'en ai donc déduis que les appartements derrière devaient être sacrément grands.
- Bien au-dessus de nos moyens, sois en sûr.
Nous nous sommes arrêtés devant la dernière porte. La petite étiquette en dessous de la sonnette indiquait 'Sakurazuka'. J'ai appuyé sur le bouton.
- Il a intérêt à être chez lui, a grogné Shiguré entre ses dents. Après tout le chemin qu'on a fait, je risque de m'énerver si ce n'est pas le cas...
Je m'apprêtais à lui répondre que j'étais entièrement d'accord avec lui quand la porte s'est ouverte.
J'ai cillé.
Le type qui se tenait dans l'encadrement de la porte devait mesurer plus d'un mètre quatre vingt. Une trentaine d'années, des cheveux noirs. Il portait une chemise blanche et lâche qui avait l'air très chère et un pantalon noir qui devait l'être tout autant. Mais ce qu'il y avait de plus frappant, c'était ses yeux. Le gauche avait une étrange couleur presque dorée alors que le droit était d'un blanc opaque. Aveugle. Pourtant, malgré son handicape, je peux vous dire que cet homme ne devait pas avoir de problèmes pour tomber les dames. Il était très séduisant et, à en juger par la façon dont il se tenait, il le savait parfaitement.
Je l'ai détesté instantanément. Quand on a passé autant de temps que moi dans les forces de l'ordre, on développe un certain instinct. Après tout, ce sont les ficelles du métier. Ce type dégageait quelque chose qui me donnait une furieuse envie de dégainer mon flingue.
Il nous a regardé un moment avec curiosité.
- Oui? A-t-il fini par dire.
Explosion de badges.
- Seïshiro Sakurazuka-san ? Je suis le détective Kobayashi et voici mon partenaire, le détective Shiguré. Nous aimerions vous parler quelques instants.
Sakurazuka a froncé légèrement les sourcils.
- Il y a problème, détective ?
- Nous menons une enquête et nous avons besoin de votre concours, a expliqué Shiguré.
Sakurazuka nous a offert un magnifique sourire en contre plaqué. Avec une pointe de sarcasme.
- Je vois. Mais je vous en prie, ne restez pas sur le pas de la porte...
Shiguré et moi nous sommes regardés, puis j'ai haussé les épaules et nous sommes entrés. L'intérieur était spacieux et moderne. Très design, mais pas particulièrement coloré, à vrai dire. Des murs et un carrelage blancs, des divans de cuir noir, des tables en verre et fer forgé et quelques coussins rouge sang qui tranchaient élégamment avec le décor monochrome. Cet homme avait l'œil pour la déco, si vous me passez l'expression.
Sakurazuka a refermé la porte derrière nous.
- Puis-je vous offrir quelque chose à boire ? A-t-il offert.
J'ai décliné en secouant la tête et Shiguré a demandé un verre d'eau. Sakurazuka lui a souri cordialement et il est allé le lui chercher en nous recommandant de nous mettre à l'aise, ce que nous avons fait.
- C'est sympa ici, a commenté Shiguré en s'asseyant sur le sofa.
- Je ne te le fais pas dire...
J'ai jeté un œil autour de nous. Il y avait un paquet vide et un cendrier en cristal contenant quelques mégots sur la table basse devant nous.
- Alors, quelle est ta première impression de ce type ? Je lui ai demandé à voix basse.
Il a levé un sourcil.
- Sincèrement ? Il est sexy.
J'ai été pris d'une sévère quinte de toux.
- Quoi?! Ai-je enfin réussi à sortir quand mon souffle a enfin retrouvé le chemin de mes poumons.
Ça fait des années que je connais Shiguré et j'ai toujours su qu'il préférait les hommes. Il m'a fallu un peu de temps pour m'y habituer, mais ça n'a jamais posé problème. Mais de temps en temps, il arrive à me sortir des trucs qui me déstabilisent. Comme ce commentaire-là.
Il m'a fait un grand sourire - j'étais content de voir que ma crise de toux l'amusait.
- Eh bien quoi ? Je suis peut-être avec Izuru, mais rien ne m'interdit de regarder, m'a-t-il dit. Son sourire s'est effacé presque aussitôt. Mais je peux te dire que je n'admirerais Sakurazuka que de loin. De très loin.
J'ai haussé les sourcils et j'allais lui demander ce qu'il entendait par là quand Sakurazuka est entré avec un verre d'eau. Il l'a donné à Shiguré qui a bu une ou deux gorgées puis l'a reposé sur la table. Sakurazuka s'est assis en face de nous.
- Alors détectives, qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
Je me suis redressé sur mon siège, m'efforçant de rester professionnel.
- Sakurazuka-san, connaissez vous un Subaru Suméragi ?
La réaction a été fulgurante. Sakurazuka a eu l'air troublé l'espace d'une seconde puis il s'est adossé à sa chaise avec un sourire. Je dis sourire parce que je ne vois pas de meilleur mot pour le décrire, mais ça n'avait rien de sympathique.
- Si je connais Subaru-kun... A-t-il dit doucement.
Subaru-kun ? J'ai presque senti mes sourcils monter se perdre dans mes cheveux.
- Et pourquoi me questionnez-vous à son sujet ? A demandé Sakurazuka avec amusement.
Je me suis tendu légèrement, mais j'imagine que c'était une question inévitable.
- Suméragi est actuellement en détention au poste de police, lui ai-je répondu.
Ses yeux se sont étrécis comme ceux d'un oiseau de proie. Un long frisson a parcouru mon corps. Peut-être que c'était cet œil aveugle qui me fixait, mais je n'en suis pas sûr.
- Subaru-kun, en détention? A-t-il répété. Et pourquoi ?
Je pense que si je n'avais pas été assis, j'aurais reculé. Je ne savais pas ce que Suméragi pensait de cet homme, mais en tous cas, Sakurazuka avait l'air de tenir à lui. Il ne donnait pas l'impression d'être particulièrement heureux d'apprendre qu'il était retenu au commissariat.
- Il y a eu un meurtre la nuit dernière, je lui ai répondu sans pouvoir m'en empêcher.
- Un meurtre ? Sakurazuka a éclaté de rire. Je n'ai jamais rien entendu d'aussi ridicule. Subaru-kun serait parfaitement incapable de tuer quelqu'un. Du moins pas sans une bonne raison... a-t-il ajouté après quelques secondes de réflexion. Il est en état d'arrestation ?
Son œil valide brillait intensément.
- Non, ai-je répondu. C'était un suspect, mais les preuves que nous avons trouvées l'innocentent.
Sakurazuka a souri.
- Je suis ravi de l'apprendre. Mais dans ce cas, pourquoi Subaru-kun est-il toujours en détention ? Vous n'avez aucun droit de le retenir.
- C'est une simple précaution. Nous voulions lui poser quelques questions et...
- Ce n'est pas le problème, a coupé Sakurazuka en regardant Shiguré, sa voix soudain aussi froide qu'un bac à glaçons. J'avais de plus en plus envie de dégainer. Vous n'avez pas l'autorité nécessaire pour retenir contre sa volonté quelqu'un qui n'est pas en état d'arrestation. Il doit être relâché.
J'ai levé un sourcil en essayant d'ignorer les petites sonnettes d'alarme qui vibraient dans ma tête.
- Vous avez l'air plutôt inquiet pour Suméragi, a observé Shiguré.
Sakurazuka nous a souri à nouveau.
- C'est vrai. Il venait me rendre visite avec sa sœur presque chaque jour lorsque j'exerçais dans ma clinique. Mais c'était il y a près de neuf ans.
- Neuf ans ? Ai-je répété. Et qu'est-ce qui s'est passé après ?
Le sourire s'est fait énigmatique.
- Nous avons eu... un petit désaccord. Un différend d'ordre personnel. Nous avons rompu le contact.
- Devons-nous comprendre que vous aviez une relation? A demandé Shiguré.
- On peut le dire comme cela. Mais Subaru-kun ne m'a jamais pris très au sérieux, je crois.
J'ai soigneusement conservé une expression neutre. Je n'ai aucun problème avec un couple comme Shiguré et Izuru, mais ça... Il y a neuf ans, Suméragi devait à peine en avoir seize alors que Sakurazuka était sans doute dans la vingtaine. Ça, c'était quelque chose de gênant.
- Quel dommage, a-t-il soupiré. Subaru-kun était vraiment adorable.
- Qui de vous a rompu, si je peux me permettre de vous le demander ? L'a pressé Shiguré.
- En fait, c'est moi.
- Et vous n'avez pas gardé le contact ?
- Non. J'ai fermé ma clinique et je suis parti voyager.
- Alors je suppose que vous n'avez pas entendu parler de la disparition de sa sœur?
- Eh bien, si, a-t-il répondu en souriant. J'ai lu ça dans la presse, il me semble. Triste histoire.
- Vous étiez au courant et vous n'avez pas tenté de contacter Suméragi pour lui témoigner votre soutien ? Lui ai-je demandé, incrédule.
- Effectivement. Je vous ai dit que nous ne nous étions pas séparés en très bons termes. J'ai pensé que ma présence risquait de le mettre... mal à l'aise.
"Mal à l'aise" m'a semblé être un euphémisme de taille, vu l'empressement dont Shiro avait fait preuve pour nous convaincre de ne pas laisser entendre à Suméragi qu'il nous avait parlé de Sakurazuka. "Traque" est le premier mot qui m'est venu à l'esprit et mes alarmes personnelles se sont remises à sonner.
Je me suis laissé aller en arrière et j'ai scanné l'appartement. Pas la moindre photo ne décorait les murs. Rare, de nos jours.
- Vous vivez seul ? J'ai demandé.
- En effet.
- J'imagine qu'un célibataire aussi séduisant que vous était invité quelque part hier soir ?
- Eh bien, non. J'ai passé le réveillon ici même.
- Avec de la compagnie ? J'ai remarqué un observant le paquet et les cigarettes dans le cendrier.
Encore ce sourire.
- Vous êtes très observateur, détective, m'a dit Sakurazuka. Je suis heureux de voir que mes impôts sont utiles à quelque chose. C'est vrai, j'avais de la compagnie. Ne m'en veuillez pas si je n'entre pas dans les détails.
Je l'ai regardé, légèrement surpris.
- Il y a une raison particulière à cela ?
Sakurazuka a délicatement haussé son sourcil gauche.
- Mes droits en tant que citoyen stipulent bien que je n'ai pas à répondre à des questions qui violerait mon intimité.
J'ai pincé les lèvres, mais il n'y avait rien à redire. Sans doute avait-il passé la nuit dernière avec une femme mariée, ou bien, si je m'en remettais à ce que je savais, avec un garçon. De toutes façons, ça n'avait rien à voir avec notre investigation et je ne pouvais pas l'obliger à parler.
Shiguré a repris une gorgée d'eau.
- Votre compagnie vous offert quelque chose, on dirait, a-t-il dit en désignant la boîte.
Un quelque chose qui avait été emballé dans un papier fin et doux, plutôt précieux. Mais ça ne nous donnait aucune indication sur ce que ça avait pu être.
- En fait, c'était un cadeau de ma part à mon hôte.
- Ah ? Et votre 'hôte' ne vous a rien offert ? C'est assez impoli, ai-je remarqué.
Un petit rire grave.
- Ne vous en faites pas, j'ai été parfaitement dédommagé.
Oh. Oh. J'ai toussoté et saisi la première opportunité de changer de sujet.
- Vous avez dit que Suméragi ne pourrait tuer personne sans raison... Quelle 'raison' pourrait justifier qu'il commette un meurtre, selon vous ?
Sakurazuka nous a simplement souri.
- Disons que si vous vous attaquiez à quelque chose de précieux à ses yeux, Subaru-kun pourrait se montrer vindicatif.
- Vous pourriez préciser ? A pressé Shiguré.
- Eh bien, par exemple, je ne serais pas surpris qu'il s'en prenne à l'assassin de sa sœur, s'il le retrouvait jamais.
J'ai froncé les sourcils.
- Comment savez-vous que sa sœur est morte ?
Sakurazuka a levé les yeux vers moi.
- Après neuf ans d'absence, que voulez-vous qu'il lui soit arrivé ?
Il n'avait pas tort. Mais cette conversation déviait totalement de notre objectif premier, Nobu Tanaka, pour ne pas le nommer, et le rapport qu'il avait avec Subaru Suméragi.
- Sakurazuka-san, ai-je commencé, avez-vous vu Suméragi récemment.
Un sourire énigmatique.
- Je vous l'ai dit, nous nous sommes séparés en de mauvais termes. Aucun de nous n'a particulièrement envie de renouer le contact.
- Pas même une rencontre accidentelle ?
- Il y a dix millions d'habitants dans cette ville, détective. À votre avis, quel pourcentage de chance y a-t-il qu'une telle rencontre se produise ?
J'ai soupiré. Un nouveau cul-de-sac. Mes yeux sont retombés sur le cendrier.
- De quelle marque sont ces cigarettes, Sakurazuka-san ?
- Ah, ça ? Je fume des Mild Seven. Comme des milliers de tokyoites.
Un fumeur de Mild Seven. Quelle coïncidence. J'ai jeté un coup d'œil à ses mains. Elles était certainement plus grandes que celles de Suméragi, mais sans le schéma de Ritsuko, il était impossible d'en déduire quoi que ce soit. Comme, d'ailleurs, de tout ce que nous avait dit Sakurazuka. Cette entrevue ne nous menait nulle part.
J'ai donné un petit coup de coude à Shiguré pour lui signaler notre départ imminent.
- Sakurazuka-san, merci infiniment de nous avoir accordé un peu de votre temps. Je crois que nous avons tout ce qu'il nous faut.
Le plus vite je sortirais d'ici, le mieux ce serait. Ce type me filait les jetons.
Sakurazuka s'est levé de sa chaise et nous a accompagné à la porte.
- Ce fut un plaisir, nous a-t-il dit cordialement. J'espère que vous allez laisser partir Subaru-kun.
J'ai hoché pensivement la tête. Il y avait une menace sous-jacente dans ses paroles.
- Nous verrons.
Shiguré lui a offert sa main et Sakurazuka la lui a serrée. J'ai gardé mon poing dans ma poche. Je n'allais pas toucher cet homme là.
- Merci pour le verre d'eau, a lancé Shiguré. Au fait, si je peux me permettre de vous le demander... Qu'est-ce qui est arrivé à votre œil ?
Sakurazuka nous a ouvert la porte.
- Il y a quelques années, je rendais visite à quelqu'un dans un hôpital avec Hokuto-chan. Une femme instable a tenté d'attaquer un patient avec un couteau. Je suis intervenu et je l'ai maîtrisée, mais j'ai dû sacrifier mon œil droit.
J'ai froncé les sourcils en passant dans le couloir.
- Hokuto-chan ? Où est-ce que j'ai entendu ce nom ?
Sakurazuka m'a souri une dernière fois.
- Hokuto Suméragi. Et le patient en question était son frère, Subaru-kun. Bonne journée, détectives.
Et il a refermé la porte.
Nous nous sommes regardés pendant quelques instants, Shiguré et moi.
- Je crois, a-t-il dit lentement, qu'il vaudrait mieux retourner au poste.
- Ouais, moi aussi...
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- Moi je vous dis que ce type est obsédé, a déclaré Shiguré à Ayako quand il lui a fait part de notre mémorable rencontre avec Sakurazuka. Neuf ans après leur séparation, il l'appelle encore "Subaru-kun" !
- Bah, les vieilles habitudes, a dit Ayako en haussant les épaules.
- Tu n'as pas vu sa tête quand on lui a dit que Suméragi était au poste, a grogné Shiguré. "Terrifiante" serait un doux euphémisme.
- Je croyais que tu le trouvais 'sexy', lui ai-je rappelé.
- J'ai aussi précisé que je me contenterai de l'admirer à distance, a-t-il rétorqué. Sakurazuka a peut-être un magnifique sex appeal, mais je tenterais pas le diable...
- Le diable ? Et pourquoi ? A demandé Ayako, surprise.
- Je ne le sais pas exactement et je ne chercherai pas à le savoir...
- À part son sex appeal, il était aussi sacrément doué pour éviter nos questions, ai-je soupiré. Tu n'as pas remarqué qu'il ne nous a donné aucune réponse claire quand je lui ai demandé s'il avait vu Suméragi récemment ?
- Ah bon ?
- C'est ce que je disais... il est doué.
- Vous croyez qu'il cache quelque chose ? a dit Ayako.
- Ça, c'est une certitude, ai-je répondu sombrement. Il avait un paquet vide sur sa table, un genre d'emballage luxueux, et il nous a dit que c'était un cadeau offert à son 'hôte' de la nuit dernière. Oh, ne t'en fais pas pour lui, il s'estime avoir été "parfaitement dédommagé" pour ça.
- Bon, et alors? Peut-être qu'il a une maîtresse classe et qu'il ne veut pas que ça se sache, a répliqué Ayako. Ce qui m'intéresse, c'est pourquoi Suméragi ne veut pas parler de lui.
- Comment je le saurais ? Tu veux qu'on aille lui dire : "au fait, Suméragi-san, nous venons d'avoir une charmante discussion avec votre obsédé d'ex-petit ami d'il y a neuf ans, voulez-vous que nous organisions une rencontre ?" Eh bien, après toi.
- Je suis sérieuse, Kobayashi. Qu'est-ce qu'un homme que Suméragi n'aurait pas revu depuis neuf ans aurait à voir avec la mort de Tanaka, hier soir ?
- Qu'est-ce que tu veux dire ? a demandé Shiguré.
- Je veux dire que Shiro ne nous a pas parlé de Sakurazuka sans raison.
Soudain, son front s'est plissé. Elle a parut perplexe.
- Est-ce qu'il vous a dit quoi que ce soit sur son 'hôte' ?
- Pas vraiment. Sauf si tu comptes le "parfaitement dédommagé" pour la chose qui devait se trouver dans le paquet. Je te l'ai dit, ce n'est pas un type à qui tu as envie d'aller chercher des poux. Pourquoi ?
Ayako a regardé à travers la vitre teintée de la salle d'interrogatoire. Suméragi était assis, les jambes croisées, les yeux fermés, les mains posées sagement sur ses genoux. Quand on les enferme dans ce genre de salles, le plus souvent les gens dorment, font les cent pas, jettent les meubles contre les murs en nous hurlant des obscénités ou regardent intensément la table. De toutes mes longues années d'expérience, c'était la première fois que je voyais quelqu'un méditer.
- Est-ce que rien ne vous semble déplacé sur ce garçon ? elle a finalement demandé.
- Tout, a répondu Shiguré. Il est beaucoup trop beau pour porter cette vieille paire de jeans et ce sweat-shirt délavé. Son trench n'est pas neuf non plus, mais c'est le genre de chose qui n'est jamais passée de mode, je suppose...
- Un peu de sérieux, Shiguré. Il n'y a vraiment rien que tu trouves bizarre ?
Je me suis penché à mon tour et j'ai entendu la porte du hall claquer. Ayako a l'œil pour les détails, alors si elle voit quelque chose...
Et puis il y a eu un déclic.
- L'écharpe, j'ai murmuré.
- Exactement. Dis moi, pourquoi un garçon qui se soucie aussi peu de son apparence et ne choisit que des couleurs passe-partout porterait une précieuse écharpe de cachemire rouge sang ?
J'ai regardé Suméragi, puis Ayako, mon estomac soudain contracté.
- Tu ne veux pas dire que Suméragi...
- Kobayashi ! A sifflé Shiguré.
J'ai fait volte-face en même temps qu'Ayako.
- Quoi ?
Shiguré a lancé un index vers la porte principale.
- Regardez !
Nous l'avons fait. Aussitôt, j'ai senti mes intestins se nouer dans mon ventre.
Seïshiro Sakurazuka venait d'entrer dans le poste de police.
Quand Shiguré et moi l'avions vu chez lui, il était habillé plutôt normalement. À présent il passait lentement entre les bureaux, devant les officiers stupéfaits, dans un long manteau, un costume et des lunettes noirs. Sa chemise blanche tranchait étrangement dans cette marée d'obscurité. 'Menace'. C'est le premier mot qui m'est venu à l'esprit. Instinctivement, ma main a cherché mon revolver dans son étui. J'ai remarqué qu'Ayako et Shiguré avaient eu le même réflexe. Un des officiers, assis près de la porte, avait même son arme à la main et s'apprêtait apparemment à la pointer sur Sakurazuka avant de ciller soudain avec perplexité, réalisant ce qu'il venait de faire.
Sakurazuka n'a pas daigné nous accorder la moindre attention. Il s'est contenté de traverser la pièce, se dirigeant directement vers la salle où Suméragi était enfermé.
Ayako a été la première à récupérer sa voix.
- Est-ce que c'est...
- Ouais, ai-je murmuré en retour. Seïshiro Sakurazuka, l'ex de Suméragi.
Shiguré a regardé Sakurazuka avec méfiance.
- Tu es sûr que 'ex' est le terme qui convient ? Il m'a demandé.
Dans la salle d'interrogatoire, Suméragi méditait toujours. Et puis, tout à coup, il s'est raidi sur sa chaise et a ouvert des yeux immenses. Depuis cet angle, il lui était impossible de voir qui se trouvait de l'autre côté de la porte. À ce jour, je n'ai aucune idée de comment il savait que Sakurazuka était au poste de police et attendait derrière la porte de cette salle.
- Vous croyez qu'il faut faire quelque chose ? a demandé Ayako pendant que nous observions la scène depuis l'autre côté de la vitre teintée.
Shiguré avait une drôle d'expression sur le visage.
- Eh bien... Sakurazuka a raison. Nous n'avons pas le droit de retenir Suméragi contre sa volonté puisqu'il n'est qu'un témoin potentiel... Ceux qui sont en faveur de la non-intervention ?
J'ai aussitôt levé la main. Après quelques secondes de réflexion, Ayako a fait de même.
Sakurazuka a posé sa main sur la poignée. J'étais sûr de l'avoir fermée à clé, mais j'ai dû faire une erreur, parce qu'il l'a fait pivoter sans le moindre mal.
Suméragi s'est redressé sur son siège.
Dans un silence religieux, Shiguré, Ayako et moi avons regardé Sakurazuka entrer et refermer la porte derrière lui sans un bruit. Suméragi se tenait toujours assis, littéralement pétrifié, son visage impassible. Après un long moment, ses lèvres se sont mises à bouger.
Ces salles sont conçues pour que quiconque se trouvant de l'autre côté de cette fameuse vitre puisse entendre tout ce qui s'y passe. Peut-être que Suméragi avait parlé trop bas, ou bien que depuis une heure, il y avait eu un problème avec les acoustiques, mais quoi qu'il en soit, la salle semblait totalement isolée et pas le moindre son ne nous est parvenu.
Sakurazuka a souri et a répondu quelque chose, mais encore une fois, nous ne pouvions qu'imaginer ce qu'il avait bien pu dire. Suméragi n'a pas répondu. Sakurazuka a semblé soupirer et s'est avancé légèrement. Il s'est arrêté juste derrière la chaise et tout doucement, presque tendrement, il a posé ses mains sur les épaules de Suméragi. Il n'a pas bougé. Il n'a pas non plus résisté quand Sakurazuka l'a gentiment tiré en arrière, jusqu'à sa poitrine. La scène était étrangement irréelle.
- Tu te souviens de ce que tu disais à propos d'une relation mal terminée, Shiguré ? A demandé Ayako avec lenteur.
Shiguré n'a pas décollé son regard de la vitre.
- Oui, quoi ?
- Je ne crois pas qu'elle soit vraiment terminée.
Je n'ai rien dit. Nous étions tous les trois parfaitement captivés par l'étrange film muet qui se jouait sous nos yeux. Ils se parlaient, maintenant. Sans se regarder, mais il m'a parut qu'ils n'en avaient pas besoin. De temps en temps, Sakurazuka passait ses doigts dans les cheveux de Suméragi qui le laissait faire en fermant les yeux. Il a levé une main timide pour effleurer celle qui restait posée sur son épaule gauche. En un éclair, Sakurazuka avait saisi son poignet, ignorant le petit cri de protestation et de douleur du garçon et le tenait serré dans sa main. Il a relevé la manche de Suméragi jusqu'à voir les bleus qui marquaient son bras. Son visage s'est assombri.
Shiguré a dégluti sans pouvoir s'arracher au spectacle.
- Ça... Ça n'est pas une relation normale. Sakurazuka se comporte comme un...
- Prédateur ? A suggéré Ayako.
- Oui. Suméragi a besoin d'aide.
J'étais entièrement d'accord avec lui. Il y avait quelque chose dans cette scène qui me rappelait le chat de mon ex-femme et la façon dont il jouait avec le petits oiseaux qu'il attrapait. Sakurazuka a laissé courir ses doigts sur les marques violacées, presque sensuellement. Suméragi s'est calmé et l'a laissé faire, se retournant légèrement pour le voir. Ses yeux sont passés très brièvement sur la vitre, un mouvement que Sakurazuka a immédiatement repéré. Je ne peux rien affirmer, parce que Sakurazuka portait des lunettes noires, mais je suis presque sûr qu'il a regardé droit dans notre direction. J'ai eu beau me dire que c'était impossible pour lui de nous voir de ce côté-ci, ça ne m'a pas rassuré. Peut-être qu'ils ne pouvaient pas nous voir, mais ils savaient pertinemment que nous les observions.
Ayako, Shiguré et moi sommes restés immobiles.
Et puis soudain, Sakurazuka a lâché le poignet de Suméragi. Il a eu un petit rire et a dit quelque chose avec une pose désinvolte. La vitesse à laquelle ce type changeait de personnalité était effrayante. Suméragi n'a pas répondu mais il a détourné les yeux et Sakurazuka s'est remis à rire. Puis il s'est penché sur Suméragi, a effleuré son oreille de ses lèvres pour lui murmurer et quelque chose et a entouré sa taille de ses bras.
J'ai senti mes yeux s'étrécir.
- C'est moi ou bien Sakurazuka se donne en spectacle ?
- Oui, oui, c'est spectacle, a approuvé Shiguré. Croyez moi, il joue pour nous...
- Pour nous ou avec Suméragi ? A demandé Ayako.
J'ai failli m'étouffer.
Sakurazuka a tenu Suméragi contre lui pendant quelques instants. Puis il l'a relâché, s'écartant de quelques pas. Alors, avec une politesse et une serviabilité incongrue, il a tendu sa main au garçon pour l'aider à se relever. Suméragi l'a ignoré et Sakurazuka a eu un horrible sourire. Il a posé sa main sur le bas du dos de Suméragi et il l'a gentiment poussé vers la porte qui s'est ouverte avec un bruit aigu. Tout le monde a sursauté et s'est hâté de s'occuper les mains, prétendant être pris par autre chose. Mais ce n'était vraiment pas la peine, parce qu'ils ne nous ont pas accordé le moindre regard. Ni à personne d'autre, d'ailleurs.
Ils sont sortis de la salle et nous avons enfin pu entendre quelque chose. Sans doute parce que tous les officiers les regardaient, plongés dans un mutisme stupéfait. Ils n'y ont pas fait attention non plus. En passant près de nos bureaux, Sakurazuka a attrapé le bout de l'écharpe de Suméragi. Il a souri et l'a portée à sa bouche.
- Je suis content de voir que mon cadeau t'a plu.
Et je vous jure, cet homme ronronnait. Littéralement.
Suméragi a tiré sur son écharpe pour la récupérer. Il ne s'est pas arrêté.
- Ça suffit, Seïshiro-san.
Je crois que mes sourcils auraient pu élire domicile dans mes cheveux. Seïshiro-san ? Bon, tout ça avait depuis longtemps dépassé le niveau du malsain. Même le mot 'tordu' était loin de pouvoir prétendre décrire ce que je voyais et, croyez moi, j'ai vu pas mal de trucs tordus, dans mon métier.
Sakurazuka a eu un petit rire puis s'est tu. Il avait un sourire d'une étrange intensité sur son visage. Lentement, il a levé la main et l'a glissé doucement sous l'écharpe nouée autour du cou de Suméragi. C'est là que j'ai vu les marques, douloureusement visibles sur la peau très claire. Cinq empreintes de doigts qui avaient exactement la taille de ceux de Sakurazuka.
J'avais envie de vomir. Kasumi et Shiro m'avaient amené Suméragi parce qu'il était possible qu'il ait été violé. À présent, il n'y avait plus de trace dans mon esprit d'une quelconque 'possibilité'. J'étais tout à fait certain. Pourtant, je ne pense pas que 'viol' soit le mot le plus approprié. Après tout, les bleus font mal seulement si on le veut bien.
Les bleus...
L'esquisse de Ritsuko était toujours sur mon bureau. Je me suis ébroué un coup, puis je l'ai ramassée. Je pouvais encore voir la main de Sakurazuka sur le cou de Suméragi, le visage congestionné de Tanaka, les marques au tempes, les marques...
J'ai regardé les empreintes, l'estomac retourné.
Shiguré l'a vu, lui aussi. Il m'a agrippé le bras.
- On va le laisser partir comme ça ? m'a-t-il sifflé dans l'oreille. Meurtre, agression sexuelle, il doit y avoir quelque chose qu'on peut faire !
Ayako regardaient fixement devant elle, le visage fermé. Elle avait vu les marques. Elle en était arrivée à la même conclusion.
- Kobayashi ? A-t-elle pressé.
Je n'avais pas envie de les laisser partir. Il n'y a rien de plus frustrant pour un détective que de voir un criminel s'en tirer à si bon compte.
Mais...
Suméragi ne s'est pas retourné alors que Sakurazuka le guidait vers la porte du commissariat, dans la rue givrée par le vent de décembre. Personne n'a fait un geste pour les arrêter. Je vous l'ai dit, dans le métier, on développe très vite un instinct pour ce genre de chose et peu importait à quel point cette idée pouvait m'être désagréable, mon intuition m'ordonnait fermement de laisser ces deux là et leur relation, quelle qu'elle soit, tranquilles.
La porte s'est refermée et ils avaient disparu.
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NOTES:
Tadaa ! Voilà donc, fin de la première séquence de In my Line of Work. Eh oui, il y a une seconde partie ! Je la traduirai aussi, mais avec le retard que j'ai pris dans mes autres histoires, ça risque de pas arriver tout de suite... En tout cas, merci d'avoir lu ça et je vous conseille vivement toutes les autres fics de Leareth, sur son site
Si ça vous intéresse, elle a organisé un challenge pour ses fans qui devaient inventer la conversation muette de la salle d'interrogatoire, dans ce chapitre... Certaines reconstitutions valent le coup d'œil !
D'ici là, n'hésitez surtout pas à reviewer
