De l'autre côté
Partie 3
Notes : Il n'y a pas de 27th district dans la police new-yorkaise. Il est utilisé comme pure fiction (comme dans Law and Order) et n'a donc pas d'emplacement particulier. J'ai choisi de mettre le mien dans Manhattan (et non pas le Bronx, désolée mlle Matoh), là où se trouve normalement le 10ème district. De même, la rue à laquelle je fais allusion n'existe pas, même si Chelsea (un des quartiers gay de NY) et Greenwich existe réellement.
J'ai aussi fait une petite modification dans le deuxième chapitre, le nom du sergent allé enquêter dans le bordel (Lance) disparaît donc, vous comprendrez pourquoi après.
Je tiens aussi à m'excuser du délai horriblement long entre les chapitres, je fais de mon mieux mais ce n'est pas toujours évident. Et merci à tous ceux qui m'ont laissé un petit mot, ça me donne envie de faire des efforts pour continuer. Enfin pour répondre à Howan, j'avoue avoir été inspiré par qaf pour le nom de la boite/bars, bien que je n'ai vu que 15 épisodes. Je l'ai surtout pris car il sonne bien et que la connotation qu'il y a derrière me plait assez.
La foule était si dense qu'il lui était difficile d'avancer - une silhouette au milieu de tant d'autre, anonyme et curieuse. « Elle » se mêlait au passant, arborant la même avidité qui « la » fascinait tant, des visages à la fois dégoûté et dévoré de curiosité malsaine.
Epaule contre épaule, murmures et grognements fusant lorsqu'un pied était écrasé ou un corps bousculé, « elle » tentait tant bien que mal de se frayer un passage jusqu'au ruban jaune de protection de la police.
Il était intéressant d'écouter les chuchotements à la fois horrifiés et choqués qui fusaient de part et d'autre, masquant tout juste la trépidation, le désir de voir le sang et les mutilations. Car ils n'étaient là que pour ça, apercevoir un pan de l'horreur humaine, la ramener chez eux et pourvoir raconter plus tard qu'Ils avaient « vu », qu'Ils avaient été témoins et que Dieu les garde, ils ne voulaient plus jamais revivre un tel cauchemar. Mais ils savaient - « elle » savait - ils seraient là, tels des vautours planant au dessus de leur proie, au prochain carnage.
C'était amusant vraiment. Un peu comme ces automobilistes qui ne peuvent s'empêcher de ralentir lorsqu'un accident s'est produit, même sur une voie opposée, pour tenter d'en apercevoir la tragédie.
Qui était le plus monstrueux alors ? Celui qui avait commis le crime ou celui qui s'en délectait en silence ? La réponse, « elle » la connaissait, mais aucun d'eux n'est prêt à l'entendre ni à l'accepter. « Elle » aurait pourtant aimé pouvoir leur murmurer à l'oreille et voir leur visage se décomposer face à cette vérité implacable. Une réalité qu'ils se seraient efforcés de nier. Pour sa part, « elle » avait embrassé cette parcelle de son âme depuis bien longtemps. « Elle » avait vu ce qu' « elle » ne pouvait voir, « elle » avait regardé jusqu'au bout, fascinée et horrifiée et finalement, « elle » avait accepté. Accepté pour mieux l'utiliser et se libérer. La noirceur qui évoluait désormais dans ses entrailles était aussi savoureuse que les cris d'agonie qui résonnaient encore à ses oreilles.
Aveugles qu'ils étaient, ils ne pouvaient comprendre la douce quiétude que l'on gagne à se laisser guider par ses émotions. Ils ne comprenaient pas qu'en regardant ce spectacle, ils goûtaient un peu à cette liberté sauvage qu'ils tentaient désespérément d'effleurer, buvant la noirceur qui tentait leur âme, s'en imprégnant comme des éponges desséchées par le soleil. Mais très peu réellement aurait eu le courage de se jeter dans ses étendues sans fond.
Ils préféraient regarder de la berge, comme cet officier grassouillet et bedonnant qui ne savait qu'aboyer mais pas mordre, trop couard qu'il était. Il aurait presque mérité de subir leur sort s'il n'avait eu son utilité.
La foule s'agita encore, marée inhumaine enfiévrée par le sang. Le drap soulevé, ils se pressaient pour tenter d'apercevoir les formes du cadavre. Son visage macabre. Son corps désarticulé. Ses viscères exposées.
Ils étaient pathétiques vraiment.
Et ces questions qui revenaient sans cesse à ses oreilles.
Pourquoi ?
Comment ?
Qui ?
Sommes-nous… ?
Comme « elle » aurait aimé pouvoir rire, se gausser de cette populace aux bons sentiments charriés de relents putrides. Comme « elle » aurait aimé pouvoir se jouer d'eux, leur chuchoter à l'oreille la vérité pour s'évanouir, visage au milieu de centaines d'autres, et voir la peur peindre leur trait sachant que le coupable était là, parmi eux, invisible et imprenable. Si proche et dangereux. Peut-être à quelques centimètre à peine.
Et se délecter de leur horreur.
« Elle » atteint les abords de la foule juste à temps pour voir au loin la housse recouvrir le cadavre et les deux inspecteurs se relever. Toujours les mêmes. Toujours aussi dépassés. Ils semblaient tellement perdus les pauvres, tel de petits chiots abandonnés sous la pluie. Pourtant ils étaient dangereux, le plus âgé surtout. Son esprit était aussi aiguisé que la lame d'un rasoir et la moindre erreur, « elle » le savait, lui serait fatale.
Mais cela ne rendait le jeu que plus excitant.
Du félin ou de la proie, qui serait alors le véritable prédateur ?
« Elle » sourit lorsqu'il croisa brièvement son regard sans « la » voir. Pour lui, « elle » n'était qu'une silhouette parmi tant d'autres, venue se repaître du spectacle. Une ombre sans intérêt, qu'il méprisait même peut-être.
Mais si quelqu'un devait l'arrêter, « elle » espérait que ce soit lui. Il lui ressemblait tellement. Mais pas avant qu'« elle » ait accompli sa tâche. Pas avant qu'« elle » l'ait vu souffrir et mourir de ses mains. Pas avant qu'« elle » ait goûté ses cris d'agonie.
Pas avant.
Dans la foule, personne ne remarqua la silhouette au sourire malsain qui s'éloigna, un sang noir tâchant sa chemise, les poing crispés et le regard rempli de haine.
En extérieur, le Babel ressemblait plus à un hôtel de bon standing qu'à un bordel. Sa large façade couleur crème était relevée de noir aux fenêtres par les balustrades qui les ornaient. Si certaines laissaient paraître quelques jardinières fleuries se mariant parfaitement aux velours et taffetas qui dissimulaient les intérieurs, d'autres, plus sobres, laissaient deviner des chambres spartiates ou richement fournies selon les désirs et moyens des clients. Même son parvis, parfaitement entretenu, semblait insensible au nombre toujours grandissant de pas qui le foulaient, grès feutré des premiers jours.
Haut de sept étages, il était plus grand que bien des immeubles du quartier mais brillait par son apparence tranquille, presque bourgeoise, durant à la journée. La nuit, les néons qui illuminaient sa devanture faisaient briller d'écarlate son nom et le spectacle des hommes où femmes qui se dévoyaient à ses pieds révélait le véritable visage de son activité.
Stratégiquement placé, avec quelques autres édifices, entre deux rues populaires de Chelsea et Greenwich, il avait été facile de diviser son activité - femmes d'un côté, homme de l'autre – et d'augmenter ainsi gains et notoriété. Chaque façade donnait sur un club qui, chose rare, n'offraient aucun background et incitaient donc la population nocturne à venir louer une chambre pour une ou plusieurs heures. La plus part des prostitué(e)s y travaillaient d'ailleurs régulièrement en tant que serveurs ou danseurs ce qui leur offraient des avantages certains - payer et déclarer comme tels, ils avaient moins de risque d'être arrêtés et condamnés pour prostitution que la plupart de leurs collègues. Plus bassement, cette stratégie leur permettait d'attirer une clientèle plus sûre et diminuaient d'autant les risques d'un louvoiement solitaire dans les rues.
Une sûreté mise à mal ces derniers mois.
Pourtant, et les deux inspecteurs en étaient témoins, les évènements semblaient avoir peu affecté le quotidiens des employés comme des clients. Ils avaient pu entrapercevoir plusieurs hommes en costumes trois pièces s'échapper « discrètement » d'une porte secondaire, certains accompagnés pour quelques pas par leur compagnon d'un soir. Un groupe assez important de prostitués attendaient également sur le perron, conversant à voix basse. De loin, ils pouvaient deviner leurs expressions peinées, parfois agacées ou rongée d'une peur difficilement dissimulée. Mais lorsqu'ils s'approchaient trop près d'un groupe, celles-ci se faisaient neutres. Les larmes se tarissaient et les attitudes devenaient froides, distantes, voir dédaigneuses. Leur souffrance et leurs craintes étaient un spectacle qui n'appartenait qu'à eux, une part de la maigre intimité qu'ils défendaient becs et ongles. Une douleur que peu était prêt à entendre et beaucoup à moquer. Ils le savaient. Et cela la rendait plus tragique encore d'une certaine façon.
Combien, ce soir, dans leur foyer, dirait à leur famille, leur ami, que cette mort était méritée ?
Trop. Beaucoup trop. Passants, habitants du quartier, policiers et toute cette population bourgeoise et proprette paisiblement installée dans leur petit salon. Certains iraient jusqu'à masquer le visage de leur hypocrisie derrière ces belles paroles, oubliant pour un soir qu'ils avaient sans remord profité de ces corps pour mieux les décrier.
Jemmy et Randy avaient trop conscience de la fragilité de la vie, des pans d'histoires belles ou tragiques qui disparaissaient avec chaque victime pour être de ceux-là. Les personnes qui moquaient ces morts, le faisait en ignorant tout de leur passé, leur présent, leurs souffrances et leur courage. Et pourtant, ils les jugeaient, les condamnaient sans état d'âme et se disant gens de bien. Gens respectables.
Combien de regards dégoûtés, de murmures moqueurs ou amplis de haines devaient-ils affronter chaque jour en opposition aux désirs parfois pervers de certains clients ? McLaine ne pensait pas être capable d'en mesurer toute l'importance, ni même l'impact.
Il n'était pas naïf au point de croire que tous étaient des victimes non consentantes, car ce métier, en bien ou en mal, ils l'avaient pour la plupart choisi. Mais ce choix était bien souvent le moindre mal de deux propositions intenables. Une manière de survivre dans un monde loin des quartiers résidentiels ou des immeubles huppés de Manhattan. Car derrière ces visages fermés et ces corps à moitié nus ne se dissimulaient pas quelques enfants de bohèmes des rues tranquilles de la Grosse Pomme, mais des immigrés « chanceux » des quartiers les plus pauvres. La plupart avaient grandi dans la misère, ayant perdu toutes leur chance avant même de naître et se prostituaient désormais pour la population aisée de la ville. Cette même population qui ne leur aurait pas prêtée un regard si ce n'est pour profiter de leur corps.
Qu'ils puissent être amers et méfiants était un euphémisme.
Montant rapidement les marches du perron, les deux inspecteurs saluèrent les policiers en faction, passèrent l'arche de marbre blanc délicatement sculptée et pénétrèrent le hall d'entrée. La pièce qui s'offrit à eux devait mesurer environs trente mètres carré, le sol de bois vernis entremêlés était recouvert d'un tapi rouge sombre qui menait jusqu'au bureau d'accueil. Un immense lustre ainsi que plusieurs chandeliers offraient un éclairage tamisé prompt à la discrétion et à l'intimité et deux immenses escaliers menaient vers les étages supérieurs. Bien que ne rivalisant pas avec les grands palaces New-Yorkais, l'endroit avait son charme et une qualité que beaucoup d'hôtel aurait pu lui envier. Il était assez difficile d'imaginer qu'au dessus de cette réception bourgeoise et convenable, défilait une multitude de chambres dont le but unique était les plaisirs de la chaire. Le propriétaire du lieu avait les moyens d'entretenir cette qualité et ceux qui le visitaient, les moyens de la payer.
S'avançant jusqu'au bureau, McLaine comme Adams sortirent leurs badges et les présentèrent à la jeune femme qui servait de réceptionniste. Christy, comme le signalait son insigne, n'était pas belle à proprement parler. Elle était trop grande et mince, son nez sévère trop proéminant au milieu d'un visage émincé. Mais ses grands yeux clairs, sa chevelure blonde abondante, sa bouche délicate et l'air innocent qu'elle dégageait, lui donnaient un charme indéniable. Une coquetterie discrète relevait le tout pour la rendre désirable et elle l'aurait été, ne fussent son regard rougi par les larmes, les tremblements nerveux de ses mains et la ligne serrée de ses lèvres. Elle les affronta cependant avec dignité et détermination, son regard parlant d'expériences douloureuses mais toujours surmonter. Nul doute que deux policiers ne pourraient l'intimider.
Randy reconnut sa force de caractère et lui offrit un sourire.
Inspecteurs Adams et McLaine. Nous cherchons la propriétaire des lieux.
La jeune femme ne pipa mot, saisit leurs badges d'un geste brusque pour les inspecter et déceler le moindre défaut avant de les scruter un long moment. Apparemment satisfaite de ce qu'elle vit, elle leur rendit leurs papiers et toujours sans une parole, indiqua une porte derrière elle sur sa droite.
Les deux hommes la remercièrent et se dirigèrent comme indiqué, contournant le long bureau de chêne ciré et sentant peser sur eux tout le poids de son regard même lorsque la porte fut refermée.
Elle sait faire « entendre » ses avertissements, remarqua JJ une fois dans le couloir, mimant les guillemets de ses doigts.
Randy sourit devant son ton admiratif.
Je pense effectivement que nous aurions maille à partir si nous nous avisions de faire quoi que ce soit à Miss Campbell.
Les deux derniers réceptionnistes étaient plus abordables.
Mais tout aussi peu coopératif.
Vrai. Crois-tu qu'elle pourra nous en apprendre plus que la dernière fois ?
McLaine laissa échapper un soupir.
J'en doute, mais il faut essayer.
Les deux hommes ne se faisaient pas beaucoup d'illusion. Les précédents interrogatoires n'avaient rien donné et il y avait peu d'espoir que celui-ci soit différent. Personne ne voyait jamais rien, n'entendait rien, ne savait rien. Bien qu'ils soient réticents à parler avec la police, il n'y avait pourtant aucune malice de la part des prostitués qu'ils avaient interrogé. Comme eux, ils voulaient le coupable arrêter. Mais hormis les habituels descriptions des faits et gestes quotidiens de la personne, de ses goûts et de son caractère, ils ne pouvaient fournirent aucun indice sur quand, comment ou pourquoi, ils avaient été enlevés et tués.
Bien entendu les spéculations allaient bon train - haine, intolérance ou tout simplement folie – mais aucune d'elle n'avait ouvert de pistes sérieuses. Il y avait bien eu quelques suspects, notamment auprès de voisins mécontents de devoir quotidiennement assister au spectacle de « débauche » et d'« orgie » selon leurs propres termes, mais ils avaient vite été disculpés. Il était maintenant évident que leur homme n'était pas du quartier et ne faisait pas partie des habitués du bordel. Si aucun indice ne venait rapidement étayer cette affaire, il y aurait bientôt d'autres cadavres et toujours pas de coupable.
La mort de quelques prostitués ne rentrait pas dans les priorités de la mairie, mais celle d'hommes d'affaires oui et un serial killer en liberté si près des élections ne faisait pas bon effet. Le maire voulait des résultats et vite, mais sans aucune piste, même les pressions les plus fortes ne pouvaient faire avancer l'enquête. D'autres inspecteurs, plus frileux, auraient peut-être jeté leur dévolu sur le premier coupable venu ne serait-ce que pour échapper aux menaces des politiques, mais McLaine et Adams n'étaient pas de cela. Il voulait le tueur, le vrai et les menaces de quelques adjoints n'avaient pas suffi à les décourager. Que leur supérieur soit un ronchon au franc parlé, droit et ami du maire, les avait certainement aidé. Restait désormais à lui prouver qu'il avait eu raison de leur laisser l'affaire.
Le couloir rapidement traversé, Randy frappa à la seule porte qu'il desservait et attendit qu'une invitation à entrer soit délivrée pour l'ouvrir. Il n'eut pas à patienter bien longtemps, le chambranle de bois fut presque aussitôt entrebâiller pour laisser apparaître le visage fatigué d'un sergent en uniforme. Un sourire illumina ses traits à la vue des deux inspecteurs et il les laissa immédiatement passer.
Randy, JJ, content de vous voir.
Ca faisait longtemps Kyle, répondit McLaine, serrant la main tendue, que fais-tu ici ?
Ah, vous savez ce que c'est, le maire n'est pas content, alors le grand patron râle auprès de ses subordonnés qui envoient des renforts et qui choisissent-ils ?
Le comique de service.
JJ !!!
Il est juste jaloux. Il ne supporte pas l'idée que tu ais pu travaillé avec moi pendant deux ans au 15ème avant d'être affecté dans son équipe. Il sait qu'il ne peut pas faire le poids en comparaison.
Har de har har ! Tu n'es qu'un…
Randy coupa son coéquipier avant qu'il n'ait pu finir sa menace de mort.
On se calme les garçons, ce n'est ni le lieu, ni le moment.
Kyle Davis s'éclaircit la gorge face à ce rappel poli de la situation tragique qui les avait amenés ici et JJ eut la bonté de rougir.
Un petit soupir aux lèvres, McLaine les regarda à la fois amusé et agacé. Depuis leur première rencontre deux mois plus tôt lors d'une enquête, les deux hommes n'avaient pas cessé de se chamailler gentiment. Ils se ressemblaient trop en caractère pour pouvoir se supporter et pour la même raison, ne pouvaient totalement se détester. Ils avaient donc choisi de s'affronter verbalement au grand malheur de Randy qui s'était résolu à compter les points.
Mais c'était peut-être mieux ainsi. Au corps à corps, JJ aurait eu bien peu de chance face au policier afro-américain d'un mètre quatre-vingt dix et amateur de boxe.
Passant une main dans ses cheveux rasés de près, ce dernier s'écarta pour leur permettre de s'avancer.
Oui… hum… je pense que je n'ai pas besoin de vous présenter Miss Campbell.
Les deux inspecteurs saluèrent la femme d'âge mûre assise sur un canapé, les yeux rougis et les mains crispées sur sa jupe.
Non, en effet.
La pièce qui lui servait de bureau n'était pas bien grande et assez simplement meublée. Un bureau en fer et contreplaqué foncé, trois chaises, un ordinateur, un téléphone, une bibliothèque rempli au quart de livres poussiéreux et quelques bibelots indéfinissables et une couche composaient toute la pièce. Deux peintures modernes venaient ensoleiller le revêtement mural vert sombre, mais même cette petite touche de fantaisie ne suffisait pas à égailler un lieu visiblement dédicacé au travail.
Sa propriétaire, un petit brin de femme toute en rondeur, avait perdu la sévérité saupoudrée de gentille malice qui l'avait caractérisée lors de leurs précédentes rencontres. Alors que Randy lui avait donné cinquante ans, elle en paraissait désormais dix de plus. Pour la première fois, le poids des années d'un travail difficile et souvent ingrat marquait son visage rond, fanant sa beauté. Le tableau qu'elle formait maintenant dans cette pièce au formol choqua les deux inspecteurs par la sévérité de la tristesse qu'il dégageait.
Debout derrière elle, se tenait un homme qu'ils n'avaient encore jamais rencontré et que Davis leur présenta comme son garde du corps. C'était un personnage assez banal, mais dur, de stature moyenne, la petite trentaine, les cheveux bruns et les yeux marron. Seule la cicatrice qui marrait le côté gauche de son visage, partant du front pour venir mourir en ligne droite sur sa joue assombrissait le tableau qu'il présentait. Malgré cela, il était assez difficile de le prendre pour un garde du corps et sans les bosses sous sa veste qui marquaient à chacun de ses flancs la présence d'une arme, Randy l'aurait pris pour un simple homme d'affaire. Il était vêtu d'un costume cravate noir qui exacerbait cette apparence banale, mais son regard profond et attentif marquait cependant un esprit vif et intelligent. Sous ses airs ordinaires se cachait un homme dangereux qui ne faudrait pas sous-estimer.
Suivant leurs regards curieux, leur hôte choisit d'expliquer sa présence.
Etant donné les récents évènements, il a été jugé préférable que monsieur Parker m'accompagne et me protège. C'est un homme de confiance.
Nous comprenons, Miss Campbell…
Je vous l'ai déjà dit inspecteur McLaine, appelez moi Mathilde ou Tida, Miss Campbell me fait sentir… vieille.
L'inspecteur rattrapa doucement son erreur d'un sourire.
Si vous m'appelez Randy.
Devant son accord, il poursuivit.
Madame… Mathilde, nous entendons que la situation est difficile pour vous, mais il nous faut une fois encore vous poser des questions et je crains, réinterroger votre personnel.
La dame hocha la tête, essuyant rapidement les dernières larmes qui brûlaient ses joues et saisit les lunettes posées à ses côtés pour les remettre.
Je comprends. Asseyez-vous je vous en pris, je répondais justement aux questions de votre collègue.
Les trois hommes acceptèrent et s'installèrent le plus confortablement possible, autant pour donner à leur hôte le temps de se recomposer qu'en prévision du long interrogatoire qui allait suivre.
Si vous préférez, l'informa l'inspecteur Adams une fois assis, le sergent Davis pourrait nous résumer ce que vous lui avez confié afin de vous éviter de pénibles redites.
Mathilde lui offrit un pauvre sourire, touchée par sa compassion, mais refusa.
Je vous remercie, mais je préfère répondre par moi-même. Le sergent n'a guère eu le temps de me poser beaucoup de question avant votre arrivée. Rien que je ne puisse répéter.
Nous essaierons de faire au plus vite. Je présume que vous connaissiez la victime ?
Ses doigts se crispèrent immédiatement sur sa jupe, mais elle ne détourna pas le regard. Elle sembla cependant se détendre lorsque son garde du corps posa une main sur son épaule. L'homme avait réellement toute sa confiance. Elle recouvrit cette poigne ferme de ses doigts délicats pour le remercier, sembla vaciller un instant, mais reprit contenance.
C'est exact inspecteur Adams. Denis… Denis était mon neveu.
Le silence qui s'en suivit fut chargé de sens - les changements chez Madame Campbell désormais évidents pour les deux hommes qui avaient affronté son formidable caractère. Les formalités de cet entretient devenaient également plus délicates. Il ne traitait plus avec un employé de la victime, mais un membre de sa famille. Etant donné le caractère sordide des sévices subits, il leur faudrait agir avec douceur et circonspection.
Vous comprenez qu'il vous faudra l'identifier ? Demanda gentiment McLaine.
Mathilde ferma un instant les yeux et exprima son entendement d'une voix faible.
Je sais… mais les mutilations…
Je ne pense pas que Madame Campbell soit obligée de subir cette épreuve. Je connaissais bien la victime. Je pourrais l'identifier moi-même.
Randy leva les yeux pour rencontrer le regard perçant du garde du corps. Il n'avait pas parlé jusqu'à présent et le son de sa voix l'avait surpris. Elle était bien plus grave qu'il ne l'avait imaginé. Il avait aussi changé de position, avançant de plusieurs pas pour se placer devant sa protégée et faire barrière de son corps. Il semblait ainsi les défier de refuser sa proposition, sa posture menaçante.
Presque d'un seul mouvement, Adams et Davis portèrent la main à leurs armes.
Drake, non…
Devant la nervosité grimpante de ses deux coéquipiers et la détresse visible de leur hôte, McLaine choisit d'intervenir pour apaiser les esprits.
Nous n'y voyons pas d'inconvénients, dit-il d'une voix calme, tout en levant une main pour stopper les éventuelles protestations ou mouvements un peu brusques de ses collègues. Votre présence n'est pas indispensable si monsieur Parker peut effectivement identifier la victime.
Mathilde hésita un moment, son regard passant de son garde du corps à la main toujours fermement attachée à son épaule et aux trois hommes assis à quelques mètres d'elles, calmes mais prêts à intervenir au moindre signe de violence.
Je préférais, finit-elle par murmurer.
Son simple accord suffit à dénouer la tension qui chargeait la pièce. Drake relâcha sa prise pour prendre place à ses côtés, McLaine poussa un soupir discret et les trois policiers se détendirent pour retrouver une posture tranquille bien qu'un peu crispée.
Bien, reprit Davis au bout de quelques instants, pourriez-vous nous donner son emploi du temps de la veille, nous dire s'il vous paraissait différent, inquiet, pressé, n'importe quoi qui puisse nous aider?
Mathilde réfléchit, mais secoua finalement la tête.
Je ne vois rien, dit-elle d'une voix rauque. Il travaillait comme videur comme presque tous les jours. Il dansait aussi parfois, mais… mais pas hier soir. Il était fatigué. Très fatigué. Il s'inquiétait pour les autres… à causes de ses meurtres. Depuis deux mois il raccompagnait systématiquement tous ceux qui rentraient chez eux après le travail. Ou du moins essayait. Il voulait les protéger… il ne voulait pas qu'ils se fassent… tué. Oh mon dieu… !
Sa volonté cédant face au poids de sa perte, elle s'effondra en larme contre son garde du corps. Des sanglots douloureux que ce dernier contint de son mieux, utilisant ses bras comme un cocon pour la protéger et la mâchoire crispée contre sa propre peine. Ses larmes durèrent de longues minutes, les trois policiers ne sachant que faire devant sa souffrance, assis, le regard détourner pour lui laisser au moins cette intimité.
Elle se calma finalement, prenant de longue aspiration pour apaiser ses hoquets et tenta d'effacer de son mieux les traces de son désarroi.
Je suis désolée.
Vous n'avez pas à vous excusez, nous comprenons, lui assura Randy. Nous n'avons plus que quelques questions à vous poser et nous vous laisserons. Est-ce que votre neveu se prostituait également ?
Cela lui arrivait parfois. J'étais contre mais il refusait un quelconque traitement de faveur parce que nous étions parent. Il était intelligent, il aurait pu faire ce qu'il voulait, mais sa mère, ma sœur, était du milieu. Il a grandi parmi les autres prostitués et il ne connaissait que ça. Il n'en a jamais eu honte vous savez. A l'école, tout le monde savait que sa mère se prostituait que sa tante tenait un bordel. On l'insultait, on lui lançait des pierres, mais il s'en fichait. Il voulait être fier de sa famille…
A-t-il reçu des menaces d'un client ? L'un d'eux se serait-il montré violent, dangereux ?
Mathilde eut un petit sourire ironique.
Inspecteur, ce sont des prostitués. Même dans les milieux un peu bourgeois comme ceux que nous recevons ici, il y a des gens qui aiment les malmener. Pour eux, nous ne sommes que de la marchandise. Et ils paient bien, alors s'ils veulent que les choses soient un peu rudes, elles le sont.
Je… je comprends.
Je ne crois pas, mais ce n'est pas grave.
Randy rougit légèrement, mais réussit à masquer le plus gros de son embarras. Son hôte avait raison, il ne pouvait pas comprendre. Qu'un être humain accepte volontairement de souffrir juste pour en satisfaire un autre avait toujours été au dessus de son entendement.
Avait-il reçu de menaces qui auraient pu faire craindre pour sa vie ? Relaya JJ.
Pas à ma connaissance, mais je doute qu'il m'en aurait parlé, pour ne pas m'inquiéter.
Aurait-il pu se confier à quelqu'un si c'était le cas ?
Elle réfléchit un instant, parut soupeser le poids de ses informations pour finalement répondre.
Peut-être à Matthew ou Dee, ce sont… c'était ses plus proches amis.
Pourrions-nous avoir leurs noms de famille et adresses.
Matthew Bates et Dee Latener. Mais je ne vous donnerais pas leurs adresses. Ils travaillent tous deux ici, vous pourrez donc les rencontrer.
Madame Camp… protesta Davis contre ce manque de coopération.
Mais la dame semblait avoir retrouver un peu de sa flamme habituelle. Pour elle, chaque homme et femme qui travaillaient ici, étaient un peu comme ses enfants et elle était prête à les défendre quoiqu'il en coûte.
Je ne vous donnerais pas ces adresses. Ils sont déjà bien assez souvent ennuyés par vos collègues sans qu'ils viennent les harceler chez eux.
Davis se releva, outré.
Madame nous enquêtons sur un crime.
La gérante lança un regard noir au sergent, nullement intimidé par sa stature.
Ne croyez pas que j'ignore ce que mon neveu a subit sergent Davis. Ne croyez pas que je ne veux pas son coupable arrêté et jugé. Mais vous n'aurez pas ces adresses !
Le garde du corps choisit cet instant pour se lever et s'interposer.
Je crois que vous en avez terminé.
Nous…
Randy n'eut pas le temps de terminer sa phrase. Au même instant, la porte du bureau s'ouvrit violement et un homme y fit son entrée, essoufflé, le visage agar et inquiet. Ses immenses yeux verts d'une intensité rare parcoururent rapidement l'assemblée pour s'arrêter un instant sur lui, puis sur JJ et enfin se déposer sur leur hôte.
Il n'avait pas eu conscience de retenir son souffle, avant que la voix du garde de corps ne le tire de sa surprise.
Dee.
A suivre
Oùquiça sadique ?
