Nul ne regardait Sophia Véliaris dans les yeux. Cela faisait partie des règles non écrites qui régissaient la maison Serpentard. Bien sur, les Serpentards méprisaient les règles toutes faites, et mettaient un point d'honneur à les violer d'une manière ou d'une autre. Mais ils avaient aussi un don pour s'inventer leurs propres lois, et celles-là, il était dangereux d'y déroger. Mieux valait les apprendre vite et ne pas les oublier.
Sophia était particulièrement dangereuse. Elle était capable de supporter les pires provocations avec un calme imperturbable pendant des heures entières. Et puis un jour vous étiez trop près d'elle, elle décidait qu'elle vous avait assez entendu, et elle vous envoyait contre le mur. Sans signe avant-coureur, sans colère, sans un haussement de sourcil.
On ne pouvait jamais savoir ce qui se passait dans la tête de Sophia Véliaris. On ne pouvait ni la prévoir ni la manipuler. Aussi les Serpentards, avec leur courage habituel, se tenaient-ils prudemment à l'écart. Sophia ne semblait pas s'émouvoir de son isolement. Il aurait d'abord fallu qu'elle soit capable de s'émouvoir.
Ce matin-là, elle décida de s'asseoir près de Draco Malfoy pour le petit déjeuner. Elle n'eut pas besoin de faire un geste pour que Vincent Crabbe lui laisse la place. Malfoy ne poussa même pas de soupir d'exaspération. Bien sûr, il était son cousin, mais ça ne voulait pas dire grand chose, face à Sophia. Elle se moquait des liens du sang et ignorait toute forme d'affection, quelle qu'elle soit.
Comme à son habitude, elle s'assit sans dire un mot. Elle ne se servit pas à manger. Elle se contenta de regarder longuement à la table des Gryffondors. Personne autour d'elle n'eut l'idée stupide de lui poser des questions sur son comportement étrange.
-As-tu déjà regardé le spectacle d'une flamme qui s'éteint ? Dit-elle à Draco au bout d'un moment.
Il la regarda attentivement. Son visage était aussi inexpressif que sa voix. Impossible de savoir quelles pouvaient être ses arrières-pensées, ni même si elle en avait.
-Non, répondit prudemment Draco.
-Tu as tort, dit-elle de sa voix monocorde. C'est fascinant.
Elle garda un moment le silence, les yeux toujours rivés sur les Gryffondors. Il suivit son regard sans comprendre. C'était Harry Potter qu'elle fixait avec autant d'attention.
-Regarde, Draco, ajouta-t-elle. Regarde mourir ton ennemi.
Il n'avait pas l'air mourant. Juste formidablement agacé. Assis de chaque côté de lui, Granger et Weasley avaient une conversation plutôt animée par-dessus sa tête. Potter mangeait son petit-déjeuner en silence, leur jetant de temps à autre des regards furieux.
Il se retourna vers elle. N'importe qui aurait eu l'air d'éprouver quelque chose, en disant une phrase pareille. Tristesse ou joie, peu importait. Mais Sophia paraissait juste… intéressée.
-Quand est le prochain cours de potions des sixième années ? Demanda-t-elle sur le même ton indifférent.
-Aujourd'hui, c'est le premier cours de l'après-midi, répondit Draco, renonçant à comprendre.
-C'est parfait, dit Sophia.
Un mince sourire étira ses lèvres. Le phénomène était suffisamment étrange et rare pour être effrayant.
Le premier cours de potions de l'année. Ron et Hermione s'étaient réconciliés pour l'occasion. Appliquant les conseils d'Albus Dumbledore, ils s'unissaient face à l'ennemi.
Harry serrait les poings et les dents. Il tentait d'oublier à quel point il haïssait Severus Rogue, et de retrouver le calme indifférent de la nuit. Mais rien à faire, le charme était rompu. Il ne lui restait donc qu'à compter les secondes, en essayant de se concentrer sur son travail et en maudissant l'abruti qui avait rendu l'ASPIC de potion obligatoire pour les futurs aurors.
Deux heures dans la même pièce que Rogue, c'était une épreuve de plus en plus difficile. Et la présence des Serpentards n'aidait pas à arranger son humeur. Et dire qu'il allait devoir supporter ça pendant encore deux ans, chaque semaine… Sans craquer… Sans lui sauter à la gorge et lui hurler ce qu'il avait à dire… Les pensées d'Harry dérivèrent quelque temps sur le genre de sort qu'il pourrait réserver à Rogue, si seulement il l'avait sous la main, avec assez de pouvoirs pour le vaincre.
Encore une heure quinze. Il jeta un regard en coin à son professeur. Sa seule satisfaction, c'était que ce cours semblait être une torture pour le professeur aussi. Il avait dû recevoir un drôle de choc, en apprenant qu'Harry avait obtenu sa BUSE de potion avec la mention « Outstandings ». Et malgré ça, il n'avait probablement accepté Harry dans son cours que sous la pression de Dumbledore. Furieux, il passait sa colère sur sa classe. Il était encore plus épouvantable que d'habitude. Sauf avec Draco Malfoy, naturellement.
Encore une heure quarante-cinq minutes. Dieu que c'était long. Et qu'il le haïssait. Il gardait les yeux obstinément baissés vers son chaudron. Rogue aussi évitait son regard. Mais Harry ne pouvait pas éviter d'entendre sa voix méprisante distribuer les sarcasmes.
Plus qu'un quart d'heure… Qu'on le laisse sortir avant qu'il se mette à hurler… Il n'en pouvait plus d'être furieux contre cet homme. Il n'en pouvait plus d'être face à lui. Et de repenser à…
Enfin la fin du cours. Il n'eut pas le courage d'attendre Ron et Hermione. Il fila à l'écart des autres Gryffondors avant qu'on le voie. Il fallait qu'il soit un peu seul. Pas longtemps. Le temps de reprendre ses esprits. Pour ne pas passer ses nerfs sur le premier imbécile venu. Ce serait irresponsable, et il s'était promis de ne plus être irresponsable.
-Qu'est-ce qu'il y a Potter ? Encore un caprice de star ?
Malfoy. Il l'avait suivit. Harry se retourna lentement.
-J'oubliais… Tu vas pleurer dans un coin, ajouta le serpentard. C'est vrai que tu es tellement malheureux.
Malfoy, Crabbe et Goyle, seuls avec lui dans un couloir… Tant pis pour les bonnes résolutions. C'était vraiment trop tentant.
-Tarantallegra, cria-t-il.
Les jambes de Malfoy s'affolèrent aussitôt, il tomba en criant de rage. Il n'avait même pas fini de sortir sa baguette de sa poche. Il la laissa tomber par terre dans la tentative. Quel idiot… Ce n'était même pas drôle. Crabbe et Goyle se jetèrent sur Harry à main nues. Etait-il humainement possible d'être stupide à ce point ? Il les stupéfixa avant qu'ils aient eu le temps de faire trois pas.
Il se tourna à nouveau vers Malfoy qui lui lançait toutes les malédictions qui lui passaient par l'esprit, en tendant la main pour récupérer sa baguette.
En théorie, on n'attaque pas un ennemi à terre.
En théorie.
Il fut assez gentil pour lui laisser le temps de récupérer sa baguette, et même de lui lancer un sort. Il leva sa baguette à temps et dit « protego ». Les bras de Malfoy commencèrent à s'allonger et à se tortiller. Sa baguette glissa à nouveau de ses doigts. Harry éclata d'un fou rire incontrôlable. Puéril, mais excellent pour les nerfs.
-Tss, tss, dit une voix derrière lui. Draco, quelle idée de provoquer un ennemi avant de sortir ta baguette. Tu n'as jamais rien appris.
Harry ne reconnu pas la voix, mais qui qu'elle soit, cette fille avait appelé Malfoy par son prénom et il n'aimait pas ça. Il se tourna aussitôt et jeta un expelliarmus, mais au même instant la fille inconnue lança :
-Protego.
Et elle attrapa au vol la baguette d'Harry avec détachement, comme si se faire attaquer dans les couloirs de Poudlard était pour elle la chose la plus banale du monde.
Elle lança un Finite Incantatem à Draco, qui ramassa sa baguette et se redressa aussitôt, vert de rage.
-Tu vas payer, Potter ! Lança-t-il rageusement.
-Non, dit l'inconnue.
Elle avait parlé sans hausser le ton ni esquisser le moindre geste. Elle posait sur Harry un regard indéchiffrable.
Et Malfoy n'attaqua pas. Harry lui jeta un regard en coin. Il était passé du vert au blanc. Et il ne bougeait pas. Cette fille avait dit non et Malfoy obéissait. Que ce mot était étrange, associé à ce nom-là. Il avait l'air mort de trouille, monsieur le serpentard-en-chef.
Qui était cette fille ? Que voulait-elle ? Elle portait le blason des Serpentard. Elle le fixait sans ciller de ses yeux pâles et sans expression. Il y avait dans son regard et son attitude un vide presque terrifiant.
Malfoy réveilla Crabbe et Goyle, et à la grande surprise d'Harry, ils battirent tous les trois en retraite sans ajouter un mot.
La fille attendit qu'ils aient disparus tous les trois au bout du couloir avant d'ouvrir la bouche.
-Bonjour, Harry Potter, dit-elle. Mon nom est Sophia Véliaris.
-Enchanté, répondit Harry énervé. Maintenant, dis-moi ce que tu veux.
-Je veux un duel, dit-elle. Contre toi.
-Parfait, rend-moi ma baguette et commençons tout de suite, répliqua Harry avec un sourire presque féroce.
-Non. Ce soir. Huit heures, troisième étage, aile nord. Pas de témoin.
Et sur ces mots, elle lui rendit sa baguette et tourna les talons. Harry resta interdit. Troisième étage? Il y avait des endroits plus discrets! Pas de témoin ? Pourquoi ? Qu'est-ce que cette fille pouvait bien lui vouloir à lui ? Il ne la connaissait pas !
Il fit demi-tour, les idées embrouillées. C'était probablement un piège, avec une serpentard. Est-ce que ça pouvait être une idée de Malfoy ? Non, probablement non. Il ne se serait pas laissé humilier de cette façon, même pour lui tendre un piège.
-Je vous cherchait, monsieur Potter, dit derrière lui la voix de Mc Gonnagal avec le ton le plus cassant possible.
Il se retourna. Elle avait l'air positivement furieuse. C'est à ce moment-là seulement qu'il réalisa à quel point il était idiot.
Il était probable que Malfoy-le-préfet l'avait devancé et était allé raconter comment il s'était fait lâchement agressé. En plus, Harry avait manqué le cours de sortilège. Il était facile de voir à la tête du professeur de métamorphose qu'il allait avoir de sérieux ennuis.
-Suivez-moi, lança-t-elle.
Il s'exécuta en soupirant. Elle le fit entrer dans son bureau, et claqua la porte derrière lui. Elle alla s'asseoir derrière son bureau.
-Asseyez-vous, ordonna-t-elle.
Elle le fusillait du regard.
-Pour qui vous prenez-vous, monsieur Potter ?
Il ne devait pas s'énerver, il ne devait surtout pas s'énerver. Il avait fait suffisamment de stupidités pour la journée.
-Je répète ma question, insista-t-elle.
Oh, et puis zut.
-Je me prend pour un garçon de 16 ans orphelin qui a subi cinq tentatives d'assassinat, qui doit passer tout ses étés avec des petits bourgeois crétins et xénophobes, et qui a été désigné volontaire comme sauveur du monde.
Mc Gonnagal pâlit. Elle s'appuya au dossier de son fauteuil en soupirant.
-Et quels droits particuliers pensez-vous que cela vous donne, monsieur Potter ? Demanda-t-elle froidement.
-Le droit de ne pas supporter les provocations du fils de Lucius Malfoy, je suppose, dit-il en la regardant droit dans les yeux.
Elle fronça les sourcils, mais il vit qu'elle était ébranlée. Malfoy père s'était évadé deux semaines auparavant, avec les derniers mangemorts gardés à Azkaban. Un coup sévère pour l'Ordre du Phœnix, même si personne n'avait été surpris. Même Mac Gonnagal avait du mal à supporter l'arrogance qu'affichaient désormais les élèves de familles favorables à Voldemort. Et Draco Malfoy était bien sûr en tête des provocateurs.
-Je conçois que vous ayez des difficultés à supporter ce qui se passe en ce moment, dit-elle sombrement. Mais si vous imaginez que vous allez régler les problèmes de cette façon…
-Je sais, rétorqua Harry. Je sais que je ne suis qu'un gamin immature qui traîne dans vos jambes et fait n'importe quoi. Je sais que je suis stupide et irresponsable. Et je sais que je ne peux pas sauver le monde. Le corollaire immédiat étant que je vais forcément me faire tuer. Mettez moi autant de retenues que vous voudrez, enlevez quelques points à Gryffondor, et laissez-moi partir.
-Très bien ! Dit sèchement le professeur. Soyez dans mon bureau vendredi soir à huit heures pour votre retenue. J'enlève vingt points à Gryffondor. Sortez d'ici immédiatement, monsieur Potter.
Il se leva et sortit en refermant brutalement la porte. Voilà, il l'avait énervée, et il allait avoir droit à un sermon d'une heure vendredi soir. Quel abruti…
Il se dirigea vers la tour de Gryffondor. Vue l'heure, ce n'était plus la peine d'aller en sortilèges. Il entra dans la salle commune et alla s'asseoir devant la cheminée. Le feu était presque éteint. Il resta là à regarder les petites flammes crépiter, laissant ses pensées vagabonder. Peu à peu, sans même qu'il s'en rende compte, il commença à fredonner… Doucement… Cette absurde chanson d'enfant, cette mélodie obstinée qui venait il ne savait d'où.
Il entendit vaguement les autres Gryffondors entrer dans la salle commune. Ron se précipita vers lui.
-Harry ! S'écria-t-il. Où est-ce que tu étais ?
-Nulle part, dit-il d'une voix éteinte.
-Qu'est-ce qui t'as pris, de partir sans rien dire ? Tu as manqué le cours de sortilège, insista-t-il.
-Ne t'inquiète pas, monsieur le préfet, je le rattraperais.
-Non, le cours, ça m'est égal, je voulais juste…
-Arrête, Ron, intervint Hermione d'une voix basse.
Harry croisa son regard, mais il n'y trouva ni curiosité, ni désapprobation. Juste de la tristesse. Et du renoncement. Elle baissa les yeux et se détourna de lui. Elle monta sans un mot dans son dortoir.
Brutalement, Harry eut envie de courir derrière elle, et de lui hurler… Quoi ? N'importe quoi pour qu'elle le regarde à nouveau, lui dise combien il était idiot de faire ce qu'il faisait, qu'il devait se calmer, arrêter, il aurait même voulu qu'elle lui mette une paire de gifles, et finalement qu'elle lui prête ses notes de sortilège avec un soupir d'exaspération.
N'importe quoi pour qu'elle se comporte à nouveau comme Hermione Granger face à Harry Potter. Comme avant. Il n'avait vraiment pas besoin d'être abandonné par ses amis maintenant.
-Harry, qu'est-ce qui ne va pas ? Demanda Ron avec inquiétude.
Il en avait de bonnes, lui. Qu'est-ce qui n'allait pas ! Parle-lui, idiot. Parle-lui. Parler de quoi ? Comment le dire ? Ca paraissait tellement embrouillé, dans sa tête ! Rogue, Malfoy, et cette colère qui lui vrillait les nerfs, et Sopha Véliaris avec sa voix glacée d'indifférence, et Mc Gonnagal, la prophétie, la colère, et le sommeil étrange de la comptine, et la colère, et Sirius… Parle-lui. C'est ton ami, tu te souviens ?
Mais il ne trouvait plus les mots, il était fatigué, si fatigué, il n'avait pas envie. Il s'enfonça dans son fauteuil, et recommença à fredonner doucement. Comme ça, il se sentait mieux, il n'avait plus besoin de penser à Ron, Hermione, Sirius, il n'avait plus à penser à rien.
Ron secoua la tête en soupirant et monta l'escalier, lui aussi. Un groupe de filles de quatrième années regardaient la scène avec avidité, à l'affût d'un potin dont le sujet serait le célèbre Harry Potter.
Harry se leva et sortit de la salle commune.
