Notes de l'autrice : Joyeux Noël, merry Christmas et bonnes fêtes de fin d'année à tout le monde ! :o) Troisième chapitre de l'histoire d'Eve, et comme cadeau de Noël je poste le 3ème en même temps. Bisous à tous, et à la prochaine !
DE L'IMPORTANCE DES PREUVES INDIRECTES
Eve / robot_iconography
(Traduit de l'anglais par Belphegor)
d'après Circumstantial Evidence
3.
Rétrospectivement, je l'admets, aller sciemment me mettre à dos un jeune homme suffisamment fort pour jongler en m'utilisant moi et deux de mes potes n'est probablement pas la meilleure idée que j'ai jamais eue. Mais comprenez-le bien, j'étais vraiment furieux. Et plus j'y pensais, plus ça m'énervait. Pour qui il se prend, à mettre les sœurs des gens dans une situation intéressante et prendre tout ça pour une vaste blague ? Est-ce qu'Evy est la première à qui il a fait le coup, ou bien est-elle simplement la dernière en date ?
Il n'était pas dans son appartement quand je suis arrivé, et sa porte n'était pas verrouillée, en tout pas sérieusement. Permettez-moi de mettre franchement en doute la capacité de ce type à protéger ma sœur, alors qu'il n'est même pas capable de protéger ses propres pénates de n'importe quel idiot qui aurait une barrette à cheveux en poche et cinq minutes à tuer. Non pas que je sois n'importe quel idiot, vous pensez bien, mais… tout de même.
Après avoir fouillé l'appartement sans résultat à la recherche de quelque remontant – mis à part la bouteille sans étiquette d'un tord-boyaux local, un machin innommable – je suis allé m'asseoir dans le salon dans le fauteuil qui avait le moins l'air d'être mangé aux mites. La petite pièce minable était relativement propre, au moins remarquez, ça me paraissait normal – il n'a pas tellement le temps de vivre là-dedans, puisqu'il passe environ vingt-trois heures par jour à dévergonder ma petite sœur.
J'ai décidé de me fumer une cigarette – un de mes vices les plus respectables. Je ne fume jamais à côté d'Evy elle trouve que c'est une manie dégoûtante, et se met toujours à tousser et à se racler la gorge avec exagération dès que quelqu'un tire une bouffée dans les parages. De plus, c'est une dame, et mon père m'a toujours dit qu'on ne fume pas en présence du beau sexe. (Même si, ces temps-ci, presque toutes ont une cigarette à leur charmante bouche.) Je me suis assuré d'éparpiller autant de cendres que je le pouvais autour de moi. Dans certains cas, ça n'a fait qu'améliorer l'allure des meubles qui m'entouraient.
Il ne mit pas un temps fou à revenir. J'espérais presque qu'il amènerait une fille avec lui, comme ça j'aurais eu la preuve formelle que c'était un sale goujat avant de formuler les accusations qui allaient vraisemblablement causer mon assassinat. Mais non, il était seul, et il avait l'air assez content de lui.
– O'Connell ! ai-je aboyé.
Il n'a pas eu l'air si surpris que ça de me voir enfin, c'est vrai que ce type n'a pas vraiment des tas d'expressions différentes. En fait, peut-être même qu'il était complètement stupéfait de me voir ici. Mais si c'est le cas, alors son expression stupéfaite et son expression ennuyée présentent des similarités remarquables.
– Salut, Jonathan. J'ai vu ta voiture dehors.
Ah, c'était ça. Bon, d'accord, je suis plus doué pour fracturer une serrure que pour jouer à l'espion. Je ne suis qu'archéologue amateur, bon sang…
– Tu veux pas mettre un truc là-dessous ? fit-il avec un geste vers ma cigarette.
Je levai mon pied pour le mettre sur mon genou et écraser ma cigarette sur la semelle de ma chaussure. J'imagine que, si la Providence m'avait accordé un peu plus de classe et un peu moins de bon sens, je l'aurais écrasée sur mon doigt ou dans ma bouche, et ç'aurait été une belle idiotie. J'ai déjà essayé ce genre de truc une seule fois, après avoir avalé une belle quantité de vodka et après beaucoup d'encouragement de la part de certains amis, qui, je le suspecte, ne se sentaient pas tellement concernés par mon bien-être et ma santé. C'est à une de ces occasions que ma sœur, la Florence Nightingale de notre génération, se vit obligée de mettre un pansement sur ma langue. (Je crois sincèrement qu'il vaut mieux pour vous que vous ne demandiez pas que je vous raconte les autres occasions.) Enfin bref, chat échaudé craint l'eau froide, comme dit le proverbe, et je n'allais certainement pas retenter l'expérience dans un futur envisageable, même si je voulais avoir l'air d'un dur à cuire en face d'O'Connell.
Pour sa part, O'Connell se contenta de grommeler :
– C'est ça, fais comme chez toi… Ça m'étonne que tu ne te sois pas servi un verre en m'attendant.
– Tu n'as rien chez toi qui vaille le coup, lui dis-je.
Il haussa les épaules et s'affala dans une chaise en face de moi.
– Bon, alors, c'est quoi le problème ?
– Le « problème » ? Je vais te dire, moi, ce que c'est le « problème », bon sang ! Je suis là pour m'assurer que tu vas faire ce qui est juste et honorable, ou alors…
Tout d'un coup j'ai eu la gorge très sèche, mais j'ai continué dans un murmure :
– Ou alors je vais veiller à ce que te reçoives une – une raclée. C'est ça, une bonne raclée !
Notez que je n'ai pas dit ou même suggéré que ce soit moi qui allait lui mettre cette fameuse raclée. Il y a des limites à tout, même aux illusions de grandeur dont je suis capable.
Il se mit à rigoler en douce.
– Ben dis donc. Sers-toi un autre verre, Jonathan. Faut te faire des muscles.
Il sourit de toutes ses nombreuses dents, et me frappa allègrement le genou. J'essayai de ne pas trop montrer le mal de chien que ça faisait.
– Écoute, je sais ce que tu as fait, d'accord ? Ne gaspille pas ta salive à essayer de le nier.
– Ouais, ouais, c'est ça.
Il se leva et secoua la tête.
– Rentre chez toi et pique un roupillon. Tu sens l'alcool à un kilomètre. Evelyn veut que tu l'emmènes sortir ce soir, et je crois qu'il vaudrait mieux pour toi que tu sois sobre pour ça. Il y a quelque chose dont elle veut te parler.
– Je connais déjà votre petit secret, merci beaucoup.
Ah ha, donc il était capable d'avoir l'air stupéfait après tout. Il se pencha sur le dossier de sa chaise, et me jeta un drôle de regard.
– Pardon ?
– J'ai tout entendu de votre conversation dans la bibliothèque.
Tant pis pour l'as que je gardais dans ma manche.
– Tu écoutais aux portes ?
Il parlait très doucement, mais moi je savais que c'était le calme qui précède la tempête.
– Eh bien oui, j'écoutais aux portes !
J'avais décidé que, tant qu'à faire, je pouvais aussi bien jouer le reste de mes cartes.
– Ce que je veux savoir, c'est quelles sont tes intentions ?
– Mes… mes intentions ?
Il remua sur sa chaise, plaça ses coudes sur ses genoux et se frotta le visage des deux mains. Quand il releva les yeux, il avait toujours l'air de ne rien y comprendre.
– Quelles intentions ?
– Tes intentions envers Evy !
– Eh bien, commença-t-il d'un air pensif, je crois que mes… intentions… sont assez claires.
– Eh bien, elles ne le sont pas ! aboyai-je.
– Elles ne le sont pas ?
– Non !
– Non ?
– Eh merde, arrête de répéter tout ce que je dis et dis-moi une bonne fois pour toutes ce que tu comptes faire à propos de tout ça !
– Mais à propos de quoi ?!
Il commençait à s'énerver. Je le voyais qui se mettait à serrer des poings qui faisaient chacun la taille d'un beau jambon, et que j'imaginais déjà en train de m'aplatir ou m'enfoncer dans le sol.
– Nom de Dieu, mais de quoi tu parles ?
– De la condition de ma sœur, espèce d'enfoiré ! criai-je en sautant de ma chaise. L'état actuel des choses est intolérable, et tu ne peux pas attendre de moi que je – que je fasse semblant de ne rien voir !
Du coup, je serrais mes poings à moi, et je me préparais à l'action. Vous ne le croiriez peut-être pas si vous me voyiez, mais je me débrouillais comme boxeur au lycée – pas grand, mais rusé. Je n'avais peut-être pas assez de force brute derrière moi pour causer des dommages sérieux, mais je pouvais esquiver un coup comme personne, et j'excellais dans l'art de faire trébucher quelqu'un et ensuite courir comme un dératé pendant qu'il se relevait…
Sans même se lever de sa chaise, O'Connell tendit le bras et me renfonça sans ménagement dans mon fauteuil.
– Écoute, me dit-il, je vois vraiment pas ce qui te met dans des états pareils, d'accord ? Je me doute que tu dois t'imaginer que je l'ai poussée à le faire… Mais c'est une décision qu'on a prise tous les deux.
J'émis un bruit, pour lui faire bien sentir à quel point je ne croyais pas à ses conneries.
– Tu peux même demander à ta sœur, si tu ne me crois pas. Elle était tout aussi partante que moi – et elle n'a même pas eu le trac.
J'aurais aussi bien pu me passer de ce genre d'information, merci.
– De toute façon, c'est pas le genre de chose que je pourrais annuler !
Il me jeta un regard de défi.
– Et tu sais quoi ? Je regrette rien. Je me fous de ce que tu penses, ou de ce que tous les autres peuvent penser. Elle en valait la peine.
– Comment oses-tu, espèce de –
Je bondis une deuxième fois, et O'Connell me renvoya à mon siège sans plus d'effort que s'il écrasait une mouche. L'atterrissage fut dur et j'en perdis momentanément l'usage de la parole, le souffle coupé.
– Tu sais, j'espérais que tu n'allais pas te montrer salaud quand tu t'en rendrais compte, soupira-t-il. En fait… je sais, c'est con, mais… je pensais honnêtement que tu serais content. Que tu serais capable de mettre les détails de côté et de te réjouir que ta sœur soit heureuse. Je veux dire, c'est pas comme si je n'allais pas bien m'occuper d'elle.
Et il ajouta en baissant la voix, comme s'il me confiait un immense secret :
– Je suis fou amoureux d'elle. Tu le sais, ça. L'avoir rencontrée est la meilleure chose qui me soit arrivée de toute ma vie. Je ferais n'importe quoi pour elle.
– Est-ce que tu vas l'épouser ? demandai-je.
Ça, ça eut l'air de l'estomaquer.
– Quoi ? Mais je – de – quoi !?
– C'est une question très simple, O'Connell. Est-ce que tu vas rendre la chose honorable et épouser la mère de ton enfant ?
L'espace d'un instant, il me fixa, la bouche ouverte. Puis il sembla avoir une sorte de révélation. C'est probablement la première fois de sa vie qu'il arrive à réfléchir à quelque chose, pensai-je amèrement tout en le fusillant du regard. Enfin, soudain, à l'improviste, il se mit à rire.
– À quoi tu joues ? demandai-je, en me levant pour la troisième fois. Il leva à nouveau le bras, mais décida apparemment que l'effort de me renfoncer dans mon fauteuil n'en valait pas la peine. Ou alors le rire qui le secouait lui coupait les forces.
– Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de drôle ! continuai-je. Cet enfant a besoin d'une mère et d'un père, et c'est toi qui l'a mise dans ce foutu pétrin ! Si tu aimes Evy autant que tu le dis, eh bien vas-y, nom de Dieu, arrête de baratiner et épouse-la !
– Jonathan…
Il secoua la tête, et des mèches folles lui tombèrent sur les yeux. J'étais complètement exaspéré. Pourquoi ce gusse n'allait pas se faire couper les cheveux ? Et se trouver un boulot ? Et se faire voir, le plus loin possible de ma sœur ?
– Rentre chez toi, répéta-t-il, en détachant bien les syllabes, avec un sourire narquois. Evy t'expliquera tout ce soir. Laisse-la parler en premier, d'accord, fais-moi plaisir ?
– J'ai pas du tout l'intention de te faire plaisir, marmonnai-je, maussade. Tu n'es pas mon ami, O'Connell – en fait, tu n'es qu'un salaud, et si je pouvais, j'irais…
Il se leva et croisa les bras, et me toisa du haut d'une montagne de muscles.
– Tu irais où ? demanda-t-il, très poliment.
– J'irais, euh, j'i—j'irais… J'irais chez moi, bafouillai-je, et je me faufilai jusqu'à la porte. Et c'est pas fini ! criai-je au moment où je franchissais le seuil. Puis je m'enfuis dans la rue avant qu'il n'ait eu le temps de réagir. Ma foi, je ne vois pas comment me prendre une dérouillée peut aider Evy en quoi que ce soit. Pas la peine d'exagérer. Je décidai donc, dans l'intérêt de la paix familiale, de faire comme il l'avait suggéré, et de la laisser m'expliquer les choses avant de réagir. Ensuite, si le scénario tel qu'il était présenté ne me plaisait pas – ce qui serait sans aucun doute le cas – je reviendrais pour parler à O'Connell, quand bien même l'affaire aurait pour résultat de me faire casser la figure. Qu'il ne soit jamais dit que Jonathan Carnahan ne veuille pas donner le bénéfice du doute à quelqu'un.
De plus, n'est-il pas écrit dans la Bible « Heureux les débonnaires, car ils hériteront de la terre ? »
À de suite (et fin) au prochain chapitre !
