Notes de l'autrice : Et voilà, dernier chapitre :o) J'espère que ça vous plaira, et joyeux Noël!
DE L'IMPORTANCE DES PREUVES INDIRECTES
Eve / robot_iconography
(Traduit de l'anglais par Belphegor)
d'après Circumstantial Evidence
4.
Evy et moi, on s'était donné rendez-vous pour quelques cocktails à la Palmeraie, un petit club très cher qui accueille presque exclusivement des hommes petits et très corpulents qui promènent des portefeuilles presque aussi corpulents qu'eux. Je m'étais fait jeter dehors sans beaucoup de cérémonie quelques années auparavant pour avoir commis le péché capital de m'être présenté comme quelqu'un de riche, puis avoir fait quelques paris amicaux avec des clients qui, eux, ne faisaient pas semblant d'être riches – et de m'être bien rempli les poches entre-temps. Bien entendu, maintenant que je suis suffisamment cousu d'or pour fréquenter ce club, je n'y mets quasiment pas les pieds mais à l'occasion, si je me sens d'humeur taquine, je trouve amusant d'aller m'y montrer, tout en sachant qu'il n'y a absolument rien qu'ils puissent me faire tant que j'ai de l'argent à mettre derrière mes paris. Les boissons sont de qualité, la musique encore plus, et les filles sont agréables à regarder pour la plupart, parfois même à tomber par terre.
Je me suis installé sur un tabouret près du bar et commandé un gin martini. Je regardais la porte en attendant Evy, mais les seules femmes que j'avais aperçues jusque-là étaient deux vieilles dames dégoulinant de diamants et une jeune fille qui portait une robe noire bien aguichante et de longs gants de satin. En y regardant de plus près, cette dernière s'avéra en fait être ma sœur bien-aimée. Je ne l'avais jamais vue habillée comme ça de toute sa vie pire encore, elle semblait s'amuser prodigieusement. Elle s'était empilé les cheveux sur la tête selon un style compliqué, et tout ça tenait ensemble grâce à une petite couronne d'or et de lapis-lazuli. Tout le monde devait bien sûr penser que cet objet était de l'imitation d'ancien Égyptien – donc très à la mode – alors qu'en fait il s'agissait d'une authentique œuvre d'art : un des trésors provenant de Hamunaptra dont elle s'était particulièrement entichée. Cependant, l'espèce de chignon sur sa nuque dévoilait à tout le monde une vue splendide de son dos quand elle se tourna pour tendre sa sortie-de-bal à l'employé du vestiaire. Je me suis retenu de courir vers elle pour lui mettre ma veste de smoking sur les épaules. Elle montrait plus de peau nue que je lui aie jamais vu faire depuis qu'elle avait environ trois ans, et qu'elle se déshabillait pour courir dans le jardin toute nue en jouant aux Amazones. Je ne pus m'empêcher de me demander si par hasard la permissivité de nos parents à cette époque n'avait pas, en quelque sorte, influencé son comportement actuel.
Tous les hommes dont l'âge variait entre dix-neuf et quatre-vingt dix neuf ans se retournèrent pour regarder Evy traverser la pièce et me rejoindre là où j'étais assis. Ma petite sœur est une provocation ambulante pour la mode féminine actuelle, qui stipule qu'une femme doit ressembler à un gamin de dix ans pour qu'on la trouve jolie mais tout de même, je suis sûr d'avoir vu au moins trois gars attirer l'attention du serveur le plus proche et la montrer du doigt, probablement pour s'enquérir de son identité ou s'arranger pour lui offrir un verre. Elle fit un geste de la main en m'appelant, et, immédiatement, toutes les têtes masculines pivotèrent d'un seul coup dans ma direction pour me lancer des regards lourds de jalousie.
Elle s'assit à côté de moi et se commanda un gin martini – qui était apparemment déjà offert, d'après le barman. Entre le verre, la coiffure recherchée, la robe du soir chic et les gants, elle avait l'air très distingué. Tout ce dont elle avait besoin pour compléter le tableau était l'un de ces longs porte-cigarettes qu'on voit partout aujourd'hui. Ma p'tite Evy, toute grandie.
– Tu ne me dis pas que je suis jolie ? demanda-t-elle.
Je lui jetai un regard sombre.
– Et pourquoi diable le devrais-je ? Tu m'as l'air d'être tout à fait au courant de ce fait. Si tu t'attends à ce que je fasse tout un plat parce que tu as gaspillé ton argent dans une idiotie de haute couture que tu ne porteras sans doute jamais plus, c'est que ta coiffure est beaucoup trop serrée.
Je lui pinçai l'oreille amicalement. Elle me tira la langue.
– Et c'est différent de gaspiller de l'argent dans des jeux de cartes – ou pour des blondes ?
– Ah, mais les blondes seront toujours à la mode, dis-je avec un sourire grivois.
Le barman posa le verre devant elle. Elle sirota une minuscule gorgée, fit une grimace comme si elle venait d'avaler une cuillère pleine d'un médicament particulièrement écœurant, puis reposa le verre sur le comptoir. Et cette – cette enfant – va bientôt être la mère de quelqu'un. J'en perds mon latin.
– Evy, ma vieille, tu es sûre que c'est bien raisonnable ? demandai-je en mimant quelqu'un qui avale une gorgée. Après tout, elle est dans une condition délicate – même si, à la voir, on ne le croirait jamais. Une soirée passée à boire, à danser et à porter des robes moulantes est sûrement la dernière chose dont elle a besoin en ce moment. Si elle était raisonnable, elle serait à la maison, enveloppée dans sa robe de chambre en flanelle bien chaude, les pieds surélevés, à boire du thé et à se faire chouchouter par O'Connell.
Elle me fit un grand sourire.
– Oh, je sais que je ne devrais pas, mais j'ai quelque chose à fêter ce soir.
– Et qu'est-ce que tu fêtes ?
– Le début de quelque chose de nouveau et de merveilleux.
– Eh bien, trinquons.
Je vidai mon verre en deux gorgées. Evy me passa le sien il fut aussitôt remplacé par un autre, qui apparemment était également offert. Je commençais à me dire qu'en fin de compte elle avait bien la tête sur les épaules à s'habiller comme ça elle n'aurait sans doute pas à payer un seul verre ce soir. Et elle n'en boirait aucun, ce qui voulait dire que je n'aurais pas à payer un seul verre ce soir.
Elle sourit de nouveau, puis eut l'air sérieuse.
– Écoute, Jon, commença-t-elle, posant sa main sur la mienne, je vais te dire quelque chose de très important. Et tu ne dois pas te fâcher.
– Tu es ma petite sœur chérie, et je t'aimerai toujours, répondis-je pompeusement. Que voulez-vous, le gin m'a toujours délié la langue.
Elle serra ma main.
– C'est adorable.
– Quoi que tu aies fait d'épouvantable, ajoutai-je.
– Ce n'est pas si épouvantable… Presque rien, en fait.
Elle se mordillait la lèvre, et refusait de me regarder dans les yeux, deux signes caractéristiques qu'elle mentait. Evy est une piètre menteuse même quand elle fait un effort, et à ce moment-là elle était particulièrement abyssale.
– Très bien. Ça suffit.
Je retins mon souffle, sachant que d'un instant à l'autre, ma sœur allait m'annoncer la grande nouvelle : qu'elle était devenue une zone de reproduction de petits O'Connell illégitimes.
– Eh bien…
Elle tripota ses doigts un petit moment, puis enleva lentement ses gants. Elle posa les deux mains sur le comptoir et resta assise là à me regarder, comme si elle attendait quelque chose.
– Evy—
Je fus soudain distrait par un joyau qui brillait à sa main.
– Mazette, soufflai-je en me penchant pour regarder de plus près, en voilà un beau bijou ! Content de voir que tu ne joues pas les modernes et art déco avec moi, sœurette.
Elle rit – un drôle de rire, un peu aigu.
– Jamais de la vie, me dit-elle.
C'était une bague en or en forme de demi-cercle, style Victorien, avec des gravures fines très complexes et trois pierres précieuses serties dessus. J'aurais voulu avoir sur moi mon oculaire de joaillier pour l'apprécier plus en détail. Pas la peine de demander qui le lui avait offert il n'y a jamais eu que deux hommes dans la vie d'Evy qui lui aient jamais acheté de la joaillerie de ce calibre, et il se trouve que j'en suis. Bien sûr, elle ne porte jamais le signataire que je lui ai offert, prétextant que les bagues ne sont pas son style.
– Il faut bien le reconnaître, O'Connell a un semblant de bon goût quand il s'agit de t'offrir de la quincaillerie.
Si seulement il pouvait exercer le même bon goût dans d'autres situations, pensai-je.
– À vrai dire, c'est moi qui l'ai choisie, m'informa-t-elle fièrement, tout en remuant son annulaire pour que la bague reflète la lumière et scintille encore plus.
– Ma foi, tu…
La bague était sur l'annulaire de sa main gauche, et je venais tout juste de m'en rendre compte. Un peu tardivement.
– Nom d'un chien, Evy !
– Oui, Jonathan ?
– Tu – est-ce que tu – tu n'es pas…
La vérité me cloua littéralement sur place, tandis que ma sœur rougissait et hochait la tête.
– Mais si, tu l'es, espèce de dingue !
Elle n'allait pas être mère, après tout… mais ça, c'était presque pire. Bien sûr, j'avais voulu qu'il l'épouse, mais c'était quand je croyais qu'il lui avait mis un polichinelle dans le tiroir ! Ça, c'était autre chose – c'était se faufiler quand j'avais le dos tourné pour me voler ma petite sœur !
– Enfoiré d'O'Connell ! m'écriai-je.
– Sois gentil, Jon – c'est Mme Enfoiré d'O'Connell maintenant, n'oublie pas.
Elle leva un peu la main, la tourna et la retourna pour admirer l'alliance sous des angles différents.
– En plus, ce n'était pas que l'idée de Rick. J'ai aussi une volonté propre, tu sais.
Pour la deuxième fois aujourd'hui, j'étais complètement abasourdi.
– Tu aurais pu m'inviter…
– Ce n'est pas comme si on l'avait prévu – c'est simplement… arrivé. Il m'a raccompagnée un soir, et tout d'un coup il s'est mis à me dire à quel point il ne pouvait pas vivre sans moi, et je lui ai dit que c'était exactement ce que je ressentais – et l'instant d'après, on marchandait un anneau sur ce petit étal au marché…
Elle eut un grand sourire, et son petit visage rayonna.
– Oh, Jonathan, je n'ai jamais été aussi heureuse de toute ma vie ! Je voulais te le dire—
– Et les bans ? demandai-je en lui coupant la parole. Ce serait tout à fait typique de cette espèce d'écervelée de courir se marier en laissant comme par hasard de côté l'aspect légal et officiel de la chose. O'Connell a une très mauvaise influence sur elle à cet égard.
Elle secoua la tête :
– Rick n'est pas sujet Britannique. On a dû obtenir un certificat commun.
– Et ?
– Et quoi ?
– Vous l'avez obtenu ?
Elle poussa un soupir d'impatience.
– Je ne suis pas idiote, Jonathan ! Ne t'inquiète pas, je me suis assurée que tout se faisait dans les règles.
À ce moment, elle prit le martini et en avala une gorgée avec une détermination digne d'un soir de fête. J'attendis qu'elle me le passe, mais elle semblait l'apprécier davantage que le premier.
– On s'y habitue, hein ? gazouilla-t-elle, le verre toujours à la main. Dieux du ciel. J'ai créé un monstre.
– Et quand s'est déroulé cet heureux événement ?
Ici, elle eut au moins la décence d'avoir l'air d'avoir un peu honte.
– Ça fera une semaine ce soir.
– Une semaine – tu es mariée depuis une semaine et tu n'as même pas pris la peine de me le dire à moi ?!
– On n'a rien dit à personne… on avait tous les deux besoin d'un peu de temps pour s'habituer à l'idée d'abord. Ça s'est passé assez vite.
– Tu m'as menti !
Elle eut soudain un regard malicieux :
– J'ai menti à tout le monde… alors pourquoi pas à toi ?
J'étais déjà tombé dans le piège – avant même que je me rende compte à quel point ces mots semblaient familiers.
– Oui, mais moi je suis ton seul et unique frère, espèce de petite – !
– Voilà pourquoi ça te rend si crédule, rétorqua-t-elle joyeusement.
Hmm. Touché.
Elle me donna un coup de coude. Du coup, je lui en donnai un aussi, et elle perdit l'équilibre et dégringola de sa chaise pour atterrir par terre avec un drôle de bruit sourd. Bon. Peut-être pas si distinguée que ça, la gamine. Je me marrai un peu en douce, lui adressai un petit coucou de la main, et descendis ce qui restait de son martini, que le barman remplaça immédiatement par un verre plein. Evy me fusillait du regard, alors finalement je lui tendis la main pour la remettre sur ses pieds.
– Ce type vous embête ?
Ça, ça venait d'une voix traînante derrière moi. Une grande claque dans le dos m'envoya presque valdinguer, et je dus m'accrocher au comptoir.
– Hé là, doucement, mon pote.
Une paire de mains – de battoirs, plutôt – me releva et m'installa de nouveau sur mon siège.
Enfoiré d'O'Connell.
– Personne ne m'embête. Même pas un tout petit peu.
Evy dit ceci avec un petit air déçu – feint, bien sûr – un coude sur le comptoir et le menton dans la main.
– Je suis assise là, absolument ravissante, et même mon nigaud de frère ne m'a pas invitée à danser.
Elle sirota une gorgée de son nouveau verre et tâcha d'avoir l'air chagriné.
– Ça alors, on se demande pourquoi !
Maintenant que je l'avais complètement dans ma ligne de mire, mon nouveau beau-frère avait pratiquement l'air respectable dans un costume-cravate. Il avait même fait l'effort de se peigner, pour une fois. Être marié à ma maniaque de sœur était peut-être effectivement la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée. Il entoura d'un bras les épaules d'Evy et me fit un clin d'œil. Il était d'une bonne humeur absolument insupportable, d'autant plus que j'ai toutes les raisons de penser que j'en étais la cause directe.
– Je peux pas t'en vouloir, Jonathan.
Elle lui donna un coup de coude dans les côtes.
– J'aimerais que tu arrêtes de me taquiner. Je ne danse pas si mal !
Puis, avec un coup d'œil dans ma direction pour me rallier à sa cause :
– Si ?
O'Connell eut l'air satisfait, certain que j'allais me ranger de son côté.
– Bien sûr que non, Evy. Tu es un rêve.
Disons plutôt un cauchemar.
– Parfois je me demande même si tes pieds touchent le sol.
En général ses pieds sont surtout sur ceux de son cavalier.
– Et tu en as bu combien, des comme ça ? demanda O'Connell. Je haussai les épaules.
Evy m'envoya un sourire de gratitude éclair :
– Merci.
Et à son mari de la semaine, elle ajouta d'un ton pointu :
– Tu vois ?
Il leva les yeux au ciel, mais se garda d'en dire plus.
– Vous avez bien discuté de tout ?
Hochement de tête collectif. Enfin, Evy et moi.
– Bien, dit-il, et je sentis que la question était réglée entre nous. Je me disais que je devrais sans doute m'excuser à propos de ce dont je l'avais accusé tout à l'heure, mais je n'arrivais pas à trouver une tournure de phrase qui ne mettrait pas la puce à l'oreille d'Evy, qui automatiquement me sommerait de tout lui raconter. La dernière chose que je veux, c'est qu'elle sache à quel point j'ai été con dans cette histoire. Et je me rends bien compte à quel point O'Connell a été fair-play. Il ne m'a même pas assommé une seule fois, quand bien même il en aurait eu le droit absolu. Et c'est un type bien, à bien des égards. Peut-être… Peut-être que l'épouser ne va pas être la plus grande erreur de la vie de ma sœur, après tout.
Evy, qui restait dans l'ignorance des bienheureux, fit une petite moue mignonne.
– Enfin, demanda-t-elle, pétulante, est-ce que quelqu'un va m'inviter à danser ce soir ?
Ses oreilles étaient un peu rouges, mais j'avais dans l'idée que c'était plus à cause de l'alcool que de son amour-propre blessé.
– Mouais, d'accord, grogna O'Connell. Autant qu'on en finisse.
– C'est aussi comme ça que tu l'as demandée en mariage ? m'enquis-je.
– À peu près, fit allègrement ma sœur. O'Connell nous gratifia tous deux d'un regard peu amène.
– Toi, dit-il, pointant son doigt vers moi, ferme-la. Toi…
Et là son doigt était dans la direction de ma sœur –
– … Viens par là.
Il l'attrapa par le bras et la tira de son siège sans plus de cérémonie.
– Eh bien, me voilà partie ! m'annonça-t-elle avec de grands au-revoir de la main, les jambes pas très stables, tandis qu'O'Connell la remorquait vers la piste de danse.
Après un ou deux verres de plus pour me donner du courage, je m'occupai à faire le tour de la salle, et inviter quelques jeunes dames pour quelques pas de danse. Celles qui savaient danser, je les invitais une seconde fois, en alternant au hasard, pour qu'on ne remarque pas qu'en fait je faisais seulement le tour de la salle. Mais quand même, tout cela me semblait un peu creux par rapport au bonheur incommensurable d'Evy.
Puis il se trouve que je repérai une petite timide, engoncée dans une robe assez moche qui était mal taillée et mal ajustée à sa silhouette. Elle avait la tête basse et fixait le bout de ses chaussures noires, exactement comme Evy le faisait lorsque je l'emmenais sortir. Il ne manquait plus qu'une paire de lunettes en écaille de tortue et une édition de La Magie Égyptienne de Budge. Je m'appliquai tout particulièrement à inviter cette jeune fille – qui s'appelait Beatrix – et dansai avec elle trois fois de suite avant que son père ne me prie très poliment de foutre le camp et de retourner là d'où je venais. Il s'imaginait sans doute que je voulais soit de l'argent, soit la précieuse vertu de sa fille or je possédais l'un en quantité largement suffisante et l'autre ne m'intéressait pas particulièrement. Je revins donc à ma place au bar, et juste après un serveur vint me parler discrètement. Je me demandai une seconde si je n'allais pas me faire éjecter, mais non et tiens donc, voilà que la timide petite Beatrix venait de m'offrir un verre sur la note de son cher papa ! Je lui portai un toast depuis mon siège au fond de la salle, et elle me fit un sourire charmant tandis que son père l'emmenait hors du club par le coude. En fait, elle était très jolie quand elle souriait. J'espère que les jeunes gars la regardaient aussi.
Il y avait de moins en moins de couples sur la piste du coup, je me suis mis à regarder ma sœur et O'Connell. Malgré les griefs qu'il avait exprimés tout à l'heure, ça n'avait pas l'air de l'ennuyer plus que ça qu'elle lui marchât sur les pieds – et elle lui marchait souvent sur les pieds. Il était manifestement mal à l'aise: elle le guidait dans les morceaux rapides, et lui montrait comment la faire tourner comme il faut. Evy adore quand son partenaire la fait tourner, la renverse en arrière, ou tout autre exercice qui fait penser à des montagnes russes, et elle n'avertit absolument pas son cavalier quand l'envie lui prend d'essayer quelque chose. Cette fille est étrange. Mais tout de même, O'Connell parvenait à la rattraper à chaque fois, chose pour laquelle je dois lui attribuer le mérite d'un œil attentif et de réflexes admirables.
Pendant une suite de morceaux lents, il la tint d'un peu plus près que la coutume l'autorisait, suffisamment pour qu'elle niche sa tête contre son épaule. Après un moment, ses yeux à elle se fermèrent, puis ses yeux à lui, et leurs pas à tous deux ralentirent jusqu'à qu'ils ne bougent presque plus. J'imagine que je pouvais fermer les yeux sur ce genre de comportement, vu que ces deux-là étaient pratiquement en lune de miel. Au moins ils ne s'embrassaient pas devant tout le monde ou autre chose d'aussi répugnant. Quant à Evy, elle avait ce satané sourire idiot, et moi je ne pus m'empêcher de sourire à mon tour. Ce grand dadais la rendait vraiment heureuse.
Je trinquais discrètement à la santé des mariés lorsque je sentis une main presser mon épaule. Pas certain du tout de me sentir d'attaque pour un autre moment de danse et de conversation forcée avec une autre blonde insipide, je me retournai, une excuse en tête, pour découvrir Evy plantée devant moi.
– Tu ne m'as pas invitée une seule fois, bêla-t-elle.
– Oh, pour l'amour du Ciel, espèce d'idiote.
J'enlevai un peu sèchement sa main quand elle essaya de me tirer de ma chaise. Plus gentiment, j'ajoutai :
– La journée a été assez longue, Evy. Je suis fatigué, et peut-être un petit peu plus soûl que je devrais. Le seul endroit où je vais c'est à la maison, au pieu, et peut-être me mettre la tête dans le, euh… truc.
Pas moyen de me rappeler le mot.
– Tu sais, le machin dans lequel on se penche pour vomir. Moui, je vais décidément passer de longs moments d'intimité avec le… truc dans un futur proche."
Elle plissa les lèvres et souffla pour éloigner une mèche rebelle de son front :
– Une danse ne va pas te tuer, Jonathan.
– Oh, ça va, ça va, arrête de geindre.
Je me levai et allai vers la piste avec Evy qui trottinait derrière moi :
– Je ne geins pas, ce n'est pas vrai.
– Que si, insistai-je.
– Que non.
– Que si.
– Non, c'est pas vrai ! geignit-elle. Je soupirai, lui fit une grimace, et passai mon bras autour de sa taille.
C'était une chanson douce, que je connaissais, et l'orchestre la jouait avec un swing subtil que j'appréciais assez. Je me demandais si elle avait fait exprès de choisir celle-là en particulier, mais ce n'était pas possible : Evy et moi, on n'a pas du tout les mêmes goûts musicaux, et c'est un fait établi que si j'aime une chanson, elle n'en a jamais entendu parler. En attendant, j'étais simplement content qu'elle ne me demande pas de la faire tourner, ou quelque autre manœuvre compliquée qui pourrait me rendre disposé à dégobiller sur sa jolie robe.
– Arrête d'essayer de conduire, râlai-je quand je m'aperçus qu'elle me tirait d'un côté et de l'autre. Peut-être qu'O'Connell te laisse t'en tirer comme ça, mais moi, la loi ne m'oblige pas à être gentil avec toi.
Elle se détendit dans mes bras, retrouvant le confort d'une familiarité de longue date.
– Tu vas devoir l'appeler Rick, maintenant, m'informa-t-elle, tâchant de ne pas sourire.
– J'imagine que oui. Hmph.
Enfoiré de Rick.
– Je suis désolée que tu n'aies pas pu danser à mon mariage, Jonathan, me dit-elle.
– Oh… ce n'est pas grave, Evy.
Je lui souris, pour bien lui montrer que tout était pardonné. Pas la peine d'être désagréable avec elle si elle ne se défend pas, après tout.
– Je suis sûr que je serai là au prochain, voilà tout.
Elle me frappa légèrement l'épaule :
– Ce n'est pas drôle !–
– Non, effectivement, fis-je. La sensation de nausée partait, et je commençais à me laisser aller à la musique. On flottait adroitement sur la piste sans qu'elle s'approche de mes pauvres orteils sans défense.
D'une petite voix, elle demanda :
– Tu es très fâché contre moi ?
– Non… pas tellement. J'aurais aimé être là, mais c'est tout. J'avais toujours cru que c'était moi qui te mènerais à l'autel.
En fait, j'avais toujours cru que ma timide de sœur ne se marierait jamais. Une partie de ma personne pensait juste qu'on vieillirait ensemble dans une maison pleine de livres anciens, avec une cinquantaine de chats, malgré le fait que je déteste ces petites saloperies. Mais ça, elle n'avait pas besoin de le savoir.
– Eh bien, comme ça tu n'es pas obligé de t'en aller ensuite, dit-elle joyeusement.
Je pris un air horrifié.
– Ça veut dire que je suis coincé avec toi pour la vie ? Grand Dieu. Non, non, maintenant que tu es mariée à O'Connell, c'est ses oignons, il se débrouille avec toi. Espèce de désastre ambulant.
– Tu connais cette chanson ? demanda-t-elle, soudain déterminée à être aimable en dépit de mes meilleurs efforts. On dirait le genre de musique que tu aimes.
Je hochai la tête :
– En effet, je la connais.
– Quelles en sont les paroles ?
– Oh, euh… attends voir – ah, oui. Tu m'excuseras, sœurette je ne suis pas, comme tu as pu le remarquer, Ella Fitzgerald… I'll be loving you, always… With a love that's true, oh, always… When the things you've planned… need a helping hand… I will understand, always, always…
Je levai mon bras au-dessus de sa tête et la fis tourner légèrement, puis la ramenai vers moi, aussi habilement que si on l'avait répété. Par-dessus son épaule, je jetai un coup d'œil vers O'Connell il avait une expression de surprise mêlée d'amusement. Elle ne m'avait pas marché sur les pieds une seule fois.
– Days may not be fair, always… That's when I'll be there, oh, always…
Je la renversai en arrière, et elle émit une sorte de couinement ravi.
– Not for just an ho-ur… not for just a da-ay… not for just a year, but always.
On se pencha, nez à nez, front à front. Je lui fis des grimaces idiotes jusqu'à ce qu'elle éclate de rire.
– Evy, tu es vraiment ma sœur préférée, lui dis-je, alors que la chanson se terminait. Elle fronça le nez.
– Je suis ta seule sœur.
– Une victoire à l'unanimité, ça marche quand même, fis-je remarquer.
Sa lèvre inférieure tremblota un peu, et son visage commença à se chiffonner, et moi j'avais peur qu'elle se mette à pleurer comme une Madeleine. Evy n'est pas le genre de fille qui pleurniche, mais comme ça, des fois, quand on s'y attend le moins, elle ouvre les grandes eaux et il n'y a pas moyen de l'arrêter quand elle s'y met. Je me préparai intérieurement, tout en me demandant ce que j'avais bien pu faire de mon mouchoir de poche propre.
– Je t'aime, tu sais, Jon, dit-elle d'une voix chevrotante.
– Alors pour l'amour de Dieu, petite mère, laisse-moi rentrer chez moi et me mettre au pieu !
Elle rit, me serra fort contre elle, m'embrassa sur les deux joues l'instant d'après elle était partie dans les bras de son jeune soldat. Qui donne cette femme ? pensai-je, tandis qu'elle cavalait pour traverser la piste de danse. Moi, que diable.
Je l'ai regardée courir vers lui à toute vitesse et se jeter pratiquement dans ses bras – mais il resta planté solidement pour la recevoir, ce qui prouve qu'il est plus que de taille à lui faire face. Ce qui est, après tout, l'essentiel.
Ils se sont rencontrés de façon étrange, ils sont tombés violemment amoureux l'un de l'autre, et ils se sont mariés sur un coup de tête. Ils sont tous les deux obstinés, fiers, tête de mule et tête brûlée il a vu beaucoup plus que ce qu'il voulait voir du monde, et elle n'en a pas vu assez. N'importe qui avec la moindre connaissance de la nature humaine vous dirait que ce mariage est voué à l'échec depuis le début. Mais moi, j'avais comme l'impression qu'Evy pourrait le faire marcher sans problème. Et puis, s'il est une chose que j'ai apprise ce jour-là, c'est l'importance de ne pas tirer de conclusions basées sur quelque chose d'aussi insignifiant que les preuves indirectes.
FIN
