Chapitre 34 : Montréal

Le lendemain, Avril et Laurence abandonnèrent le voilier en amont de Saint Jean, non sans une certaine nostalgie. Ils avaient parfaitement conscience qu'une page de leur histoire personnelle se tournait, mais par peur d'un avenir incertain, ils n'osaient pas l'évoquer ouvertement. Tendus à nouveau par les enjeux, le premier concerné se referma sur lui-même et demeura taciturne et morose, tandis que la seconde bavassait pour éviter d'y penser.

C'était dans ces moments-là que leurs caractères si antagonistes se révélaient pleinement. Devant une montagne alternativement de cynisme et d'indifférence, Alice bascula dans la provocation, jusqu'au clash final entre eux. Elle finit par faire silence et s'abandonna alors à de sombres réflexions, perdue dans ses pensées.

Au bout de trois heures de marche, ils atteignirent enfin le but de leur destination, le vaste parc verdoyant de Sainte Thérèse, situé dans le centre ville.

En ce début de vacances, beaucoup de jeunes gens s'étaient rassemblées sur la plage, au bord de la rivière Richelieu et profitaient de la baignade et du soleil. Non loin de là, des enfants jouaient dans l'aire qui leur était réservée, sous les yeux des mères attentives, alors qu'un trompettiste improvisait quelque part en sourdine des airs de jazz. Cette foule riante et bruyante contrastait avec nos deux héros qui tâchaient de passer inaperçus en se fondant dans le décor.

L'ambiance estivale ne devait pas faire oublier à Laurence et à Avril les dangers qu'ils couraient. Assis sur la pelouse en retrait à l'ombre des grands arbres, ils se tenaient sur leurs gardes et surveillaient les allers et venues, des hommes principalement.

Ce n'était pas simple. C'était l'heure où les maris en costume rejoignaient les épouses et les enfants après leurs journées de travail terminées. Des petits groupes bigarrés s'agitaient ainsi en tous sens et se pressaient devant les deux marchands de glaces et le carrousel joliment décoré.

Même si elle avait dissimulé ses cheveux roux sous un foulard discret, Alice avait l'impression que tous les regards qu'elle croisait, se posaient sur elle avec insistance. Elle ne cachait pas sa tension et remuait de temps en temps de façon inconfortable. A ses côtés, faussement calme, Laurence suivait des yeux en silence les mouvements des uns et des autres derrière ses Ray Ban noires.

Il ne tarda pas à repérer un suspect. L'homme promenait un regard suspicieux sur la foule, visiblement en quête de quelqu'un, et ne se gênait pas pour dévisager ceux qui passaient près de lui.

« À dix heures, un type appuyé contre un arbre, costume gris clair, il fume et ne porte pas de lunettes de soleil. »

Alice l'aperçut et conformément aux instructions de Laurence, évita de s'attarder sur lui. Elle lui jeta cependant de fréquents coups d'œil, puis remua pour évacuer sa nervosité :

« Qu'est-ce qu'on fait ? »

« Il ne nous a pas vus, mais cela signifie qu'il n'est pas seul. On reste où on est pour l'instant. »

Pour appuyer son propos, Laurence posa sa main sur la sienne et la serra brièvement. Alice se sentit immédiatement rassérénée, soutenue par cette marque d'attention spontanée et inédite. Elle continua à observer les mouvements sans rien dire, à la fois inquiète et perdue, assaillie de questionnements.

Ne venaient-ils pas de se jeter dans la gueule du loup en se rendant dans cet endroit surpeuplé, et probablement étroitement surveillé ? Comment allaient-ils reconnaître l'envoyé de Gennaro et prendre contact avec lui ? Cet homme ferait-il le premier pas ? Comment allait-il les trouver sans les connaître ? Et s'ils étaient repérés par les hommes de Spender, parviendraient-ils à leur échapper ?

Elle s'arrêta sur un détail qu'elle découvrit tout à coup et cligna des yeux pour bien se persuader de ce qu'elle voyait.

« À trois heures, le couple qui vient d'arriver. »

Laurence tourna la tête et une curieuse impression de déjà-vu s'empara de lui. L'homme était grand, large d'épaules, la petite soixantaine, et la femme qui l'accompagnait, toute aussi rousse qu'Avril. Ils marchaient bien en vue, immanquables au milieu de l'allée principale. Immédiatement, Swan se retourna vers l'homme en costume qui venait de les repérer et ne les quittait plus des yeux, confirmant par là même ses suspicions. Alice posa soudain la main sur son bras.

« Regarde, là ! »

Laurence suivit la direction du regard d'Alice. Un autre couple qui leur ressemblait furieusement, fit à son tour son apparition et convergeait vers la fontaine, le lieu de rendez-vous convenu. La femme affichait clairement soixante dix printemps et portait une perruque rousse. Son compagnon au bras duquel elle se pendait, marchait avec difficulté, mais se tenait le dos bien droit pour se grandir...

« C'est quoi ce cirque ? » demanda la jeune femme, perplexe.

Laurence fronça les sourcils et observa la foule hétéroclite, puis aperçut un autre couple avec les mêmes caractéristiques physiques qu'eux, sauf qu'il appartenait là encore au troisième âge ! Ce ne pouvait pas être une coïncidence...

« Oh, j'y crois pas ! C'est génial ! »

Avril en aperçut un quatrième qui marchait tranquillement vers la rivière en discutant. Cette fois, les retraités se firent aborder par trois types en costumes qui les arrêtèrent.

Laurence tourna la tête en tous sens pour constater le même manège autour des autres couples, et comprit immédiatement la situation :

« Ils sont là pour détourner l'attention et nous permettre de nous éclipser. Viens, suis-moi ! »

Laurence se leva et conduisit Avril sous les bosquets derrière eux, puis dans une petite contre-allée envahie de végétation, protégée des regards indiscrets.

« Et notre contact ? »

« Le rendez-vous est avorté, Avril. On s'en va. »

« Mais qu'est-ce qu'on va faire ? »

« Plus tard. Viens ! »

Laurence prit la main d'Avril et l'entraîna. Ils ne marchèrent qu'une dizaine de mètres lorsqu'un homme surgit devant eux et leur barra la route en se figeant, surpris de les trouver là. Immédiatement, Laurence passa devant Avril en la protégeant de son corps.

« Ne bougez pas ! Vous êtes en état d'arrestation ! »

Très sûr de lui – trop, sans doute – le jeune homme s'avança vers Laurence en cherchant de façon incertaine son arme à la ceinture, dans son dos. En un éclair, Swan saisit l'opportunité de cette nervosité due à l'inexpérience et maîtrisa aisément l'empêcheur de tourner en rond par une clé de bras et un étranglement dont il avait le secret. Cela ne dura que quelques secondes, mais cela parut une éternité à Alice.

Non sans inquiétude, Avril le vit ensuite traîner le corps dans les fourrés et le cacher sommairement.

« Je ne m'habituerai jamais à ça. »

« Il n'est qu'inconscient. Viens, il ne faut pas rester là. »

Laurence entraîna à nouveau la rouquine, jusqu'à ce qu'ils se mêlent à la foule dans une allée fréquentée plus large. Ensemble, ils tâchaient de ne pas trop se presser pour ne pas se faire remarquer.

Ils patientaient justement à l'abri derrière un groupe de personnes quand Laurence sentit une main prendre la sienne. Surpris, prêt à vendre chèrement sa peau, il tourna la tête vers une charmante vieille dame qui lui sourit de manière affable.

« Excusez-moi, jeune homme, j'ai perdu mon petit fils Gennaro. Vous ne l'auriez pas aperçu ? »

Laurence n'avait qu'une seconde pour se décider et faire confiance ou pas à l'inconnue qui l'abordait ainsi. Malgré sa méfiance toute naturelle, il savait que jamais Spender n'aurait envoyé une personne aussi pimpante, aussi inoffensive, pour mettre la main sur eux. De plus, la présence de la vieille dame était cohérente avec ce qu'il avait vu des autres couples âgés, envoyés en tant que leurres.

« Laissez-moi vous accompagner, Madame. »

Avril n'avait pas entendu leurs paroles, mais se rendit compte que Laurence suivait tout à coup une inconnue.

« Mais qu'est-ce que tu fiches, Laurence ? » murmura t-elle.

« Contact établi, Avril. Marche avec la vieille dame. »

« Hein ? »

« Fais ce que je te dis ! Je vous rejoins. »

Laurence se détacha de ses deux compagnes et se mit en retrait pour observer les alentours. Il repéra des petits groupes d'hommes en noir qui surveillaient les sorties du parc un peu plus loin. La vieille femme prit le bras d'Alice qui se contenta de regarder le sol, et elles se mirent à parler, sans doute de tout et de rien, comme si elles se connaissaient depuis toujours. Laurence attendit qu'elles aient franchi le portail.

L'inconnue entraîna Avril sur le trottoir d'en face et une berline vint se garer à leur hauteur. Sur un signe, Alice monta à son bord et chercha immédiatement Laurence du regard. En un clin d'œil, elle vit la transformation physique de son amant s'opérer.

Laurence ôta sa veste claire, en fit une boule et la glissa sous sa chemise pour élargir son tour de taille. Malgré sa grande taille, il se voûta, paraissant dix ans de plus avec sa barbe grise, puis ébouriffa des cheveux qui auraient eu besoin d'une coupe. Enfin, il se mit en marche en passant les mains derrière son dos arrondi et sembla se traîner en faisant de petits pas dans des chaussures qui avaient connues des jours meilleurs.

L'attente fut interminable et Alice se crispa quand il franchit les grilles du parc à un rythme terriblement lent, en passant à deux mètres d'un des agents gouvernementaux. Avec son allure négligée, le bourlingueur fatigué ne ressemblait absolument pas au fringant quinquagénaire, propre sur sa personne, que les amis de Spender devaient chercher.

Il traversa la route, accompagné par la vieille dame qui l'avait rejoint, et ils purent enfin s'engouffrer dans la berline qui démarra prudemment et s'éloigna sans attirer l'attention.

« Restez bien cachés tous les deux » ordonna la vieille femme.

Elle s'était installée à l'avant, à droite du chauffeur à peine moins âgé qu'elle. Alice tourna un regard interrogatif vers Laurence qui haussa les sourcils sans rien dire.

Ils roulèrent en silence pendant de longues minutes. En habitué des opérations d'exfiltration, Laurence vit sans surprise le vieil homme tourner à chaque bloc, tandis que la vieille dame surveillait les rétroviseurs.

« Personne ne nous suit » dit-elle en s'adressant enfin à ses invités. « Je m'appelle Cathy, et voici Pierre-Louis. Gennaro nous a envoyés pour vous aider. Vous allez bien tous les deux ? »

« Oui, ça va. Merci pour tout ce que vous faites pour nous. »

« Oh, ce n'est rien ! » balaya Cathy de la main en riant.

« Ça nous rappelle le bon vieux temps ! »

Les deux petits vieux se mirent à rire, complices. Alice et Swan échangèrent un regard surpris.

« Ne faites pas cette tête. Gennaro nous a dit que vous étiez familier avec ces méthodes d'exfiltrations. » dit-elle en dévisageant Laurence.

« En effet » reconnut Swan. « J'espère que nos sosies ne vont pas avoir d'ennuis ? »

« Ne vous inquiétez pas pour notre petit gang de septuagénaires. Les papys flingueurs seront relâchés rapidement si on les arrête. »

« Où nous emmenez-vous ? » demanda Alice.

« En sécurité. Ce soir, vous dormirez dans des lits confortables et vous serez à l'abri de ces hommes. »

« Vous êtes sûre ? Comment Spender et sa clique ont-ils su qu'on avait rendez-vous dans ce parc ? » demanda Laurence.

« Oh, cela fait deux soirs qu'ils sont là à guetter votre venue. Quand vous avez téléphoné à Gennaro il y a quelques jours, il se savait surveillé mais n'a pas pu faire autrement que de vous donner un minimum d'indications. En ce qui nous concerne, nous avons dû user d'autres moyens pour communiquer avec lui. »

« Comment ? »

« Je suis colombophile » intervint Pierre-Louis. « Les messages ont transité par pigeons voyageurs entre le monastère et nous. »

« Une méthode qui a démontré son efficacité en d'autres temps » commenta Laurence avec un sourire.

« Comment vous nous avez reconnus ? » demanda Alice.

« Gennaro m'a fait parvenir vos portraits et votre description par courrier. » Cathy leur montra les deux croquis faits au fusain. « Ils sont plutôt ressemblants, je dois dire. »

Le moine avait capturé le visage espiègle d'Alice avec sa joie de vivre et ses yeux rieurs. Celui de Laurence ressemblait à un empereur romain, grave, avec une sévérité indéniable dans le regard.

« Bluffant ! »

« J'avais oublié combien Gennaro dessine merveilleusement bien » murmura Laurence en les détaillant.

« Vous pouvez les garder en souvenir. »

« On vous a aperçus dès que vous êtes entrés dans le parc, mais on ne pouvait pas intervenir tout de suite » reprit Pierre-Louis avec son fort accent québecois. « Les hommes du gouvernement auraient remarqué les mouvements suspects, même s'ils concentraient leurs efforts autour de la fontaine. »

« Ce sont les autorités canadiennes qui étaient là ? »

« Le département de la Sécurité Intérieure. Il travaille main dans la main avec l'Immigration américaine. »

Ils roulaient à présent sur une large avenue, vers la sortie de la ville.

« À ce propos, comment allons-nous sortir du pays ? »

« Nous allons vous cacher quelques jours, le temps qu'on fasse établir vos papiers avec une nouvelle identité » expliqua Cathy. « Le mieux serait que vous voyagiez séparément pour passer inaperçus. »

« Pas question » trancha immédiatement Laurence.

« Vous prenez un gros risque si vous restez ensemble. »

« On ne se quitte pas » insista Alice.

« Comme vous voulez. »

Les deux petits vieux échangèrent un regard perplexe, et Pierre-Louis hocha la tête :

« Si vous voyagez ensemble, il y a bien un moyen, mais ça va vous demander un gros investissement personnel, Alice. »

« Comment ça ? » S'inquiéta la rouquine

« Vous vous voyez en brunette, avec un uniforme d'hôtesse de l'air ? »

Laurence et Avril se dévisagèrent à leur tour. Le visage d'Alice en disait long sur une tenue qui ne la faisait visiblement pas rêver, tandis que le regard sardonique de Swan montrait qu'il allait encore s'amuser à ses dépens ! Elle fit une grimace devant sa réaction si prévisible.

« Pourquoi c'est toujours moi qui me déguise, et pas toi ? »

« Je ne vais pas gâcher ton plaisir, ma chérie » lui susurra t-il faussement attentionné. « J'attends d'ailleurs avec impatience ta prochaine prestation en arbre de Noël ! »

Le visage sombre d'Alice s'éclaira soudain, elle venait d'avoir une idée et Laurence se mit immédiatement à craindre le pire.

« Après tout, c'est toi qu'on recherche, non ? Pourquoi tu ne redeviendrais pas Brigitte le temps d'un vol transatlantique ? » La rouquine plissa des yeux, une petite lueur vengeresse dans le regard. « Je te vois tellement bien en tailleur Christian Dior, avec un charmant petit bibi sur la tête ! »

Laurence vit deux paires d'yeux curieux le fixer dans le rétroviseur central.

« Elle plaisante... » Et plus bas, à l'adresse d'Alice, avec urgence : « Avril, je n'ai aucunement envie de redevenir Brigitte ! »

Alice ignora sa protestation et s'adressa à Cathy et Pierre-Louis pour expliquer :

« Pendant une enquête, Swan est devenue une grande bringue que personne n'a reconnue ! Personne ! Féminine jusqu'au bout des ongles, maquillée plus vraie que nature, il a même séduit son supérieur qui ne l'a pas reconnu et lui a fait du gringue ! »

En silence, Laurence se passa la main sur le visage, gêné par ce souvenir embarrassant à plus d'un titre...

« Vraiment ? » demanda Cathy, soudain intéressée.

« Tricard en a eu le cœur brisé ! Que voulez-vous ? Brigitte lui avait tapé dans l'œil ! »

« Avril, ça suffit ! »

« Je vous jure que Swan a mystifié tout le monde pendant deux jours. Deux journées entière ! Là, il ne s'agit que de quelques heures et personne ne le connaît. Ça va passer comme une lettre à la poste ! »

« Avril, j'ai dit non ! »

« De quoi tu as peur ? Qu'un vieux pervers te pince les fesses dans l'allée de l'avion ? »

Pierre-Louis étouffa un gloussement alors que sa compagne restait impassible, les yeux rieurs.

« Si votre amie dit vrai, alors vous avez de grandes chances de déjouer la surveillance de l'aéroport. Qu'est-ce que tu en penses, Pierre Louis ? »

« C'est une excellente idée, mais ça ne va pas être commode de trouver un uniforme à la taille de Swan. »

« Allons, impossible n'est pas Jacqueline ! » se moqua la québecoise.

« Mais oui ! »

Cathy se retourna vers nos deux héros.

« Jacqueline est couturière, c'est une as de la machine à coudre ! Elle va vous créer l'uniforme idéal ! Vous allez être parfait ! »

Laurence grogna pendant qu'Avril hochait la tête avec enthousiasme.

« Je le sens pas. Laissez tomber cette idée foireuse. »

« Swan ? J'ai accepté de mettre ce costume ridicule de pin-up et de devenir ta bimbo. C'est à ton tour de faire un effort. Pour notre retour en France, tu vas devenir Barbie hôtesse de l'air ! »

« Certainement pas ! »

« Très bien, je ne rentre pas avec toi dans ces conditions ! Cathy a raison, c'est trop dangereux. »

« Hein ? Mais, enfin, c'est ridicule ! »

« Les autorités canadiennes vont surveiller tous les vols à destination de la France. Vous ne passerez jamais les contrôles si on vous voit ensemble, vous êtes beaucoup trop facilement identifiables. »

Laurence soupira, absolument pas emballé par l'option qui se présentait à lui et qui devenait de secondes en secondes la solution la plus évidente. Pourtant, il était encore loin de s'imaginer que le pire était à venir...

« Et si je reprenais mon costume de mec ? » s'exclama tout à coup Alice avec enthousiasme. « Moi aussi, je suis très crédible en homme ! Avec un costume, une perruque et une paire de lunettes, personne ne me reconnaîtra ! »

« Non, mais alors là, Avril, on marche sur la tête ! »

« Une inversion totale des genres ! Mais oui ! C'est encore mieux ! »

« Oui, ce sera parfait pour donner l'illusion. »

« Non, s'il-vous-plaît... » se lamenta un Laurence clairement dépassé par les événements. « Réfléchissons, il doit bien y avoir une autre solution ? »

« Il n'y en a pas de meilleure. » Alice le dévisagea en levant les sourcils de façon suggestive. « On arrivera à donner le change tous les deux, je le sais. »

Swan la dévisagea longuement, comme il le faisait souvent avant de céder à contrecœur.

« Très bien. Brigitte va renaître... »

« Génial ! »

Les yeux d'Avril brillèrent d'anticipation.

« Ne me fais pas regretter cette décision » lui chuchota t'il. « Tu t'en mordras les doigts ! »

« Ah, oui ? »

« Je te jetterai hors de l'avion, et sans parachute ! »

« Même pas en rêve ! »

Cathy et Pierre-Louis n'avaient pas perdu une miette de l'échange. En silence, ils échangèrent un regard amusé.

oooOOOooo

Rejoindre Montréal en voiture ne prit qu'une heure. Alice et Laurence restèrent dissimulés dans la berline, alors que Pierre-Louis la rentrait dans le garage d'une maison au centre d'un quartier résidentiel.

« Vous pouvez sortir de la voiture, vous ne craignez plus rien. »

Cathy leur fit visiter la maison et leur montra leurs chambres à l'étage. Quand Alice vit la baignoire, elle ne fit pas mystère de ses envies.

« Ce ne serait pas un luxe ! » fit remarquer Laurence de façon sarcastique, en la jugeant de façon critique.

« Tu peux parler ! Tu aurais bien besoin de te décrasser également, on dirait un clochard ! »

« Quoi ? Mon nouveau look ne te plaît pas ? »

Avril fit la grimace tandis qu'en souriant, il passait doucement la main dans une barbe grise qui le démangeait tout de même, même s'il ne voulait pas l'avouer.

« Il faudrait qu'on se change. Vous n'auriez pas...? »

« Ma petite fille laisse toujours quelques tenues ici, mais vous... » Elle considéra la large carrure de Laurence. « … Venez avec moi. Pierre-Louis va aller magasiner. Vous lui ferez part de tout ce dont vous avez besoin. »

Cathy indiqua l'une des chambres.

« Regardez dans la penderie, Alice et prenez ce qu'il vous faut. »

« Merci ! Pour tout ! »

La rouquine s'enferma dans la salle de bain.

« Votre amie est adorable, Swan. »

« C'est parce qu'elle ne vous a pas encore montrée toute l'étendue de son sale caractère » ricana Laurence. Plus sérieusement, il reprit : « Je sais reconnaître des professionnels quand je les vois en action. Vous n'en êtes pas à votre coup d'essai. »

« Non, effectivement, même si ça faisait quelques années que nous n'avions pas pratiqué. »

« C'est comme le vélo, ça ne s'oublie pas. Vous n'auriez pas dû prendre autant de risques pour nous. »

« Balivernes ! Vous n'avez pas idée combien on s'ennuie en retraite, ! » ironisa Cathy. « D'ailleurs, vous risquez de voir défiler du monde ici, chacun va vouloir que vous racontiez votre périple. »

Laurence fit la grimace.

« J'apprécie vraiment ce que vous faites pour nous, mais ce club du troisième âge ? Est-ce nécessaire ? »

Cathy se mit à rire de bon cœur.

« Je ferai en sorte que ce ne soit pas trop pénible, promis » Cathy se dirigea vers le téléphone. « Venez, vous allez donner des nouvelles à votre ami. Gennaro se fait un sang d'encre à votre sujet. »

La vieille dame composa un numéro et attendit qu'on la mette en relation.

« Où se trouve t'il ? »

« À l'évêché, à Washington. Enfin, c'est ce qu'on m'a dit, on est sensé discrètement nous mettre en relation... » Elle fit silence et attendit. « Oui, bonjour, je cherche à joindre le Père di Falco, je suis sa sœur... Très bien, j'attends. »

Après quelques minutes, son visage s'éclaira enfin en entendant une voix familière à l'autre bout du fil.

« Andrea ? C'est Margarita ! Oui, tout s'est bien passé... Je te raconterai. J'ai ici quelqu'un qui souhaite te parler... »

Elle tendit le combiné vers Laurence qui reconnut immédiatement l'accent chantant de Gennaro. L'Italien commença la conversation dans sa langue natale de façon enjouée.

« Lucio ! Je suis si heureux de t'entendre ! Le voyage s'est bien passé ? »

« Ce fut mouvementé mais nous sommes arrivés à bon port tous les deux. »

« Ne me dis rien, Margarita me racontera plus tard dans le détail. Ce qui compte, c'est que vous alliez bien. Tu passeras le bonjour à ta femme. Elle me manque, tu sais ? »

« Tu es bien le seul ! Cette maudite peste ne me lâche plus d'une semelle ! »

« Les joies du mariage ! Tu vas t'y habituer ! » Gennaro se mit à rire. « Margarita va s'occuper de tout pendant votre séjour. Profitez de ces quelques jours pour vous reposer. Je prendrai de vos nouvelles avant votre départ, d'accord ? »

« Bien sûr. Merci Andrea, pour tout, du fond du cœur. »

« C'est tout naturel, mon ami. Je suis heureux que vous soyez à l'abri... Ah ! On m'appelle, je vais devoir te laisser... C'était un plaisir de se revoir et de reparler du bon vieux temps. »

« Plaisir partagé. »

« On se reverra, j'en suis sûr. D'ici là, je vous embrasse bien affectueusement tous les deux. »

« Ciao Andrea. Prends soin de toi. Et merci encore. »

« Ciao Lucio »

Un sourire aux lèvres, Laurence raccrocha, singulièrement soulagé. Cathy lui fit signe de l'accompagner à la cuisine où une bonne odeur de frichti flottait dans l'air. Elle remit le feu sous le ragoût et ils dressèrent la table pour le dîner.

« Voilà Gennaro rassuré. » reprit Cathy. « C'est la première fois que je le sentais aussi inquiet et troublé. »

« C'est un ami de longue date. Nous avons combattu ensemble. »

« La guerre forge des amitiés profondes. Je le connais également de cette époque. Entre sa famille et la situation politique difficile en Italie, il a dû faire des choix radicaux. »

« En migrant aux États-Unis, il s'est laissé une chance de vivre normalement. Que vous a t'il dit à notre sujet ? »

« Seulement que vous aviez besoin d'aide, votre amie et vous. Je ne pose pas de questions. »

Il y eut un silence compréhensif entre eux, celui des gens qui partagent une même expérience commune et qui savent.

« Cathy, il y avait trois hommes qui nous accompagnaient, dont un dénommé Giuseppe, un cousin de Gennaro. Ils sont morts, abattus par les hommes que Spender a lancés à nos trousses. »

Elle hocha la tête de façon compréhensive.

« Je lui transmettrai. Autre chose que je devrais savoir ? »

« Nous avons fui sur un voilier que nous avons loué. J'aimerais que vous adressiez au plus tôt un mandat à la propriétaire pour la dédommager de tous les ennuis occasionnés lors de notre escapade. »

« Pas de souci. »

Laurence fouilla dans ses poches et en sortit une liasse de billets.

« Voici son nom et son adresse. Mille dollars devraient largement faire l'affaire. Vous pouvez rendre ce qui reste à Gennaro ? »

« Gardez cet argent, vous en aurez peut-être encore besoin. Je peux vous assurer que ce que votre ami nous a donnés couvre très largement nos frais. »

Laurence n'insista pas. Pierre-Louis fit son entrée au même moment, accompagnée d'une petite dame âgée, qui fit craindre le pire à Laurence, tellement elle avait l'air sinistre.

« Jean vient de me dire que les agents gouvernementaux sont en train de quitter le parc. »

« Ils ont compris qu'ils avaient été joués. Les recherches vont s'intensifier. »

« Personne ne nous a suivis, mais je vais quand même surveiller les allers et venus suspects dans la résidence. »

Il se tourna vers Laurence qui faisait l'objet d'un examen attentif de la part de la nouvelle venue.

« Swan, je vous présente Jacqueline, la couturière qui va s'occuper de votre costume. »

« C'est vous le dérangé qui veut devenir une femme ? »

Les mots acerbes prononcés d'une voix tabagique et d'un ton grinçant prirent immédiatement Laurence à rebrousse-poils, en lui rappelant sa première rencontre avec Carmouille. Instinctivement, il se raidit contre l'agression verbale.

« Vous n'avez pas honte de vouloir assouvir vos fantasmes malsains ? » continua la vieille de façon impitoyable.

« Parce que vous croyez que c'est mon rêve ultime de m'habiller en femme, peut-être ? Pour votre information, c'est une expérience que j'ai déjà faite et je n'en ai tiré aucune satisfaction personnelle ! »

« Oui, on dit ça et on a autre chose en tête ! » Elle s'approcha de lui, malgré les quarante centimètres qu'elle lui rendait. « Un jour, on s'en prend aux femmes ! Pire, aux enfants ! »

« Jamais je ne ferai de mal... »

« Il faut vous faire soigner ! Il existe des asiles pour enfermer des monstres tels que vous ! »

Monstre... A ce mot virulent lancé en pleine face, Laurence fut comme frappé par la foudre et oublia la femme qui vociférait en face de lui. Il occulta tout ce qui l'entourait alors qu'il replongeait dans un océan d'angoisses, à nouveau enfermé à l'intérieur de lui-même, esclave soumis à un maître capricieux qui se délectait de chacune de ses tortures psychologiques.

Le pouls de Laurence s'accéléra, une sueur froide le fit frissonner et une vague de souffrance balaya toute sa belle assurance retrouvée. Il se sentit perdre pied en s'enfonçant... Le monstre était là, qui prenait le contrôle, qui se gaussait de lui, et il devait fuir au plus profond de lui-même pour lui échapper...

« Swan ? SWAN ?! »

Laurence émergea au son de cette voix qui trahissait tant d'inquiétude. Cathy le dévisageait avec une appréhension non dissimulée.

« Swan ? Est-ce que tout va bien ? Vous étiez ailleurs ? »

Combien de temps était-il resté en dedans, perdu ? Il tourna la tête pour croiser un autre regard inquiet, celui de Pierre-Louis.

« Laurence, dites quelque chose. Vous êtes malade ? »

« Non, je vais bien... Un peu de fatigue, sans doute. »

Pieux mensonge. Il se sentait à nouveau dévasté, mais ne trahit rien. Et tout ça à cause de cette petite femme horrible qui l'accusait des crimes les plus abominables... Cette dernière était en train de fouiller dans un vieux sac en toile, un peu en retrait, alors Cathy prit le bras de Laurence et lui murmura :

« Ne vous formalisez pas, Jacqueline perd un peu la tête. Elle est sans filtres et dit tout haut ce qu'elle pense, sans se rendre compte du poids de ses paroles. » Puis elle éleva la voix pour que la couturière l'entende : « Jacqueline va copier l'uniforme d'Air France à la perfection et vous habiller sans poser de questions, n'est-ce-pas, Jacqueline ? »

« Je n'ai pas besoin de savoir pourquoi vous faites ça. Vous le faites, et ça me suffit pour savoir quoi penser de vous, espère de dégénéré ! »

Cette fois, Laurence réagit au quart de tour :

« Je me passe très bien de votre avis, vieille folle ! Et surtout, je ne vous permets pas de juger, quand vous n'avez aucune connaissance des circonstances exactes qui me poussent à agir ainsi ! »

Cette fois, Jacqueline devint toute rouge et se redressa sur ses courtes pattes comme un petit coq rétif.

« S'il-vous-plaît ! On va se calmer tous les deux et travailler en bonne intelligence ! Jacqueline, rappelez-vous de ce que je vous ai dit, alors vous faites des excuses à Swan, et on en reste là, d'accord ? »

Le vieille dame dévisagea le français avec sévérité et se contenta d'un « humpf » dédaigneux évocateur.

« Si celui-là veut se faire appeler Brigitte, grand bien lui fasse ! »

Laurence serra les poings, prêt à étriper la vieille.

« Calmez-vous, Swan, et ne faites pas attention aux propos tenus par Jacqueline. »

Cathy ne comprenait pas parce qu'elle ne savait pas. Qui s'en prenait à Brigitte, s'attaquait à Laurence, à son moi le plus intime. Brigitte, c'était son alter ego, la part féminine et sensible en lui qu'il n'osait pas dévoiler d'ordinaire, dissimulée derrière cette façade de virilité exacerbée qui faisait de lui un mâle alpha.

Jacqueline se mit à marmonner dans son coin des paroles inintelligibles, dans lesquelles les mots « crédible », « femme à barbe », « grande gigue », « aucune classe », revenaient en boucle.

« Et elle est où, celle à qui je dois faire un costume d'homme ? » Puis, plus bas : « Des femmes qui veulent être des hommes, et des hommes, des femmes... Dans quel monde on vit ? Tout part à vau l'eau ! »

« Justement, elle prend un bain » précisa Pierre-Louis.

« Hein ? »

« Elle arrive bientôt ! » s'écria Pierre-Louis plus fort, en montrant à Laurence que Jacqueline était aussi un peu dure de la feuille. « Voulez-vous bien vous occuper de Swan d'abord ? il est inoffensif et ne fera de mal à personne, je vous le garantis. »

« C'est pas gagné ! J'ai du pain sur la planche avec un bougre pareil ! »

« C'est ça, mettez-vous à l'ouvrage. Le plus vite, ce sera terminé, le mieux ce sera pour tout le monde ! » lança un Laurence à nouveau combatif.

Cette fois, Jacqueline préféra ignorer le commentaire.

« Puisque vous êtes là, je vais commencer par prendre vos mesures. »

« Je connais mes mensurations par cœur. Je fais faire mes costumes chez l'un des meilleurs tailleurs londoniens, situé sur Savile Row ! »

« C'est ça, et moi, je suis la Reine d'Angleterre ! Monsieur je-sais-tout se donne des grands airs de Seigneur, sans savoir qu'un tailleur féminin ne répond pas aux mêmes critères qu'un costume trois pièces masculin ! Ne serait-ce que parce qu'il vous manque une paire de seins ! Venez ici... » Comme il hésitait, elle le pressa, agacée : « Allez ! On n'a pas toute la journée ! »

Visiblement à la torture, Laurence finit par obtempérer sous les regards inquiets de Cathy et Pierre-Louis qui décida stratégiquement de changer de sujet :

« Pendant deux jours, nous allons vous demander à tous les deux de ne pas sortir du périmètre de la maison. Le jardin est bien protégé des regards, vous pourrez y prendre l'air en restant discrets. »

« Vous avez prévu un autre endroit au cas où ? » demanda Laurence.

« Oui, mais j'espère que nous n'aurons pas à en arriver là. » répondit Cathy en hochant la tête.

Pendant que Pierre-Louis et Cathy enchaînaient sur le programme à venir, Laurence obéissait sagement à la vieille dame qui commença à prendre les mesures et qui le houspilla plus d'une fois.

« Celui-ci n'a pas trop de bedaine pour son âge, je vais peut-être pouvoir marquer la taille. Quoique... Vous faites pas exprès de la rentrer, j'espère ? »

Laurence fusilla la vieille du regard sans répondre.

« De toute façon, il va vous falloir une gaine. La jupe droite ne cache rien de votre matériel. Vous avez intérêt à garder vos pensées pour vous et à ne pas reluquer les filles... Bien qu'à votre âge, vous ne devez plus trop faire le fier ! »

Laurence plissa des yeux sous l'insulte et se retint in extremis.

« Vous seriez surprise ! » se délecta t-il plutôt, parfaitement conscient que la vieille ne voyait de lui que la partie visible et peu flatteuse de l'iceberg.

« Oh ! » répondit-elle simplement, choquée, puis elle enchaîna : « Vous chaussez du combien ? »

« 45. »

« Quoi ? »

« Euh... » Laurence chercha brièvement l'équivalence en pieds. « 11 ».

« Comment je vais trouver des escarpins noirs de cette taille ? » maugréa la vieille. « Et des bas ? Mon Dieu ! Quel casse-tête ! »

Jacqueline leva soudain la tête et le dévisagea.

« Si vous voulez pas passer pour un phénomène de foire, va falloir la couper, cette barbe ! Et ces cheveux longs et grisonnants ? Pierre ! Viens là, Pierre ! »

« Oui, Jacqueline ? »

« Il a besoin d'un rasage et d'une coupe. Tu comptes l'envoyer chez Marcelin ? Et une perruque ? Faut cacher sa vilaine calvitie. »

Avec confusion, Pierre-Louis semblait totalement dépassé. Cathy vint à son secours.

« J'ai ce qu'il faut, Jacqueline, ainsi que du maquillage. Marcelin va venir demain matin. »

« Le plus tôt, le mieux ! Et ne me regardez pas comme ça ! » dit-elle en dévisageant Laurence qui bouillait intérieurement. « Vous êtes très loin d'incarner la femme française élégante ! Je ne sais même pas si Air France emploie du personnel aussi âgé et aussi laid ! »

Cette fois, Laurence s'offusqua.

« La nature n'a peut-être pas gâtée Brigitte, mais elle est élégante et sait se tenir en étant polie et bien élevée, elle ! »

« Baissez d'un ton, votre grosse voix ne m'impressionne pas ! » Elle se tourna vers les deux autres. « Vous êtes sûrs que vous voulez vraiment de cette imposture ? Il n'y a rien de féminin en lui ! »

« Vous avez parfaitement raison, mon partenaire n'a rien de délicat et c'est un vrai mufle, mais il est la meilleure Brigitte que je connaisse » intervint calmement une autre voix depuis l'entrée du salon.

Alice Avril entra. Elle était toute pimpante et revigorée après son bain. Avec les vêtements modernes et féminins qu'elle portait, elle était même mieux vêtue que d'ordinaire, trouva Laurence.

« Ah, vous voilà, vous ! Mais vous êtes très bien comme cela, pourquoi voulez-vous vous habiller comme un homme? »

« Vous avez vu Certains l'aiment chaud ? Et bien, nous sommes des acteurs et nous interprétons la pièce sur scène. Swan devient une femme et moi je deviens un homme, et nous nous cachons pour échapper à des tueurs qui nous poursuivent. »

Elle venait d'annoncer ça sur un ton si naturel que Laurence se donna une claque mentalement. Pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Probablement que son état émotionnel encore instable l'empêchait de prendre du recul et de réfléchir correctement ?

« Apparemment, nos bagages avec nos costumes de scène ont tous été égarés à l'aéroport » continua Alice en levant les yeux au ciel, tout à son rôle. « Tu parles ! Égarer ? Voler, oui ! On ne peut plus voyager tranquille de nos jours ! Bref, notre première représentation est dans trois jours, notre costumière est débordée et demande à chacun de se débrouiller. »

« Jacqueline, nous nous adressons à vous, vous êtes notre dernier espoir ! Il nous faut de nouveaux costumes. Cathy nous a proposés de faire appel à vos services parce qu'il paraît que vous êtes la meilleure dans votre domaine. C'est vrai ? Vous êtes bien la meilleure ? »

Sous la vile flatterie, la vieille eut enfin un sourire et minauda. Avril venait de la mettre dans sa poche avec sa roublardise habituelle. Laurence se garda bien d'intervenir mais n'en pensait pas moins.

« Du théâtre ? » Feignant la sévérité, Jacqueline se tourna vers Laurence. « Mais pourquoi vous ne me l'avez pas dit plus tôt ? » Puis, à l'attention de Pierre-Louis : « Et toi, tu me racontes vraiment n'importe quoi, hein ? »

Faussement repentant, le québécois haussa les épaules sans rien ajouter.

« Venez par là, jeune fille, j'en ai fini avec le grand dadais. »

Alice jeta un œil amusé vers Swan qui fulminait dans son coin. Elle se mirent à papoter cordialement jusqu'à ce que Jacqueline s'en aille et promette de revenir le surlendemain pour les essayages et les retouches.

« Désolée, elle est un peu difficile, mais pas méchante... Venez manger, vous devez mourir de faim. »

Ils dînèrent en parlant de tout et de rien. Alice prenait les rênes de la conversation, curieuse de tout, comme à son habitude, et écoutait les récits des deux septuagénaires qui racontaient diverses péripéties arrivées au cours de leur vie. La conversation était animée, cependant Alice ne tarda pas à remarquer le mutisme inhabituelle de Laurence et ses absences.

Il était toujours en retrait dans les conversations, préférant écouter, mais elle le connaissait : quelque chose le préoccupait. Depuis l'étage, plus tôt, elle avait bien entendu les éclats de voix entre Jacqueline et Swan. En tendant l'oreille, elle avait même capturé le mot « monstre » et avait hâté sa descente, inquiète de la tournure des événements.

Laurence était clairement perturbé et n'écoutait que d'une oreille distraite. Tant qu'ils avaient été seuls ensemble, Alice l'avait protégé en le distrayant de ses préoccupations. À un moment, elle se décida. Elle lui prit la main sous la table et la serra pour lui donner de la force.

Il lui rendit son geste, reconnaissant, et s'étonna. Comment Avril avait-elle pris une telle importance dans son équilibre émotionnel en quelques jours ? Heureusement qu'elle était là, indéfectible soutien, sinon il aurait perdu pied depuis longtemps... Il en éprouva cependant de l'amertume. N'était-il donc plus capable de contrôler tout seul son affect ?

Swan serra la mâchoire en ne supportant pas soudain l'idée de dépendre d'Alice. Il devait reprendre le contrôle de sa vie, redevenir le Laurence qui réfléchissait sans être parasité par des émotions malvenues. Reforger une armure pour que rien ne l'atteigne, se montrer indifférent à tout ce qui pouvait perturber le fonctionnement de son formidable cerveau... sans se fermer à ce qui le nourrissait actuellement : l'amour d'Avril.

C'était un casse-tête et il termina le dîner, perdu dans des contradictions auxquelles il n'avait pas de réponses. Prétextant la fatigue, il prit rapidement congé de ses hôtes.

Inquiète, Alice le suivit naturellement dans sa chambre après leurs ablutions. Il s'assit sur le lit, soucieux, et elle le contempla en trahissant pour la première fois une réelle inquiétude.

« Swan, dis-moi ce qui ne va pas. »

« Tu le sais, ce qui ne va pas... Moi. »

Elle s'assit à côté de lui et lui prit la main.

« Tu n'es pas un monstre, ok ? » Elle le vit détourner le regard et serrer la mâchoire, signe qu'elle avait vu juste. « Oh, mon chéri... Un simple mot ne changera rien à ce que tu es vraiment. »

Il grogna, pas convaincu. Cette fois, elle prit son visage entre ses mains.

« Tu es tout, sauf ce que cette femme a dit. Tu es l'homme le plus courageux, le plus attentionné, le plus aimant que je connaisse, malgré ton déni permanent. Tu es celui qui me fait vibrer comme personne ne l'avait fait auparavant. Tu es celui que j'aime et pour lequel je suis prête à affronter tous les obstacles, à me battre jusqu'au bout. Tu crois qu'un monstre serait capable de faire cet effet à une femme telle que moi? »

« Alice, si c'était aussi simple... »

Il posa sa tête contre le front de la jeune femme et soupira. Jamais elle ne comprendrait ce besoin qu'il avait de reprendre le contrôle sur sa vie et sur lui-même. Oui, il éprouvait également ce besoin désespéré d'être aimé par elle, de se perdre dans son amour, pour mieux se retrouver, et ces besoins étaient tellement imbriqués l'un dans l'autre qu'il n'arrivait plus à les distinguer... Et c'était bien là tout le problème. Il ne contrôlait plus rien !

« Ça va s'arranger, tu vas faire la paix avec toi-même. » Elle hocha la tête en le dévisageant. « J'ai foi en toi pour que tu retrouves ton chemin. Ce ne sera peut-être plus ce que tu étais, mais tu vas te réinventer, j'en suis sûre. »

Elle déposa doucement un baiser confiant sur sa joue et il se contenta de la serrer dans ses bras. Comme si elle n'attendait que ce signal, Alice s'enflamma et monta à l'assaut de Laurence.

Les ressorts du lit grincèrent affreusement alors qu'elle le couchait sur le dos énergétiquement. Ils s'arrêtèrent de bouger d'un coup.

« Mince... »

« Ta chambre ? »

« Hon-hon, mon lit grince aussi. »

Laurence relâcha un souffle qu'il retenait inconsciemment.

« C'est pas ça qui va nous arrêter, hein ? »

« Alice, il y a des personnes qui dorment au rez-de-chaussée. »

« Et alors ? Ils ont été jeunes, non ? »

Elle se mit à le couvrir de baisers, alors qu'il tentait de la repousser.

« Avril ! Arrête ! Pas ici, pas maintenant ! »

La rouquine grogna de frustration et posa la joue contre son épaule.

« D'accord, on reste sage, mais je dors avec toi. »

« Ce que tu viens de dire est totalement antonymique et incompatible, tu sais ? »

« La vérité, c'est que jamais je ne fermerai l'œil de la nuit si je ne suis pas dans tes bras. Fais-toi une raison, Swan, je m'incruste. »

Laurence la dévisagea curieusement.

« Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ? »

« C'est fou comment tu as accepté l'idée que je sois désormais omniprésent dans ta vie. »

« Insensé, même ? »

Elle fit une grimace évocatrice alors qu'un léger sourire effleurait les lèvres de Laurence.

« Ça me fait peur, mais l'idée que tu ne sois pas auprès de moi, est encore plus effrayante. »

Ils se dévisagèrent un long moment en mesurant sans doute la distance franchie et ce que chacun apportait à l'autre. Finalement, Laurence déposa un doux baiser sur les lèvres d'Avril.

« Cette journée a été riche en émotions. Je propose qu'on y mette fin et qu'on prenne un repos bien mérité. » Il se releva. « Je vais prendre une douche rapide. Ne m'attends pas. »

Laurence sortit, tandis qu'Alice se déshabillait. Il s'enferma dans la salle de bain, et ce ne fut que lorsqu'il se regarda dans le miroir qu'il laissa filtrer ses angoisses.

Avril était raide folle de lui, comme rarement une femme ne l'avait été. Et que dire de lui ? Qui n'avait pas envie de se brûler les ailes au contact d'un amour si flamboyant et si vibrant ?

Il cédait du terrain pour des tas de raisons jusqu'ici inavouées, et qu'il acceptait enfin de regarder en face. Tout le socle de son amitié pour Avril s'en trouvait sublimé.

« Pauvre fou » murmura t'il à son reflet barbu. « Au fond, tu aimes la loyauté indéfectible d'Alice, sa générosité entière, son courage insouciant, sa force de caractère, sa détermination inébranlable... même sa maudite impulsivité qui t'a tant causée de soucis ! »

Il se mit à rire de façon cynique.

« Je ne suis pas le mec le plus fiable de la Terre, je suis lâche, infidèle, fourbe, et pourtant elle a foi en moi. Faut-il que cette pauvre fille m'aime aveuglément pour m'idéaliser, alors que je suis le pire des salauds et... »

Il ferma les yeux pour repousser l'image apparue spontanément. Il refusait même de lui donner un nom, et se focalisa sur le visage d'Avril, sa chaleur, son amour, ce qu'il aimait en elle, sur le bonheur qu'elle lui apportait, elle était sa sortie de secours, et pourtant...

« … Pourquoi j'arrive pas à le lui dire ? »

Il le sentait, c'était en lui, pourtant, empli de contradictions, de doutes évidemment, de peurs. Il savait que trois mots suffiraient pour la rendre heureuse, et il n'arrivait pas à les prononcer.

La peur de s'offrir, de s'ouvrir. Une peur injustifiée, car Alice savait déjà tout de lui, et l'aimait, avec ses qualités et ses défauts. Ils se connaissaient par cœur tous les deux, mais il n'y arrivait pas.

Parce que c'est moi, parce que c'est elle...

Il se passa de l'eau sur le visage et contempla la bonde sombre du lavabo, si semblable au tunnel tortueux de ses émotions. Il était trop fatigué, trop secoué pour être suffisamment lucide et apporter une réponse claire. Autant aller se coucher et tenter de dormir.

Il ouvrit l'armoire à pharmacie et trouva ce qu'il cherchait. Il prit deux somnifères et passa sous la douche.

A suivre...