Chapitre 37 ‒ Œil pour œil


Le vent sifflait et faisait voler ses cheveux ailes-de-corbeau autour des oreilles de Zuko tandis que sa monture filait à une vitesse affolante. Zuko restait concentré, parfaitement indifférent aux exclamations paniquées de la foule qui s'écartait brusquement sur leur passage.

Deux autres chevautruches lancées au galop suivaient celui sur lequel il s'était juché avec Ty Lee qui avait passé ses bras autour de sa taille et enfouissait sa tête dans son dos, sans doute pour éviter les bourrasques de poussière soulevée par une autre bête qui courait devant eux.

Zuko n'en revenait toujours pas. Est-ce que la chance, la simple chance allait lui permettre de retrouver sa sœur ?

Tout s'était précipité dès l'instant où Ty Lee avait remarqué dans le bunker des Fils d'Agni, un mur légèrement plus pâle que les autres. En cognant dessus, ils avaient découvert qu'il sonnait creux. Zuko n'avait eu qu'à appliquer sa main dessus et à augmenter la température sous sa paume pour que se dévoile un tunnel éclairé de torches accrochées le long de ses parois.

Ils avaient suivi le chemin qui remontait en pente douce jusqu'à une pièce circulaire assez vaste dont le sol était jonché de paille. Des box vides étaient alignés le long d'un mur et ils devinèrent grâce à la forte odeur qui flottait dans l'atmosphère que des chevautruches devaient vivre ici d'ordinaire. Deux lignes parallèles creusaient de larges sillons dans le sol en terre battue là où avait dû se trouver un fiacre de taille imposante.

Des empreintes de pas de diverses tailles marquaient le sol tout autour, comme si une dizaine de personnes s'étaient ruées en même temps vers le véhicule. D'autres marques menaient vers les box. Certains des fuyards avaient dû monter à même les chevautruches. Les selles étaient toujours accrochées au mur, ce qui indiquait qu'ils étaient montés à cru, pressés de quitter les lieux. Une énorme porte en bois les séparait de la sortie. Les fugitifs n'avaient même pas pris le temps de la verrouiller en partant.

Il ne faisait nul doute qu'ils étaient partis par là.

Après cela, ils n'avaient eu qu'à remonter la piste et suivre les sillons, jusqu'à ce qu'ils aboutissent sur une avenue pavée et peuplée de monde.

Zuko avait saisi par le col un pauvre loqueteux qui mendiait dans la ruelle, en face de la porte par laquelle ils étaient entrés. Le misérable avait répondu en tremblant, les yeux écarquillés de terreur, que les fugitifs avaient pris la direction du Nord.

Zuko l'avait finalement relâché, décidant de le croire. Il avait assez de sang sur les mains pour un seul jour. Le pauvre gueux avait fui sans demander son reste.

Plus loin, ils avaient interrogé les passants et une femme avait attiré leur attention sur un marchand de lampes à gaz, un peu plus loin, à une intersection, qui criait à qui voulait l'entendre que des sauvages avaient saccagé son étal en passant à toute allure dans la rue. Son associé, disait-il, s'était lancé à leur poursuite pour les identifier et les dénoncer à la police.

Ils n'avaient pas eu à attendre bien longtemps pour voir revenir ledit associé, un garçon efflanqué à la mine revêche, un énorme coquard entourant son œil droit, qui expliqua à son patron comment le conducteur du fiacre, voyant qu'ils étaient suivis, lui avait lancé son fouet juste à la figure au moment où il le rattrapait. Zuko avait empoigné le garçon par le col et acculé contre ce qui restait du stand, sourd aux exclamations indignées du propriétaire.

« Montre-nous par où ils sont allés ! » avait-il ordonné, son œil gauche rétréci par la colère disparaissant presque dans les plis de sa cicatrice. Comprenant apparemment à qui il avait affaire, le jeune homme avait hoché la tête compulsivement et maintenant, Zuko le suivait sur le dos d'un deuxième chevautruche.

Une fois que Zuko et ses gardes impériaux s'étaient fait connaître, tout s'était enchaîné très vite. Moins de cinq minutes après le retour en fanfare de l'associé, on leur avait dégoté quatre chevautruches de course qui galopaient les uns derrière les autres.

Le cœur de Zuko battait furieusement dans sa poitrine. Ils avaient déjà perdu tellement de temps ! Qu'allaient-ils faire à Azula ?

Il repensa aux cris d'agonie du vieillard qu'il avait interrogé –torturé – tout à l'heure dans les cachots du palais. On aurait dit que cela s'était passé un siècle plus tôt ! S'il avait pu supplicier sans pitié un pauvre type inoffensif, que serait-il prêt à faire à ceux qui avaient eu l'audace d'enlever sa sœur ? Penser à toutes les horreurs qu'il allait leur faire aidait Zuko à garder la tête froide, à ne pas céder à la panique qui menaçait de l'envahir et de le submerger dès l'instant où il avait appris la disparition d'Azula.

Son jeune guide freina brusquement, obligeant Zuko à déporter sa monture sur le côté. La bête rua dans sa panique et Zuko eut quelque peine à la calmer. La surprise arracha un cri à Ty Lee qui se cramponna plus vivement à lui.

Le jeune garçon mit pied à terre tandis que les soldats de Zuko qui l'avaient suivi arrivaient à leur portée d'un pas plus mesuré.

« C'était ici, Mon Seigneur, dans cette rue que le cocher m'a frappé avec son fouet ! Il doit bien y avoir des témoins qui ont pu voir par où ils ont filé après ça ! Tenez, là, regardez, une taverne ! Je suis pratiquement sûr que ces hommes sur la terrasse étaient déjà là tout à l'heure quand c'est arrivé !

– Allez les interroger ! ordonna Zuko, sans descendre de sa monture, en tournant la tête vers ses soldats qui sautèrent immédiatement à terre, prêts à exécuter ses ordres. D'un œil sévère, Zuko les regarda se diriger d'un pas intimidant vers les tables en bois situées sous une treille mal entretenue. Il regarda la conversation de loin, laissant le soin à Minh et aux deux autres soldats qui l'accompagnaient de poser les questions qui les remettraient sur la bonne piste.

Ses entrailles semblaient incapables de retrouver leur place dans son ventre et sa tête était étrangement vide, comme si, à tout moment, on allait lui annoncer une terrible nouvelle et que son cerveau faisait de la place pour accueillir cette information.

Il sentit les ongles de Ty Lee s'enfoncer dans sa poitrine et sut qu'elle ressentait la même chose.

« Zuko, je suis tellement désolée, répéta-t-elle, incapable de retenir ses larmes. Si nous ne la retrouvons pas...

– Ne dis pas ça ! la coupa-t-il d'une voix un peu étranglée qui le surprit lui-même. Ne dis pas ça. Elle est forcément en vie. S'il lui arrive quelque chose, je jure que…

– Seigneur du Feu ! Seigneur du Feu ! »

C'était Minh. Elle courait vers lui, les yeux pétillants, les joues empourprées. Zuko lui fit signe de parler.

« Nous avons une piste ! Une femme là-bas, qui nous a entendus interroger des clients. Elle affirme savoir où trouver les Fils d'Agni. Elle prétend savoir où ils se cachent dans le quartier et elle assure pouvoir nous mener jusqu'à eux contre une récompense généreuse.

– Une récompense généreuse? faillit s'étouffer Zuko. Lui avez-vous dit qui je suis ?

– Oui, répondit Minh, les joues très rouges, manifestement gênée. Mais cela n'a pas eu l'air de l'émouvoir. »

Zuko hésita, partagé entre la curiosité et la colère. Il sentit Ty Lee frissonner dans son dos.

« Zuko, attention, c'est peut-être un piège ! souffla-t-elle.

– C'est possible, répondit-il, mais c'est aussi la seule piste que nous ayons. Minh, faites-la venir. Il n'y a plus une minute à perdre !

– Bien, Seigneur du Feu. »

Et après une rapide courbette poing contre paume, elle courut vers ses collègues pour les avertir de la décision de Zuko. Celui-ci tourna distraitement la tête pour la suivre du regard.

Sur la terrasse de la taverne, debout et entourée des deux autres soldats, une jeune femme à l'air assuré le fixait intensément de son œil brun flamboyant. L'autre était dissimulé par un imposante frange d'un noir brillant coupée en biseau. Un tatouage rouge en forme de spirale ornait son épaule nue et ses lèvres étaient peintes d'un rouge très foncé, presque brun qui lui donnait un air un peu vulgaire, comme une version délurée et plus âgée d'Azula. Elle était vêtue tout de noir et un ornement en forme de tête de mort retenait un demi-chignon. Le cœur de Zuko fit un bond violent dans sa poitrine.

Non, ce ne pouvait pas être… et pourtant…

Zuko n'avait pas eu le temps de rassembler ses pensées que June se tenait devant lui, une main gantée de cuir tranquillement posée sur sa hanche. Elle lui adressa un sourire sarcastique avant d'ouvrir ses lèvres pourpres pour parler :

« Alors, beau ténébreux, il paraît que tu cherches encore ta petite amie ? »


Au moment où elle découvrit le visage de celui qui venait d'entrer, Azula fut suffoquée, comme si on l'avait frappée dans l'estomac. Elle s'était attendue à voir le petit visage de rat du Docteur Huan-Li, ou encore celui, grossier à la mâchoire carrée de la Matrone. Ou bien l'un de ces hommes au visage dissimulé derrière ces masques blancs aux yeux jaunes.

Sa première pensée fut qu'il s'agissait bien d'un masque quand le nouveau venu franchit le seuil et s'avança vers le siège auquel on l'avait ligotée. Oui, c'était forcément un masque. Aucun être humain ne pouvait avoir un telle apparence. Si le mot « horreur» avait eu un visage, nul doute qu'il eût été semblable à l'abomination qui s'approchait d'elle, un affreux rictus déformant sa mâchoire d'écorché.

Azula voulut hurler mais son souffle était mort dans sa gorge à l'instant où le garçon était entré. L'esprit embrumé par la terreur, elle n'avait qu'une certitude : il ne devait pas la toucher, il ne fallait pas qu'il l'approche davantage. Rapprochant ses jambes de la chaise, elle ne parvint à pousser qu'un gémissement inarticulé.

« Bonjour Miyu »

Non. C'est une hallucination. Ce n'est pas réel. C'est un cauchemar. Tu vas te réveiller !

« Est-ce 'e tu me 'egonnais ? »

Des larmes de panique brouillaient ses yeux. Oh Agni ! Qu'est-ce qu'il allait lui faire ? Qu'est-ce qu'il allait lui faire ?

« Ne t'approche pas ! réussit-elle à articuler d'une petite voix étranglée.

– Tu te 'ouviens de moi ? »

Les yeux écarquillées, Azula hocha frénétiquement la tête malgré elle. Le visage de Kojiro – mais pouvait-on encore appeler cette ignoble bouillie un visage ? – se fendit en deux dans une abominable parodie de sourire. Un bruit de succion déplaisant se fit entendre quand les muscles de sa mâchoire se déplacèrent, révélant l'os saillant de sa pommette d'une blancheur surprenante. Oh que ce sourire de dément la terrifiait ! Elle aurait tout donné pour qu'il disparaisse !

C'est toi qui as fait ça. C'est ton œuvre. Contemple les conséquences de ta barbarie.

Ah ! Ce n'était vraiment pas le moment que les voix reviennent ! Azula avait déjà toutes les peines du monde à garder la tête froide.

Voilà ce qui se passe quand les filles de bonne famille veulent jouer les gourgandines, chantonna sa mère qui se tenait dans un coin de la pièce, derrière Kojiro. Tu aurais dû savoir que les hommes ne se contentent jamais d'un baiser. Que vas-tu faire maintenant ?

« Je t'en prie ! Pardon ! Pardon ! N'avance pas, s'il-te-plaît ! Pitié ! »

Le sourire de Kojiro s'élargit au-delà de ce qui semblait possible. Azula avait l'impression que si sa mâchoire ne retrouvait pas sa place normale, la peau carbonisée allait tomber en lambeaux à ses pieds. Kojiro était tout près maintenant, suffisamment pour étendre la main vers elle. Ses belles mains intactes dont la perfection jurait étrangement avec son visage grotesque. Puis il contourna la chaise pour se tenir derrière elle. Ne pas le voir, ne pas savoir ce qu'il faisait était pire encore.

« Pitié ! Ne me touche pas !

Elle ferma les yeux quand ses mains blanches qui n'avaient pas vu le soleil depuis trop longtemps vinrent encadrer son visage ravagé par les larmes de terreur et redescendirent sur ses épaules. Il y eut la sensation de sa peau morcelée et nécrosée contre sa joue. Et puis il y eut l'odeur, l'odeur pestilentielle de chair morte en décomposition quand il souffla son haleine fétide vers elle.

« Un baiser, Miyu. Est-ce 'e je peux t'emb'asser ?

– Pitié ! Arrête ! geignit-elle. Je t'en prie, je suis désolée ! Je ne voulais pas ça ! Par pitié, laisse-moi ! »

Maintenant qu'elle avait retrouvé l'usage de la parole, elle ne pouvait plus s'arrêter de le supplier. Elle allait perdre définitivement la tête s'il ne s'écartait pas d'elle tout de suite, s'il plaquait encore un peu plus ses chair calcinées contre sa peau.

« Allons, cela suffit, Kojiro. »

La voix surgit de nulle part et Azula ouvrit les yeux. Kojiro s'était retiré et contournait à nouveau la chaise pour rejoindre l'homme qui avait parlé et qui se tenait devant elle, le dos très droit, grand et intimidant dans sa longue robe rouge sang, le visage dissimulé sous un masque blanc aux orbites dorées. Haletante, sanglotante, Azula essaya de soutenir son regard aveugle.

« Je ne crois pas que nous ayons été présentés, Princesse. Mais comme vous pouvez le voir, nous avons un ami commun. Kojiro, veux-tu bien venir près de moi ? »

Et Kojiro se dirigea d'un pas pressé vers l'homme, comme un chien se précipitant aux pieds de son maître. L'homme posa une main sur son épaule et Kojiro leva vers lui un visage grimaçant qui devait exprimer une profonde reconnaissance, une admiration sans borne.

« Qui êtes-vous ? demanda Azula, en larmes mais soulagée que Kojiro se fût enfin éloigné d'elle. Et où m'avez-vous emmenée ?

– T-t-t-t… Ne précipitons pas les choses, Princesse. Chez moi, nous disons « Bonjour » avant d'entamer une conversation. »

Azula ne répondit pas et continua de l'observer, médusée.

« Je ne peux malheureusement pas vous dire mon nom, mais mes amis m'appellent Le Guide. Peut-être avez-vous déjà entendu parler de moi ? »

Azula resta silencieuse. Elle n'avait rien à dire à ce fou furieux et elle craignait que ses paroles ne se retournent contre elle. Du coin de l'œil, elle continuait de surveiller chaque geste de Kojiro, convaincue qu'elle se mettrait à hurler s'il approchait à nouveau d'elle.

« Quand Huan-Li vous a amenée ici, nous avons eu du mal à en croire nos oreilles, poursuivit l'homme. Pas vrai Kojiro ? C'est comme si Agni lui-même vous avait servie sur un plateau et que nous n'avions plus qu'à nous servir ! J'avoue avoir été contrarié tout d'abord quand j'ai appris qu'il avait fallu déserter le Centre de Recrutement à cause de la stupidité de certains de mes disciples qui ne sont pas parvenus à rattraper votre amie au sang impur… Tout comme j'ai été furieux d'endosser la responsabilité du meurtre que vous avez commandité pour nous décrédibiliser.

– Ty Lee ? le coupa Azula avant d'avoir pu s'en empêcher, le cœur battant à tout rompre, incapable de se concentrer sur le reste. Où est-elle ? Elle s'est enfuie ? »

L'homme ne répondit pas et se contenta de la fixer derrière son masque. À cet instant, un espoir fou se riva à son cœur et elle s'y accrocha désespérément, comme le rescapé d'un naufrage à l'embarcation qui le tirera d'une mort certaine.

« Je dois dire, reprit le Guide, que j'ai été impressionné par la facilité avec laquelle vous avez percé nos secrets. Personne avant vous n'avait été capable de localiser nos Centres de Recrutement sans être un Initié. Comment avez-vous fait ?

– Des informateurs, des partisans de mon père », expliqua-t-elle.

Mieux valait parler. Cela lui ferait toujours gagner du temps. Si vraiment Ty Lee avait réussi à s'enfuir, elle pouvait toujours revenir avec de l'aide. Mais elle se rappela ce que le Guide venait de lui dire : le Centre de Recrutement où elle s'était trouvée avait été évacué en urgence et Ty Lee n'aurait aucun moyen de la retrouver maintenant. Le désespoir s'abattit à nouveau sur elle, comme une vague scélérate sur le pont du navire.

« Je ne suis pas surpris, répondit l'homme d'une voix mielleuse. Après tout, nombre des soutiens du Roi-Phénix nous ont rejoints au cours des derniers mois. Tout comme vos partisans : ceux qui espéraient vous voir prendre le Trône avant que vous ne trahissiez votre père pour devenir la putain de votre frère. Tous ceux que la famille royale a déçus nous rejoignent petit à petit, gonflant les rang de notre armée sacrée. »

La voix du Guide vibrait d'émotion et Azula pouvait lire la dévotion écœurante sur le visage monstrueux de Kojiro qui levait vers lui un œil émerveillé. Azula fut prise de nausée en repensant à la manière dont ce garçon l'avait caressée et embrassée au bord du canal.

« Qu'allez-vous faire de moi ? demanda-t-elle d'une voix plus aiguë qu'elle ne l'aurait souhaité. Vous allez me tuer ? M'utiliser comme monnaie d'échange pour forcer mon frère à se rendre?

– Rien de tout cela, ma chère, rien de tout cela. Nous nous refusons à voir couler un sang aussi pur que le vôtre. D'autres s'en chargeront volontiers pour nous. Quant à votre frère, qui vous dit que nous souhaitons son abdication ?

– Vous sillonnez les rues de la Capitale depuis des semaines en haranguant la foule pour ternir son image ! Vous l'accusez des pires maux de notre pays ! Vous agitez et entretenez la haine de nos concitoyens à son égard. N'est-ce pas une preuve suffisante ? »

Miraculeusement, parler semblait redonner du courage à Azula. La colère qui gonflait dans sa poitrine déversait l'adrénaline dans ses veines, lui redonnant un peu de combativité.

« Le Seigneur du Feu est l'incarnation d'Agni sur Terre. Et nous sommes ses fidèles serviteurs. Tout ce que nous souhaitons, c'est que votre frère écoute nos revendications et les fasse siennes, qu'il redonne sa pureté et sa suprématie à notre race. »

Le Guide brandit une main devant lui et la resserra en poing pour appuyer ses propos. Puis, baissant la tête d'un air qui se voulait sûrement triste, il poursuivit :

« Mais malgré la noblesse de son sang, le Seigneur du Feu s'avère être un homme borné, corrompu par le vice et la perversion qui gangrènent votre famille depuis des générations. Vous êtes vous même la preuve irréfutable de cette dégénérescence. Vos flammes démoniaques, votre folie, votre ignoble trahison, les désirs incestueux qui vous rongent… Vous êtes la lèpre qui s'étend dans l'esprit de votre frère. Quand les tissus malades atteignent un membre sain, voyez-vous, on l'ampute. Une fois que nous l'aurons purgé de votre influence, nul doute que le Seigneur du Feu deviendra plus raisonnable et se rangera à nos arguments. Vous nous avez déjà largement facilité la tâche en nous débarrassant de l'Avatar et des Sages du Feu et nous vous en sommes pleinement reconnaissants. Maintenant, si votre frère souhaite conserver son trône, il devra composer avec nous. Nous lui proposons de l'aider à guérir. Le patient qui souffre refuse le baume sur ses blessures tant que la douleur perdure. Mais dès qu'il sera remis de vous, il sera soulagé des souffrances et du poids qui l'accablent, il nous en sera pleinement reconnaissant.»

Ainsi Azula avait eu raison. Zuko ne l'avait pas crue quand elle lui avait affirmé qu'ils la voulaient elle. Ces imbéciles la craignaient. Ils étaient terrifiés par ce qu'elle était capable de faire de Zuko. Une joie malsaine s'installa en elle et grandit jusqu'à occuper tout l'espace et avec elle, la témérité.

« Je vous comprends, dit-elle. Malheureusement, je doute que mon frère soit vraiment disposé à vous écouter si vous lui rendez mon cadavre en guise de cadeau.

– Je crois avoir déjà dit que nous ne souhaitions pas votre mort. Du moins pas encore. Le docteur Huan-Li m'a supplié de le laisser mener quelques expériences sur votre personne. Il affirme que vous êtes un sujet d'étude fascinant. Je lui dois bien cela pour tous les services qu'il nous a rendus depuis qu'il sert notre noble cause. Et un autre destin vous attend dès que le Docteur en aura fini avec vous.

– Lequel ? le brusqua Azula que ce petit jeu n'amusait déjà plus.

– Oh ! Rassurez-vous. Vous le saurez bientôt. Très bientôt. Mais avant tout cela, mon cher ami ici présent, Kojiro, a sollicité une entrevue spéciale avec vous. Il semblerait que vous lui ayez pris quelque chose qui lui était cher. Kojiro m'a rendu de fiers services au cours des dernières semaines et je suis un homme d'honneur. Je paie mes dettes. Quand notre jeune ami a su que vous étiez parmi nous, il m'a supplié de le laisser vous rendre une petite visite de courtoisie. Je vais donc vous laisser seuls tous les deux. Je suis certain que vous avez beaucoup de choses à vous dire. Kojiro, mon garçon, elle est à toi, mais rappelle-toi ce que je t'ai dit : notre ami commun a besoin d'elle et nous ne voulons pas le décevoir. »

Kojiro acquiesça farouchement, visiblement surexcité, une lueur prédatrice illuminant son œil unique.

Le Guide approcha d'Azula et prit son menton dans sa main pour la forcer à lever le visage vers lui.

«T-t-t-t-…. Un si joli minois… dit-il, la voix pleine de regrets. Apprends-lui Kojiro. Apprends-lui les vertus de l'humilité. Montre-lui comment les épreuves t'ont transformé et ont fait de toi l'être magnifique que tu es aujourd'hui. »

Azula était incapable de répondre. Son cœur battait furieusement entre ses côtes, comme un oiseau qui aurait cherché à s'enfuir de sa cage.

« Voyez-vous, dit le Guide en s'adressant à elle, Kojiro a parcouru beaucoup de chemin depuis notre rencontre. Il vivait d'abord dans la haine de vous, le dégoût de lui-même et le déni. Son cœur débordait de violence et d'un profond désir de vengeance. Mais peu à peu, à notre contact, il a appris à quel point la vanité et la beauté sont des choses superficielles. Aujourd'hui, Kojiro est un homme nouveau, n'est-ce pas mon garçon ? La colère qui l'habitait a fui et il est maintenant désireux de vous faire partager les fruits de son expérience, de vous combler du don dont vous l'avez gratifié vous-même, à vos dépens.

– Non ! sanglota Azula qui comprenait maintenant où il voulait en venir. S'il-vous-plaît ! Tout sauf ça ! Tout sauf ça ! Tuez-moi s'il-vous-plaît ! Tout mais pas ça! »

Zuko ne l'aimerait plus, ne la désirerait plus. Il ne pourrait même plus la regarder dans les yeux.

« Dépouille-la de ses artifices, mon garçon, mais ne l'abîme pas trop. Il faut qu'on puisse la reconnaître quand ce sera fini », murmura le Guide en se tournant vers Kojiro qui opina du chef.

Puis, sans un regard pour Azula, il quitta la pièce, la laissant seule avec son bourreau au masque de ténèbres.

Oh ! Mon bébé ! se lamentait Ursa dans son coin de mur, les deux mains plaquées sur ses joues pâles. Quel dommage ! Tu as toujours eu un si beau visage !


« Le Prince qui vole au secours de la Princesse ! Vraiment, beau ténébreux ? Je connais ton sens du drame mais il y a probablement des moyens plus simples d'obtenir les faveurs de ta belle. »

Zuko serra les dents pour retenir les paroles furieuses qu'il voulait lui cracher au visage. L'espoir qui l'avait envahi en reconnaissant June avait rapidement été remplacé par une vive irritation. Il savait depuis toujours que cette mercenaire ne respectait rien, ni personne, et qu'il était stupide et vain de se sentir offensé par ses sarcasmes. Mais la peur qui le tenaillait depuis qu'il avait compris que les Fils d'Agni avaient enlevé Azula ne lui permettait pas vraiment de garder son sang froid.

« Il cherche sa sœur, pas sa petite amie, intervint Ty Lee, visiblement soucieuse de clarifier la situation.

Zuko leva les yeux au ciel. Manifestement, Ty Lee ne connaissait pas l'énergumène !

– Oui, répondit June sur un ton qui feignait l'incompréhension. Je n'ai jamais prétendu le contraire.

– Merci Ty Lee, grinça-t-il, mais je préfère qu'on arrête cette conversation maintenant !

– Toujours aussi grincheux à ce que je vois, dit June en esquissant un sourire parfaitement exaspérant. Allez beau gosse, arrête de broyer du noir. Je suis sûre qu'on va la retrouver ta jolie princesse.»

Zuko déglutit. La perspective de retrouver un cadavre le hantait. Il n'était pas sûr que son cœur éprouvé supportât une deuxième fois le choc. Il remua légèrement, espérant cacher son inconfort aux deux filles et aux soldats qui l'accompagnaient et attendaient en silence les ordres de leur roi. Mais Zuko restait suspendu aux décisions de June.

L'impasse sinistre dans laquelle ils se trouvaient était déserte et Minh et un autre de ses hommes montaient la garde, interdisant le passage à quiconque aurait voulu s'y aventurer. Pourtant Zuko ne pouvait s'empêcher de jeter des regards autour de lui, craignant que quelqu'un les surprenne ici et fasse échouer leur plan. Ils faisaient probablement un drôle de tableau : le Seigneur du Feu en personne, reconnaissable à sa cicatrice, une chasseuse de prime aux allures de fille de joie, Ty Lee, tout échevelée avec ses grands yeux gris implorants, et ses soldats. Ils attireraient l'attention plus sûrement qu'une bande de saltimbanques.

« Je ne comprends pas ce qu'on attend. Tu es sûre que c'est bien ici ?

– Affirmatif, Votre Majesté, répondit la chasseuse de prime. C'est par ici que j'ai réussi à m'enfuir quand ces dingues m'ont mis le grappin dessus il y a deux semaines. Mais si on entre comme ça, juste en défonçant la porte, ils sauront nous recevoir, crois-moi ! Ces types sont préparés. La meilleure façon d'entrer, c'est l'infiltration. Ta copine ici présente en sait quelque chose, d'après ce que vous m'avez raconté. Mais il va falloir qu'on soit plus futés qu'elle et ta sœurette si on ne veut pas attirer l'attention et être aussitôt cernés par un troupeau de barjos masqués. Mieux vaut attendre que l'un d'eux sorte d'ici. Ne t'inquiète pas, quelqu'un finira par arriver. Ils vont et viennent sans arrêt.»

Zuko émit un grognement de frustration. Ils n'avaient pas de temps à perdre. Il était l'un des plus grands maîtres du feu au monde. Une bande de fous furieux ne lui faisait pas peur. Sans doute plus pour passer le temps que par réelle curiosité, Ty Lee interrogea June.

« Comment se fait-il qu'ils t'aient attrapée ? Ils t'ont enlevée?

– Pas vraiment, répondit évasivement la jeune femme en haussant les épaules d'un air indifférent. J'avais besoin d'argent pour quitter la Capitale clandestinement. Je suis toujours persona non grata dans le Royaume de la Terre et si je veux m'y rendre, je ne peux pas vraiment emprunter les canaux officiels. J'ai entendu ces deux types louches dans une taverne. Ils disaient qu'ils auraient besoin de chasseurs de têtes pour recruter des gens pour leur mouvement ou je ne sais quoi. Je leur ai proposé mes services. »

Ty Lee sursauta vivement, les yeux grand ouverts recouverts d'un voile de colère que Zuko avait rarement vu chez elle.

« Quoi ? Tu as accepté de travailler pour ces monstres ? Est-ce que tu sais au moins ce qu'ils font ? Ils enlèvent des gens ! Ils leur font passer des tests et leur font des choses horribles s'ils ne correspondent pas à leurs critères raciaux absurdes ? Tu ne le savais pas ?

– Si je le sais ? ricana June que cet éclat et ces accusations ne semblait pas offenser. Pour sûr, je le sais ! Pourquoi crois-tu que je me sois enfuie ? Quand je suis venue leur réclamer mon salaire et qu'il est devenu clair qu'ils ne voulaient aucun témoin, ils ont décidé qu'après tout, je ferais une bonne recrue pour leur bande d'allumés ! Une fois qu'on m'aurait lavé le cerveau bien entendu : trop rebelle à leur goût, ils ont dit ! Les imbéciles ! Je ne suis même pas d'ici !»

Ty Lee se rassit, un peu calmée. Elle enfouit sa tête dans ses bras. Zuko se sentit intrigué malgré lui :

« Comment s'y prennent-t-ils ? demanda-t-il en pensant à Jet et à son comportement étrange au Lac Lao Gai. Tu les as vus à l'œuvre ?

– Ils ont ce docteur aux airs de savant fou, une sorte de psychiatre qui s'occupe de dompter ce qu'ils appellent « les esprits forts ». Je ne sais pas comment il s'y prend, mais quand des patients un peu réfractaires lui sont envoyés, ils reviennent doux comme des agneaux, le regard un peu éteint et obéissants comme de braves petits chiens. »

Avec un frisson, Zuko repensa à ce que lui avait dit Ty Lee au sujet de ces filles pareilles à des statues qui s'étaient soudain lancées à sa poursuite comme des furies, sur un simple mot de leur maître.

June sembla redevenir beaucoup plus sérieuse quand elle reprit la parole, les yeux baissés sur ses pieds.

« Quand j'ai vu ce qu'ils faisaient aux autres, j'ai compris qu'il fallait que je m'enfuie, coûte que coûte. Je ne pouvais pas devenir comme eux, privée de ma pensée, de mon jugement… Ce sont des psychopathes, je vous dis ! Sitôt cette mission terminée et quand le Petit Prince m'aura grassement payée, je quitte ce pays de fous !

– Comment t'es tu enfuie ? l'interrogea Ty Lee que ce récit semblait fasciner.

– C'est une histoire passionnante, fillette, et j'adorerais te la raconter autour d'un verre un de ces soirs si cela t'intéresse, offrit June en adressant un clin d'œil un peu canaille à Ty Lee qui rougit furieusement. Mais j'ai peur que cela doive attendre : j'entends quelqu'un ! »

Zuko se redressa immédiatement, prêt à bondir sur le nouveau venu.

June ne s'était pas trompé. La porte métallique devant laquelle ils attendaient s'ouvrit et un homme apparut. Avant qu'il ait le temps de réagir, des mains le tirèrent en avant et ses pieds décollèrent du sol.

Moins de cinq minutes plus tard, Zuko s'était revêtu de la robe rouge sang et du masque blanc qu'ils avaient trouvé dans le sac de l'homme qui gisait à leurs pieds. Deux soldats l'avaient bâillonné et ligoté et le maintenaient sur le sol, l'enjoignant de se taire.

« Vous resterez ici et extorquerez le maximum d'informations de cet homme, ordonna-t-il à ses soldats. Si nous ne sommes pas revenus dans vingt minutes, vous entrez et vous brûlez tout ! Pas de quartier !

– Bien, Votre Majesté.

– Minh, June, Ty Lee, vous venez avec moi. June me guidera, expliqua-t-il à ses hommes. Ty Lee couvrira nos arrières. Si les choses se gâtent, elle essaiera de vous rejoindre pour donner l'alerte. »

Il se tourna vers les trois femmes. June s'étira et bâilla ostensiblement et s'avança la première dans le long corridor obscur d'où était apparu l'homme qu'ils venaient de dépouiller. Puis ce fut au tour de Minh d'entrer, le visage grave et marqué par la concentration. Zuko et Ty Lee échangèrent un regard entendu et entrèrent à sa suite.

Tiens bon, Azula, je vais te ramener à la maison, pensa-t-il avant que la porte se referme sur eux et les plonge dans les ténèbres.


« Pitié ! Ne m'approche pas ! Si tu m'épargnes, mon frère te récompensera au-delà de tes rêves les plus fous ! Il te protégera de ces fanatiques ! Je t'en prie, écoute-moi !

– Menteuse ! » hurla Kojiro entre ces lèvres à moitié calcinées en s'avançant brusquement vers la fille, lui arrachant un cri de terreur. Mais il s'arrêta à un mètre d'elle.

Un rideau de cheveux noirs dissimulait son visage baissé vers ses genoux et de grosses larmes bouillantes tombaient sur ses pantalons. Ses épaules étaient secouées de tremblements incontrôlables.

Comme s'il s'était agi d'une mouche particulièrement exaspérante, Kojiro chassa la vague de pitié que cette vision faisait naître en lui. Il se reprit. Que dirait le Guide s'il savait que son cœur s'attendrissait et que sa détermination flanchait ? Il ne pouvait pas revenir vers lui et admettre qu'il n'avait pas pu… Il se tourna vers Azula et gonfla la poitrine pour se redonner du courage.

Comment osait-elle faire de telles promesses ? Après ses allégations scandaleuses, y avait-il la moindre chance pour que le Seigneur du Feu ne le détruise pas sur place à l'instant où il le verrait ? Kojiro retourna ses mains, paumes vers le plafond et, pour la première fois depuis le jour fatal où il avait tout perdu, il en fit surgir deux flammes brillantes qui se reflétèrent dans les pupilles dilatées par la peur de la princesse.

– Tu m'as accusé, rugit-il en faisant un effort surhumain pour articuler malgré sa colère. Ils disent que je t'ai forcée, que je t'ai brûlée ! Tu c'ois fraiment que je fais te c'oire maintenant ? »

La princesse rentra la tête dans les épaules. Et c'était si jouissif de la voir se ratatiner sur place, d'entendre ses sanglots affolés.

« Pardon ! Je suis désolée ! Je- je ne voulais pas t'accuser. Mais il le fallait. C'était toi ou moi. Ils allaient me jeter en prison !

– Cesse d'essayer de m'attendrir ! » vociféra-t-il.

Il envoya une pluie de postillons dans sa direction et Azula ferma les yeux, une grimace dégoûtée déformant ses traits gracieux. Ce simple geste intensifia la colère de Kojiro et les deux flammes dans ses mains redoublèrent de vigueur, illuminant momentanément la pièce sombre. Il doutait que la fille ait compris les sons inarticulés qui s'étaient échappés de sa bouche mais c'était inutile d'après les tremblements dont était saisi tout son corps.

Kojiro fut stupéfait cependant de voir à quelle vitesse Azula parvenait à récupérer de sa terreur. Elle redressa la tête et posa son regard sur lui, sans ciller. Personne ne faisait jamais cela, sauf le Guide. Mais le Guide portait toujours son masque. Il ne se rappelait pas qu'on l'eût ainsi regardé dans les yeux aussi intensément, aussi longtemps sans ciller.

« Ecoute-moi Kojiro. »Comment osait-elle l'appeler par son prénom ?« Je peux faire de toi l'homme le plus riche et le plus respecté de la Nation. Je dirai à mon frère que tu m'as épargnée ! Il te protégera. Je lui dirai que j'ai menti au sujet de ce que tu m'as fait. Tu ne veux pas faire le mal Kojiro. Tu es un garçon honnête et bon ! Le soir où nous nous sommes rencontrés, tu m'as dit que ces gens étaient des fous, que leurs théories n'avaient aucun sens ! Tu n'es pas aussi rétrograde : tu es un idéaliste, toi : comme moi, comme mon frère ! Ce ne sont pas tes amis, Kojiro. Ils t'utilisent ! Ne les laisse plus te manipuler ! Je ferai tout pour t'aider. Zuko est ami avec l'Avatar : il peut arranger ton visage. Il y a cette eau magique dans les tribus de l'Eau du Nord. Nous pouvons t-y emmener, nous pouvons te guérir !

– La ferme ! hurla Kojiro, hors de lui. LA FERME! LA FERME ! LA FERME !

– Tu ne veux pas retrouver ton ancienne vie, Kojiro ? Ton visage d'avant ?

C'était trop ! Kojiro avait cessé de douter depuis des semaines ! Il savait que ce qu'ils faisaient était juste. C'était la seule solution. Les Frères et les Sœurs avaient raison. Le Guide a toujours raison !

– Je comprends ta colère, Kojiro, poursuivit la fille avec une douceur insoupçonnée dans la voix. Je suis désolée de t'avoir blessé aussi gravement. Je ne savais pas ce que je faisais. Crois-moi je t'en prie ! J'ai juste… j'ai juste eu tellement peur. Tu peux le comprendre, non ? »

Pourquoi ses paroles le bouleversaient tant ? Kojiro savait que cette maudite diablesse essayait de le manipuler. Le Guide l'avait mis en garde contre ses tours.

« Je ne fuis pas un violeur ! se défendit-il malgré lui. F'est ta faute : tu voulais que je t'embrasse alors cesse de mentir et de vouer les vierges effarouchées ! Tout le monde sait que tu couches avec le Seigneur du Feu! Personne ne va te croire ! »

Kojiro savait bien ce qu'elle essayait de faire. Elle voulait gagner du temps. Mais il ne la laisserait pas lui retourner le cerveau ! Il allait lui infliger son châtiment. Quand elle sortirait d'ici, même son propre frère serait incapable de la reconnaître.

« Kojiro, je t'en prie ! Tu es un gentil garçon, intelligent et éduqué ! Tu aurais fait un garde impérial prodigieux ! Je peux te rendre la vie dont tu rêvais ! Ces fous furieux vont te faire commettre des atrocités puis ils te tueront dès qu'ils n'auront plus besoin de toi ! Ils t'utilisent pour justifier leur violence, tu le ne vois donc pas ? »

Cette fois Kojiro perdit patience. Il fit disparaître les flammes dans ses mains et se rua sur Azula, la saisissant au cou. La chaise bascula en arrière et Kojiro fut entraîné dans son élan. Il entendit le hurlement de la princesse avant que son crâne heurte violemment les dalles du sol. À moitié allongé sur elle dans une position grotesque, il serra ses mains autour de sa gorge délicate, juste assez pour l'effrayer, pas assez pour l'asphyxier complètement. Il se pencha. Le visage de la fille se trouvait à quelques centimètres du sien, si proche qu'il aurait pu l'embrasser. Elle semblait incapable de parler maintenant et Kojiro en fut soulagé. Il s'assit à cheval sur elle, comme elle l'avait fait ce soir-là. Toujours ligotée à sa chaise, elle ne pouvait rien faire. Rien faire du tout. Kojiro se redressa et montra ses deux mains à Azula. Deux flammes identiques en surgirent à nouveau.

Il pouvait distinctement lire la terreur dans les beaux yeux d'ambres.

Fais-le ! Allez, ne sois pas une fillette ! Donne-lui ce qu'elle mérite, cette petite traînée !

Et Kojiro dans un éclair, eut la vision fugace de cette nuit au bord du canal. Il revit en pensée le corps de la jeune fille qui se tortillait sous le sien, dans une piètre tentative d'évasion. Tout à son désir, il n'avait pas su l'interpréter pour ce que c'était sur le moment. Et après, il n'y avait plus pensé, trop rongé par la douleur et le chagrin pour reconsidérer ses actions. Il se rappela comment elle avait gémi dans sa bouche alors qu'il maintenait ses lèvres fermement collées contre les siennes. Sa réaction quand il avait forcé son doigt entre ses jambes.

Azula était si près de lui qu'il pouvait sentir chaque battement de son cœur qui tambourinait à un rythme effréné.

« S'il-vous-plaît, Père. Ne me faites plus mal ! » supplia-t-elle d'une toute petite voix.

Déstabilisé, Kojiro abaissa les yeux vers elle pour déchiffrer son regard et il ne comprit pas ce qu'il y voyait. Mais il n'y avait plus rien de la jeune femme fatale et envoûtante qui avait essayé de le manipuler.

« Je vais rester pure pour vous, Père, je vais rester pure... Pitié ! Ne me faites plus mal !»

Ce n'était plus une voix de femme, mais celle d'une petite fille qui cherchait à sonder son regard. C'était comme si elle était partie et il eut l'impression qu'on enfonçait une pointe dans son cœur.

Je ne peux pas, pensa-t-il en laissant retomber ses bras le long de son corps.

Et soudain, elle fut là à nouveau. Ce n'était plus la petite fille qui essayait de se recroqueviller sur le sol malgré ses membres attachés, mais ce n'était pas non plus tout à fait la garce hypocrite qui lui avait murmuré des promesses. Il crut voire un éclat briller dans les yeux de la princesse, comme si elle avait deviné son hésitation. Leur regard se croisa et ils se fixèrent un moment, tous deux pantelants… Et Kojiro sut qu'il n'allait pas le faire. Qu'allait dire le Guide ? Qu'allait…

Des bras vigoureux le saisirent et l'entraînèrent en arrière. Il fut bientôt projeté sur le sol dur de la pièce, loin de la princesse. Son crâne heurta le mur et il fut un moment incapable d'entendre, ni de voir quoi que ce soit. Il n'entendit que des exclamations terrorisées, des cris de surprise et un grand rire nerveux qui devait appartenir à une femme.

« Azula ! Oh ! Agni soit loué, tu es en vie ! » criait la voix.

Quand il reprit ses esprits, quelqu'un était en train de le maintenir sur le sol. Une autre voix féminine, plus grave et plus ferme s'adressa à lui :

« Ne bouge pas. Au nom du Seigneur du Feu, tu es en état d'arrestation. N'essaie même pas de t'enfuir. Si tu hurles, nous te tuerons ! »

Kojiro obtempéra. Devant lui, les éléments retrouvaient une précision et il vit deux femmes et un homme qui lui tournait le dos, occupé à retirer les liens qui retenaient la princesse à sa chaise renversée.

Aussitôt qu'elle fut libérée, Azula se jeta au cou de son sauveur. Agenouillé devant elle, il perdit l'équilibre et fut entraîné vers elle. Ils roulèrent un moment l'un sur l'autre, comme dans une absurde parodie de combat mais cela ressemblait plus encore à une étreinte amoureuse, eut le temps de songer Kojiro.

« Par tous les dieux, Azula ! Est-ce que tu vas bien ? articula l'homme en essayant de s'échapper des bras de la princesse qui refusait de le laisser partir et faisait courir des mains avides sur lui, comme pour s'assurer qu'il était réel. Laisse-moi te regarder : est-ce que tu es blessée ? Est-ce qu'il a eu le temps de te faire quelque chose ? »

Pendant qu'ils parlaient, Kojiro, les mains fermement ramenées dans le dos, avait eu le temps de se figurer qui était l'homme que la princesse retenait entre ses bras tremblants. Il comprit que son destin venait d'arriver à sa rencontre et il se sentit étrangement soulagé. Il accueillait la mort avec joie. Ce serait toujours moins horrible que ce que ferait le Guide quand il apprendrait que la princesse s'était enfuie par sa faute.

Le Seigneur du Feu porta la princesse et l'aida à s'asseoir sur le sol avant de la tirer par le bras pour la redresser sur ses jambes vacillantes mais assez vigoureuses pour porter son poids.

Le frère et la sœur tournèrent tous deux leur regard si semblable vers Kojiro, une grimace dégoûtée retroussait les lèvres du jeune souverain. Derrière, il crut reconnaître la fille dont s'était entiché Hikaru, reconnaissable à sa longue tresse et à ses grands yeux couleur de nuages.

Kojiro sentit qu'on le forçait à se redresser également. La femme plaqua un genou dans son dos qui se cambra et il fut debout, surpris par la force de la soldate qui lui ordonnait de se tenir sur ses jambes.

Elle le poussa pour l'obliger à faire face au couple toujours enlacé qui le regardait avec attention. Le Seigneur du Feu lâcha les épaules de la princesse pour se tourner vers lui mais ne lâcha pas sa main à laquelle il se cramponnait, comme s'il craignait de la perdre pour toujours.

« Que lui as-tu fait, immonde bâtard ? Qu'allais-tu faire à ma sœur ? »

Les yeux d'or du Seigneur du Feu exprimaient une incroyable fureur qui irradiait de toute sa personne et Kojiro était certain que l'effort qu'il faisait pour la contenir devait lui coûter beaucoup.

Comme Kojiro ne répondait pas, le roi interrogea sa sœur :

« Dis-moi ce qu'il t'a fait ! »

Kojiro porta son œil unique sur le visage de la princesse. Il n'y avait plus trace de peur dans les yeux de la princesse et il crut voir à la place la même hésitation que celle qui l'avait tourmenté tout à l'heure. Il était certain que pendant une seconde au moins, elle avait compris qu'il ne lui ferait pas de mal. Et il y avait toutes ces promesses qu'il lui avait faites. Allait-elle les tenir ? Kojiro sentait son cœur palpiter entre ses côtes.

La tension dans la pièce était à son comble. Les regards des trois autres femmes étaient braqués sur eux, dans l'attente du verdict de la princesse.

Finalement, elle ouvrit la bouche, la referma, prit une profonde inspiration et prononça les mots qui devaient sceller le destin de Kojiro.

« Il a essayé de me prendre, Zuzu ! gémit-elle d'une voix tremblante en pointant un index accusateur vers lui. Il voulait profiter de moi, encore une fois ! Il aurait réussi si vous n'étiez pas arrivés! »

Le Seigneur du Feu n'eut pas le temps de répondre. On entendit une détonation et les six personnes présentes dans la pièces furent projetées dans toutes les directions par le souffle de l'explosion.

Kojiro reprit ses esprits aussitôt et rampa jusqu'à la porte blindée que les intrus avaient laissée ouverte, attirant sans aucun doute l'attention de ses Frères. Il se cacha tant bien que mal derrière le panneau, espérant pouvoir observer le combat tout en restant à l'abri des gerbes de feu que les adversaires s'envoyaient. Kojiro découvrit rapidement que le combat tournerait en leur faveur. Zuko et la soldate étaient les seuls à pouvoir maîtriser le feu dans leur camp. L'amie d'Hikaru et l'autre femme, celle qui portait des tatouages sur les épaules, avaient reculé aux deux extrémités de la pièce et se protégeaient tant bien que mal des boules de feu qui explosaient en tous sens. Kojiro compta pas moins de quatre frères qui faisaient face au Seigneur du Feu. D'autres allaient sûrement arriver, attirés par le vacarme.

Kojiro hésita à se joindre aux Frères. Puis il songea au Guide. Que se passerait-il quand il se trouverait seul avec lui et qu'il devrait lui avouer qu'il avait échoué ? Qu'il avait eu pitié de la fille ? Qu'elle l'avait piégé et que par sa faute, le Seigneur du Feu avait eu le temps d'entrer pour la secourir ? Il ne supporterait pas d'entendre la déception dans sa voix. La fuite était la solution la plus évidente. Mais fuir où ? Qui voudrait de lui avec ce visage ?

Hésitant toujours, il risqua un œil sur le combat. Les deux filles s'étaient jointes à Zuko. La femme tatouée abattait la chaise à laquelle Azula avait été ligotée sur le crâne d'un Frère qui grogna, chancela un peu et s'effondra deux mètres plus loin. L'amie d'Hikaru se tenait debout, les mains levées devant elle. À ses pieds, un autre de ses Frères gisait au sol, manifestement incapable de remuer ses membres. Cela ressemblait à ce que lui avaient raconté les fugitifs du Centre de Recrutement. Il ne restait donc que deux combattants dans le camp des Fils d'Agni.

Il vit Ty Lee oui, c'était son nom ! revenir sur ses pas pour protéger la princesse qui observait le combat avec de grands yeux paniqués. L'injection que lui avait faite le docteur l'empêchait encore d'utiliser sa maîtrise et Kojiro pouvait voir à la manière dont elle se mouvait, qu'elle était pour le moment trop faible pour se battre.

Le Seigneur du Feu, quant à lui, était éblouissant. Kojiro comprit pourquoi il portait ce titre et pourquoi son sang était sacré. On eût dit Agni lui-même. On disait les dons de sa sœur plus prodigieux encore. Kojiro se demandait comment c'était possible. Bien que le moment ne s'y prêtât pas, il ne pouvait s'empêcher de suivre ses mouvements, fasciné par l'aisance avec laquelle il se déplaçait et la puissance de ses attaques. Il repoussait celles de ses opposants avec facilité, esquivait les jets de flammes qu'ils envoyaient dans sa direction d'un simple revers de la main et les redirigeait vers eux. Un cri étranglé sortit Kojiro de sa transe. Terrifié, il réalisa que les siens étaient en train de perdre le combat. Il n'était plus temps de réfléchir. Kojiro se jeta en avant pour contourner la porte, espérant s'échapper discrètement mais comme il atteignait l'encadrure de la porte, il se trouva face à une haute silhouette vêtue d'une longue robe écarlate. Le Guide. À ses côtés, se tenait le docteur Huan-Li, et, derrière eux, une dizaine de Frères.

Le Guide reçut Kojiro dans ses bras :

« Eh bien mon garçon ? »

Kojiro essaya de balbutier des excuses mais le Guide le repoussa sur le côté pour s'avancer vers le milieu de la pièce où se tenaient Zuko et ses amies, triomphants devant le corps de ses camarades qui gisaient au sol, gémissant de douleur.

« Que se passe-t-il ici au nom d'Agni ? » grogna le Guide d'une voix paniquée que Kojiro ne lui avait jamais entendue.

Le Seigneur du Feu s'immobilisa. Bien qu'il n'eût jamais vu le Guide, il avait dû reconnaître son comparse, le docteur Huan-Li. On pouvait voir la haine ronger son visage asymétrique. Kojiro se souvint fugitivement avoir autrefois plaisanté au sujet de la cicatrice qui barrait son visage. Comme il la lui enviait aujourd'hui !

« Le Seigneur du Feu en personne nous fait l'honneur d'une visite ? s'exclama le Guide d'une voix amusée. J'espère que je n'interromps pas un moment intime ? » ajouta-t-il en tournant son visage masqué vers la princesse. Celle-ci venait de s'arracher aux mains de son amie pour se cramponner à la tunique de Zuko. D'un geste brusque, elle le tira à elle pour que leurs visages soient à la même hauteur. Elle promena ses longs doigts agiles sur la poitrine de son frère et Kojiro aurait juré qu'il avait rougi.

Pendant quelques secondes irréelles, il crut qu'elle allait l'embrasser. Il ne fut pas le seul, d'après le silence stupéfait qui s'ensuivit. Ainsi, tout le monde put entendre distinctement les mots qu'elle murmura à son oreille : « Brûle-les . Brûle-les tous. »

Zuko tourna ses yeux dorés vers elle, puis à nouveau vers ses ennemis. Il poussa un grognement bestial et en un instant, un déluge de feu s'abattit sur eux.

Kojiro saisit cette opportunité pour s'enfuir.


Si l'on avait dit à Zuko, au réveil, comment se passerait cette journée, il aurait sans doute enfoncé sa tête dans son oreiller, remonté ses couvertures jusqu'au menton, et replongé dans le sommeil pour nier la réalité. Il était épuisé. Des bleus et des brûlures s'étaient formés sur tout son corps et la douleur continuait de lui faire grincer des dents, même après que Taïma eut appliqué son onguent anti-brûlures sur les blessures les plus graves.

Torse-nu, des bandages recouvrant son buste et son bras droit, il tenait une compresse froide contre une brûlure particulièrement vilaine qu'il avait sur l'avant-bras gauche.

« Maintenez-la pendant quinze minutes, Zuko, lui avait ordonné Taïma avant d'aller s'enquérir de June qui pestait à propos d'une brûlure qui lui avait arraché la moitié d'un sourcil. Un miroir à la main, elle contemplait le résultat en jurant copieusement.

– Je vous ai dit de garder la main dans ce bol d'eau ! lui reprocha Taïma. Vous avez une mauvaise brûlure ! Votre sourcil repoussera, lui !

– Il ne sera jamais aussi beau ! J'avais trouvé l'arc parfait ! se plaignit la chasseuse de prime, arrachant un sourire à Zuko.

La nuit était tombée au-dehors et une atmosphère paisible régnait maintenant dans le salon où ils s'étaient réunis, lui, Azula, Ty Lee et June pour recevoir les soins de la guérisseuse.

Ses blessures soignées, lavée et vêtue d'une robe de chambre propre, Azula s'était endormie sur le sofa. Sa tête reposait sur les genoux de Ty Lee, miraculeusement épargnée par les brûlures à l'exception de quelques cheveux qui se dressaient sur sa tête, comme si elle avait reçu une décharge électrique. La jeune fille caressait doucement la chevelure d'Azula qui avait rapidement sombré dans le sommeil après que Taïma lui eut fait avaler son traitement et un léger somnifère.

Zuko sourit. Il n'arrivait pas à croire à son bonheur. Azula était là, en sécurité entre les murs du palais, saine et sauve. Ce constat lui fit presque oublier sa frustration de ne pas avoir réussi à capturer celui qu'ils appelaient le Guide. Ce scélérat avait réussi à s'enfuir profitant de la grande confusion qui avait régné au moment où le reste de l'escorte de Zuko avait fait irruption dans la pièce.

Il était moins une. Malgré l'attaque foudroyante qu'il avait lancée, Zuko avait bien failli capituler face à cet homme masqué qui s'était avéré un maître du feu redoutable. Le scélérat n'avait pas hésité à sacrifier ses propres sbires dans la bataille en les laissant se s'interposer entre eux, véritables boucliers humains. Il n'avait même pas eu besoin de leur demander. Ses dons exceptionnels lui avaient permis de s'enfuir, abandonnant derrière lui les camarades qui avaient survécu au carnage, laissés aux mains de la Garde Impériale.

Ils pourrissaient tous dans les cachots du palais : la Matrone, les hommes masqués qui les avaient attaqués, le docteur sadique, et Kojiro, ce lâche, que Maître Shin avait réussi à capturer alors qu'il essayait de prendre la fuite. Le misérable attendait son heure, rôtissant dans son cachot. Zuko réfléchissait encore au châtiment qu'il allait lui faire subir et la pensée de ses cris étranglés amenait un sourire cruel sur ses lèvres.

« Qu'est-ce qui te fait rire, Zuko ? l'interrogea Ty Lee, les sourcils froncés.

– Rien, répondit-il aussitôt, rougissant comme si elle avait pu lire ses pensées. Je me disais juste que nous étions chanceux. Je suis heureux qu'on s'en soit tous sortis vivants.

– Moi aussi, dit Ty Lee avec un sourire en dégageant une mèche d'Azula qui venait de retomber sur son visage.

La princesse émit un léger ronflement et Ty Lee et Zuko se regardèrent, tous deux aussi surpris l'un que l'autre, puis ils éclatèrent de rire. Quelle sensation merveilleuse ! Il lui semblait que cela ne lui était pas arrivé depuis des années ! Il pensa que quelques heures auparavant, il avait tué plusieurs hommes et son hilarité redoubla, se muant en un rire nerveux et impossible à arrêter. Il espéra qu'il n'avait pas l'air d'un fou.

« Ne lui dis surtout pas ce qui vient de se passer ! alerta Ty Lee qui pleurait de rire. Nous sommes morts sinon !

– Je tiens à la vie ! » répondit Zuko avant de la rejoindre dans un nouveau fou rire.

Taïma revenait vers eux, une serviette humide à la main et un grand sourire illuminant son visage.

« Je suis désolée d'interrompre la fête, mais il serait bien de porter la princesse dans un lit. Elle se remettra mieux si elle passe une bonne nuit.

– Je m'en occupe, s'empressa de répondre Zuko avant que quelqu'un d'autre ait pu répondre.

– Je peux appeler quelqu'un pour la porter si vous…

– Non, ça ira, merci ! » la coupa abruptement Zuko.

Et lâchant sa compresse, indifférent à la douleur, il se leva et se pencha pour soulever le corps alourdi de sommeil d'Azula.

Elle se réveilla juste assez pour entourer le cou de Zuko de ses bras et il frissonna quand elle enfouit sa tête dans son cou, ses cheveux chatouillant ses épaules.

« Oh ! Est-ce que ce n'est pas adorable ! ironisa June en lâchant momentanément le miroir qu'elle tenait dans la main. On dirait deux mariés aux portes du temple ! Cependant je doute que ta petite amie soit d'humeur coquine ce soir. Il va sans doute falloir reporter la nuit de noces ! »

Zuko se retint de lui lancer une réplique cinglante. Il lui devait une fière chandelle. Et il tenait à ce qu'elle reste au palais cette nuit et dans les jours qui venaient, le temps de lui poser toutes les questions qui le taraudaient au sujet du médaillon. Il ignora donc ses sarcasmes, ainsi que les regards gênés de Taïma et Ty Lee.

« Très drôle, se contenta-t-il de répondre. J'ai déjà ordonné que l'on te prépare une chambre. Taïma te montrera. Repose-toi aussi longtemps qu'il te plaira. Tu ne partiras pas d'ici sans une récompense à la hauteur du service rendu.

– Le beau ténébreux est devenu un véritable gentleman, dites-moi, dit June en adressant un clin d'œil à Taïma. Est-ce que tout le monde dans ce palais est prêt à donner autant de sa personne ? Je serais curieuse de le découvrir... »

Taïma rougit furieusement, détourna les yeux et eut un petit sourire gêné que Zuko ne lui connaissait pas.

Ce fut cela qui le décida à décamper. Azula qui s'était rendormie profondément, ne se tenait déjà plus à son cou.

Il souhaita bonne nuit à tout le monde, promit à Taïma de soigner correctement ses brûlures et emporta sa sœur endormie jusqu'à sa propre chambre. En le voyant arriver, les gardes se précipitèrent pour l'aider à transporter Azula jusqu'à son lit. Il leur demanda de veiller sur elle le temps de se laver. L'eau chaude et le savon agissaient comme un acide sur ses brûlures, mais peu lui importait, tant il était impatient de retourner s'allonger auprès d'elle.

Quand il fut prêt, il congédia les gardes, totalement indifférent aux qu'en-dira-t-on et, retirant sa robe de chambre, il se glissa torse nu entre les draps frais de son lit et attira Azula contre lui.

Il laissa sa main errer un peu sur son ventre qu'il caressa doucement. Azula gémit un peu dans son sommeil et posa sa main sur la sienne, comme pour l'encourager à la laisser là. Il se pressa plus fort contre elle, se demandant si elle pouvait sentir combien il la désirait.

« Zuzu ? dit-elle sans ouvrir les yeux d'une voix ensommeillée. C'est bien toi ?

– Oui c'est moi, souffla-t-il en la rapprochant encore un peu de lui.

– Est-ce que tu es réel ?

– Oui.

‒ Père ? Il est toujours en prison ? »

Cette fois, Zuko eut plus de mal à répondre. Il redressa la tête, cherchant à scruter son visage, mais elle l'avait enfoui dans son oreiller.

« Oui, bien sûr, enfin, pourquoi demandes-tu cela ? »

Elle ne répondit pas.

Elle remua un peu, peut-être pour mieux le sentir contre elle et s'assurer qu'il ne mentait pas quand il prétendait être réel. Elle se retourna pour lui faire face, les yeux toujours fermés, sans doute trop épuisée pour les ouvrir, et enroula ses bras autour de son cou. Elle pressa contre sa joue deux baisers qu'il lui rendit avec la même douceur. Zuko balaya facilement la culpabilité qui venait frapper à la porte de son esprit. Il avait failli la perdre. Ils auraient pu ne jamais se revoir. Ils avaient bien le droit de se montrer leur affection, non ? Et puis, Azula ne se rappellerait probablement rien le lendemain, droguée comme elle l'était.

– Ne me quitte plus, dit-elle. Cela ressemblait plus à un avertissement qu'à une prière, mais sa réponse était la même dans les deux cas.

– Plus jamais », promit-il avec ferveur en l'étreignant encore davantage.

Elle se retourna et se rendormit aussitôt, à la grande déception de Zuko. Il promena sa main sur son ventre encore quelques instants, luttant contre l'envie de la glisser plus haut. Ne voulant rien tenter qui pût la brusquer, il ferma les yeux, prêt à sombrer à son tour dans un sommeil bienheureux.

C'est à cet instant que le visage de Mai s'invita avec fracas dans sa mémoire. Un pincement violent étreignit sa poitrine et il oublia de respirer. Les événements des dernières heures avaient chassé de son esprit leur rencontre secrète dans l'obscurité de la tente. Il pensa à l'enfant, au léger renflement sur son ventre. Sa main se referma sur celui, parfaitement plat d'Azula, et il sut qu'il ne trouverait pas le sommeil. Il relâcha doucement sa sœur qui roula sur le côté en émettant une petite plainte puis replongea dans un sommeil profond.

Les prochains jours seraient pénibles. Il faudrait interroger Azula sur ce qui s'était vraiment passé chez les Fils d'Agni, sur le mystérieux réseau qu'elle semblait contrôler. Il faudrait décider du sort des traîtres qui rôtissaient en bas dans les cellules du cachot. Il faudrait parler de Mai, du bébé. Prendre une décision déterminante pour l'avenir de la nation. Et pour leur propre avenir.

Zuko grogna de frustration. Roulant à son tour sur le matelas, il ramena à nouveau Azula contre lui et la serra à lui faire mal. Elle gémit un peu et il desserra son étreinte.

Pour l'heure, tout ce que voulait Zuko, c'était éprouver la réalité de son corps à la fois ferme et tendre contre le sien, s'endormir en s'enivrant de son parfum. Encore une fois au moins.

Pourquoi se précipiter ? Mai était prisonnière de Lu Fang. Elle semblait bien traitée. Cela laissait à Zuko le temps de réfléchir à la manière dont il apprendrait la nouvelle à Azula. Le Conseil des Sages était anéanti. La menace des Fils d'Agni était maintenant écartée. Le Guide avait perdu certains de ses plus fidèles complices. Bientôt, grâce aux interrogatoires que Shin menait déjà dans les cachots, ils connaîtraient leurs principales cachettes et démantèleraient toute leur organisation.

Leurs ennemis auraient besoin de se reconstituer un réseau et cela prendrait du temps, des mois, des années peut-être. Pendant qu'il tenait sa sœur dans ses bras, les soldats de Zuko sillonnaient la capitale à la recherche de ces scélérats. Ils avaient pour ordre d'abattre froidement tous les Fils d'Agni qu'ils rencontreraient, sans mener d'interrogatoire. Il n'y aurait pas de procès pour ces fauteurs de trouble.

Toutes ces réflexions tranquillisèrent un peu Zuko qui s'autorisa à oublier Mai, juste pour cette nuit. Il enfouit son nez dans la chevelure de sa sœur et la huma longuement. Pour la première fois depuis que son ballon avait atterri, Zuko se sentit enfin à la maison.


Un mince tapis de neige recouvrait le sol dur et gris. Des perles de givre s'accrochaient, telles des myriades de petits diamants, aux branches des arbres nus qui pendaient lamentablement comme pour pleurer la fin des beaux jours. Le froid était vif, pénétrant et donnait au vieil homme l'impression qu'on lui gelait les os.

Satoshi attendait dans une taverne à trois kilomètres de cette zone forestière humide, sans doute confortablement assis entre un verre de vin chaud et un bon feu réconfortant. Iroh, qui claquait des dents, fut saisi par un vif sentiment de jalousie.

Cependant, une joie sincère, qu'il ressentait peut-être pour la première fois depuis des semaines, illumina son cœur de vieil homme lorsqu'une petite silhouette familière apparut de nulle part entre les sapin imposants.

À l'été brûlant et étouffant qu'ils avaient connu dans la Nation du Feu succédait un hiver froid et rigoureux. Mais cela n'empêchait pas la jeune fille qui s'approchait d'évoluer pieds nus sur le sol gelé. L'épais manteau qui recouvrait ses frêles épaules faisait un contraste comique qui arracha à Iroh un hoquet amusé. Dès qu'elle fut à sa hauteur, ils s'inclinèrent l'un vers l'autre et Iroh lui adressa un sourire auquel elle répondit bien qu'elle ne puisse pas le voir.

« Contente de vous voir ici, Général Iroh !

‒ Iroh, tout court. »

Il n'aurait su dire pourquoi il la corrigeait. Si les autres gens faisaient l'effort de répondre à son souhait, l'homme qui pourrait empêcher Toph de désigner les autres par le nom qu'elle avait choisi n'était pas né.

« Je suppose que vous venez ici avec de bonnes nouvelles ? demanda Toph. La lettre que vous m'avez envoyée n'était pas des plus claires.

‒ Je ne pouvais pas tout te dire sachant que tu ne pouvais pas la lire toi-même.

‒ Ouais ! s'exclama Toph, c'est ça l'inconvénient avec la cécité. Pour les autres aspects de la vie, c'est du gâteau ! »

Ils rirent de bon cœur et Iroh lui proposa de faire un tour pour réchauffer leurs membres frigorifiés.

« Les choses vont mal pour mon neveu, admit-il après quelques pas.

‒ Je l'aurais deviné. Même à Gaoling, on entend parler de ce qui se passe, bien que Lu Fang fasse visiblement tout pour que l'information arrive ici totalement déformée. J'ai développé une certaine aptitude à comprendre ce qui se passe vraiment, et surtout ce qui ne se passe pas vraiment. Il suffit de croire tout le contraire de ce que dit le journal ! Que se passe-t-il avec Sparky ? Est-ce que Princesse Barjo l'a finalement convaincu de lui faire des bébés ?

Iroh ne put retenir une grimace dégoûtée. Si le franc-parler de la jeune Beifong l'amusait en général, il ne pensait pas pouvoir plaisanter sur un tel sujet. Après tout ils s'agissait de ses neveux.

« Zuko a perdu le bon sens que j'ai essayé de lui inculquer pendant toutes ces années. Il est devenu un vrai tyran. Je suppose que tu as entendu parler des élections qu'il a organisées pour restituer la dignité impériale au Seigneur du Feu ?

‒ Plus ou moins, oui, dit Toph avec un sourire sardonique. C'est le genre d'informations que laisse passer Lu Fang. Tout ce qui peut nuire à Zuko en général. »

Dans les Provinces du Royaume de la Terre qui s'étaient rangées aux idéaux de l'ancien Ministre de la Guerre, les informations circulaient de manière aléatoire. Plus longtemps Kuei restait loin de Ba Sing Se, plus grandissait l'influence de Lu Fang.

« Tu as donc sans doute entendu parler de ce qui est arrivé au vieux Shyu ?

‒ Oui, j'en ai entendu parler ! »

Et avec un couinement qui rappelait un porcelet terrorisé, elle mima quelqu'un qui se faisait égorger. Un peu choqué mais pas vraiment surpris par ce manque de délicatesse, Iroh poursuivit :

« J'ai de nombreuses raisons de croire que Zuko et Azula sont impliqués dans son meurtre et qu'ils ont fait porter le chapeau aux Fils d'Agni. Non que je veuille défendre ces fanatiques, mais si vraiment mes neveux en sont à commettre des meurtres, nous devons avertir Aang. Il est temps que le Roi retourne à Ba Sing Se pour rétablir son autorité et que l'Avatar joue son rôle.

‒ Je sais, soupira Toph. J'ai essayé de rester à l'écart le plus longtemps possible. Je sais que ce qu'a fait Zuko sur l'Île de Braise est impardonnable, mais je ne pouvais pas me résoudre à briser tous nos liens. Il a failli perdre le seul membre de sa famille ‒ enfin, je veux dire à part vous, ajouta Toph soucieuse de ne pas blesser son vieil ami. Je suppose que sa réaction, quand il a senti qu'Azula était menacée, était… naturelle ? »

On y était. Le cœur d'Iroh se mit à battre un peu plus fort, ce dont, sans nul doute, Toph dut s'apercevoir. Allait-il enfin savoir ce qui s'était vraiment produit sur cette plage? Il avait été franc avec Toph en lui parlant de ses suspicion à propos de Shyu. Lui rendrait-elle la pareille ?

‒ Zuko a toujours été un garçon impulsif. Au cours des dernières années, il a développé un attachement que d'aucuns pourraient qualifier de…. peu orthodoxe pour Azula. J'ignore quelle est la vraie nature de leur relation, mais-

‒ Oh c'est très simple. Il est fou amoureux d'elle et il est obsédé par l'idée de la...

‒ Toph ! l'arrêta-t-il, légèrement paniqué. Enfin, ne dis pas des choses pareilles !

‒ Quoi ? Il n'y a qu'à voir comment son cœur s'emballe chaque fois qu'il est près d'elle ou que l'on parle d'elle. On a abordé le sujet une fois ou deux et il n'a pas vraiment cherché à nier. »

Iroh baissa la tête.

« Et elle ? risqua-t-il, pensant qu'au point où ils en étaient, mieux valait parler ouvertement. Penses-tu qu'elle éprouve la même chose ou est-ce qu'elle le manipule ?

‒ C'est difficile à dire, même pour moi. Azula a toujours été une excellente menteuse et je n'ai jamais vraiment réussi à savoir quand elle disait la vérité ou non. Elle a une capacité à camoufler ses émotions stupéfiante. Je dois dire que je l'admire un peu pour ça. Mais je pense qu'elle ne ferait pas tout ce qu'elle a fait si elle ne ressentait pas quelque chose, non ?

‒ Non, sans doute pas, répondit Iroh sans trop y croire.

À son avis, Azula était prête à bien des choses pour obtenir ce qu'elle voulait, et si cela impliquait de partager la couche d'un frère qu'elle méprisai, alors pourquoi pas ?

« Tout ce que je sais, c'est qu'Azula cache quelque chose. Une grande blessure. Et c'est enfoui très profondément. Et je pense que Zuko le sait, même s'il ignore de quoi il s'agit. Il y a une connexion entre ces deux-là, quelque chose de tellement fort. Quelque chose que je n'ai jamais ressenti par exemple entre Sokka et Katara, même s'ils sont proches. Pas même entre Aang et Katara, admit-elle à regret. Parfois, je trouve cela effrayant. Parfois, je trouve que c'est touchant. »

Iroh réfléchit à ce qu'elle venait de dire. Il n'en revenait toujours pas de la force des liens qui unissait son neveu à sa nièce. Lui-même l'avait perçu quand il avait vu Zuko pleurer sur le corps disloqué d'Azula après sa chute. Mais c'était déjà perceptible dans la haine mutuelle qu'ils se vouaient plus jeunes, dans leur jeu incessant du chat et de la souris. Il repensa à ce jour où ils avaient tenté de fuir à Ba Sing Se après le piège que leur avait tendu Azula, et à la manière dont Zuko avait reculé, refusant de sauter, préférant défier sa sœur plutôt que de renoncer.

Il n'avait pas fallu beaucoup d'efforts ni beaucoup d'arguments à Azula pour convaincre Zuko de la rejoindre dans les catacombes. Si Iroh avait depuis longtemps pardonné, il n'avait pas oublié.

« Toph, que dirais-tu de te joindre à moi pour aller avertir Aang et convaincre Kuei de reprendre sa place sur le trône ? Je sens que l'Avatar pourrait avoir besoin des conseils de son maître de la Terre et d'un vieil homme sans doute dépassé par les événements mais expérimenté. Bien sûr, je comprendrais que tu refuses et que tu préfères rester auprès de tes parents.

‒ Vous plaisantez ? s'exclama la jeune aveugle. Je n'en peux plus d'être ici ! Je pensais avoir besoin de prendre du temps avec ma famille mais ils me rendent dingue ! Allons-y tout de suite ! Et puis, Suki doit être sur le point d'accoucher maintenant ! Je ne veux pas manquer la première fois que Sokka se fera arroser le visage par son bébé !

‒ Même si l'enfant est un maître de l'eau, il ne commencera pas à montrer ses talents aussi jeune, Toph.

‒ Je ne parlais pas de maîtrise de l'eau ! dit-elle joyeusement, arrachant un sourire à Iroh, un peu pris au dépourvu par cet enthousiasme, mais ému également.

‒ Bon, on y va ? s'impatienta Toph. La ville est par là, non ?

‒ Euh, tu ne veux pas faire tes bagages d'abord ?

‒ Un maître de la terre n'a pas besoin de bagages ! La terre est ma maison !

‒ Des vêtements, peut-être ? Pour les vivres et le nécessaire de toilettes, j'ai ce qu'il faut mais j'ai peur que mes propres vêtements soient un peu amples pour toi !

‒ Bon d'accord, soupira Toph. Vous avez raison, et je ne peux pas partir sans dire au revoir à mes parents. D'ailleurs, c'est vous qui écrirez ma lettre d'adieux ! Allons-y ! Vous avez du papier sur vous ?

‒ Euh oui, mais tu ne veux pas leur dire adieu en personne ?

‒ Vous êtes pressé ou non ? Si vous avez de l'argent, nous passerons chez le postier qui transmettra la lettre, puis on fera un tour chez le fripier. Mes parents ne s'offusqueront pas. Enfin ma mère sera un peu vexée, mais elle comprendra. Allons-y ! »

Après tout, Iroh était venu jusqu'à Gaoling pour cela. Il soupira en pensant au temps perdu à réfléchir à la manière dont il essaierait de convaincre Toph de le suivre, mais apparemment, Lao et Poppy Beifong s'en étaient chargés à sa place.

Il la suivit donc docilement hors de la forêt.

« Venez avec moi, et tenez-vous bien à moi. Nous irons plus vite à ma façon. »

Et elle fit surgir un bloc de la terre. Une forte odeur d'humus et de feuilles pourries souleva les narines d'Iroh. Le bloc s'ébranla une fois, faisant sursauter le vieil homme qui, se souvenant des paroles de Toph, s'accrocha à son manteau, et se mit à glisser à toute vitesse parmi les arbres, les emportant, lui et sa jeune amie, vers la ville où les attendaient Satoshi.


Huan-Li s'éveilla avec l'impression d'avoir fait un cauchemar épouvantable. Il éprouvait une sensation étrange dans sa poitrine étroite, comme si une horrible créature avait creusé une excavation avec ses griffes pour s'y enfouir. Pourtant il était incapable de se rappeler les détails de ses rêves. Ses membres étaient un peu cotonneux et une douleur au front le lançait à intervalles réguliers, comme si on l'avait frappé violemment avec un objet lourd. Il comprit qu'il avait dû perdre conscience.

Il ouvrit les yeux mais le monde autour de lui était flou. Il chercha ses lunettes à tâtons, s'attendant à rencontrer le sol poussiéreux de la cellule où on l'avait enfermé, craignant que sa main ne se referme malencontreusement sur un rat, comme la veille au matin. Il se souvint avec un dégoût grandissant de l'horrible sensation lorsque son poing engourdi de sommeil s'était refermé sur le corps dodu et flasque de la répugnante créature qui s'était mise à couiner de terreur et l'avait mordu jusqu'au sang. Il avait crié à l'aide pour que quelqu'un vienne désinfecter sa blessure. Mais seul le silence lui avait répondu et la porte était restée close.

Bien qu'on l'eût souvent comparé à ces ignobles créatures à cause de sa mâchoire étroite, de ses incisives supérieures un peu proéminentes, et de ses oreilles plus grandes que la moyenne, Huan-Li avait ces animaux en horreur. Peut-être justement à cause de tout ces points communs. Tout le dérangeait en eux, de leur incisives jaunâtres à leur poil hirsute, sans parler des maladies horribles qu'ils transmettaient.

Il ne les appréciait que pour leur intérêt scientifique et bien qu'il les manipulât avec répulsion lorsqu'il s'agissait de leur injecter un produit, il les supportait tant qu'ils étaient en cage.

Mais à présent, c'est lui qui était en cage. Enfermé comme un chien, depuis trois jours. Personne n'était venu lui rendre visite, ni ne s'était soucié de lui apporter à manger. Seule une cruche rempli d'eau croupie qu'il s'était d'abord refusé à boire avait été laissé sur le sol de sa cellule. Il en avait bu le moins possible. Aussi, quand il se réveilla, il ne fut pas surpris de trouver sa gorge extraordinairement sèche et s'étonna d'avoir réussi à s'endormir malgré cette sensation de soif qui le tenait éveillé pendant des heures jusqu'ici. Une seule possibilité, se dit-il en repensant à la douleur dans son crâne, on avait dû l'assommer.

La frustration qui le rongeait depuis tout à l'heure monta d'un cran quand il réalisa qu'il ne trouvait pas ses lunettes. Une faible lueur lui indiquait qu'il ne se trouvait pas dans le noir complet et bientôt, le son d'une toux feinte lui révéla qu'il n'était pas seul non plus.

« Est-ce ce que vous cherchez ? » demanda courtoisement une voix au timbre de velours, surgie du brouillard où sa vue défaillante l'avait jeté.

Huan-Li cligna des yeux stupidement, plusieurs fois, les frotta, et devina devant lui, une silhouette féminine qui le fixait, assise face à lui, sur un objet rectangulaire et imposant qu'il ne parvenait pas à identifier. La forme de son corps vacillait à la lueur incertaine des torches accrochées de part et d'autre. Elle semblait presque irréelle. Elle tenait un objet en forme de cube sur ses genoux.

Elle lui jeta quelque chose et il referma la main sur ce qu'il reconnut comme ses lunettes et une outre en cuir. Avec des gestes empressés et maladroits, il dévissa le bouchon de la gourde qu'il vida d'un trait. L'eau fraîche qui se déversa dans sa gorge lui parut meilleure que le vin le plus fin.

« Là, dit la voix avec douceur, comme une mère qui s'adresserait à son enfant malade. Cela fait du bien, n'est-ce pas ? »

Huan-Li referma le bouchon, soucieux de garder une ration suffisante d'eau pour plus tard. Il se frotta les yeux, posa ses lunettes sur son nez aquilin et le visage de sa visiteuse lui apparut enfin nettement.

Dès l'instant où le Seigneur du Feu avait fait irruption dans le bunker secret pour sauver la peau de sa sœur, Huan-Li avait compris que son sort était scellé. Le Guide n'avait pas pris la peine de s'encombrer de lui quand il avait pris la fuite. Huan-Li n'avait jamais été un très bon maître du feu et face à des combattants comme Zuko et ses gardes impériaux, il n'avait aucune chance. Le plus sage était encore de se rendre. Ils voudraient le faire parler. En tant que Grand Recruteur, il était l'un des membres les plus éminents de l'organisation. Un prisonnier de marque. Ils avaient besoin de lui. Cette pensée le réconfortait.

Maintenant qu'il se trouvait face à face avec la princesse qui l'avait tant fasciné autrefois, il sut que le moment était arrivé. Il allait enfin pouvoir constater toute l'étendue de sa folie et de sa cruauté que l'on disait sans limite. La façon dont elle avait fait tuer le vieux Sage lui avait déjà donné un aperçu de sa grande créativité en matière de violence. Huan-Li fut étonné de n'être pas plus effrayé. L'interrogatoire serait désagréable, sans nul doute. Mais il s'accrochait à la certitude qu'ils avaient besoin de lui. Il faudrait tenir, le plus longtemps possible.

« Les gardes qui vous ont transporté ici ont failli marcher dessus, dit Azula en désignant les lunettes qu'il venait de remonter sur l'arête de son nez. Mais je les ai ramassées. »

Elle ne dit rien, comme si elle espérait qu'il allait la remercier pour cet acte de grande générosité. Mais comme il ne disait rien, elle poursuivit : « Cela me contrariait. En effet, je ne voudrais pas que vous ratiez une minute du spectacle. »

Au même instant, Huan-Li entendit un couinement, puis deux, puis une dizaine. Il tourna la tête. Tous semblaient provenir de la boîte qu'elle tenait sur ses genoux. De forme cubique, elle était en bois et trois trous minuscules étaient percés sur l'une de ses faces. Elle balançait ses jambes en avant, telle une petite fille assise sur un muret. Le même sourire espiègle étirait ses lèvres rouge rubis.

« Du calme, là-dedans ! ordonna-t-elle en frappant trois fois la boîte sur le caisson qui vibra. Les couinements s'intensifièrent et la gorge de Huan-Li se resserra à la taille d'une tête d'épingle. Ses entrailles se liquéfièrent et une terreur immense s'empara de lui.

« Ils sont incorrigibles ! » dit-elle en riant.

C'était le rire franc et sonore d'une petite fille. C'était un son presque agréable, plein d'une joie toute innocente, mais il glaça le sang de Huan-Li plus sûrement que s'il s'était agi du rugissement d'une bête sauvage. «Ils sont impatients, ils n'ont rien mangé depuis trois jours, vous vous rendez compte ? Enfermés dans cette caisse, seuls, sans voir la lumière du jour, privés d'eau, de nourriture et de réconfort… Pauvres petits... »

Huan-Li ne voulait pas savoir qui étaient, ou plutôt ce qu'étaient ces « petits » auxquels elle faisait allusion. Même si ce n'était que trop évident pour lui. Apparemment, elle avait trouvé une manière de le torturer.

Il rassembla le peu qu'il lui restait de courage pour parler : « J'ai toujours su que vous étiez un cas désespéré. Votre frère et cette guérisseuse à la peau brune et aux goûts contre-nature qu'il a engagée pour prendre soin de vous perdent leur temps si vous voulez mon avis. Votre folie est sans remède.»

Il sut à la manière dont elle se figea qu'il avait touché un point sensible. La princesse ne s'était sans doute pas attendue à ce qu'il en sût autant sur cette guenon qui lui tenait lieu de médecin et de psychiatre depuis son éviction de la clinique. Il décida de maintenir son avantage. Malgré la superbe qu'elle affichait, la princesse restait cette fille malade, fragile, esquintée par le viol que lui avait fait subir son père. Il avait toujours su comment la manipuler et faire tomber ses défenses.

« Je vois clair en vous, Princesse, et je sais à quel jeu vous jouez. Mais il est inutile d'en arriver à de telles extrémités. Cependant, je m'interroge : comment avez-vous su pour les rats ?

‒ J'ai interrogé vos collègues, vos soi-disant amis sur votre personnalité, vos aspirations, vos loisirs, mais aussi sur vos plus grandes craintes », répondit-elle, répétant au mot près les paroles qu'il lui avait adressées après qu'elle eut essayé de tuer son frère avec sa propre couronne à l'asile. S'il avait su où cela le conduirait, Huan-Li n'aurait peut-être pas cherché à punir cet acte de bravoure. « Il semblerait que vous éprouviez une certaine forme d'aversion pour les rongeurs. J'avoue avoir été surprise, moi qui vous prenais pour leur maître ! »

Huan-Li préféra ignorer la provocation.

« D'accord, c'est très subtil de votre part et croyez-moi bien : j'apprécie la charge symbolique. J'ai joué avec vos propres phobies, vous voulez me torturer avec les miennes pour me faire parler. Vous et moi avons décidément bien des similitudes, Princesse ! Seulement, si vous souhaitez obtenir de moi des renseignements pour localiser Le Guide, je ne suis pas certain que ce soit la meilleure méthode ! »

Azula éclata de rire et sauta du caisson avec légèreté. Elle s'approcha de lui et s'agenouilla afin de se mettre à sa hauteur. Elle était si près de lui qu'ils auraient pu s'embrasser. Elle posa une main délicate sur sa joue et lui adressa un rictus qui lui glaça les os.

« Oh, docteur ! J'ai peur de ne pas avoir été très claire. Vos renseignements ne m'intéressent pas. Mon frère m'a donné carte blanche à votre sujet. J'ai bien peur que nous ne soyons pas ici pour vous faire parler. »

Huan-Li leva vers elle deux yeux vert-d'eau dissimulés par ses lunettes rondes aux verres sales. Il espérait que sa peur ne pouvait pas se lire à travers.

« Oh, par tous les dieux ! s'exclama Azula en le repoussant d'un geste de la main et en se relevant. J'oubliais combien cela pue un homme qui a peur. Vous autres, saisissez-vous de lui ! »

Et venant de nulle part, surgirent deux hommes à la carrure imposante. Huan-Li reconnut en eux ses deux infirmiers qui travaillaient pour lui à l'époque, Xi et Chen.

« Mes amis ! bredouilla-t-il d'une voix que la terreur faisait dérailler.

‒ C'est fou de voir comme l'argent et quelques menaces peuvent acheter la loyauté de certains ! Si j'avais su combien ces deux gorilles aimaient l'or, je n'aurais pas eu à subir la moitié des violences qu'ils m'ont infligées ! Cela n'a pas été facile de les retrouver, mais ils sont là ! Et maintenant, vous allez pouvoir recevoir votre punition ! »

Huan-Li avait peine à l'écouter, car l'un des deux colosses venait de le ramasser sur le sol de la cellule et de le jeter contre son énorme épaule, comme une vulgaire poupée de chiffons. L'autre s'était dirigé vers le caisson et l'ouvrait à l'aide d'un pied de biche.

« Mon frère a gentiment accepté que ses hommes reviennent au Centre de Recrutement abandonné pour récupérer ce caisson dans lequel vous m'avez enfermée. J'ai pensé que cela vous ferait plaisir. »

D'un ton sec, Azula ordonna à Xi de le jeter dans le caisson. Son corps atterrit lourdement contre le fond en métal. Huan-Li se concentra de toutes ses forces pour invoquer une flamme qui ne semblait jamais devoir venir. La princesse sembla comprendre ce qu'il essayait de faire. Ramassé dans le caisson, il vit son beau visage apparaître dans le rectangle que formait l'ouverture.

« Oh ! ne vous fatiguez pas, docteur. J'ai pris soin de vous injecter ce fabuleux produit de votre invention afin d'annihiler votre maîtrise pour les prochaines heures. S'il a si bien fonctionné sur moi, on peut sereinement présager de son efficacité sur un maître aussi médiocre que vous.

‒ Petite putain ! hurla Huan-Li au comble du désespoir ! Votre père sait tout ! Il sait ce que vous faites avec votre frère derrière les portes closes ! Il va vous retrouver ! Il reviendra vous punir quand il saura ce que vous m'avez fait ! »

Mais ses menaces incohérentes ne produisirent pas l'effet escompté. Azula ne cilla même pas. Elle disparut quelques secondes et son visage réapparut au-dessus du caisson. Elle tenait à la main une de ces lampes à gaz munies d'une clé permettant d'ajuster la taille de la flamme. Elle pointa un index vers la mèche et une flamme d'un bleu éblouissant aveugla Huan-Li l'espace de quelques secondes.

« Vous parliez de nos points communs, dit Azula d'une voix calme et assurée. Je dois reconnaître que vous avez raison. J'aime moi aussi les expériences. J'ai pensé qu'il serait amusant de vous confronter à mes propres peurs pour voir si cela augmente vos capacités d'empathie ! J'espère que ce séjour définitif dans le noir constituera une étape dans votre parcours vers la guérison. Cependant, contrairement à vous, je ne suis pas un monstre. Je vous laisse de la lumière. »

Sans prévenir, elle lui jeta la lampe et il la rattrapa de justesse de ses mains tremblantes avant qu'elle ne s'abatte sur son front. Le visage stupide des deux brutes qui avaient autrefois été ses subordonnés encadraient la princesse, telles deux colonnes de pierre inébranlables. La jeune femme disparut une nouvelle fois, comme si elle s'était baissée pour ramasser quelque chose et quand elle réapparut, elle tenait dans ses mains la boîte cubique d'où s'échappaient les couinements furieux des créatures qui grouillaient là.

« Je crois que le plus difficile, lorsque vous m'avez enfermée dans ce placard à l'asile, a été la solitude. Aussi ai-je décidé d'être magnanime. Je vous offre un peu de compagnie. Ils n'ont pas mangé depuis trois jours, je suis certaine qu'ils vont vous adorer ! »

Huan-Li poussa un hurlement quand les rats, une douzaine au moins, tombèrent comme des pierres sur son visage, leur petit corps poilu se tortillant sous l'effet de la panique. Leurs petites griffes lacérèrent son visage alors qu'ils essayaient vainement de remonter le long des parois lisses du caisson en métal. La queue de l'un d'eux s'introduisit dans sa bouche grande ouverte et il faillit s'étrangler.

Il eut la vision fugitive de deux yeux d'ambre, durs et froids comme la pierre. Ils disparurent quand le couvercle en métal se referma dans un grand fracas, retirant à sa vue la lumière. Agrippé à la petite lampe où tremblotait une flamme bleuâtre fantomatique, il ferma les paupières pour ne pas voir les dents jaunies des rongeurs affamés s'enfoncer dans sa chair.