Chapitre 3 : Famille à l'envers
Edfindel... Oviliane aussi était éberluée. En fait, une partie d'elle, celle qui soupirait après les regards de Carver et Cie, celle qui était pleine de mépris, avait envie de douter qu'Eddie Munson sache seulement lire. En fait, Lily s'étonnait surtout de ses goûts littéraires. Elle adorait le Seigneur des Anneaux.
A vingt-deux heures, l'adolescente mit dehors les derniers jeunes qui traînaient encore dans la salle d'arcade. Avant d'éteindre, elle passa devant chaque borne, par curiosité. Elle avait envie de voir les records du jour. Peu de temps après l'incendie du Starcourt, il y avait eu des problèmes d'électricité dans le quartier, et toutes les sauvegardes s'étaient effacées. Au grand dam des détenteurs des meilleurs records, et à la joie des autres qui voyaient l'occasion de tout reprendre à zéro.
Il n'y avait pas eu d'excellents joueurs aujourd'hui, constata Lily devant les résultats. Rien d'extraordinaire.
Tranquillement, elle coupa la musique et les lumières les plus vives, puis se laissa tomber sur son fauteuil. Les mains croisées sur le ventre, la tête en arrière, ses oreilles bourdonnaient encore du bruit de la journée. Elle savoura le silence et le calme de la salle, toute à elle désormais. D'abord, éteindre les machines. Oviliane ne laissa allumée que la section de Gauntlet. Elle passa ensuite le balai, s'appliqua à ramasser moutons de poussières, miettes de gâteaux, chips ou popcorn, et papiers d'emballages. Avec une lame de rasoir, elle décolla consciencieusement les bonbons et les chewing-gums que des abrutis avaient collés avec application, sur la moquette, sur les bornes, parfois directement sur les joysticks ou les manettes. Une manière de marquer son territoire ? Se demanda la jeune femme en haussant un sourcil. Et de toute évidence, ça faisait longtemps que ce décollage n'avait pas été fait. Pas le genre de Keith de se tuer à la tâche. Oviliane se garderait bien de le critiquer pourtant. Si elle n'avait pas cherché à retarder son retour, elle n'ont plus, elle ne s'y serait pas attardée.
Après, Lily s'amusa à nettoyer les bornes. Son chiffon n'oublia rien, ni les manettes, ni les côtés des machines, ni même les coins des écrans. Il était minuit passé quand Oviliane se posta devant Gauntlet. Elle était fatiguée, mais pour ses parents la soirée ne faisait que commencer, alors elle pouvait bien passer encore une heure à jouer.
Derrière l'écran, Vil la valkyrie tirait des couteaux sur les fantômes et les monstres qui l'approchaient. Elle avançait sans peur dans les couloirs, son bouclier dans une main, son épée dans l'autre, et récoltait tous les trésors sur son passage. Quand une horde de monstre fonça sur elle, Vil recula assez loin, s'arrêta pour tirer, et recula à nouveau jusqu'à trouver un couloir où les ennemis ne pouvaient avancer que les uns derrière les autres. Après une vingtaine de coups, elle reprit sa progression, vigilante, et grimpa de niveaux en niveaux.
Après une heure de jeu, Oviliane se décida enfin à rentrer. Il était temps d'affronter ses parents. Elle ferma l'arcade, l'esprit vide. Il n'y avait plus de bus à cette heure ci, mais c'était très bien, la jeune femme n'arriverait que plus tard chez elle. Sa grand-mère n'aimait pas la savoir sur la route à cette heure, toute seule, victime trop facile pour qui aurait la tête mal tournée, comme le disait la vieille. Le jeune Byers, Barbara, les morts dans l'incendie de Starcourt... Et quand Oviliane passa devant un poteau où l'avis de recherche de Chris ballottait dans le vent, elle eut un frisson. Elle connaissait bien Chris, c'était un habitué de la salle d'arcade, il détenait même le records de plusieurs bornes. Et il avait disparut quelques semaines plus tôt. Une fugue, d'après la police. A part sa famille, plus personne ne le recherchait.
Oviliane ne connaissait pas assez Chris pour croire ou non à la disparition volontaire. En fait, avant de le voir écrit sur les avis de recherche, elle ignorait même son nom. Il était plus âgé, et pas très bavard. Et l'adolescente se demanda ce qu'il se passerait, si elle décidait aussi de mettre les voiles. Probablement qu'elle prendrait un train pour la Californie, il paraissait que c'était là bas qu'allait tous les fugueurs. Enfin, elle, elle irait plutôt dans le nord. Peut-être le Maine, ou le Vermont. Ou même le Canada, d'où la famille de sa mère était originaire. Voir la tombe de Oviliane première du nom, cette illustre arrière-arrière-grand-mère qui fut la première musicienne de la famille. Sauf qu'Oviliane ne fuguerait jamais. Qui prendrait soin de sa Granma ? Les ados qui disparaissaient volontairement, c'étaient plutôt ses parents.
Arrivée devant la porte de la maison, Lily s'arrêta, une main en l'air,prête à baisser la poignée. Elle prit une grande bouffée d'air, ferma les yeux, et s'engouffra enfin courageusement à l'intérieur. La musique l'agressa aussitôt. Et la puanteur du brouillard qui avait envahi le salon vint lui chatouiller les narines et lui brûler les yeux. Elle en eut la nausée.
« Vivi,c'est toi ma chérie ?
- Oui Granma, malheureusement. Tu n'es pas couchée ?
- Je t'attendais. Allez viens, plus vite ce sera fait, plus vite tu seras tranquille."
Oviliane se rendit à l'évidence. Il était temps. D'un pas énergique,l'adolescente atterrit dans le salon, où sa mère dansait pieds nus, faisant tourner sa jupe jaune et mauve au son d'une musique qui n'existait que dans sa tête. Son père roulait une cigarette dans laquelle il ne mettait pas que du tabac, et balançait des noms et des souvenirs de leur tournée.
« Salut maman. Salut papa. »
Aussitôt,sa mère ouvrit les yeux et cessa sa danse. Son père se retourna, la langue encore dehors, prêt à lécher sa feuille.
« Ma Vivi ! » La voix traînante, les yeux rouges et brillants,sa mère vint à elle et lui prit les mains, l'entraînant dans sa danse.
« Alors Vivi, prête pour ta rentrée ? On t'a ramené des supers cadeaux. Richie, fais lui voir ses supers cadeaux ! Tu rentres tard ma puce, Granma as dis que tu travaillais ? Oh, tiens regarde ce qu'on t'a trouvé ! »
Oviliane grimaça devant les filets de bave qui suintaient de la bouche pâteuse de sa mère. Elle se concentra plutôt sur Richie, qui sortait un bocal d'un sac en papier kraft. Un bocal plein de sable qu'Oviliane accepta avec un petit sourire. Elle voulait toujours en ramener, quand elle était petite et qu'elle suivait ses parents. Et puis à force, Lily s'en était lassé. Elle découvrit ensuite un assortiment de galets et de coquillages. Et une sculpture d'alligator en bois flotté.
« Tu as vu ça ? S'exclama Richie. Il est superbe hein ? On a rencontré Abyline sur le festival, elle y était pour vendre son travail. Elle a fait celui là juste pour toi.
- Mer... Merci. C'est vrai que c'est superbe."
Et ça l'était vraiment. Le bois flotté donnait un aspect particulier au reptile que la dénommé Abyline avait reproduit. Il n'était pas parfait, et il manquait de détail, mais ce minimalisme ne rendait que plus beau le matériau brut.
« Merci beaucoup papa, merci maman. Je vais ranger tout ça dans ma chambre. Je suis un peu fatiguée après cette semaine, je vais aller me coucher.
- Tu as raison Vivi, c'est bientôt la rentrée, tu dois prendre un bon rythme.
- En fait... J'ai déjà fais ma rentrée papa, mais c'est pas grave. Bonne nuit... Oh, maman, Eddie Munson voulait que tu l'appelles.
- Haaa, oui, oui. Ca m'étonnerait qu'il dorme, je vais lui proposer de passer. Tu veux pas rester avec nous ? On pourrait aller en discothèque.
- Oh. Heu. Non, vraiment, je suis fatiguée. Mais amusez vous bien. »
Et sur les soupirs déçus de Richie et Ginger, Oviliane monta s'enfermer dans sa chambre. Le bocal de sable finit dans un tiroir de son bureau, avec tous les autres et les coquillages. Seul l'alligator eut le privilège de rester visible.
Assise sur son lit, Oviliane saisit le livre qu'elle lisait avec sa grand-mère. Pas ce soir en tout cas... Pas tant que ses parents seraient là. Demain, elle leur demanderait quand est-ce qu'ils repartiraient. Ils ne restaient heureusement jamais longtemps. Moins de trente minutes plus tard, après que Lily ait prit une douche très rapide et se soit glissée dans son pyjama, puis sous sa couette, elle entendit une voiture s'approcher, puis se garer devant leur allée. Elle éteignit immédiatement sa lumière,ne voulant pas qu'il l'aperçoive d'en bas. Manquerait plus qu'il ait l'idée de venir la voir. Mais non, il ne ferait jamais ça. Eddie venait là pour sa mère. Eddie lui parlait pour sa mère. Ils n'étaient pas amis tous les deux, et Lily faisait tout pour que ça ne change pas. Hors de question qu'Eddie la salue dans les couloirs du lycée ou qu'il vienne lui parler devant son casier, à la vue de tous.
Blottie sous sa couverture, Lily entendit les éclats de voix de ses parents et du Taré. Des rires, des silences, de la musique. Sa mère pinçait les cordes de son instrument, et son père la rejoignit bientôt enchantant. Heureusement, Eddie n'avait pas emmené sa guitare, la nuit aurait été infernale. Lily se tournait et se retournait, incapable de trouver le sommeil dans la cacophonie ambiante. Finalement, ils se décidèrent à partir, et Lily entendit la maison elle même soupirer de soulagement. Elle sourit dans le silence, serra sa couette contre elle et s'endormit enfin.
Une nuit trop courte, malheureusement. Quand les rayon du soleil filtrèrent à travers ses persiennes, Oviliane était déjà réveillée. Elle entendit même ses parents rentrer de leur escapade. Comme tout le quartier d'ailleurs. L'adolescente cria dans son oreiller. Quand ils cessèrent de rires à chaque fois qu'ils heurtaient un meuble ou glissaient dans l'escalier, et qu'elle fût sûre qu'ils s'étaient affalés sur leur matelas, Oviliane décida de se lever, c'était peine perdue pour attraper encore quelques heures de sommeil. Elle allait prendre un bol de céréales et regarder des dessins animés. Pas de meilleures façons de commencer son dimanche. Chaussons dinosaure aux pieds, dont le vert jurait atrocement avec le bleu de sa combinaison, Lily descendit doucement les marches pour ne pas réveiller sa grand-mère qui n'avait pas dû mieux dormir qu'elle. Un bol de lait frais et de céréales au chocolat plus tard, l'adolescente s'apprêtait à se laisser tomber dans le canapé, sauf que celui-ci était déjà occupé. Surprise,elle s'arrêta net, renversant un peu de lait au passage sur ses chaussons. Le juron lui échappa sans qu'elle ne réussisse à l'arrêter, et Eddie papillonna des paupières. Ses vitreux se posèrent sur l'adolescente. Enfin, presque sûr elle, et il se redressa, hagard, les cheveux tout emmêlés, collés par la sueur d'une nuit festive. Les joues pincées, Oviliane retenait de nombreuses insultes. Sa matinée était gâchée. Elle se détourna pour monter dans sa chambre, quand la voix pâteuse d'Eddie se planta dans son dos.
« Sympa le pyjama. »
Elle l'entendit ensuite s'écrouler sur le canapé, replongeant dans un sommeil aviné. Baissant les yeux sur son pyjama, elle réalisa qu'Eddie l'avait vu dans sa combinaison bleue à lapins. Bon. Elle n'avait plus qu'à espérer qu'il oublie tout au réveil. Et si elle lui vidait son bol sur la tête, il s'en rappellerait ? Non. L'adolescente se retint et regagna sa chambre en fulminant.
Pas de dimanche tranquille pour Oviliane. Les céréales restèrent sur le côté de son bureau, à se gorger de lait et à devenir immangeables. Elle passa sa journée à contempler le plafond, à ranger sa chambre, plusieurs fois même. Et, comble du comble, elle prit même de l'avance sur ses cours. En fin d'après-midi, Lily entendit ses parents émerger. Eddie finit par partir, et, la tête dans le brouillard, la brune se résolut à quitter sa forteresse de solitude pour descendre rejoindra sa Granma. Muette, lasse, la vieille femme préparait le dîner pendant que son fils et sabelle-fille croupissaient sur le canapé en mangeant des chips.
« Tu veux un coup de main Granma ?
- Merci ma belle, pas la peine. Tu sais quoi ? Prends ton manteau, on va se promener, j'ai besoin de prendre l'air.
- Sage idée. "
Bras dessus bras dessous, Granma et petite-fille s'échappèrent des vapeurs âpres de la maison et se sentirent enfin respirer. Elles se rendirent dans les bois, et profitèrent de leur escapade pour ramasser des châtaignes et faire une partie de cache cache, leur jeu favori. Et comme Granma marchait un peu moins vite d'année en année,c'était souvent elle qui allait se cacher. Une dizaine de minutes plus tard, après avoir longuement compté jusqu'à cent, Oviliane retrouva sa grand-mère accroupie derrière un talus, hilare.
« Tends moi ton bras petite, je sais pas si je réussirai à me relever toute seule !
- N'importe quoi Granma, tu fais ça dix fois par jour quand tu jardines ! Allez debout, c'est à moi de me planquer. »
L'adolescente choisit un arbre non loin de sa grand-mère, pour ne pas la faire trotter longtemps, en empoigna la branche la plus basse et se hissa dessus. Agrippée au tronc, elle envoya un premier pied sur une branche suivante, plus haute, et continua à grimper, juste assez haut pour que Granma ne l'aperçoive pas tout de suite. En voyant la vieille femme passer sous son nid, Oviliane s'amusa à lancer de petites pommes de pin dans un cercle assez large autour de sa grand-mère pour ne pas risquer de la toucher. Mais la voir tourner la tête dans tous les sens en grommelant en valait la peine, et l'adolescente rit tellement qu'elle faillit tomber de son qui ne manqua pas d'attirer l'attention de sa cible.
« Ha !Trouvée, descend donc de là petite garce ! »
La jeune femme s'apprêtait à descendre quand des cris stridents la coupèrent. Trois silhouettes courraient à travers bois en criant et se rapprochaient d'elles à toute vitesse.
« Qu'est-ce que c'est que ce chambardement. » grommela Granma.
Quand les trois coureurs arrivèrent à leur hauteur, ils s'arrêtèrent nets, bouche béante et bras en l'air. Des gamins, constata Oviliane. En train de jouer eux aussi. Ils portaient des armures de bric-à-brac, de cartons et de... Conserves ? Des armures recyclées, en quelque sorte. Deux brandissaient une épée, le dernier une hache. S'ils voulaient se faire du mal avec leurs armes, ils allaient devoir y passer des jours. Mais leur imagination n'avait aucune limite... Tant que personne ne les surprenait... Ils passèrent devant la vieille femme sans voir Oviliane, le museau baissé, marmonnant d'indistincts "bonjouraurevoir", jusqu'à s'éloigner suffisamment pour être hors de vue, et reprendre leur jeu.
« Drôle de gamins... lança Granma.
- Je crois que je les connais, répondit Oviliane en sautant de la dernière branche. Ils viennent souvent à la salle d'arcade.
- C'est bien ce que je disais. Viens ma chérie, rentrons, j'ai hâte de faire griller nos châtaignes ! »
Quand elles rentrèrent à la maison, ce fut pour assister au départ de Richie et Ginger.
« Ha, Vivi, maman, vous voilà, les accueillit Richie. Ca tombe bien, on file voir Rick, on rentrera plus tard.
- Vous n'avez pas déjà tout vendu à Eddie ?
- On ne vend rien à Eddie ma chérie, expliqua sa mère. Avec lui, c'est cadeau, avec Rick, c'est du commerce. A tout à l'heure. »
Une soirée tranquille pour Vivi et sa Granma donc. La vieille femme retourna en cuisine, quand la sonnette de l'entrée l'interrompit. Oviliane se pressa d'aller ouvrir, et tomba nez à nez avec un livreur de pizza.
« Bonjour. Deux pizzas, une champignon et une quatre fromage.
- Heu... Il doit y avoir une erreur. On n'a rien commandé. »
Mais au même instant, Oviliane remarqua un petit mot et un billet dans le vide poche à côté de la porte. Elle déplia le message rapidement.
« Bon appétit les enfants, ne nous attendez pas. »
« En fait oui, c'est pour nous, merci. »
Le livreur partit, Oviliane ramena le dîner dans la cuisine.
« On pourra manger ta cuisine plus tard Granma, maman et papa nous ont payés le dîner. Quatre fromage pour toi, et champignons pour moi.
- Ha, nos préférés. Tes parents sont toujours capables de me surprendre. Et bien à table ! »
Blotties sur le canapé, les deux femmes dévorèrent leur pizza devant une rediffusion de Dallas. Une série qu'elles trouvaient toutes les deux nulle et ennuyante, mais dont elles loupaient rarement un é châtaignes grillées avaient divinement embaumées la maison,remplaçant le parfum des herbes de ses parents. Quand il n'en resta qu'une dizaine, Lily les rangea dans une boîte qu'elle posa en évidence sur la table. Pour ses parents.
