XV
We need to talk about them
« And all the kids cried out, "Please stop, you're scaring me"
I can't help this awful energy
God damn right, you should be scared of me
Who is in control?
I paced around for hours on empty
I jumped at the slightest of sounds
And I couldn't stand the person inside me
I turned all the mirrors around
I'm bigger than my body
I'm colder than this home
I'm meaner than my demons
I'm bigger than these bones »
-Control, by Halsey
« Et donc tu m'as amené des gaufres et des framboises. »
Avec un grand sourire, les yeux pétillants, Ben hocha la tête.
« Si je passe en cuisine et que je vois des gaufres toutes chaudes et tes fruits préférés, bien sûr que je vais penser à toi. »
« C'est adorable, » concéda Audrey en passant ses bras autour de son cou pour déposer un baiser sur ses lèvres. Puis elle se redressa lorsqu'il chercha à approfondir le contact et s'éloigna. « Cela étant dit, ça n'efface pas le fait que tu devais venir me voir hier soir. »
« Je sais, » souffla doucement Ben en avançant dans la chambre à la suite de la princesse. « Je n'ai pas eu le temps, avec tous ces appels, et j'ai eu des choses à régler dans la foulée. »
« J'ai eu mes parents, et Blanche aussi. J'ai glissé quelques remarques ici et là, en espérant qu'elles germent. »
« Merci, tu sais toujours comment les manœuvrer. Je suis trop direct, d'après mon père. Je voudrais juste... » Il fit un geste exaspéré de la main en s'appuyant sur la commode. « Je voudrais qu'on avance. »
« Nous avançons. Ben, nous avons mis des mois à ne serait-ce qu'esquisser l'idée de ce projet. Regarde où nous en sommes. Quatre d'entre eux sont là, nous en avons plus appris sur l'Île en deux petites semaines qu'ils n'en ont appris en vingt ans. Le Conseil a été réuni, les débats sont lancés. Nous avançons. »
Après quelques secondes, il soupira doucement.
« Je sais. »
Le cœur d'Audrey se serrait pour lui. Il avait l'air épuisé et soucieux, bien plus âgé qu'il ne l'était, et bien plus sombre que quiconque hormis elle ne le verrait jamais.
Elle s'approcha de lui et le prit dans ses bras un instant. Ben la serra contre lui et enfouit son visage dans son cou.
« Je voudrais juste tout arranger, mais ce sont des souhaits d'enfant. Des choses qui n'arrivent que dans les contes de fées, » murmura-t-il.
« Mais ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas changer les choses. »
Il se redressa, un petit sourire aux lèvres.
« Ecoute-toi, Audrey d'Auroria, l'optimiste. »
« Seulement parce que tu m'obliges à prendre ce rôle. »
« Tu m'en vois désolé. »
« Tu es pardonné, tu m'as amené des framboises et des gaufres. »
Elle quitta ses bras pour justement aller manger un des petits fruits. Du coin de l'œil, elle le vit se tourner vers le miroir pour arranger sa tenue et ses cheveux et fronça les sourcils.
« Tu ne peux pas rester ? Il est 7h30. »
« Je sais. Mais il faut que je vois mon père avant qu'il quitte l'école et avant mon premier cours. »
Elle hésita une seconde. Elle avait voulu lui parler de ses observations quant aux Insulaires, de ce qu'on lui avait rapporté, de l'étrange comportement d'Evie au déjeuner de la veille. Mais Ben avait l'air fatigué et une autre longue journée l'attendait. Ça pouvait attendre un peu.
« On se voit plus tard ? » offrit-il avant de déposer un baiser sur ses lèvres et un autre sur sa joue.
« D'accord. N'oublie pas de manger un peu. »
Aussitôt il tendit une main pour voler une gaufre malgré sa protestation.
« C'est toi qui as dit que je devais manger. À tout à l'heure ! »
Et en prime il lui envoya un baiser avant de fermer la porte derrière lui, cet idiot.
Elle leva les yeux au ciel.
Puis sourit, incapable de s'en empêcher, et retourna à son petit-déjeuner.
O
« On pensait pas qu'on devait venir. »
« Vous ne devez pas, » se rattrapa rapidement Lonnie, occupée à reprendre (inutilement) sa coiffure. Elle jeta un œil via le miroir à Mal, affalée sur le fauteuil de sa chambre en ce tout début d'après-midi. « Mais tout le monde est invité à la Fête de l'Automne. »
« Ce n'est pas l'automne, » remarqua doucement Evie presque de façon absente alors qu'elle ne levait pas la tête de son carnet à dessins.
Un brin excédée et peu douée pour le cacher, Lonnie acquiesça.
« C'est pas exactement le jour de l'automne. Mais c'est son nom. »
Mal tourna paresseusement la tête vers la jeune fille. Bien que tout dans son attitude montrait qu'elle était détendue, de sa position à son ton posé et lent, son regard vert restait perçant alors qu'elle le posait sur Lonnie.
« Et à quoi ça sert ? »
Audrey avait noté que c'était un verbe qui revenait bien souvent. Comme si chaque chose devait avoir un but, chaque action un objectif, chaque objet ou personne une fonction. Comme s'il n'y avait pas de place pour l'inutile, pour l'inertie, pour l'inaction.
« On fait la fête pour s'amuser ! »
Le ton incrédule de Lonnie prouvait une fois encore que bien que son cœur était à la bonne place, son sens de l'observation et son empathie lui faisaient parfois défaut.
Sofia, assise à la table près d'Audrey, intervint plus posément.
« Les élèves se rassemblent dans la grande salle pour danser, discuter et jouer. Les employés préparent un buffet, il y a de la musique et tout est décoré à cette occasion. Mais ce n'est pas un bal formel comme celui d'hiver, juste une fête. Pas besoin de s'habiller de manière particulière. C'est l'occasion de se détendre, de penser à autre chose qu'aux études l'espace d'une soirée. »
La tête de Mal dodelina dans leur direction. Son regard se posa sur Sofia et elle sembla prête à répondre, avant de se raviser, comme désintéressée.
Audrey se demanda à quel point ça devait lui sembler ridicule, qu'une foule de jeunes privilégiés aient besoin d'une fête pour échapper à la pression des cours et de leurs positions. Elle se demanda, non pour la première fois, comment ils apparaissaient dans ses yeux.
Près de Mal, assise sur le canapé, Evie tourna son carnet vers son amie pour lui montrer ce sur quoi elle travaillait. Le dessin fit sourire la jeune fille, ses yeux pétillant un instant avec un amusement candide, avant que son rictus ne devienne plus moqueur.
« Tu devrais lui offrir. » Elle tendit la main pour attraper le carnet, puis le lança sans préavis sur la table, au milieu d'elles, avec toute son impolitesse habituelle. « Jane, ta mère aimerait ? »
En face d'Audrey, Jane jeta un œil au croquis. Il s'agissait d'une esquisse rapide de Fée Marraine, mais avec des ailes, sa baguette en main. Evie lui avait dessiné une tenue sur le thème de l'automne, toute en feuilles, en châtaignes et en brindilles. Elle avait même un chapeau en écorce et un écureuil en guise de ceinture. Le résultat était aussi réussi que ridicule, et Audrey retint vaillamment son sourire.
« Hum... » hésita Jane. « Je ne l'ai jamais vu porter autre chose que du bleu, mais j'avoue que j'aurais aimé la voir là-dedans. »
« Au moins elle serait dans le thème, » s'amusa Sofia. « C'est un vrai écureuil ? »
« Ça n'y ressemble pas ? » demanda Evie, l'air un peu confus. « J'en ai juste aperçu un dans le parc. »
« Oh si, c'est tout à fait ça. »
Bon sang, Audrey devait encore soumettre l'idée de prévoir des temps de découverte pour les Insulaires, lors d'après-midis et durant leurs week-ends. Il fallait qu'ils voient le monde, qu'ils voient les animaux, les infrastructures, la technologie. Ils avaient beaucoup trop de lacunes et ces instants ne les aidaient pas à s'intégrer au mieux.
« Au fait, ça se mange ? » intervint Mal en redressant un peu la tête.
Jane sursauta.
« Quoi ? »
« L'écureuil. »
Un silence s'installa alors qu'Audrey cherchait la meilleure façon de répondre.
« Mal, » reprocha Evie. « Ils ne mangent pas les animaux. »
« J'ai remarqué qu'il y a jamais de viande aux repas, mais personne a jamais dit que c'était une loi. »
« La loi ne stipule pas exactement qu'il est interdit de consommer de la viande dans les États Unis d'Auradon, » intervint Audrey. « Mais il est interdit de les blesser, de les chasser ou de les tuer. Les peines sont très lourdes. »
L'air soudain intéressée, Mal se releva pour s'asseoir plus droite.
« Donc... c'est légal de manger un animal si on le trouve mort. »
Audrey était entraînée à beaucoup de choses, mais elle avouait que répondre à ce genre d'observations n'en faisait pas partie.
Lonnie s'avança vers elles, l'air scandalisé.
« Pourquoi tu voudrais manger un cadavre ? »
« C'est consommable, suivant de quoi il est mort et depuis combien de temps, » expliqua Mal simplement en haussant les épaules. « C'est plein de protéines. Enfin, il paraît, j'en ai jamais mangé. Plus d'animaux sur l'Île, tu te rappelles ? Je vois pas en quoi c'est plus dégoûtant que de la moisissure de fruit ou des conserves pas identifiables. À condition d'arriver à le faire cuire, bien sûr. Crois-moi, quand t'as vraiment faim, tu regardes pas vraiment ce que tu manges, tant que ça ne te tuera pas. »
Face à leurs réactions silencieuses, Mal afficha un petit rictus, les yeux pétillants.
« On se détend, les princesses pastelles, c'était une simple curiosité. Il y a bien assez de nourriture dans votre beau pays pour laisser les écureuils tranquilles, vivants ou morts. Je croyais qu'on pouvait poser des questions ? »
« Bien sûr, » rassura Jane, qui s'était étonnamment remise plus vite. « Tu peux. »
Evie hocha la tête.
« Dans ce cas, il y a autre chose peu claire concernant vos animaux. »
« Quoi ? »
« Apparemment les chiens sont spéciaux, en tout cas vous en faites des animaux de compagnie. Et hier Doug a mentionné que sa famille vivait avec deux chats. »
« Et la fille arrogante, la rousse liée à l'histoire d'Ursula... »
« Apina ? La nièce d'Ariel ? »
« Ouais, elle, » approuva Mal. « Elle se promène avec un lapin. »
« Les animaux de compagnie peuvent appartenir à différentes espèces, » expliqua Lonnie. « C'est vrai que ce sont souvent des chiens et des chats parce qu'ils aiment beaucoup les humains généralement, mais ça peut aussi être des petits animaux comme des hamsters, des souris, des lapins, des cochons d'Inde,... Certaines personnes vivent même avec des oiseaux. »
« Des oiseaux ? » répéta Evie, dubitative.
« Oui. Ils restent en liberté, mais ils sont attachés à des humains et vivent près d'eux. »
Mal avait l'air intriguée.
« Je pourrais avoir n'importe quel animal de compagnie ? Comme les lions de l'histoire de Ben ? »
« Non, les lions ne sont pas... Ceux de la Terre des lions ne sont pas de simples animaux, ils communiquent et sont nos égaux. Certaines espèces des royaumes semblent être des animaux, mais ils sont différents. Et tu ne pourrais pas vivre avec un fauve, ce sont des animaux trop sauvages. »
« Ça n'a aucun sens. Qu'est-ce que vous entendez par sauvage ? Dangereux ? Ou libre ? Tu dis que les animaux de compagnie se lient aux humains et donc choisissent de rester avec eux, non ? Ça veut dire que n'importe quel animal pourrait le faire. »
« Sauf que certains préféreraient te dévorer. »
« Qu'ils essayent, » balaya-t-elle rapidement. « Ruby a bien dit que le meilleur ami de sa mère était un lézard ? »
« Un caméléon. »
« Quoi ? »
« Un... Un gros lézard qui change de couleurs. »
« Un lézard magique mais un lézard quand même. »
« Ce n'est pas mag— »
« Princesse cheveux rouges a un lapin. Les nains ont des chats. Merlin était ami avec un hibou, non ? Alors je pourrais avoir un lien avec un tigre, ou un serpent, ou un scorpion. »
Sofia fronça le nez.
« Pourquoi tu voudrais avoir un lien avec un scorpion ? »
« Ce sont des créatures très utiles, » remarqua Evie doucement.
Le sourire de Mal s'agrandit.
« Les araignées aussi. »
« Bien sûr. »
Lonnie haussa un sourcil.
« Vous avez déjà mentionné des araignées mais rassurez-moi, ce n'était pas vraiment des animaux de compagnie ? Je veux dire... Il n'y en a pas ici ? Enfin, vous n'en gardez pas ? »
Mal se laissa retomber contre son dossier.
« Evie ? »
« Il y en a trois dans la chambre. »
« Quoi ?! »
« Du calme, Lonnie. Ce ne sont que des araignées, » tempéra Audrey en voyant les yeux de Mal pétiller.
Evie observait Lonnie comme si elle était la chose la plus étrange qu'elle avait jamais vue.
« Elles sont minuscules. Le service de ménage ne les a même pas vues. »
« Oh. Je préfère. J'avais peur que tu en aies ramené une de l'Île. »
« Et on l'aurait cachée comment ? » s'amusa Mal. « Même un bébé aurait été compliqué à dissimuler. On aurait dû la nourrir d'écureuils. Elle aurait sûrement essayé de bouffer le chien qui suit Carlos partout. Et une ou deux princesses. »
« Je ne veux jamais voir ce genre de créatures de ma vie, » conclut Sofia. « Sur une autre note, Evie, si tu prends un jour les commandes, tu me le diras ? »
« Pardon ? Des commandes ? »
« Pour des vêtements. Jay a mentionné en passant que tu as cousu la plupart de vos vêtements, ou que tu les as modifiés. C'est faux ? »
« Non, » répondit Evie simplement, mais il y avait quelque chose de tendu dans son maintien, c'était subtil, mais Audrey l'avait plusieurs fois remarqué et pouvait à présent le détecter. « Nous avions besoin de vêtements. »
C'était une simple logique, comme s'il n'y avait rien de plus évident. Ils avaient eu besoin de vêtements, Evie en avait fabriqué. Comme si n'importe qui en était capable, comme si les tenues que portaient les Insulaires n'étaient pas parfaitement réalisées, parfaitement ajustées, créées sur une Île où toutes les matières premières manquaient, où personne n'avait dû apprendre quoi que ce soit à Evie.
« Besoin ou envie, pour moi la frontière est floue, » avoua Sofia aisément, le ton chaleureux. « En tout cas, si tu veux designer pour d'autres un jour, sache que je serais très intéressée. »
Mal avait presque les yeux plissés alors qu'elle observait la jeune fille avec méfiance. Evie était beaucoup plus discrète, l'air candide, mais il y avait une étincelle vive et froide dans son regard.
« Tu voudrais que je te dessine une tenue ? »
« Dessine et réalise, oui. »
« Pourquoi ? »
De la méfiance, certes, mais aussi de la curiosité. Une émotion bien enfouie mais très touchante, qu'Audrey avait déjà notée dans certains échanges avec les quatre Insulaires. Comme lorsque Jay s'étonnait qu'on le complimente pour son endurance, ou Carlos pour sa capacité étonnante à réparer les machines à boissons du couloir.
« Il y a des tas de stylistes dans les royaumes, des tas de magasins qui présentent de chouettes pièces. Mais ne nous mentons pas, beaucoup manquent d'originalité et n'osent pas innover. Ce n'est pas ton cas, et il est clair que tu sais t'adapter aux besoins et aux goûts de tes modèles, chacun d'entre vous a son propre style. Alors je sens que tu ferais des merveilles. »
« Et on sait que Jane a dû avoir un petit coup de main pour son changement de style et de coiffure. Subtil, mais efficace. »
Les mots de Lonnie surprirent Jane qui se mit immédiatement à rougir. Audrey se pencha vers elle et lui toucha la main une seconde.
« Ça te va très bien. »
« Merci. »
« Tout ce que je dis c'est que si tu veux de nouvelles clientes, tu sais où chercher, Evie. »
« Je prends note, merci, » répondit la jeune fille avec un sourire, apparemment ravie et détendue.
Apparemment.
« Du coup, on a pas mal bifurqué, » remarqua Lonnie. « Vous viendrez ce soir ? »
Comme chaque fois qu'une décision était à prendre, ce fut Mal qui répondit.
« On verra. »
Et comme souvent, sa réponse n'en fut pas vraiment une.
O
« Ils sont sérieux ? » maugréa Carlos en accélérant le pas, la tête légèrement rentrée dans les épaules.
Il savait que son comportement serait vu comme de la peur par le petit groupe plus loin, alors qu'en réalité il fuyait pour s'empêcher de les démonter, ou peut-être de leur envoyer sa nouvelle petite invention à la figure.
S'ils croyaient qu'imiter des grognements et des jappements pour se moquer de lui ou pour le provoquer le blessait... Enfer, ces enfants ne savaient vraiment rien faire correctement, même pas insulter !
Et leur lâcheté était splendide, à la hauteur de ce bon vieux Crapaud. Dans les couloirs de l'école, les détracteurs des Insulaires attendaient toujours qu'il n'y ait aucun témoin pour montrer leurs vrais visages.
D'après ce que Carlos comprenait, les grands héritiers, ceux issus d'une Maison royale, suivaient pour la plupart le ton donné par Ben et Audrey. Certains par conviction, d'autres sans doute pour des raisons purement diplomatiques et politiques. Ceux qui osaient montrer leurs vrais sentiments, en tout cas en l'absence d'un public, étaient apparemment les enfants de l'ancienne noblesse, peut-être certains nouveaux riches aussi. Ils avaient moins à gagner, et donc moins à perdre.
Dommage que Carlos, lui, avait tout à perdre s'il s'autorisait à être lui-même. Apparaître comme le maillon faible de la bande était stratégique, mais c'était aussi hautement énervant et même s'il avait beaucoup de patience, il commençait sérieusement à se demander s'il tiendrait.
Il fut surpris de sentir immédiatement la tension de ses alliés quand il entra dans sa chambre en cette fin d'après-midi.
Jay tournait comme un lion en cage et Mal se tenait droite, les bras croisés, irradiant de colère... et de magie.
« Ouah, Mal, » souffla Carlos en claquant rapidement la porte. « Vas-y mollo avec les étincelles. »
Sa capitaine le fusilla d'un regard brillant vert acide, mais elle ferma les poings et les émanations de sa magie se calmèrent.
« Où est Evie ? »
« Chez la psy. »
La réponse était aussi courte que sèche.
« J'ai fait une connerie ? »
« Non, Jay s'en est chargé. »
« Qu'est-ce que t'as foutu ? »
Avec un regard noir, le fils de Jafar se stoppa net.
« J'ai étalé un mec. »
« Pardon ? »
« Ce crétin a eu la brillante idée de foutre un coup de poing à un de nos charmants camarades de classe. »
« Lequel ? »
« Je retiens pas leurs prénoms ! » grogna Jay. « Un avec des bouclettes brunes et des joues énormes... Un gamin de je ne sais quel seigneur lié à Charmington. »
« Merde. Quelqu'un a vu ? »
« Personne. Il a vite ravalé son assurance et était à deux doigts de pleurer. Ou de se pisser dessus. D'habitude il fait le fier, mais il a dû oublier qu'il avait pas ses alliés avec lui, ou alors il a un peu trop pris de confiance en voyant qu'on réagissait jamais. »
« Ces gamins sont protégés par les adultes d'ici, tout le temps. Tu crois qu'il va obéir à leurs règles et aller tout raconter à Marraine et aux gardes ? »
« J'en sais rien. Je l'ai menacé s'il parlait. Il avait la trouille, et puis je l'ai bien humilié. »
Carlos hocha la tête.
« Ça peut le faire, je veux dire, c'est des crétins fragiles, il avait peut-être jamais pris un coup de sa vie ou jamais été menacé, va savoir. Et en-dehors de leur amour propre, il y aussi le risque que si lui parle, nous aussi. Et ça m'étonnerait qu'ils aient envie qu'on sache que les si parfaits enfants des héros sont des enfoirés. »
« Parce que vous croyez que si c'est sa parole contre la nôtre, on gagnera ? » leur rappela Mal froidement. « Les parents interviendront, et ils feront pression, et c'est pas certain que Marraine nous croit de toute façon. »
« Vu ce qu'il m'a dit, ça m'étonnerait que ce connard en soit à son coup d'essai. À mon avis, c'est pas différent de l'Île. Tout est une question de hiérarchie. Les moins puissants se la ferment face aux plus riches et ainsi de suite. Pour eux, on est tout en bas. Mais je suis prêt à parier que d'autres subissent des conneries de ce genre et n'osent pas parler. »
« Et tu crois que ces victimes vont venir nous soutenir sur leurs blancs destriers ? »
« Jay a pas tort. J'ai observé plus ou moins la même chose. Y a de grandes chances pour qu'il dise rien, il perdrait de sa superbe. »
« On verra, » concéda Mal d'un ton qui informait clairement Jay que si ça ne tournait pas dans leur sens, il serait tenu pour responsable.
Carlos alla s'avachir sur un fauteuil.
« Qu'est-ce qui t'a fait craquer ? J'étais sûr que j'allais être le premier à péter un câble. »
« Ce petit con est allé trop loin, c'est tout. »
« J'aimerais bien savoir ce qu'un de ces enfoirés dorlotés a bien pu inventer pour te faire disjoncter, toi. »
La tension dans la mâchoire de Jay lui apprenait que le simple souvenir le faisait rager. Carlos haussa un sourcil interrogateur et ponctua le tout d'un petit rictus provocateur.
Jay répondit au défi.
« Il a fait une remarque de trop sur Evie et Mal. »
« Tu déconnes ? » Carlos bondit sur ses pieds, aussi étonné que furieux. « Il a osé ? »
À sa plus grande surprise, Mal avait l'air seulement amusée.
« J'arrive pas à croire que l'un d'eux ait même l'idée de faire des remarques salaces. »
« C'était pire que ça, et on laisse pas ça passer. Jamais. »
Se laissant tomber de tout son long sur son lit, Carlos émit un petit son d'acquiescement.
« Il a eu de la chance que ce soit toi. On a tous eu de la chance. Je lui aurais fait bouffer ce petit bijou. »
Il joua avec le petit cube mécanique pour le montrer à ses alliés.
« C'est quoi ? »
« On trouve tout dans leurs ateliers. Ça m'inspire. C'est comme une petite bombe, mais pas d'explosion, juste un arc électrique capable de griller plusieurs personnes en même temps et hop, leurs cœurs s'arrêtent. »
« Cool. »
« Tu n'utilises pas ça. En tout cas pas avant ce week-end et non, ce n'est une chance pour personne parce que Jay n'aurait pas dû réagir. »
« Quelle hypocrisie, » railla le garçon immédiatement. « On sait tous que si ce gars l'avait ouverte devant toi, on aurait dû trouver un endroit où cacher un cadavre. »
« Je sais me maîtriser ! »
« Devant les porcs sexistes ? Depuis quand ? »
« C'est qu'un gamin qui se prend pour un caïd alors qu'il sait même pas de quoi il parle. »
« Ou c'est un prédateur qui se cache derrière les paillettes et les arcs-en-ciel, » contra Carlos. « Les prisons existent aussi sur le continent, vous vous rappelez ? C'est pour une raison. »
« Tu oublies que les prédateurs ici, c'est nous. »
O
Elle parlait des cours et de ces derniers jours avec une candeur et une joie pétillante. Pourtant Sam ne pouvait s'empêcher de remarquer la différence. La fatigue peut-être. C'était de légers signes, dans son maintien comme dans sa voix, moins claire que d'ordinaire.
Mais chaque fois que Sam essayait de diriger la conversation, de mener Evie où elle le souhaitait, l'adolescente parvenait elle ne savait trop comment à bifurquer.
Il était temps d'essayer autre chose. D'être plus directe. Ou de la pousser plus.
« Tout ne doit pas te plaire ici. »
« Non, » concéda Evie aisément.
C'était la première fois qu'Evie avouait qu'elle n'aimait pas tout de sa nouvelle vie. Si Sam n'était pas aussi certaine que la jeune fille se pliait aux règles établies avec Mal, elle aurait pensé qu'elle mentait constamment. En réalité, elle choisissait les vérités qu'elle lui offrait avec soin et gardait tout le reste pour elle.
Assise confortablement au fond du canapé, les deux pieds posés au sol poliment, Evie jouait délicatement avec un casse-tête qu'elle avait attrapé en arrivant. Un cube en bois ajouré contenant un second cube. Elle le faisait tourner dans ses mains distraitement, y jetant des coups d'œil de temps à autres. Le nom de ce jeu échappait à Sam, elle savait juste que le marchand qui avait fait la sélection de puzzles pour son bureau lui avait dit qu'il était très difficile. Elle avait justement voulu des jeux de toutes difficultés, non pas que ses patients auraient le temps de se pencher sur les énigmes qu'ils représentaient, mais beaucoup aimaient avoir de quoi occuper leurs mains ou un sujet de discussion sur lequel dériver s'ils se sentaient anxieux ou submergés. Il lui arrivait d'en prêter lorsqu'un jeune y portait un intérêt particulier ou voulait tenter d'en résoudre un.
« Est-ce que tu souhaites élaborer sur ce qui ne te plaît pas ? »
Pour le moment, Evie avait toujours répondu à ses questions excepté lorsqu'elle lui avait demandé de parler de la dernière fois qu'elle avait eu peur. Elle l'avait ignorée poliment alors.
« Je n'aime pas particulièrement notre emploi du temps. Plus précisément je n'apprécie pas que quelqu'un nous le dicte. Je trouve ça ridicule, et je ne suis pas très intéressée par la plupart des cours, je l'avoue. Je pense qu'il y a des choses beaucoup plus importantes à faire ou à découvrir. Ce n'est pas simple d'avoir l'air aussi parfaite tout le temps, vous savez. Ça demande du travail. »
« Tu as toujours été en charge de ton emploi du temps ? » rebondit rapidement Sam avant qu'Evie de les emmène ailleurs.
« Pas exactement, et pas toujours. Mais une fois que j'avais des ordres, j'avais le champ libre pour organiser ma journée comme je l'entendais pour remplir mes objectifs. »
« Mal te donnait des ordres. »
« Mal me donne des ordres, mais généralement nous bâtissons ensemble les plans. »
« Mal est la seule à te donner des ordres ? »
Répondre ou se taire. Ou détourner. Evie avait toujours parfaitement contrôlé ses émotions et n'avait dit ou montré que ce qu'elle souhaitait. Sam l'avait laissé faire. Elle espérait que la jeune fille lui ferait plus confiance si elle se sentait à l'aise, si elle sentait qu'elle était vraiment libre de dire ce qu'elle voulait. Mais après les révélations des trois autres, Sam se rendait compte qu'elle allait peut-être devoir briser quelques barrières et voir où ça les mènerait. Elle détestait précipiter les choses, il était encore beaucoup trop tôt pour ça, mais son instinct lui murmurait qu'elle devait creuser, en savoir plus. Evie était trop adepte de l'évitement et n'avait pas l'air de vouloir sortir de cette superficialité dans laquelle elle cantonnait tous ses propos ou presque.
Il n'y eut aucun changement perceptible chez Evie suite à sa question. Elle continua à manipuler tranquillement le casse-tête, garda son expression ouverte et innocente, mais un petit sourire souleva le coin de ses lèvres.
« Non, » répondit-elle simplement.
D'accord...
Elle espérait peut-être que Sam abandonne ce fil comme elle l'avait déjà fait par le passé.
Mais Sam avait noté assez de choses à présent pour ne pas céder. Elle se souvenait des propos de l'adolescente, quand elle avait évoqué un souvenir heureux et un douloureux, de sa façon de présenter les choses, des mots choisis et des émotions affichées. Le décalage n'avait pas été évident tout de suite. Mais il s'était fait douloureusement sentir au fil des phrases. Son souvenir positif était lié à des objets, pas à des personnes. Et son souvenir négatif avait été terrible, le cœur de Sam se serrait encore en y pensant. Le détachement qu'elle avait pu percevoir chez Evie pouvait être dû à l'environnement, les autres avaient aussi fait preuve de désinvolture en abordant la violence et le crime. Mais elle avait exposé ce qu'il s'était passé non pas sous le prisme de l'horreur ou de l'empathie pour Ginny, mais sous celui de l'ennui pour les problèmes que cet événement atroce leur avait causé, à elle et à sa bande. Peut-être que la période compliquée s'en suivant qu'elle avait évoquée l'avait touchée directement, que ce souvenir en évoquait d'autres plus sombres encore ? En tout cas c'était révélateur, et pas seulement quant à la vie sur l'Île.
Evie accordait peu d'importance aux personnes autour d'elle en-dehors de celles qu'elle avait choisies. Qu'ils soient inconnus ou des camarades, ils n'étaient jamais au centre de ses propos. Selon les observations actuelles de Sam, ils représentaient pour la jeune fille soit un danger, soit un outil. Il était pour le moment difficile de déterminer si c'était un véritable manque d'empathie, un défaut de développement émotionnel dû à son enfance isolée et sa vie sur l'Île, ou un choix réfléchi et conscient. En tout cas c'était inquiétant.
« Tu travaillais pour ta mère. Elle te donnait des ordres. »
« Oui. »
« Elle continuait à t'en donner alors que tu étais devenue lieutenant de Mal. »
« Bien sûr. Je devais lui obéir, c'était ma mère. »
« Vraiment ? » défia Sam.
Evie fronça légèrement les sourcils.
« À moins que les fées se soient trompées en me livrant. »
Si le ton avait été même légèrement différent, la remarque aurait pu être perçue comme insolente. Là, elle avait juste l'air innocente.
C'était presque pire, parce que l'illusion était parfaite.
« Si tu devais choisir entre Mal et Grimhilde, si tu devais obéir à une seule d'entre elles, si tu devais trahir l'une d'elle, laquelle choisirais-tu ? »
Entre les doigts d'Evie, le casse-tête se figea. La jeune fille maintint son regard, son expression tranquille, mais la psychologue sentit des fourmis remonter dans tout son corps et elle se retint de gesticuler.
Cinq secondes plus tard, Evie sourit. Ses mains bougèrent, et les trois pièces jusque-là restées bien coincées dans le jouet se retrouvèrent sur ses genoux. Elle prit le temps de baisser les yeux, posa le cube en bois à sa droite pour prendre les morceaux et les observer.
Puis son attention se reporta sur Sam une nouvelle fois.
« Il y a des règles, » rappela Evie. Son ton avait changé. Il était devenu un peu plus rauque. « Mal est ma capitaine. »
« Mais la reine est ta mère. »
« Elle n'est pas chef de territoire. »
« C'est ta mère. »
Evie garda le silence quelques secondes. Elle l'observa, et Sam sut qu'elle avait compris qu'elle avait un but en tête et qu'elle ne se laisserait pas distraire. Evie aurait pu faire bien des choses. Contourner, refuser de répondre, partir.
Mais étonnamment, elle choisit de rester. Ses mains bougeaient légèrement, mais Sam se trouvait incapable de baisser les yeux.
Il y avait une tension dans la pièce, et Evie paraissait soudain plus... plus.
« Beaucoup de titres n'ont au final pas de grande valeur, » finit par dire la jeune fille, l'expression plus du tout celle d'une enfant frivole, ni d'une jeune fille enthousiaste. Elle avait l'air mature. Sombre. « Ce qui compte, ce sont les règles. »
« Elles sont immuables ? Inviolables ? »
« Toute règle peut être enfreinte. Avec des conséquences si on est pris. »
« À quoi ressemblaient ces conséquences lorsque Grimhilde les infligeait ? »
Le regard d'Evie se glaça. Il n'y avait pas d'autre mot. Sam frissonna et resta immobile alors que la jeune fille se redressait.
Une certaine aura l'entourait à présent, une aura autoritaire, régale et dangereuse. Chacun de ses gestes parfaitement contrôlés, mais au lieu d'être au service de la grâce et des manières, ils apparaissaient à présent signes d'un danger, de compétences et d'un potentiel jusque-là dissimulés.
« Vous supposez qu'il m'arrivait d'enfreindre les règles. » Evie afficha une petite moue. « Ce n'est pas faux, je l'avoue. Pas vu, pas pris, mais parfois on part perdant. En-dehors des cas où ma survie était en jeu, je n'enfreignais ses règles que pour ce qui est essentiel. »
« Mal, Carlos et Jay. »
« Certaines choses valent la peine qu'on meure pour elles. Cela dit, parfois les conséquences tombaient pour d'autres raisons. »
« Comme ? »
« Rien à voir avec la présente discussion. »
« Cruella et Jafar sont morts. Tu étais au courant ? »
Le sourire qui étira les lèvres d'Evie alors fut aussi fin que glacial. Une lueur s'alluma dans ses yeux, mais Sam fut incapable de déterminer s'il s'agissait d'amusement, de colère ou de toute autre chose. L'adolescente n'était plus du tout celle qu'elle avait montrée jusque-là et Sam se trouvait pour le moment incapable de la lire.
« Oui. »
« Aucun de vous ne l'a dit. »
« On vous connaît depuis deux semaines et vous l'avez appris. Je dirais que c'est tout à fait raisonnable. Ne soyez pas mauvaise joueuse. Après tout, » continua-t-elle lentement en se levant, « le but est bien de discuter sur le long terme, non ? Où serait l'enjeu si tout était dit dès la première rencontre ? »
Elle déposa le casse-tête sur la table et lui sourit avec une politesse feinte qui ne cherchait aucunement à convaincre.
« Je pense que nous avons terminé. »
« Nous pouvons continuer. »
« Je suis fatiguée. Tous ces cours, vous savez. Au revoir, docteur. »
Sam l'observa se diriger vers la porte mais ne se leva pas pour éviter toute tension supplémentaire.
Ses remarques et questions avaient poussé Evie à en partie se dévoiler. Ou, et c'était bien plus inquiétant, Evie avait décidé elle-même de ne plus se cacher.
Le résultat était le même.
Elle avait réussi à créer un embryon de vrai dialogue avec la jeune fille, un rapport plus sincère qui aurait pu mener à quelque chose... si elle ne venait pas aussi de la perdre complètement.
« Elle est morte, n'est-ce pas ? » se trouva-t-elle à demander, sentant que ça ne pourrait être pire.
Evie tourna la tête vers elle, l'air sereine. Il n'y avait pas de sourire sur son visage, et cette absence de lumière dans ses traits la faisait soudain apparaître bien plus âgée. Étonnamment plus fragile aussi.
« Ne soyez pas triste, docteur Prim. Réjouissez-vous plutôt. Ils n'auraient jamais dû les laisser vivre. »
Puis elle quitta le bureau.
Sam se laissa tomber contre le dossier du fauteuil en soupirant doucement. Elle ne savait pas que penser de la tournure des choses et regrettait le résultat. Il y avait de grandes chances pour que l'adolescente ne parle plus du tout ou se contente d'ignorer ses tentatives de discussion pour jouer à commenter des banalités.
Ses yeux se posèrent sur la table basse et elle se redressa immédiatement. Le casse-tête en bois trônait au milieu des autres, et Sam l'attrapa, stupéfaite.
Il était résolu.
Non seulement Evie avait réussi à démonter les trois pièces internes, mais elle l'avait aussi reconstitué en un temps record. L'avait-elle déjà vu avant ? Non, impossible, ou en tout cas très peu probable. Et puis Evie s'était contentée de jouer avec tout le long de la discussion, lui jetant des coups d'œil curieux régulièrement, comme avec le cube de la dernière fois. Elle l'avait simplement fait tourner entre ses doigts jusqu'à un point précis de leur échange. Défaire le puzzle n'avait pas été un simple coup de chance comme l'avait cru Sam sur le moment. Evie l'avait fait sciemment à l'instant où elle avait décidé de cesser son jeu du chat et de la souris –– et plus remarquable encore elle l'avait remonté en deux ou trois minutes sans presque y porter aucune attention.
Un petit reniflement de dérision et de stupeur échappa à Sam lorsqu'elle se souvint du nom de ce casse-tête.
Chasse royale.
Le sentiment de savoir exactement quel rôle elle avait joué dans cette partie n'était pas très agréable.
O
« Et on a besoin d'une escorte pour... ? On va pas se perdre en route. »
Aziz n'était jamais certain de savoir de quelle humeur était Carlos. S'il plaisantait ou non, s'il faisait preuve d'ironie ou de dédain. Il choisit donc de sourire et d'hausser les épaules.
« Bien sûr que non. C'est juste plus sympa d'y aller entre copains. »
« On est pas copains. »
« Ouch. »
Le petit rictus qu'afficha Carlos ne guida pas davantage le plus jeune prince d'Agrabah. Taquinerie ou insulte ? Le mystère demeurerait entier.
Carlos détacha son regard de lui pour obéir à Evie et se tenir plus droit alors qu'elle ajustait sa cravate. Il n'avait pas l'air foncièrement à l'aise dans sa tenue bien qu'elle semblât à la fois décontractée et plus habillée que d'ordinaire. Le tissu peut-être. Le long short blanc et noir avait l'air souple, et la chemise rouge sous sa veste habituelle en simili cuir ornée de son emblème tranchait avec les deux autres couleurs. La cravate noire, elle, n'avait pas l'air de lui plaire.
« Evie, » se plaignit-il d'ailleurs quand la jeune fille eut fini de la nouer.
Celle-ci leva les yeux au ciel.
« D'accord, » consentit-elle.
Elle la desserra puis fit un pas en arrière avant d'hocher la tête. Carlos eut l'air soulagé et se tourna vers le miroir. Son reflet lui plut et il y eut un sourire très passager sur son visage qu'Aziz faillit manquer. Il fallait dire que le look qu'aucun Continental n'oserait lui seyait parfaitement. Le prince lui enviait beaucoup le fait qu'il pouvait porter une cravate aussi desserrée. Sur n'importe qui ça ferait négligé, sur lui l'effet était tout simplement parfait.
Non pas qu'Aziz portait une cravate pour la fête de l'automne. Si un événement n'exigeait pas de lui une tenue plus formelle que celle qu'il devait déjà porter tous les jours, il n'allait certainement pas s'y condamner lui-même !
« Jane et les autres seront probablement déjà en bas, » informait Audrey en passant son téléphone dans son petit sac.
La robe qu'elle portait était plus habillée que d'ordinaire, mais pas non plus formelle. Il ne l'avait jamais vue d'ailleurs, mais cette teinte de rose rendait son teint éclatant et ses yeux...
Il détourna le regard et s'invectiva. En aucun cas il ne devait songer à Audrey, future grande reine des États-Unis et petite-amie de l'un de ses meilleurs amis et futur roi, ainsi. Il avait fait la paix avec ça depuis longtemps mais parfois ses sentiments lui sautaient à la gorge.
Evie portait elle aussi une tenue à la fois plus légère et décontractée que d'ordinaire tout en étant plus élégante. Une jupe et un haut dans les tons bleus avec quelques broderies et touches rouges et noires. Ses cheveux étaient à demi attachés et son maquillage fin et léger. Elle semblait délicate, trop mince, mais aussi terriblement gracieuse.
Aziz devait l'avouer, les quatre Insulaires étaient très beaux, malgré la vie qu'ils avaient eu, malgré les kilos manquants et les cicatrices.
De bons gènes, ou l'influence des fées, peut-être. Le hasard, sans doute.
La porte de la salle de bains s'ouvrit et Jay avança dans sa chambre. La petite inspiration brusque d'Audrey attira l'attention d'Aziz, qui comprit immédiatement pourquoi la princesse avait détourné la tête.
Jay était nu comme un ver. Ce qui ne le perturbait pas du tout, puisqu'il s'avançait tranquillement vers son lit sans leur prêter attention. Aziz détourna rapidement les yeux lui aussi, mais il avait noté la pâleur, la minceur, les horribles marques sur sa peau.
« Où est passé mon maillot ? »
« Tiens. » Il y avait une note d'exaspération dans la voix d'Evie alors qu'Aziz l'observait du coin de l'œil s'approcher de Jay pour lui donner son vêtement. « Tu peux faire plus attention ? »
« Ça va, je prends soin de mes fringues, je suis pas débile. »
« Dépêche-toi, on attend que toi. »
Une main autour de sa tenue, Jay sourit et fit une petite courbette.
« À tes ordres, princesse. »
Evie l'ignora.
Audrey s'éclaircit la gorge, la tête toujours tournée vers le mur.
« Hum, Jay ? Est-ce que tu pourrais t'habiller plus rapidement ? »
« On est pas en retard, qu'est-ce que vous avez tous ? » Il se pencha pour enfiler son caleçon et... ouais, même si Aziz ne regardait pas directement, il en avait beaucoup trop vu. Il se garderait bien de dire à ses parents à quel point lorsqu'ils lui demanderaient des nouvelles du fils de Jafar. « D'ailleurs, pourquoi vous êtes là ? »
« Ils souhaitent nous accompagner jusqu'à la fête. »
« On va pas se perdre. »
« C'est ce que j'ai dit, » intervint Carlos alors qu'il passait à Camarade un petit nœud papillon.
Si ça, c'était pas adorable... Il se demandait si le garçon lui sauterait à la gorge s'il le mentionnait.
Une fois que Jay eut enfilé sous-vêtements et bas, Aziz comme Audrey se tournèrent vers eux et se détendirent.
Aziz se demandait comment aborder le sujet mais heureusement son amie avait eu le temps de se reprendre et s'en chargea.
« Je pense qu'il est important que vous sachiez que la bienséance veut que nous restions pudiques face aux autres. »
« Quoi ? » demanda distraitement Jay en enfilant sa veste.
« Se balader tout nu devant les autres, c'est pas possible, » traduisit Aziz. « Enfin, ça l'est, mais ce n'est pas bien considéré. C'est gênant. »
« Pour qui ? Je comprends pas. »
« Vous vous baladez tout nus dans la rue sur l'Île ? »
« T'es dingue ? » rétorqua Carlos. « Bien sûr que non. C'est un coup à passer un sale quart d'heure. Mais vous êtes dans notre chambre et c'est pas comme si vous alliez agresser Jay. C'est pour ça qu'il y a ces demi-cabines dans les vestiaires pour garçons ? »
« Oui, pour que tout le monde soit à l'aise. »
Evie lança un regard à Jay, qui fronça les sourcils sans comprendre. Puis il sembla réaliser ce qu'elle souhaitait et se redressa.
« Désolé si j'ai choqué. J'y penserai la prochaine fois. »
« Nous allons nous en remettre, » offrit Audrey avec un sourire amusé. « Mais qu'on constitue une menace ou non, évitez de vous montrer sans vêtement devant les autres à l'avenir. »
« C'est quand même étrange. Je veux dire, il faut se protéger des pervers et de ceux qui pourraient attaquer, ça je comprends. Mais pourquoi ça vous gêne si un allié s'habille devant vous ? »
Bonne question. Aziz n'avait pas trop de réponse.
Il savait juste qu'il aurait été mortifié si ça avait été Evie ou Mal à la place de Jay, et que ça avait sans doute plus un rapport avec lui qu'avec elles.
« Comment vous faites si vous êtes blessés ? Vous pouvez pas vous faire soigner avec vos vêtements, » remarqua Carlos en prenant Camarade dans ses bras.
« C'est différent avec les médecins. »
« Nous parlerons différences culturelles plus tard. Mal et Ben doivent déjà nous attendre, » décida Evie en poussant légèrement Jay vers la porte.
Le garçon avait été occupé à vérifier ses cheveux dans le miroir.
« D'accord, d'accord, princesse, pas la peine d'en venir aux mains, ça doit pas être autorisé non plus ça. »
En les suivant, Aziz se demanda s'ils avaient été sincères quand ils avaient dit n'être jamais sortis ensemble. Il y avait une profonde confiance et une aisance qui cimentaient leur lien et le faisaient douter.
Aziz sourit presque en arrivant en bas des escaliers et en remarquant Mal. Difficile de ne pas la voir malgré le nombre d'étudiants dans le hall, avec ses cheveux si particuliers et son aura. Sa jupe, son legging et son haut ne dénotaient pas avec sa veste habituelle dans les couleurs et le style, et elle attirait les regards autant par son identité que par sa beauté. Et ce n'était rien comparé à l'attention sur eux lorsqu'ils furent réunis tous les quatre. Si les Insulaires le remarquèrent (et Aziz savait que tous avaient une conscience aiguë de ce qui les entourait), ils n'en firent rien.
Mal avait été rejoindre Ben pour lui poser des questions sur la Bénédiction un peu plus tôt, et tous les deux semblaient détendus. Un fait plutôt surprenant, parce qu'Aziz avait craint que le prince héritier et les enfants de Méchants ne se comprennent jamais. Qui aurait cru que Ben, si lumineux et optimiste, puisse s'entendre avec quelqu'un comme la fille de Maléfique, cynique et calculatrice ? Mais apparemment ça collait entre eux. Allez comprendre.
Il observa avec un petit pincement au cœur Ben présenter son bras à Audrey qui le prit en échangeant un regard indécryptable avec lui, puis sourit et fit un geste exagéré vers l'entrée de la salle.
« Sommes-nous prêts ? »
Jane les rejoignit alors et hocha la tête alors qu'Audrey haussait un sourcil désapprobateur. Ben, pareil à lui-même, souriait dans son costume bleu. Doug se joignit à eux nerveusement, passant une main sur sa veste azur quelque peu ringarde, tandis que Sofia restait occupée à scruter les élèves autour d'eux, sans doute en quête de son futur ex petit-ami.
« Allons voir ça, » souffla Mal en passant devant lui sans lui accorder un regard, son ton plein de dédain.
Ce qui ne voulait probablement rien dire avec elle.
Probablement.
O
Une fête ressemblait à une autre fête. Carlos n'avait jamais participé à aucune, mais il en avait observé certaines sur l'Île, sur leur territoire ou ailleurs.
Un regroupement de personnes qui décidaient de manière très imprudente de se réunir autour d'une raison plus ou moins valable. Il y avait de la musique, des cris et des rires, des petits groupes, de la danse. Certes, la musique ici n'était pas jouée sur des instruments plus ou moins en bon état, et elle était plus douce. Oh, et il y avait à boire et à manger aussi. Mais que ce soit sur l'Île ou dans cette école de luxe, l'intention était la même. S'amuser et passer du temps avec d'autres personnes.
Fort heureusement, la salle était assez vaste pour que le nombre d'étudiants et de professeurs ne soit pas une source trop grande de stress. Ils pouvaient circuler aisément sans se bousculer, et les lumières tamisées ne laissaient pas de pénombre ce qui permettait de repérer tout agresseur éventuel. Le centre était dévolu à la danse. Contre le mur de droite, le buffet réunissait tout ce dont Carlos n'aurait même pas pu rêver avant de poser un pied sur le continent. Derrière les tables se trouvait une porte, probablement un passage vers les cuisines. Les grandes porte-fenêtres laissaient entrevoir les jardins baignant dans la lueur des étoiles. Toutes étaient closes en raison de la température trop basses pour les locaux, mais elles ne seraient pas difficiles à forcer ou à casser au besoin. De l'autre côté de la salle se trouvaient des tables rondes et des chaises, dressées avec nappes et ustensiles, au cas où de jeunes nantis trouveraient dégradant de manger debout peut-être. L'endroit avait été décoré pour l'occasion dans des tons automnaux, avec des guirlandes lumineuses orangées, des arbres en papier fabriqués et peints à la main par des artistes apparemment très connus, et d'énormes légumes de saison. Si jamais ils ne les mangeaient pas après la fête, Carlos ne répondrait plus de rien. L'ensemble était un tel gâchis de ressources, il sentait son cœur s'emballer rien que d'y penser... même s'il devait bien avouer que le tout était joli.
Une double-porte ouverte permettait de passer dans la salle communicante, où les étudiants pouvaient s'adonner à différents loisirs : jeux vidéo, billards, baby-foots et autres activités que Ben prit plaisir à leur énoncer. Dans les deux salles des fauteuils et des canapés douillets permettaient aux convives de discuter ou de se reposer un peu après avoir dansé.
Aziz leur proposa de se mêler aux autres, de se joindre à des groupes de joueurs, mais Carlos sentait les regards des convives sur eux, certains curieux, certains hostiles. Il n'avait absolument pas envie de s'approcher d'eux, même si certains jeux l'intriguaient au plus haut point. Rien que le bruit incessant de la musique à côté et des conversations l'oppressait. Les odeurs, les couleurs, beaucoup trop d'agressions pour ses sens en alerte, et il n'avait pas besoin de jeter un œil à ses alliés pour savoir qu'eux aussi luttaient contre leur anxiété.
Comme toujours, Mal donna le ton en faisant demi-tour pour se diriger vers un endroit clairsemé. Apparemment détendue, elle attrapa l'un des ballons attendant sur un plateau et jeta un œil vers le panier un peu plus loin.
« Laisse-moi deviner, » lâcha-t-elle pour Ben qui la suivait tranquillement. « Tu envoies la balle dans ce cercle et tu gagnes, comme dans ton jardin ? »
« Tu dois marquer plus de points que ton adversaire. Cinq ballons, cinq tirs. Tu marques des points si le ballon passe dans le panier, et moins il touche le cercle, plus tu as des points bonus. »
« Et ça vous amuse ? »
« Beaucoup, » sourit Ben. « Mais si tu veux tout savoir, la plupart des gens en profitent pour se lancer un défi ou faire des paris. Bien entendu, nous ne nous abaissons pas à ce type de comportements. »
Ses yeux pétillaient, il avait vraiment l'air amusé. Carlos pouvait voir que sa capitaine aussi appréciait l'échange, il y avait une lueur dans son regard qui ne trompait pas et elle s'amusa un instant avec le ballon.
« Ah non ? Parce que c'est typiquement ce que nous, on ferait. »
« Je m'en doute. Tu veux essayer ? »
« C'est un défi ? »
« Une invitation. »
Carlos échangea un regard avec Evie. Le prince n'avait pas froid aux yeux, c'était certain. Les mots qu'il choisissait n'étaient jamais au hasard et bien entendu, leur capitaine ne recula pas devant une telle provocation.
Et bien entendu, elle refusa en même temps de se laisser entraîner dans un jeu par Ben.
D'un geste désinvolte, elle lança le ballon par-dessus son épaule. La trajectoire parfaite (aidée ou non par la magie) entraîna la balle pile au milieu du cercle et la machine émit une petite musique de célébration.
Le rictus de Mal faisait étinceler ses yeux verts.
« Nan merci. Il n'y a pas de gloire dans une victoire courue d'avance. »
« Ça fait deux fois que tu me fais ce coup-là. Un jour ou l'autre, il faudra que tu m'expliques comment. »
« Un jour ou l'autre. » Mal le contourna pour rejoindre Jane. « Tu avais dit qu'il y aurait des fraises ? »
« Direction le buffet, » invita la fée avec un sourire amusé.
Un petit marmonnement provenant de Jay s'éleva derrière Carlos.
« Première bonne idée de la journée. »
O
De banalités en découvertes, la soirée avait avancé lentement. Le volume sonore avait augmenté à mesure que les jeunes se lâchaient et que les adultes se retiraient. Les gardes et quelques chaperons restaient présents, mais d'après ce que Mal avait perçu, ils n'intervenaient presque jamais.
Il fallait dire qu'il n'y avait aucune raison pour. Elle n'avait pas aperçu la moindre arme sur les étudiants, pas une seule insulte n'était prononcée, et elle avait beau scruter les gens aucun comportement lui indiquait qu'il y avait la moindre goutte d'alcool qui circulait. Et pourtant elle savait que ce monde en regorgeait sous diverses formes. Pas de combat, pas d'agression, rien. Ils s'amusaient, c'était tout.
Effarant. Elle se demandait si c'était comme ça partout, ou si c'était juste parce qu'il s'agissait de l'école des héritiers et que leurs statuts leur interdisaient tout débordement au risque de voir leur avenir et celui de leur Maison ternis.
Au fil de la soirée, leur petit groupe s'était un peu disloqué dans le but d'observer davantage le comportement des Continentaux et de tirer les dernières infos dont ils avaient besoin d'Aziz, Jane, Ben et Audrey quant à la Bénédiction du lendemain. Elle était donc restée dans le sillage de Ben et de Jane en compagnie de Carlos jusqu'à ce que le prince soit interpellé par des amis à lui. La soirée avançait de toute façon et il était temps d'arrêter la comédie.
Elle avisa Jane et Carlos, debout au bord de la piste de danse, en pleine discussion. Le chien somnolait à leurs pieds et ils avaient l'air absorbés par ce dont ils discutaient. Avec ce brouhaha, Mal ne pouvait faire appel à ses sens plus développés pour les écouter, mais elle vit clairement le moment où tout s'apprêta à basculer.
Un petit groupe se dirigeait dans la direction de son allié et ce n'était clairement pas simplement pour traverser la pièce. Avec le nombre de personnes sur la piste de danse et la façon dont Jane et Carlos étaient placés dans un coin de la pièce, éloignés des assises et des tables, ils étaient presque isolés. Les quatre crétins devaient songer que personne ne les remarquerait et que Carlos serait un cible facile.
Mal s'éloigna du buffet pour aller plus loin, se rapprochant discrètement de la scène. Elle croisa les bras et appuya son épaule contre le mur pour observer. Elle doutait fortement à présent qu'un de ces enfants gâtés soit capable de ne serait-ce que toucher l'un d'eux, mais si jamais les choses devaient en arriver là, sa dague était dissimulée dans son dos et elle s'en servirait.
Comme elle l'avait prédit les quatre imbéciles s'arrêtèrent derrière Carlos. Le garçon les avait sentis s'approcher bien sûr, mais il n'en montra rien et fit mine d'être surpris lorsqu'ils l'interpellèrent. Mal prit le temps d'observer leur leader, un garçon fin à l'air suffisant. Elle n'était pas aussi habile qu'Evie pour les reconnaître rien qu'à leurs vêtements, mais elle connaissait assez les histoires pour savoir identifier un gosse de Camelot quand elle en voyait un. Prince ou juste sous-fifre, peu importait. La fille derrière lui avait les cheveux en désordre typique du petit royaume pathétique de Dunbroch. Les deux autres, elle n'en avait aucune idée, même les leçons de Marraine sur les royaumes avaient leurs limites.
« Tu devrais remonter dans ta chambre, » disait Camelot.
« Pardon ? »
« Tu ne comprends pas quand on te parle ? Tu n'as rien à faire ici. Tire-toi. »
« Vous n'avez pas le droit de – »
« Quoi, Jane ? Tu vas tout répéter à ta maman ? »
La colère dans le regard bleu glace de la fée se maria au rose sur ses joues. Elle ouvrit la bouche mais Dunbroch la coupa d'un air mesquin.
« C'est ça, hein ? Tu vas aller pleurer chez ta maman ? Est-ce qu'on peut vraiment dire que c'est ta mère, d'ailleurs ? »
Jane ne devait pas entendre ce genre de propos tous les jours, parce qu'elle eût l'air sincèrement choquée.
Carlos intervint. Hors de question de laisser passer cette attaque à une sans-nombril. Il durcit un peu sa voix mais continua à garder les épaules légèrement affaissées et cette expression fuyante qui le faisaient paraître tellement plus petit et plus faible qu'il ne l'était.
« Surveille ce que tu dis. »
« Tu ne devrais même pas m'adresser la parole. D'ailleurs, tu ne devrais même pas être là. Vos présences ont gâché la fête à beaucoup d'entre nous, mais c'est tout ce qu'on peut attendre des gens comme vous, hein ? »
Oh, la petite garce pouvait attendre tellement plus des gens comme eux. Mal sentait sa magie brûler ses veines et le dragon marteler son crâne avec de terribles suggestions. Elle ferma les poings et lutta pour rester au contrôle, mais la soudaine douleur dans ses os ne l'aidait pas vraiment.
« Tu n'es qu'une raclure, » reprit Camelot alors que les deux suiveurs hochaient la tête. « Je ne sais pas pourquoi le prince vous a invités mais on a hâte que vous retourniez sur votre Île où vous auriez dû moisir toute votre vie. En attendant retire ta sale gueule de notre vue et retourne te terrer dans ta chambre. »
Quelque chose de dangereux s'alluma dans les yeux de Carlos, et Mal prit soudain conscience que les mouvements près d'eux avaient ralenti. Plusieurs têtes s'étaient tournées dans leur direction, intriguées parce qu'il se passait. Plus les secondes s'égrèneraient, plus il y aurait de regards attirés vers eux, plus les risques grandiraient. Deux gardes surveillaient l'échange, incapables d'entendre les mots mais percevant aisément qu'il ne s'agissait pas d'une discussion courtoise.
Mal essaya de se redresser, de reprendre le contrôle sur sa magie et la douleur, mais sa vue était floue et son estomac se retournait. La panique monta en elle lorsqu'elle se rendit compte de la catastrophe sur le point d'arriver mais ça ne fit qu'accentuer l'emprise du dragon sur elle.
« Et si tu tournais les talons avant d'avoir à regretter tes mots, hein ? » invita Carlos, le ton rauque, la tête droite.
De minute en minute son attitude changeait, il se transformait en le lieutenant que toute l'Île connaissait, mais le crétin devant lui ne voyait rien. Aucun instinct de survie ne devait l'habiter parce qu'il osa même détourner le regard pour échanger un rictus mesquin avec ses amis. Ricanant, il se tourna vers Carlos et fit un pas vers lui.
« Ecoute-moi bien, espèce de – »
Carlos attrapa d'un geste vif le poignet de Camelot lorsque celui-ci essaya d'enfoncer son index dans sa poitrine comme un sombre débile. Mal essaya de réagir mais elle ne parvenait pas à se reprendre et tout tournait autour d'elle. Elle pouvait voir clairement ce qui allait se passer dans les secondes à venir. Le geste de Carlos, le poignet qui se briserait net, le cri du gamin, les gardes,...
Elle anticipa le mouvement de panique, les hurlements, porta maladroitement une main à son arme, puis se rendit compte que rien ne se passait.
« … je te prie, Rick. »
C'était une voix claire. Une voix douce, posée, mais pleine d'autorité.
Les sens de Mal s'éclaircirent et elle vit Audrey entre les garçons, son regard posé sur Camelot. Tout le monde dans cette partie de la salle observait la scène avec appréhension ou avidité.
« N'est-ce pas ? » disait la princesse.
Le petit sourire qu'elle avait n'éclairait pas son visage comme d'ordinaire. L'aura qu'elle dégageait n'avait rien de placide ou de doux. Ces changements, pourtant très subtils, déstabilisèrent son interlocuteur.
« Je ne suis pas d'accord, » contredit-il tout de même.
Audrey l'observa quelques secondes, sans doute bien consciente de toute l'attention portée sur eux. Mal réalisait qu'elle vivait, tout comme Ben, avec ce poids chaque jour.
« C'est ton droit. Mais ce droit t'autorise seulement à avoir ta propre opinion. Tu n'as pas à donner d'ordre ici, comme tu n'as pas à juger qui que ce soit, Richard troisième du nom. »
Le garçon serra visiblement les dents face à l'humiliation. Apparemment insatisfait de sa place dans la ligne de succession de son royaume, et encore plus de ce rappel de son absence d'autorité ici ou ailleurs.
Audrey posa alors la main sur l'épaule de Carlos, ignorant son léger mouvement de recul, et hocha la tête face au quatuor en leur souriant agréablement.
« Je vous verrai demain. Je vous souhaite de passer une belle fin de soirée. »
Puis elle partit tranquillement en entraînant Carlos avec elle sans le lâcher, Jane et Camarade sur leurs talons. Aussitôt qu'ils furent sortis, les conversations reprirent bon train et Mal lutta pour s'éclipser discrètement.
Elle bifurqua vers la gauche dans le but d'éviter le trop grand nombre d'élèves dans le hall et les escaliers et fila vers l'administration et ses couloirs vides, reprenant doucement le dessus sur les nausées et la douleur. Sa magie s'équilibrait lentement et elle commença à mieux respirer.
Pour une raison qu'elle ignorait, Audrey venait de faire une déclaration à tous. C'était un comportement qui ne pouvait tromper, peu importe le lieu ou la culture. S'interposer entre deux personnes, en humilier une pour ensuite avoir un geste aussi délibérément possessif pour l'autre...
La princesse d'Auroria et petite-amie du futur grand roi venait pour ainsi dire de placer Carlos et par extension les autres Insulaires sous sa protection. Elle s'était opposée haut et fort à tous ceux qui refusaient d'accepter leur présence devant un parterre de ses homologues.
Ben et Audrey n'étaient pas stupides, ils devaient avoir connaissance des bruits de couloir ou des quelques-uns qui se prenaient pour des malins et insultaient Mal et ses alliés dans leurs dos. Mais jamais ils n'avaient semblé y prêter attention. D'ailleurs, Mal ne les avait jamais vu entrer en conflit avec qui que ce soit pour quoi que ce soit, toujours à sourire et à contourner, toujours posés. Audrey s'appliquait particulièrement à ne jamais prononcer son opinion sur la plupart des sujets qui pouvaient avoir des ramifications politiques ou diplomatiques même les plus ténues. Ce qu'elle avait fait ce soir était complètement inhabituel.
Sauf...
Sauf que Carlos n'avait eu aucun de ses alliés avec lui, que Ben n'était pas présent, que le monde avait regardé à travers ses héritiers, qu'ils étaient passés à un cheveu d'un scandale qui aurait pu ternir tout ce que Ben et (en secret) Audrey luttaient pour accomplir.
Audrey avait dû intervenir parce que Mal était trop faible pour contrôler sa propre nature et avoir le dessus sur la magie de Maléfique. Elle devait leur salut à une princesse du continent parce qu'elle n'avait pas été foutue de stopper son propre lieutenant.
Voilà à quoi elle en était réduite.
Putain, elle avait hâte que tout ça se termine.
O
« T'es vraiment pas mauvais, Jay ! Y a un truc que tu sais pas faire ? » le complimenta avec amusement Derek.
Jay haussa les épaules et envoya sa dernière fléchette dans la zone indiquée par Fennir. Il la manqua de peu, et laissa sa place à son adversaire, John, qui lui réussit son tir. Son score tombant à zéro, il remporta le duel avec un petit cri de victoire avant de se tourner vers Jay.
« Ça s'est joué à un cheveu ! Impressionnant pour un débutant ! »
« La prochaine fois, je gagnerai, » promit-il.
Les garçons autour de lui le charrièrent un peu et Jay laissa son regard vagabonder un instant. Il ne connaissait pas bien ces types, hormis Derek qu'il avait rencontré via le Tournoi avant de laisser tomber. Ils avaient l'air d'avoir l'âge de Ben, c'était d'ailleurs lui qui les avait présentés avant de disparaître dans la foule entraîné par d'autres amis. Quelques filles avaient regardé leurs parties un instant sans participer. Il y avait encore cette stupide séparation sexiste pour ce genre d'activités, et jouer aux fléchettes n'était apparemment pas quelque chose d'assez féminin pour les jeunes femmes de la noblesse. Jay n'avait pas manqué de croiser le regard d'Evie. Des maths et des tirs de précision ? Il aurait tout donné pour la voir écraser tous les hommes présents !
Il refusa un verre qu'on lui tendait et marmonna qu'il allait retrouver ses amis. Deux ou trois mecs lui tapèrent dans le dos et il se força à ne pas réagir. Ici ce n'était pas un manque de respect ou une agression, mais un signe de camaraderie. Et c'était plutôt sympa de voir que certains étaient prêts à l'accepter parmi eux. Il était un peu plus circonspect quant à tous ces compliments, mais d'un autre côté on apprenait à ces gamins dès le berceau à être gentil.
La foule était devenue plus compacte dans la salle de jeux, le volume sonore aussi et il faisait inconfortablement chaud. Evie avait été entraînée ailleurs par Lonnie, Doug et d'autres personnes et il l'avait perdue de vue depuis pas mal de temps. Leur capitaine leur avait ordonné de se mélanger et de ne pas faire de vagues, mais il se faisait tard et il ne voyait plus aucun de ses alliés.
Il se dirigeait vers le couloir quand quelqu'un lui attrapa le bras. Son volte-face avait dû être un peu trop vif parce que Sofia fit un rapide pas en arrière. Elle avait l'air inquiète et pâle mais il comprit rapidement que ce n'était pas dû à sa réaction.
Elle s'approcha de lui pour ne pas avoir à parler trop fort.
« Il faut que tu viennes. Quelque chose ne va pas avec Evie. »
Le sang de Jay se glaça.
« Où est-ce qu'elle est ? »
Aussitôt que Sofia lui eût donné l'endroit il fila entre les gens et la perdit dans la foule. Le couloir était plus froid, plus calme. Il s'y engouffra et le longea sur la gauche jusqu'à la bifurcation. Lonnie se tenait là après le coude, soucieuse et nerveuse, devant une porte à moitié close.
« Jay ! On sait pas ce qu'il s'est passé. Tout à coup elle ne nous écoutait plus ni ne répondait et elle a quitté la salle. Elle dit rien et elle a l'air... je sais pas. Paniquée ? »
Merde.
Evie ne briserait jamais les apparences de son plein gré. Si elle avait été tout à fait consciente, elle se serait réfugiée dans leur repaire ou dans une des chambres, pas ici où tout le monde pouvait entrer. Le monde, le bruit, les odeurs, les gens qui les frôlaient,... Dans l'état de tension dans lequel ils étaient tous, ce n'était pas étonnant que l'un d'eux ait craqué. Et encore moins que ce soit Evie, la soirée avait été blindée de déclencheurs potentiels.
« Dégage. »
Les yeux de la jeune fille brillèrent d'indignation face à son ton.
« Pardon ? »
« Je m'en occupe. »
« Je – »
« Vos présences vont empirer les choses, » précisa-t-il d'un ton légèrement moins agressif.
Puis il avisa le verre dans la main de Lonnie. Alors qu'il passait près d'elle, il fit mine de la frôler par accident et en profita pour envoyer le verre au sol avant d'entrer dans la pièce, ignorant les protestations de la jeune fille. Qu'Evie ait mis quelque chose dans la boisson était hautement improbable d'autant qu'il ignorait si Lonnie avait été une raison du glissement ou non, mais avec leur chance, il préférait prendre aucun risque.
La salle devait accueillir des réunions ou quelque chose dans ce genre. Il y avait une table ovale et dix chaises, une décoration chaleureuse. Evie était de l'autre côté du meuble, les yeux un peu trop écarquillés fixés dessus et le teint trop pâle. Jay nota son maintien, le tremblement dans son corps, mais il n'y avait heureusement pas d'arme dans ses mains.
Il tourna la tête vers Doug et Ally près de lui et leur envoya un regard noir.
« Dehors, tout de suite, » intima-t-il.
Tendus, inquiets, ils hésitèrent avant de s'exécuter. Jay attendit que la porte se ferme derrière lui avant de souffler doucement pour détendre ses muscles et se concentra sur son alliée.
« Evie ? »
La jeune fille sursauta et se replia un peu sur elle-même. Son regard ne se leva pas, un murmure passa ses lèvres mais Jay ne put le percevoir. Elle observait la table avec horreur et crainte, ses doigts et poignets bougeaient à intervalles réguliers comme si elle amorçait des gestes aussitôt avortés. Il se demanda ce qu'elle voyait.
« Evie, » appela-t-il doucement. « C'est Jay. Il n'y a que nous deux. »
Merde, merde, merde. Elle semblait complètement absente. Il l'avait déjà vue deux fois ainsi, mais c'était Mal et Carlos qui étaient doués pour la faire revenir, c'était eux qui savaient quoi faire, qui savaient rassurer et aider. Lui, il se contentait d'être celui qui gardait, celui qui veillait.
Il essaya de faire un pas, mais l'une des mains d'Evie se dirigea dangereusement vers sa veste et il ne tenait pas à recevoir un couteau dans la poitrine alors il se figea.
« Evie. C'est Jay. Tu sais où on est ? »
Aucune réponse. Elle murmura plusieurs choses sans aucun rapport avec leur situation d'après ce que put comprendre Jay.
« Evie, où est-ce que tu es ? »
Un léger froncement de ses sourcils fut tout ce qu'il obtint.
Elle n'était pas à Auradon, c'était certain. Et puisqu'il n'avait jamais vu Evie apparaître aussi fragile et apeurée devant un de leurs ennemis, il supposa que son esprit l'avait plongée dans un souvenir de la tour. Elle devait être avec Grimhilde. Et il ne voulait vraiment pas savoir ce qu'il y avait sur cette table, ce que cette sale bonne femme avait foutu dans son laboratoire, ce qu'elle avait forcé Evie à y faire ou à y subir.
« Evie. Tu es à Auradon. Dans l'école des princes et des princesses. Tu te souviens ? Tu es à Auradon, dans une salle, et on est seuls tous les deux. Juste toi et moi, Jay. »
« Je... Je ne veux pas... »
Sa voix était basse, petite. Un souvenir ancien peut-être, quand Evie avait été bien plus jeune.
« Evie ? » demanda-t-il alors, forçant sa voix à s'adoucir encore plus. « Evie, tu es à Auradon. Evie, regarde-moi. »
Mais elle ne le voyait pas. Et si elle l'entendait, ça ne suffisait pas.
« Mais il est encore vivant... Je... »
Merde.
Maintenant il ne pouvait qu'imaginer et il n'avait vraiment pas envie de savoir.
« Evie. C'est Jay. C'est Jay. Et tu n'as pas à faire quoi que ce soit. »
Elle avait l'air de lutter pour contenir sa panique, et bon sang Jay n'avait aucune idée de comment Mal et Carlos s'y prenaient parce qu'avec lui manifestement ça ne marchait pas.
Quand lui n'était pas bien, quand il plongeait il avait besoin que quelque chose brise ce qu'il voyait et recadre sa perception.
« Il n'y a rien sur la table. Rien du tout. Regarde, si je fais ça... » Il fit un pas, prit une chaise très lentement et la posa sur le meuble. « Tu vois ? La table était vide. Et maintenant il y a une chaise dessus. Regarde autour de toi, Evie. Regarde la lumière vive. Respire l'air. Tu sens cette odeur de propre ? Ça sent les fleurs. Regarde-moi. Evie, tout va bien. Réveille-toi. »
Il fit le tour de la table en levant ses deux mains. Il dut s'arrêter à trois mètres d'elle lorsqu'elle se tourna brusquement vers lui et manqua de trébucher en reculant.
« C'est Jay, princesse. Tout va bien. »
Elle ne rencontra pas son regard, se contenta de se laisser glisser épaule droite contre le mur jusqu'au sol, de remonter les genoux contre sa poitrine, la respiration difficile. Trop pâle, tremblante, et toujours pas revenue. Des larmes coulèrent sur ses joues et Jay serra les dents. Combien de temps avait-il ? Et si Lonnie et les autres étaient allés chercher des adultes ? Il ne pouvait imaginer ce qu'il se passerait si des gens débarquaient à cet instant.
« Evie ? »
Pas de réaction. Alors il s'approcha du mur et se laissa lentement glisser lui aussi, jusqu'à se retrouver face à elle, son profil contre la paroi. Il reposa sa tête contre le mur et, brusquement épuisé, il chercha à capter son regard vacant.
« Evie, tu sais où on est ? »
« J-je voulais pas... C'est pas... »
D'autres larmes s'échappèrent de ses yeux chocolat et Jay sentit son cœur se serrer.
« Où est-ce que t'es, toi ? » murmura-t-il.
Il pouvait entendre les bruits de la fête, lointains mais trop persistants. Des éclats de voix. Et quand un bruit plus fort que les autres et des cris de victoire leur parvinrent, Evie se recroquevilla un peu plus.
« Cours, cours, petit enfant , » chanta-t-il doucement, avec hésitation. Il connaissait cette chanson bien sûr, tous les petits gosses de l'Île aimaient la chanter comme un défi, mais il la haïssait pour plus d'une raison. « Cours plus vite que le vent. Cache-toi petit enfant, cache-toi et sois méchant. Si Jafar t'attrape, il te découpera. Si Ursula t'attrape, elle t'étouffera. »
Evie semblait figée. Jay continua.
« Si Facilier t'attrape, sûr qu'il te vendra. » Il hésita mais n'avait pas le choix. « Si la reine t'attrape, elle t'empoisonnera. »
Il y eut une crispation dans les muscles déjà tendus d'Evie. Elle l'entendait. Elle l'écoutait.
« Cours, cours, petit enfant , cours plus vite que le vent. Cache-toi petit enfant, cache-toi et sois méchant. »
Sur les derniers mots, Jay vit les lèvres de la jeune fille former les paroles. Il sentit son cœur battre lorsqu'il comprit que ça fonctionnait, qu'elle revenait, que cette stupide et horrible chanson enfantine la raccrochait vraiment à la réalité.
« Si Crochet t'attrape, il t'embrochera. »
Sur le dernier verbe, le murmure d'Evie fut audible. Jay sentit sa gorge se serrer avec son soulagement et sa voix trembla un peu sur la phrase suivante.
« Si Maléfique t'attrape, elle te brûlera. »
Ironiquement, tragiquement, ce fut sur ça qu'Evie parut vraiment prendre conscience de sa présence. Il le nota dans sa façon dont sa position changea légèrement, plus avachie contre le mur. Elle continua à chanter doucement avec lui, leurs voix à peine plus élevées qu'un murmure, comme s'ils risquaient de réveiller les monstres dont ils prononçaient les noms. Mais n'était-ce pas tout le sel de cette ritournelle ? Pour ça que les enfants se défiaient de la chanter haut et fort sur l'Île ?
« Si Hadès t'attrape, il t'enterrera. Si Cruella t'attrape, elle t'écorchera. Cours, cours, petit enfant. Cache-toi. Sois méchant. »
Ils terminèrent et Jay laissa un petit silence s'installer alors qu'Evie rencontrait enfin se regard. Un petit souffle passa les lèvres de la jeune fille, et si elle n'avait plus l'air terrifiée et absente, elle semblait absolument épuisée.
« Jay. »
« Princesse, » répondit-il, essayant d'afficher son sourire goguenard mais il savait qu'il avait sûrement l'air plus sérieux et inquiet qu'autre chose. « T'es avec moi ? »
« Jay. » Elle lança un coup d'œil autour d'elle avant de reposer sa tête contre le mur, une imitation de sa position. « Auradon Prep. Nuit. »
« Je valide. »
Ils restèrent un instant dans le silence, l'un face à l'autre, vulnérables et las.
Puis Jay se redressa lentement.
« Il faut qu'on se sauve, princesse. Prête ? »
Elle se releva lentement en hochant la tête, encore pâle. Elle essuya d'un geste les sillons qu'avaient tracés ses larmes et se tourna vers lui.
« Je te suis. »
Alors il se dirigea vers l'une des fenêtres et l'ouvrit pour se glisser dehors. Le froid lui fit immédiatement un bien fou. Ils escaladeraient le mur pour se glisser dans la chambre des filles, ça leur permettrait d'éviter les autres restés sans doute dans le couloir.
Il ne leur restait que le lendemain, songea Jay en avançant rapidement contre le mur de l'école, dans les ombres, Evie sur les talons. Juste une journée. C'était un samedi, ils pourraient aisément éviter leurs camarades en se terrant dans leur repaire ou dans la forêt. Ils n'auraient plus jamais à les voir si tout se passait correctement. Il n'y aurait pas de questions, pas de discussions. Même s'ils étaient allés voir les adultes, ils pourraient toujours prétexter il ne savait quoi pour s'en sortir. De toute façon, ils voyaient déjà la psy, que pouvaient-ils faire d'autre ? La fête avait été trop agitée pour eux, trop de monde, trop de stimulations, voilà tout. Vu que les Auradoniens ne les pressaient jamais vraiment pour des réponses, Jay doutait qu'ils soient ennuyés.
Tout irait bien. C'était bientôt la fin.
O
« Ils sont plus là. »
« Quoi ? »
Doug jeta un œil dans la pièce pour la découvrir vide. Effectivement, plus personne.
« Ils ont dû passer par la fenêtre, » maugréa-t-il.
« On est trop polis. »
Il leva les yeux au ciel et se tourna vers Lonnie.
« Tu voulais vraiment qu'on entre comme ça ? »
« C'est pas grave, » tempéra Sofia en levant une main. « L'important c'est qu'ils soient ensemble. J'ai pas trouvé Mal et Carlos, je suppose qu'ils ont dû quitter la fête eux aussi. »
« Qu'est-ce qu'on fait ? Parce qu'on est d'accord que ce n'était pas normal. »
Doug haussa les épaules. Il pouvait pas dire que l'étrange réaction d'Evie ne l'inquiétait pas. Elle avait soudain semblé être une autre personne, l'avait repoussé violemment quand il avait essayé de l'aider quand elle avait semblé submergée par... Quoi ? Il ne comprenait pas ce qui avait déclenché ce changement. C'était dur à dire.
« On devrait en parler à Marraine. Ou à Ben et Audrey a minima. »
« Il y a la Bénédiction de Ben demain, » leur rappela Sofia en fronçant les sourcils. « En ce moment Ben et Audrey n'ont pas une minute à eux, je ne pense pas qu'ajouter ça maintenant les aide. »
« Marraine alors, » trancha Lonnie. « Mais je ne l'ai pas vue depuis le début de la soirée. »
« Je crois qu'elle devait s'absenter, peut-être pour préparer la cérémonie. »
« Mince. Qu'est-ce qu'on fait alors ? On pourrait aller voir Monsieur Kronk ? »
« Non, » contredit Doug. « Tu crois vraiment qu'Evie et les autres aimeraient qu'on lui parle de ça ? Déjà Marraine, je ne suis pas certain qu'ils apprécieront, alors qui que ce soit d'autre, ils nous le pardonneront jamais. »
« On pourrait attendre demain ? On voit si Evie va bien, et si ça va on en parlera à Ben dimanche ? Dans le cas contraire, on lui dira demain ou on essayera de trouver Marraine. »
Il hocha la tête. La solution de Sofia lui semblait être la seule viable. Lonnie semblait aussi de leur avis et elle souffla doucement.
« D'accord. Je vais aller me coucher, je suis épuisée. On se retrouve demain ? »
« Oui. À demain. »
« À demain. »
Doug se dirigea vers les escaliers, plongé dans ses pensées. Il appréciait beaucoup Evie, et pas seulement parce qu'il la trouvait splendide ou qu'elle lui accordait de l'attention. Mais parce qu'elle semblait vraiment écouter ce qu'il avait à dire même quand il perdait ses moyens, ce qui était plus généreux et gentil que ce que la plupart de ses camarades faisaient pour lui.
Lui n'était pas Derek. Son aîné, beau, grand, sportif, éloquent, populaire. Pour couronner le tout, Derek n'était pas idiot, courageux et plutôt gentil. Il avait tout, quoi.
Doug lui était brillant, mais il n'était pas très attirant ni drôle, il n'avait rien d'un sportif et ses autres qualités étaient noyées sous son manque de confiance.
En-dehors de ses amis proches et de sa famille, personne ne lui accordait un regard.
Mais Evie, fille de la Méchante Reine, semblait se moquer qu'il était le fils d'un ennemi de sa mère. Elle se fichait apparemment qu'il lui arrivait de bégayer et de se ridiculiser pour un rien, qu'il n'avait pas l'allure d'un prince ni l'athlétisme d'un héros. Elle l'écoutait même quand il lui arrivait de trop parler de ses passions, de la musique ou des sciences, quand il se perdait dans son enthousiasme et partait dans des digressions beaucoup trop longues. Et il savait ce que tous disaient, il savait ce qu'elle-même disait ou laissait supposer, mais plus d'une fois il avait noté une réaction ou un regard qui le poussaient à se demander si Evie ne comprenait pas bien plus de choses à ce qu'il racontait que ce qu'elle voulait faire croire. Il y avait eu une ou deux remarques aussi, apparemment distraites mais parfaitement pertinentes, qui lui avaient fait repenser l'angle de ses expériences ou son point de vue.
Evie l'intriguait, il voulait davantage la connaître, il voulait en savoir plus.
Oh, Doug n'était pas idiot même quand il s'agissait d'amour. Il savait bien qu'Evie ne s'intéresserait jamais à lui comme ça . Elle flirtait mais ça restait innocent, et elle le faisait aisément avec tout le monde. Doug lui était reconnaissant pour ça aussi, elle le plaçait au même niveau que tous les autres, pas comme tous ceux qui ne considéraient même pas qu'il pourrait plaire à quelqu'un un jour.
Ce qu'il espérait d'Evie n'était pas inaccessible. Il voulait être un ami. Un égal. Il voulait pouvoir réellement échanger avec elle et apprendre à la connaître, savoir ce qu'il se cachait sous tous ces airs frivoles.
Alors ce soir-là, il s'endormit difficilement, inquiet pour elle.
O
Lorsque la fenêtre s'ouvrit, Mal observa ses alliés se glisser dans la chambre sans bouger de son fauteuil.
Si Evie et Jay entraient par là, c'était que quelque chose avait mal tourné pour eux aussi. Elle n'était pas surprise, pourquoi est-ce que quelque chose irait dans leur sens ? Cette journée avait mal commencé de toute façon.
Malgré la migraine qui brouillait sa vue et la douleur qui restait accrochée à ses os, elle se redressa immédiatement quand son regard se posa sur Evie. Sa magie s'agita en sentant celle, instable, de l'autre fille et elle plissa les yeux. Non seulement Evie avait pleuré, mais elle avait l'air épuisée et un peu absente et elle ne le cachait même pas.
Mal posa le regard sur Jay et il secoua la tête à leur question silencieuse, à elle et à Carlos. Il s'avança pour aller se laisser tomber sur le canapé avec un petit grognement.
Rien de grave. Mais ça ne voulait pas dire qu'il n'y aurait pas de conséquence.
Carlos laissa ce sur quoi il bricolait sur le bureau de Mal et s'approcha d'Evie avec inquiétude. Quand il tendit la main vers elle, Evie fit un pas en arrière sans rencontrer son regard.
« C'est pas contre toi mais si tu me touches maintenant, Carlos, je te brise les doigts, » prévint-elle sèchement.
Le garçon recula immédiatement en hochant la tête.
« Okay, » souffla-t-il.
Il regagna sa place en lançant un regard vers Mal, qui observa Evie s'asseoir sur le rebord de fenêtre pour plonger son regard vers l'extérieur. D'ordinaire, Evie mettait un point d'honneur à faire comme si tout allait bien, à prétendre, mais ce n'était pas le cas ce soir. L'estomac serré, elle signa à Carlos de la laisser tranquille et ferma les yeux.
Plus rien n'allait.
« Super fête, hein ? » marmonna Jay de sa place, allongé sur le dos sur le canapé.
Mal savait ce qu'il demandait.
« Altercation avec des cons. Carlos a failli briser des os, mais Audrey est intervenue à temps. Ça roule sauf qu'on a une dette envers la princesse maintenant. »
« Okay. »
« Conséquences de votre côté ? »
« Ça va dépendre de ce que vont décider Lonnie, Doug et Sofia, et peut-être d'autres. Mais rien d'irréparable. »
« Bon, c'est déjà ça. »
« Ouais, » murmura-t-il. « Youpi. »
Carlos ne leva pas la tête du petit robot sur lequel il travaillait avec des gestes trop maladroits. Jay resta figé en silence, le regard sur le plafond. Evie semblait perdue dans ses pensées. Et Mal luttait contre ses émotions et sa propre magie, incapable de faire quoi que ce soit pour arranger les choses, pour les sortir de là.
Que pourrait-elle faire alors que le moindre mouvement envoyait des salves de souffrance dans tout son corps et qu'elle n'arrivait plus à desserrer les dents de peur de ce qu'elle pourrait dire ou montrer ?
Elle avait envie de hurler, de vomir, de pleurer, et ces réactions n'étaient pas seulement dû à son agonie. L'injustice de cette situation, son impuissance, la rage et la tristesse la submergeaient et elle s'en voulait tellement. Parce qu'elle était censée garder son sang-froid et protéger ses lieutenants et qu'elle n'avait pas de solution. Elle n'en avait pas, et elle n'en avait en réalité jamais eu.
Parce qu'au final ils n'étaient que des instruments et des prisonniers. Les chaînes qu'ils avaient cherché à briser ne se casseraient jamais, ils auraient beau se débattre, jamais ils ne seraient libres. C'était ça, la vérité.
C'était ça, et ils le réalisaient tous dans le silence qui s'étendait.
Une heure s'écoula, peut-être deux, et aucun d'entre eux ne parla. Quand ils furent certains que personne ne viendrait les déranger pour leur parler des événements de la journée, les garçons se levèrent pour rejoindre leur chambre et partirent par la seconde fenêtre.
Mal leva les yeux vers Evie quand celle-ci bougea enfin. Elle murmura qu'elle avait besoin d'une douche et Mal hocha la tête et la laissa s'enfermer dans la salle de bains sans un mot. Son cœur se brisait, mais que pouvait-elle faire ?
Son désarroi laissa brusquement place à une colère froide et intense à laquelle sa magie s'accrocha. Elle bondit sur ses pieds pour mieux contrôler son pouvoir et essaya de respirer à travers la haine qui la noyait. L'air froid lui faisait du bien alors elle alla vers la fenêtre ouverte et prit une grande inspiration avant d'expirer lentement.
Son regard fut attiré par une lumière allumée au rez-de-chaussée de l'aile administrative. Apparemment Prim faisait des heures supplémentaires. Et sans qu'elle le décide consciemment elle se retrouva à avancer rapidement à travers les couloirs presque déserts, les élèves étant partis se coucher à la fin de cette connerie de fête. Il était plus de minuit.
Quand elle ouvrit la porte sans frapper, tout ce qui habitait Mal étaient la colère et l'impuissance, cet arrière-goût de larmes et la douleur lui vrillant le crâne. Alors lorsque Prim leva la tête vers elle, délaissant sa tablette pour l'observer avec surprise et inquiétude, les mots sortirent tout seuls, froids et rauques.
« La dernière fois, vous avez dit que vous vouliez nous aider. »
« Oui, » répondit Prim prudemment. « J'étais sincère. »
Mal garda ses yeux dans les siens, refusa à sa magie le droit de détruire cette femme. Elle avait l'air nerveuse, elle avait l'air soucieuse, elle avait l'air fatiguée. Mais elle ne mentait pas.
Alors la jeune fille balaya la pièce du regard. Puis elle alla vers le bureau et prit le carnet et un stylo avant de noter rapidement ce qu'elle ne pourrait jamais dire dans cette vie. Ce qu'elle aurait pu dire dans une autre, où elle aurait eu plus de temps, où ils auraient eu une chance.
« Mal ? Qu'est-ce qu'il se passe ? »
Quand elle eut fini, elle déchira la feuille et la lança vers la psy.
« À droite, c'est ce qu'au moins l'un d'entre nous a subi au moins une fois. À gauche, c'est ce qu'au moins l'un d'entre nous a fait au moins une fois. Étudiez ça, demandez-vous si vous auriez pu nous aider. Vous pouvez partager avec les enfoirés du Conseil. Et n'oubliez pas de les remercier de notre part. »
Sans attendre de réponse, Mal tourna les talons pour retourner dans sa chambre.
C'était idiot, mais elle n'avait pu s'en empêcher. L'idée qu'ils meurent tous sans qu'ils aient pu foutre un dernier coup de pieds à leur moralité et leurs vies bien tranquilles l'exécrait.
Evie, Jay et Carlos ne méritaient pas de disparaître sans que quiconque ne sache rien de ce qu'ils avaient vécu, de pourquoi ils allaient faire ce qu'ils s'apprêtaient à faire. Mal ne le méritait pas non plus. S'ils mouraient tous demain, ils seraient oubliés de tous d'ici quelques mois peu importe ce qu'il adviendrait de ce monde et c'était hors de question.
Leurs actions marqueraient les esprits, c'était certain, qu'ils réussissent ou non, mais Mal refusait qu'ils soient réduits à ça, au titre de méchants , de psychopathes ou de désaxés, sans qu'aucune responsabilité ne soit portée par ceux qui les avaient créés et sacrifiés.
Ils étaient les produits des décisions des héros, et elle tenait à ce qu'ils s'en souviennent à tout jamais.
O
Sam ne dormit quasiment pas cette nuit-là.
Comment aurait-elle pu, alors que l'écriture de Mal la hantait ? Elle voyait les mots danser derrière ses paupières chaque fois qu'elle les baissait. La plupart, elle les avaient déduits d'elle-même avant de les voir tracés sur du papier. Mais c'était autre chose de les voir se concrétiser ainsi, et encore autre chose d'essayer de comprendre pourquoi soudain ils avaient besoin d'être révélés.
Pourquoi Mal était-elle venue la voir ? Que s'était-il passé ?
Ses mots avaient eu l'air aussi finaux que ceux qu'elle avait prononcés en quittant leur dernière séance. Lorsqu'un frisson la parcourut, Sam resserra la couette autour d'elle. Il y avait forcément quelque chose derrière la décision de Mal, quelque chose de terrible.
Toute la nuit, les mots la hantèrent. Les deux colonnes dansèrent dans ses cauchemars.
Ce qu'ils avaient subi.
Harcèlement.
Agression physique.
Torture.
Tentative de meurtre.
Humiliation.
Séquestration.
Privations d'eau, de nourriture, de lumière.
Privation de libre-arbitre par la terreur et la menace.
Agression sexuelle.
Viol.
Ce qu'ils avaient fait.
Agression physique.
Torture.
Humiliation.
Intimidation.
Destruction de biens.
Harcèlement.
Meurtre.
Des tas de scenarii tournaient dans sa tête, mais ce n'était que son imagination. La réalité devait être bien pire. Elle essayait inutilement de recouper les mots avec les attitudes de ses patients et savait qu'elle se faisait plus de mal qu'autre chose. Le fait que leurs parents les maltraitaient physiquement et psychologiquement avait été établi, le fait que l'Île était un endroit dangereux aussi. Le fait qu'eux-même étaient victimes et bourreaux lui était apparu clairement.
Mais elle avait espéré que certains de ces mots ne seraient jamais prononcés et s'inquiétait des répercussions. Elles dépendraient de tellement de choses. Aucun des enfants n'avaient eu de choix dans leur style de vie, leurs parents avaient donné les ordres, leur environnement avait établi les règles.
Sam était pourtant certaine que le Conseil n'était pas prêt à entendre parler de jeunes de seize ans avec du sang sur les mains, alors que d'après ce qu'elle avait compris ils acceptaient à peine la réalité d'enfants battus et maltraités.
Alors quand elle prit son téléphone en ce beau samedi matin d'automne, ce fut à contrecœur. Elle demanda à l'assistant personnel du roi un rendez-vous ou un entretien téléphonique, malheureusement Sa Majesté n'avait pas de possibilité dans la journée, la Bénédiction ayant lieu le soir-même et d'autres affaires requérant son attention. Est-ce que sa requête pouvait attendre lundi matin à la première heure ?
Sam supposa que oui. Elle accepta le rendez-vous sans pouvoir s'expliquer pourquoi son ventre se nouait à ce point.
Après tout, cela lui donnait deux jours pour réfléchir à la manière d'aborder la question avec le roi Adam et du temps pour travailler sur ses entretiens à venir avec les enfants. Si elle avait un plan à lui présenter, le roi aurait plus de cartes en mains pour agir au mieux.
Et puis que pourrait-il arriver d'ici là ?
Ce n'était que quarante-huit heures.
Notes sur le titre :
Le titre est une référence au livre et au film "We need to talk about Kevin", dans lequel ces paroles "Il faut qu'on parle de Kevin" ne seront jamais explicitement prononcées à temps ou même du tout. Si les personnages avaient effectivement eu cette discussion entre eux et avec d'autres, alors peut-être que le drame relaté dans cette fiction aurait pu être évité.
