Note : Chers lecteurs, Dans moins d'un mois, je mettrai en ligne le chapitre 48. Incroyable mais vrai, pour une fois la moitié est déjà rédigée. Mais je n'oserai pas l'éditer durant la semaine de Noël. Parce que je dois vous confesser que ce chapitre sera aux antipodes de la sainteté -) En fait, peut-être vais-je être damnée après cela…
Chapitre 47. Un bouquet de ronces bleues
Mercredi 7 juillet 1876, 9 h 00 - Hôtel Willard, Washington
« Arrivez-vous enfin à bout de ce nœud ? » Scarlett était exaspérée.
« Je vous prie de m'excuser, Ma'am. Le pliage du ruban fermant votre jupe est très sophistiquée. Voilà ! C'est enfin fini. »
La femme de chambre jeta un dernier coup d'œil à la toilette de la cliente de la Suite Abraham Lincoln. « Cette robe vous va à ravir, Ma'am. »
« Merci. Avez-vous fini de ranger tous mes habits afin que tout soit prêt à notre retour ? »
« Oui, Ma'am. Vos malles sont déjà fermées. Il ne reste plus qu'à y glisser votre robe de chambre et votre nécessaire de toilette. »
« Laissez ce qui est disposé sur la coiffeuse. Je m'en occupe. Vous pouvez disposer. Merci.» Avec un sourire absent et un hochement de tête, elle la congédia.
Jamais elle n'aurait laissé le soin à une inconnue de ranger dans son sac de voyage la précieuse brosse retrouvée et le coffret à parfum.
La tâche accomplie, elle jeta un dernier coup d'œil au miroir : sa robe de jour d'étoffe légère était spécialement adéquate pour vagabonder avec aisance dans les rues commerçantes de Washington, et le minuscule chapeau de paille accentuait l'effet estival en ce beau jour de juillet.
Machinalement, elle ajouta la touche finale, quelques gouttes de son parfum fétiche. Sans qu'elle s'en rendît compte, son esprit commença à vagabonder.
Elle se secoua pour revenir à des préoccupations plus terre à terre. Mais où était-t-il ? Sur la garniture de cheminée, la pendulette indiquait 9 h 40. Dix minutes de retard…
Enfin la porte du salon s'ouvrit.
« Bonjour, Scarlett. » Il ne la regarda pas, préférant vérifier que les valises étaient regroupées pour être facilement récupérées. « Etes-vous prête ? Tom nous attend en bas. Si vous voulez avoir le temps de faire des emplettes, il faut nous dépêcher. »
Son absence de félicitations pour sa tenue l'irrita. «Je commençais à perdre patience. Etes-vous en décalage horaire avec Charleston pour être si en retard ?»
Sans répondre à sa pique, il lui offrit son bras et ils quittèrent le Willard.
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« Le temps nous étant compté, nous allons nous limiter modestement à arpenter la Pennsylvania Avenue avec sa flopée d'échoppes. »
«Je voudrais que nous passions également sur F Street et la 7th Street. » (*1)
Sans s'étonner ouvertement de sa connaissance des rues marchandes de la ville, il donna ses instructions à Tom : « Dirigeons-nous vers la 7ème Rue. Vous ferez en sorte de rester à proximité de chacun de nos arrêts afin que Madame Butler n'ait pas à marcher sur ces trottoirs encombrés. » Puis, se tournant vers Scarlett : «Les commerçants de Washington n'ont qu'à bien se tenir. Vous allez les roulez. »
Au lieu d'être vexée par l'allusion à son éventuelle malhonnêteté, elle voulut l'interpréter comme un compliment à ses dons de négociations de femme d'affaire.
« Plus d'une centaine de magasins est prêt à se complaire à votre fièvre acheteuse. Largement de quoi remplir à ras bord notre wagon privé. »
« Taratata ! Vous allez être frustré car je n'ai aucune intention de dépenser ma fortune dans ce repère fédéral. Vous n'avez pas oublié que je suis ici en voyage d'affaires. Je vais donc m'en tenir à étudier les prix et les marchandises des commerces proposant de l'habillement. D'ailleurs, j'ai repéré leurs annonces publicitaires dans l'Evening Star. »
« Nous verrons ! » lui répondit-il, sceptique.
Longer la Pennsylvania Avenue donna très vite le tournis à Scarlett. Quel enchevêtrement de magasins tentateurs ! Ils passèrent devant la bijouterie Galt – Scarlett préféra ne pas s'arrêter. La discussion d'hier soir sur les bagues l'avait suffisamment lassée.
Ils marquèrent le premier arrêt au N°1237 chez Stinemetz. (*2)
« Un chapelier pour hommes ? Vous ne vendez que des articles féminins à la Boutique Robillard. » Il lui tint la porte pour entrer.
«Je veux faire un cadeau à Wade. Un chapeau pour sa rentrée scolaire est une bonne idée. Celui que je lui ai offert est estival. Il faut qu'il s'habitue à son statut de gentleman parmi ses camarades de classe. »
Le vendeur s'affaira autour d'eux : « Les chapeaux d'été en paille se trouvent de ce côté, et sont en solde. Nous venons de recevoir un nouvel arrivage pour l'automne. » S'adressant directement à Rhett : « Seriez-vous tenté par nos nouveaux modèles en fin poil de castor ? »
« Ce n'est pas pour moi, mais pour mon fils. » Scarlett ne bougea pas d'un cil.
Il s'empara d'un autre style de couvre-chef : « Ce feutre mou est plus adapté à son âge. Qu'en pensez-vous, Scarlett ? »
« Vous avez raison. Et cette teinte gris bleu siéra à ses yeux. »
En faisant un signe au chapelier pour l'emballer, Rhett sortit son portefeuille.
D'une main, elle arrêta son geste : «Il s'agit de mon fils.»
Le ton se voulait aimable et retenu en présence du commerçant. Mais la remarque fut suffisamment tranchante pour que Rhett fronçât les sourcils de vexation.
« Tom, arrêtons-nous au 1209. »
La vitrine était pimpante avec son étalage d'accessoires féminins. Un drapeau français était suspendu à l'enseigne.
« Chez Madame Jeanneret » (*2) : cela vous ressemble un peu plus, Scarlett. Cela faisait longtemps que… »
Elle ne l'écouta pas car la dite Madame Jeanneret les saluait mélangeant mots d'accueil en français et des expressions en anglais avec un accent à couper au couteau.
« Quel honneur de recevoir une si merveilleuse jeune dame ! Cher Monsieur, vous devez être très fier d'avoir une si belle épouse. Gardez-là bien, car tous les hommes doivent être éblouis devant elle ! »
Rhett, levant son chapeau, se contenta d'un acquiescement aimable – maté d'ironie. Madame Jeanneret avait le compliment facile, et déclamait probablement la même tirade à chacune de ses nouvelles venues. Mais, en l'occurrence, tout le problème de Rhett en ce moment était de récupérer sa femme avant de la garder….
«En quoi puis-je vous aider, chère Madame ? »
Scarlett commença à regarder autour d'elle, jouant à la provinciale émerveillée par cet écrin de colifichets colorés. «Nous allons nous installer très prochainement à Washington car mon mari va travailler auprès de Monsieur Hamilton Fish à la Maison Blanche. J'avoue que je suis complétement perdue dans cette grande ville, moi, une petite provinciale du Comté de Clayton en Georgie. Et je dois adapter mes nouvelles robes à cette fonction prestigieuse. Alors, qui mieux qu'une Française pour m'aider à choisir les nombreuses coiffes et chapeaux assorties à chaque tenue ? »
Les lèvres trop fardées de la modiste s'étirèrent pour exprimer son ravissement. Scarlett n'eut pas de mal à détecter derrière ses yeux la joie rapace d'avoir dans sa boutique une riche et crédule campagnarde qu'elle pourrait influencer à sa façon.
Rhett eut l'impression d'être retourné au National Theater. Scarlett était en pleine représentation d'actrice imitant l'ingénue prête à ouvrir grand les cordons de la bourse de son mari. A quoi jouait-elle ?
« Ma Chérie, n'ayez crainte. Je vous aiderai avec grand plaisir. Il va vous falloir au moins une dizaine de chapeaux pour commencer – car il n'est pas décent de se présenter avec les mêmes modèles. Des bonnets, des ombrelles, et des rubans pour les assortir à vos robes. Il faudra que vous m'indiquiez leurs teintes. Ensuite, je vous conseillerai pour choisir les petits nécessaires en perles pour le soir, et tant de choses encore. Soyez rassurée, vous êtes entre de bonnes mains. Et votre mari – votre généreux mari – sera aux anges, j'en suis certaine, de pourvoir à votre bonheur en enrichissant votre garde-robe. »
«Vous m'enlevez un poids sur le cœur, Madame Jeanneret. Quelle chance que le destin m'ait mise sur votre chemin. Alors, pourriez-vous m'indiquer le prix de…. »
Quand ils sortirent de la boutique au bout d'une demi-heure, Rhett, pourtant expert à parler chiffons avec la coquette Scarlett, en avait les oreilles qui sifflaient.
« Vous pouvez être satisfaite de votre rôle de composition. Pagani va vous engager sur le champ pour sa prochaine tragédie. Quel bilan dressez-vous de cette scénette qui a mangé un sixième de notre temps ? »
Installée à nouveau dans le caddie, elle tapota machinalement ses jupes pour les défroisser et, ayant grand mal à cacher son air victorieux sous une façade indifférente, elle énuméra : « Oh ! Peu de choses. Contre le prix d'un échantillon de plumes exotiques colorées pour vérifier leur assortiment de teintes à mes tenues et la promesse de revenir Chez Jeanneret, j'ai récolté au passage une mine d'informations qu'elle a glissé en toute inconscience à l'innocente nouvelle cliente : tous les prix des articles similaires à ceux vendus à la Boutique Robillard, sa dernière offre de négociation sur chaque pièce afin de connaître sa marge bénéficiaire réelle, les noms de ses fournisseurs en France – avoués sans crainte puisque je ne suis jamais allée en Europe – le seul élément de vérité dans cette charade – son coût de transport des marchandises et même un comparatif avec ses droits de douane. »
L'émeraude de ses yeux le transperçait, tant sa victoire était grande. «Vous voyez ? Peu de choses en somme. Mais que je vais savoir exploiter à bon escient. »
Il éclata de rire. «Chaque jour que Dieu – ou le Diable font, la brillante femme d'affaires que vous êtes ne cesse de m'étonner. Cette pauvre Jeanneret va se lamenter pendant des semaines de ne pas recevoir votre visite. En une demi-heure, vous lui avez fait miroiter sa fortune et l'en avez dépossédée aussitôt. Je suis jaloux de votre talent. Comme j'aimerais avoir votre ruse pour soutirer une telle montagne d'informations à mes fournisseurs et mes acolytes de poker. Quoique… » Il s'arrêta. Elle attendit qu'il reprenne ce discours qui tournait tout à son avantage. Il plissa les yeux, essayant par là-même de dissimuler la flamme qui s'était rallumée : « Quoique il y a longtemps que j'ai goûté à votre talent pour gruger les pauvres mâles sans défense quand ils tombent dans vos griffes… »
« Pff… » fut son seul commentaire. La conversation commençait à s'engager sur une pente glissante.
Scarlett biffa au crayon le nom des deux marchands qu'ils venaient de voir. Sur le chemin, j'avais noté également les commerces de tissus de John Mitchell au 931 et Towson au 636. Oublions-les. Dirigeons-nous vers la 7ème Rue. D'après l'Evening Star, c'est le cœur des boutiques de Washington avec F Street. »
Il se cala contre le dossier pour mieux l'admirer. « Vous êtes une guide de rêve. En trois pages de journal, vous avez assimilé – que dis-je, bu- toute la substance de la capitale fédérale. »
« Notre temps est précieux. Autant être efficace. » Sa réponse aurait pu être interprétée comme un gage de modestie. Au fond d'elle-même, elle était fière d'impressionner le fieffé homme d'affaires qu'était Rhett Butler.
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À l'intersection de Pennsylvania Avenue et de la Septième Rue, un long bâtiment d'un étage en briques rouges entouré de deux tourelles bruissait d'activités. Des charrettes à chevaux croulant sous les victuailles attendaient en file, prêtes à être déchargées.
« Quelle agitation dans cette rue ! »
« C'est le Center Market. Les fermiers du Maryland et du comté de Washington y affluent pour vendre leurs viandes, poissons et produits frais. L'emplacement est stratégique. Au fond de la Seventh Street, le Southwest Waterfront est le quai de réception de tous les fruits de mer, aliments frais et produits manufacturés. Donc tout le trafic transite par ici.» (*3)
« On dirait une ruche tant il y a du monde. Et toutes ces saveurs ! Atlanta ne peut pas concurrencer un marché couvert de cette taille. »
Ils s'enfoncèrent dans la 7e Rue. Scarlett apprécia la juxtaposition un peu anarchique des boutiques, cafés et petits hôtels, qui accentuait l'aspect dynamique du quartier. D'un côté de la rue, celle la plus exposée au soleil, les commerçants se protégeaient de la forte exposition aux rayons grâce à de grands auvents s'avançant jusqu'aux trottoirs.
A hauteur de la rue H, des interpellations en langue allemande titillèrent les oreilles de Scarlett. « Il suffit de changer de pâté de maisons pour être transporté dans un pays étranger. »
Des odeurs de pains et de pâtisseries s'échappaient des portes ouvertes, comme un fumet tentateur. Sur les vitrines des restaurants, le prix des bières allemandes étai annoncé à la chope.
Une clochette brillante prévint ceux engagés au milieu de la voie que le tramway de la ville arrivait.
« Peut-être auriez-vous préféré faire une balade dans ce wagon populaire ? »
Scarlett haussa simplement un sourcil en signe de circonspection. Les fameux tramways tirés par des chevaux de la Metropolitan Railroad glissaient sur des rails au milieu de la route. Un déplacement pratique pour ceux qui se déplaçaient entre l'East Capitol Street et H Street. Mais jugé trop rudimentaire pour Scarlett, habituée à ses aises.
« Arrêtons-nous au 928, je vous prie. J'ai repéré une annonce du magasin Burdette. Cela me semble trop beau pour être vrai, et je veux m'en assurer. »
Dès l'entrée, Scarlett demanda à voir le rayon qui l'intéressait pour ne pas perdre de temps.
Si elle avait repéré une mine d'or, elle n'en aurait pas été plus excitée : « Leur publicité dit vrai. Un ensemble de six chemises en drap fin pour homme au prix total de six dollars ! (*2) Je vais prendre trois lots de différentes couleurs à la taille de Wade. Il grandit tellement ! Et elles seront pratiques pour l'internat. »
Il acquiesça, en précisant, un sourire au coin des lèvres : «Sage décision qui glorifie votre sens de l'économie. Il n'y a pas de petits profits. »
Que dire ? Même s'il elle s'en moquait, elle ne pouvait qu'être d'accord avec cette formule : « un cent est un cent. »
Elle s'empressa de régler ses emplettes, et ils reprirent leur tournée des commerces.
« Voilà qui va vous intéresser, Rhett. « Crockwell, of the Lynchburg Tobacco Store". Vous allez pouvoir vous réapprovisionner en cigares."
C'est à peine si Rhett daigna jeter un œil sur la devanture. «Je préfère les acheter directement à La Havane. Au moins suis-je assuré de la pureté des feuilles de tabac. »
Elle gloussa. « Etiez-vous déjà si snob lorsque vous avez moqué les paysans du pique-nique de Twelve Oaks ? Ce trait a certainement empiré en vieillissant. Vous allez vous transformer bientôt en un parangon de conformisme du Vieux Sud ! »
« Alors que vous deviendrez un parangon de vertu ? » Il manqua de s'étrangler de rire à sa propre blague.
Scarlett serra les dents. Il avait encore réussi à tourner la conversation à son avantage. D'autant plus que l'allusion à sa vertu était, pour le moins… inappropriée.
Réalisant qu'il s'était une nouvelle fois laissé emporter par le goût d'un bon mot au détriment de Scarlett, il apaisa l'atmosphère : « Où allons-nous maintenant ? Ne voudriez-vous pas vous reposer quelques minutes dans une odorante pâtisserie allemande ?»
« Non. Il y a encore une adresse importante sur ma liste. Faisons d'abord une halte sur F Street. »
Elle inspecta les rouleaux de textiles en provenance de New York chez Palmer, admirant la teinture réussie du bleu marine et du vert myrte. Mais elle conclut avec satisfaction qu'ils n'égalaient pas en qualité les étoffes achetées dans la filature Vayton & Harvey Wooden Mills Ltd. Rien ne pouvait se comparer avec la pureté et la profondeur du bleu indigo tissé à la filature de Duncan après avoir été récolté dans sa plantation.
« Je veux absolument visiter Le Palais Royal. Une grande annonce vante leurs premiers jours d'ouverture. D'après mes notes, il se trouve à l'angle de la 11th Street et de la Pennsylvania Avenue. (*4)
Le grand magasin, à la façade repeint de frais, occupait tout l'angle du rez-de-chaussée de l'impressionnant bâtiment Shepherd Centennial, un immeuble de six étages.
Le Palais Royal avait fait les choses en grand : l'aspect extérieur, avec ses six baies vitrées cernées par de hautes colonnes corinthiennes, annonçait qu'ici on allait pénétrer dans l'antre de l'élégance - mais pour toutes les bourses ! La politique de son propriétaire était de vendre vite des articles de qualité à bas prix. Dès les premières semaines d'ouverture, l'information circula de bouche à oreille. Chaque dame de Washington se rua sur les rayons d'articles "fantaisie", tels que des éventails, gants, bijoux et mouchoirs. En sortant du Palais Royal, elles étaient ravies de s'être laissé aller à cette orgie d'achats compulsifs sans être ruinées.
La propriétaire de The Boutique Robillard, qui s'était montrée si rationnelle toute la matinée en se limitant à étudier l'offre de la concurrence, fut gagnée par le nuage d'excitation ambiante qui transformait la plus raisonnable dame en une enfant voulant acheter tous les bonbons de la vitrine. Scrutée par un Rhett aux anges de la voir retomber dans son naturel de jeune coquette admirative de frou-frous et fanfreluches sophistiquées, elle se convainquit qu'il fallait absolument ramener à Atlanta quelques accessoires féminins – qu'elle possédait en double ou en triple dans ses tiroirs.
Rassasiée de sa faim d'achats, elle remercia d'une fossette son patient compagnon d'avoir servi de porteur pour ses paquets.
« 11.30 heures ! Nous avons tout juste le temps de prendre un repas léger avant de regagner l'hôtel. Que diriez-vous de sacrifier à la tradition de chaque gourmet de Washington – qui est la nourriture de base de la classe ouvrière locale d'ailleurs ? »
«Inutile de me donner de plus amples indices. Il est facile de deviner qu'il s'agit des fameuses huîtres de la baie de Chesapeake. Le long de notre trajectoire, j'ai aperçu ici ou là deux ou trois cabanes à huîtres. Décidemment, ce coquillage aura été notre source d'alimentation privilégiée durant ce voyage.»
« Parfait. Tom ? Nous allons au Harvey's , au coin de la Pennsylvania Avenue et la 11th Street. »
Scarlett dut admettre que le choix de Rhett était le bon. Les salles étaient noires de monde, et la file d'attente était fournie, signe que la réputation de l'endroit n'était pas surfaite. Une pancarte indiquait la présence d'un salon réservé à la clientèle féminine.
Pendant que la Georgienne prenait connaissance du menu, Rhett, qui manifestement était familier du lieu, lui en dit plus : « Harvey est un commerçant hors pair ayant le sens de la formule. Il se targue d'être la plus grande maison à huîtres des Etats-Unis. (*5) Personne n'a eu l'idée de lui faire un procès en diffamation. Mais le résultat est convaincant. Vous devriez essayer ses huîtres à la vapeur dont il dit avoir inventé la recette. Je vous conseillerai ensuite la délicate sole aux amandes. Vous allez vous régaler.»
Ce n'était pas une promesse en l'air. «Le repas a été un délice. Goûteux, frais, et léger – ce qui est parfait pour reprendre notre voyage. Le tout arrosé d'un délicat vin blanc… Vous avez eu une excellente idée de clore notre séjour à Washington ici.»
En sortant, Rhett lut la pancarte accrochée : "Pour éviter les bourrasques et apporter la paix et le bonheur à votre famille, emportez chez vous une boîte de ces huîtres frites supérieures » du restaurant Harvey's. Cela vous tente-t-il d'en embarquer avec nous ? » dit-il pour la taquiner.
« J'ai quelques doutes sur le pouvoir de quelques coquillages à faire régner la sérénité. Un comportement pacifique de votre part dans le wagon fera l'affaire temporairement. »
Rhett en resta coi.
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Tom les déposa devant le Willard. Les paquets restèrent dans le buggy, car dans quelques minutes leurs valises suivraient.
Scarlett s'arrêta devant à l'entrée de l'hôtel, plaçant la main devant la bouche d'embarras : « J'ai oublié Ella. Je n'ai pas de cadeau pour Ella ! »
Rhett, qui se sentait coupable de ne pas y avoir pensé lui-même, regarda autour de lui et trouva vite une solution : « Il sera dit que notre expédition sera marquée sous le signe du chapeau ! Regardez cette enseigne à deux pas de nous : Ker & Green Chapelier. Allons-y prestement car l'heure tourne. »
La commerçante fut affable et mena directement Scarlett vers le rayon des chapeaux de paille pour enfants et jeunes filles.
« Nous importons la plus grande partie de nos produits d'Angleterre. Pour votre enfant – quel âge a-t-elle ? Presque dix ans ? Mon Dieu ! Comment cela était-il possible ? Vous êtes si jeune ! » Les amabilités habituelles étant récitées, elle lui proposa directement l'article adéquat : «Voici un chapeau de paille Leghorn, avec de jolies fleurs en soie. De couleur verte. Qu'en pensez-vous ? »
« C'est parfait. Il s'accordera avec ses yeux.» Elle avait déjà réglé son achat à la caisse lorsque Rhett s'empara d'un chapeau. Les yeux pétillants, il s'approcha des deux femmes.
"Puis-je vous interrompre, Mesdames ? »
La modiste, sensible au charme de son accent de gentleman du Sud, comprit qu'il valait mieux s'éclipser un instant pour que se conclût une autre vente, et disparut dans la remise.
Sans un mot, Rhett la déposséda de son « bibi » du jour et recouvrit ses cheveux de jais de la création londonienne.
Stupéfaite par la familiarité qu'il avait si bien cachée toute la matinée, elle se transforma en mannequin docile car, dans le psyché plein pied à trois vantaux, le chatoiement du satin émeraude l'attirait comme une gourmandise. Il s'amusa à repositionner plusieurs fois le couvre-chef. Ses sourcils froncés marquant sa désapprobation auraient pu faire douter de la bonne adéquation du résultat, si ses moustaches ne frétillaient pas de contentement.
Depuis le réveil, ils ne s'étaient toujours pas regardés dans les yeux.
« Rhett ! J'ai tant de chapeaux. Je ne sais plus lesquels mettre. »
« Oui ! Mais celui-là est spécial. C'est le premier que je choisis moi-même pour vous depuis que j'ai chassé l'affreux voile de crêpe noir de veuve éplorée. Vous souvenez-vous au moins de cette petite création de Paris ? » Il souffla, et dirigea son attention vers le plafond. « Pff.. Je me doute que cela fait des lustres qu'il a été transformé en charpie. »
Comme elle ne répondait pas, une image lui revint. Celle de cet après-midi à la Battery où il avait frôlé la folie, hallucinant de la voir bien vivante au bas de son balcon flirtant avec son voisin.
« Il m'a semblé pourtant » –il hésita, ne la regardant toujours pas – «vous avoir aperçue, un certain jour, le portant… » D'un geste de la main, il chassa cette image.
Scarlett eut une pointe au cœur. Cet épisode était si présent dans sa mémoire : la première rencontre avec Duncan, son introduction à la Magnolias' house, son attention tournée vers le balcon du voisin d'à côté, un bruit de verre cassé…. Alors, il l'avait vu avec Duncan ?
S'il s'avait que je tiens tellement à ce chapeau que j'ai continué à le porter en dépit du bon sens, alors que j'avais fait disparaître tout ce qui venait de lui…
Lui avait repris sa contenance. Comme si sa réponse ne lui importait pas, il prit un air désinvolte : « Alors, allez-vous accepté le cadeau de représentation du Président de Bonnie Blue Butler Arts Museums à sa Présidente du Fonds de Gestion ? »
Scarlett prit la coiffe britannique dans ses mains et passa un doigt sur les circonvolutions de la délicate tresse émeraude qui se faufilait sur l'osier. Un osier pressé si finement qu'il avait la texture du lin. Mais elle ne dit rien.
Le poing de Rhett s'abattit sur un comptoir en chêne. « Soit. C'est inutile. Vous avez gagné. Partons. »
Madame Ker – ou Green – réapparut précipitamment, s'inquiétant du bruit qui avait raisonné jusque dans sa remise.
Rhett se tenait près de la porte grande ouverte. «Nous allons être en retard ».
Sans qu'elle ait eu besoin de se retourner pour vérifier son humeur, elle comprit à son timbre énervé qu'il avait renoncé à la convaincre.
« Pourriez-vous emballer ce chapeau dans un joli carton solide ? Nous devons prendre le train dans moins d'une demi-heure.»
« Avec plaisir Madame. » Elle sélectionna le plus joli carton à chapeau à proximité, et l'y glissa avec tendresse, comme si elle était triste de voir partir un de ses bébés.
Tout heureux de ce retournement de situation, Rhett sortit son portefeuille et régla le double du prix affiché.
Scarlett aurait bien été étonnée de comprendre la raison de son empressement. Puisque c'était un chapeau d'été, elle allait le porter même lorsqu'elle serait en compagnie de Duncan Vayton, affichant sans s'en rendre compte sa marque de possession à Rhett Butler.
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Leur employé attitré du Willard Hotel les suivit dans la Suite Abraham Lincoln avec un petit chariot à roulettes. Il embarqua aussitôt malles et valises selon les directives de son client.
Scarlett fit un dernier tour dans sa chambre pour vérifier qu'aucun de ses effets n'y traînait.
« Vous ne les avez pas emportées avec vous ? »
« Pardon ? De quoi parlez-vous ? »
«Des pantoufles portées par Abraham Lincoln dans la chambre que vous occupiez. »
Comme elle haussait un sourcil de circonspection, il précisa en riant : « Ce brave Abraham, qui souffrait des pieds, avaient oublié d'amener ses pantoufles pendant son séjour de quinze jours à Washington. La femme d'Henry Willard venait d'en tricoter une paire pour son grand-père et les lui prêta. (*6) La légende veut que les occupants de notre suite cherchent dans tous les recoins les vestiges de ces illustres pantoufles. »
« Décidemment, cet hôtel est une source d'histoires croustillantes. Il faudra que je le recommande à mes amis.»
« Partons. Il est l'heure. »
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Leur wagon privé – resté dans un entrepôt le temps de leur séjour à Washington - avait été rattaché au convoi de la Richmond and Danville Railroad.
Rhett remercia leur chauffeur du Willard d'un généreux pourboire. Il avait fait de même avec la femme de chambre en réglant la note.
Comme à l'aller, George les attendait sur le quai. En se réjouissant de les revoir, il chargea leurs bagages dans le Pullman.
A l'intérieur, Scarlett fut accueillie par sa femme de chambre attitrée qui la libéra de son chapeau, puis se mit immédiatement à ranger les habits propres dans la penderie.
Elle se lova dans le fauteuil qu'elle s'était approprié à l'aller, retrouvant ses habitudes dans leur varnish particulier avec autant d'aisance que s'il s'agissait de sa maison de Peachtree Street.
Émettant un soupir aussi agréable à l'oreille de Rhett qu'un ronronnement, elle s'étira paresseusement : « Je suis épuisée. Je crois que j'aurai besoin des vingt-six heures de train pour me remettre de cette expédition. »
« Scarlett O'Hara épuisée par trois petites heures de shopping ? Je vous ai connue plus résistante lorsque vous me forciez à dévaliser les magasins pendant toute une journée ! »
«Ajoutez à ceux-ci trois heures au théâtre, puis trois heures à danser après avoir impressionné les comptables et séduit le Secrétaire d'Etat, peu de choses en effet. Sans oublier le plus exténuant – vous tenir compagnie ! J'ai bien mérité un peu de repos. »
«Avouez que notre périple vous a bien amusée. »
Une fossette s'accentua au coin des lèvres : « Je dois admettre que tout cela a quelque peu été distrayant – sauf la dernière tâche mentionnée dans mon énumération. »
Il se tint à côté d'elle : «Cette dernière est la plus intéressante. Ne trouvez-vous pas ? » Son intonation avait changé, se faisant traînante, en même temps qu'il lui caressait la joue.
Elle se redressa immédiatement et regarda le quai disparaître.
Rhett se racla la gorge. Une rebuffade de plus…
Le train était parti à l'heure. A 13h40 exactement. Le respect des horaires sur la Piedmond Airline se confirmait.
George arriva. Il avait prévenu leurs désirs puisqu'il apportait sur un grand plateau en métal argenté de l'eau fraîche, du café, des tasses et des petits biscuits.
Après avoir fait le service, il interrogea son client : « Jenny est en train de ranger les habits de Madame. Puis-je en faire de même avec les vôtres, Monsieur ? Nous allons prendre tous les vêtements que vous avez portés afin que qu'ils soient repassés demain matin.»
«Faites, George. N'oubliez pas mon smoking d'hier soir. J'en aurai besoin à la Nouvelle Orléans. »
Les deux employés s'en allèrent, les bras chargés d'habits et de chaussures à cirer.
Une douce langueur s'installa, intimiste, pareille à celle d'un « chez nous » d'un couple dans son salon. Celle à quoi il aspirait. Avec elle.
Pour parfaire l'atmosphère, les effluves de café et de biscuits à la vanille se diffusaient dans la demi-obscurité apportée par les persiennes que George avait préalablement tirées pour éloigner la chaleur de l'après-midi.
Mais les narines de Rhett n'avaient qu'un seul pôle d'attraction : celui du parfum de Scarlett.
Il ferma les yeux. Pour que surtout elle ne puisse pas lire l'angoisse qui le taraudait. Etre le témoin de la valse des commerces auquel Scarlett s'était livrée avec la délectation d'une chatte devant un pot au lait avait été un agréable dérivatif. Mais avec le départ du train, le compte à rebours s'était enclenché : il ne restait plus que… - il regarda sa montre à gousset - 25 h 15, diminuées des huit heures réglementaires de sommeil pour Scarlett… très peu de temps. Trop peu de temps pour changer le cours du destin qu'elle lui avait confirmé : elle allait épouser Vayton. Et pourtant, la nuit dernière…. Il cala sa tête dans le dossier du fauteuil pour faire revivre ces images érotiques, lorsqu'il fut sur le point d'atteindre l'extase jusqu'à ce que…
« Rhett ! Rhett ! Réveillez-vous ! » Elle tapota sa main posée sur sa cuisse.
Encore un peu somnolent, avec le réflexe du jaguar ayant feint d'être mort pour faire sortir de la brousse la biche apeurée, il abattit son autre main sur la sienne, avec la force du gant de fer du fauconnier. N'osant pas ouvrir les paupières, il se régala de la douceur de sa peau sous la pulpe de ses doigts, la chaleur de sa main irradiant sa cuisse, la différence de taille entre les deux, elle si petite, si étroite… Une comparaison plus explicite manqua de lui laisser échapper un gémissement.
Hélas ! Son Eden fut de courte durée.
« Lâchez-moi ! » La sécheresse de l'ordre le réveilla complétement.
« Est-ce votre grand âge qui vous oblige à faire une sieste de plus de deux heures en plein milieu de l'après-midi ? »
Rhett se redressa, n'en croyant pas ses oreilles. Mais sa montre indiquait bien qu'il était 16 h 30. Il se leva et alla directement vers le cabinet à liqueurs pour se servir un verre de whisky.
« Je vous prie de m'excuser. Vous auriez dû me réveiller avant. »
« Pourquoi ? J'étais en paix. J'ai eu le temps d'apprendre presque par cœur chaque ligne du budget du Fond d'investissement. J'ai fait plusieurs fois le tour du wagon jusqu'au pont d'observation pour me dégourdir les jambes. J'ai même commencé à lire un roman que j'ai trouvé dans la bibliothèque. Une après-midi enrichissante en somme. Plus que la vôtre. »
Il passa la main devant ses yeux. « Je n'ai pas dormi la nuit dernière, et j'avoue que notre expédition de ce matin m'a achevé. »
Elle leva les sourcils, intriguée. «Vous n'avez pas dormi ? »
« Et bien, après… » -il baissa la tête – « après ce que vous savez, je ne trouvais pas le sommeil et je suis sorti. »
« Vous vous êtes promené à plus de trois heures du matin ? » La surprise se mélangeait au doute.
« Oui, je suis allé au Rum Row. » Sa voix traîna comme s'il rechignait à lui dire la vérité. « Antonio m'avait averti qu'il organisait un tournoi de poker avec de nouveaux pigeons. J'y ai pris part. »
« Dans chaque ville, un repaire, n'est-ce pas ? A Atlanta, inutile de préciser l'endroit. A Charleston, votre antre se doit d'être plus discret. Mais à Washington, toute l'avenue du Rum Row avec ses distractions variées est à vous, même à trois heures du matin. »
Mieux valait ne pas réagir à l'allusion perfide.
«Je vais prendre l'air sur le pont d'observation. Cela me revigorera. A tout de suite. »
Respirant l'atmosphère extérieure à pleins poumons, ou du moins des bouffées d'air chaud à cette heure de l'après-midi d'été, il pesta : « J'ai perdu deux heures et demi du précieux temps qui me reste. Et je ne sais plus comment m'y prendre. Cette femme va réussir à avoir ma fin… »
Scarlett était en train de boire du thé glacé. Il ouvrit la boîte de la réserve personnelle de George Pullman pour choisir un cigare, et se mit à rire tout seul.
«Qui y a-t-il de si amusant ? »
«Laissez-moi vous faire partager ma trouvaille. Il est des signes du destin qu'on ne doit pas négliger. Voyez celui-ci.» Il lui mit entre les mains la boîte dont le couvercle était marqué du seau du fabricant, puis le souleva.
« Rien d'extraordinaire ici, semblable aux milliers d'autres cigares dont vous avez pollué le salon, la salle à manger, le bureau, et la chambre, cette dernière peu de temps, il est vrai,» - ajouta-t-elle, perfide – «jusqu'à réussir à nous intoxiquer tous. »
« Regardez-bien.»
Elle soupira, acceptant de se plier à son caprice, comme une mère avec son enfant un peu trop insistant.
«Simplement une vignette contrecollée représentant une peinture. Allez-vous cesser cette devinette ? »
«D'ordinaire, vos yeux de biche – ou plutôt de lynx – percent le moindre défaut de fabrication ou le détail qui va séduire votre clientèle. Perdriez-vous un de vos sens les plus acérés ? Cette reproduction d'œuvre d'art ne vous rappelle-t-elle rien ? »
Piquée au vif, elle s'intéressa enfin à ce qu'il lui mettait sous les yeux. « Oh ! L'affiche du Black Crook, avec le Démon et une Amazone. Dénudée outrageusement et en gros plan, évidemment.»
« Oui, et j'imagine qu'il a fallu le pouvoir de George Pullman pour que cet anodin coffre à cigares passe les fourches caudines de la censure d'Anthony Comstock !» (*8)
« Exprimez-vous, à la fin, ou laissez-moi reprendre ma lecture.»
« Hum… Je vois que vous donnez votre – appétissante – langue au chat. Depuis trois ou quatre ans, cet austère fonctionnaire est inspecteur de l'Administration Centrale des Douanes. Il a une deuxième "casquette", celle de membre actif de l'Association New Yorkaise pour la Suppression du Vice. Imaginez le pouvoir que le cumul de ces fonctions peut engendrer aux mains d'un Luthérien puritain qui s'est lancé dans une bataille contre la pornographie.»
Comme Scarlett plissait son front, il rectifia : « ou plutôt ce qu'il considère comme tel. Comme manifestement il n'a aucune culture, il confond images licencieuses et tableaux des grands peintres européens ayant magnifié les courbes des déesses et autres nymphes. Ces reproductions lithographiées sont légion à l'intérieur des boîtes de cigares.»
« Pff.. cela ne m'étonne pas. Je n'y avais jamais prêté attention, mais je comprends mieux pourquoi vos amis de passage prenaient autant de temps à sélectionner un cigare.»
Il prit un air coquin : « Que voulez-vous, la chair est faible. »
« Quant à vous, qui aviez l'habitude de passer des heures un verre plein à la main et dans l'autre une boîte de cet acabit, je pensais que vous étiez hébété par l'alcool. En fait, vous vous plongiez avec lubricité dans vos fantasmes iconographiques.»
Ne se souvenait-elle pas pourquoi il s'enivrait jusqu'à frôler la syncope pour chasser de son cerveau le souvenir du seul corps qu'il désirait et dont elle l'avait privé depuis des années ? Était-elle à ce point cruelle pour ne s'être rendu compte de la destruction qu'elle avait causée ?
Il ricana amèrement. « Voyons, très Chère, pensez-vous sincèrement que je n'avais pas des… opportunités plus… charnelles qu'un bout de papier pour satisfaire mes…. besoins dans ce domaine ? »
Pas une once de réaction de sa part, pas le plus petit signe de jalousie sur ses tromperies passées. Elle s'en fiche.
«Jugez de l'hypocrisie de ce fonctionnaire. Peu lui importe que ces boîtes circulent dans l'intimité des clubs de gentlemen. Par contre, il se jette sur le petit commerçant d'un quartier plus populaire qui a la mauvaise idée de mettre ces couvercles en vitrine, clamant qu'elles vont pervertir la jeunesse et la faire tomber dans le vice. Cette pudibonderie n'est-il pas ridicule ? »
Scarlett dût reconnaître qu'il avait raison. « A-t-il d'autres cibles pour assumer sa marotte de censeur ? »
« Oh oui. Votre spectacle préféré, ou plutôt les photographies des danseuses du ballet et des amazones. Savez-vous que ces daguerréotypes font l'objet d'un véritable marché noir et que certaines – celles où les choristes prennent des poses…. disons, « risquées » devant le photographe - s'arrachent à prix d'or ? (*8) En tout cas, elles circulent par la Poste. Qui est surveillée par Comstock. C'est difficilement croyable mais il a réussi à faire condamner à une forte amende et à un an de travaux forcés un marchand « des saletés » du Black Crook. » (*9)
«Ce monsieur devrait rencontrer la Vieille Garde qui en ferait son idole. Mais vous, Rhett, qui êtes toujours le premier à sauter sur toute opportunité se transformant en dollars, vous vous êtes probablement livré à ce trafic juteux, profitant de vos accointances avec les « artistes » du Black Crook, n'est-ce pas ? »
« Je n'ai pas besoin d'acheter ces photographies. On me les donne.» Sa vantardise tordue n'avait qu'un but : la faire exprimer un sentiment, même de déplaisir, pour la faire sortir de la coquille d'indifférence dans laquelle elle s'était soudain enfermée la nuit dernière après…
Elle se remit à feuilleter son magazine, comme si de rien n'était.
Enragé par son impassibilité, il se positionna derrière elle et lui mit une main sur l'épaule.
« C'est inutile. »
« Quoi ? »
« Votre petit jeu. »
« Je ne comprends pas. »
« Celui qui consiste à vous vanter de vos exploits de dégénéré, passés, présents et à venir. Si c'est pour susciter chez moi un réflexe de jalousie, votre combat est vain. Peu m'importe. J'ai pris ma décision. »
Alors Rhett laissa tomber son masque de nonchalance pour une indignation passionnée. «Vous ne pouvez pas dire ça. Vous ne pouvez pas faire cela. Cela n'a aucun sens. Avouez que votre corps a tremblé pour moi la nuit dernière. Vous ne pouvez pas faire taire ce que vous avez ressenti dans mes bras, ceci pour un homme que vous connaissez à peine, qui n'est rien. Qui ne comprendra jamais ce que nous avons traversé ensemble. »
« Cela n'a plus d'importance. » Elle se leva et se replongea dans la contemplation du paysage qui défilait. Sa façon à elle de se concentrer sur le choix des mots qui seraient déterminants.
« Cet homme m'aime. Il sera fidèle et ne me mentira pas. Il m'a offert son cœur en toute franchise. Je sais qu'il nous rendra heureux, et nous offrira la stabilité à moi et mes enfants – enfants que vous avez abandonnés. Sa famille m'accueille à bras ouverts. Je ne vous ferai pas l'offense de comparer avec la vôtre. Je me suis engagée à l'épouser, et je m'y tiendrai. Quant à la réaction de mon corps dans la chambre, vous venez précisément de résumer ce qui s'est passé. Un simple réflexe charnel. Comme celui qui vous fait séduire tout ce qui porte jupon en dessous de vingt-cinq ans. Heureusement, j'ai mis fin à cet égarement. Vous n'avez toujours pas compris ce qui s'est passé n'est-ce pas ? Il a suffi d'une petite chose pour me faire retrouver la raison et comprendre qu'il ne fallait pas que je retombe dans vos filets : le corset que Duncan avait si délicatement dessiné en ne pensant qu'à moi. Piétiné sous mes pieds. Comme le gage d'amour que j'étais bêtement en train de piétiner avec la même désinvolture. »
« Quoi ? » De fureur, il la retourna vers lui. Ses bras puissants la secouèrent avec rage. « Voulez-vous dire que vous m'avez rejeté pour une histoire de corset ? Avez-vous perdu la raison ? »
De ses poings serrés, elle poussa de toutes ses forces contre sa poitrine pour réussir finalement à se dégager. « Bien sûr, évoquer symbolisme et romantisme est un langage étranger pour vous. Seul compte le résultat, mettre une femme soumise dans votre lit pour assouvir vos pulsions terrestres. Duncan n'est pas ce genre d'homme. Dès qu'il m'a rencontrée, je suis devenue sa source d'inspiration, sa muse en fusion avec son âme.»
« Votre âme ! » Il s'esclaffa méchamment. «J'ai déjà entendu cela il y a – combien déjà ? – plus de quinze ans. Votre passion de la vie, votre belle âme… »
«Oh ! Inutile de ricaner je sais que pour vous mon âme n'est que noirceur. Au-moins me donne-t-il envie de me bonifier pour mériter sa confiance. Or, ce que je m'apprêtais à faire il y a quelques heures… J'allais détruire mon seul espoir d'un bonheur stable pour un moment d'égarement. Tout est clair à présent. »
Rhett tremblait. De rage. De colère. Il avait suffi d'un bout de chiffon pour que leur bonheur à tous deux s'effondre. C'était à hurler de rire. Ou à pleurer. Il inhala profondément pour se calmer. Il fallait qu'il se ressaisisse. Lui montrer à quel point elle lui faisait mal n'apporterait rien de plus que son mépris pour sa faiblesse à lui.
Il dut se maîtriser pour ne pas faire s'entrechoquer la bouteille de whisky et le verre. Il but cul sec et se resservit.
Il entendit ses jupons de taffetas qui frémissaient pour le rejoindre. Puis elle posa légèrement – oh ! Si légèrement – la main sur son avant-bras. En signe d'apaisement.
« Rhett ! Arrêtons de nous faire la guerre. Je vous l'ai déjà proposé une fois, et je vais me répéter : nous pouvons rester amis. Ne parlons plus de ce qui s'est passé – ou de ce qui aurait pu se passer à Washington. »
Voulant manifestement faire retomber la tension entre eux, elle exagéra son entrain : « Si nous abordions un sujet plus consensuel et qui nous réunit, le Musée de Bonnie ? Avez-vous déjà programmé la date d'ouverture ?»
Il se secoua. Au moins pouvait-il sauver le lien indestructible qui les réunissait et pour lequel il avait imaginé ce projet : faire en sorte que leur Bonnie adorée soit célébrée de tous à travers la fondation.
Il se força à se concentrer : « Pendant des mois, les antiquités égyptiennes ont été sélectionnées sur dossiers en amont avec l'accord du Musée du Louvre, Ces dernières semaines, des experts qualifiés ont examiné chaque pièce de façon à spécifier sur un croquis attaché à sa fiche sa condition exacte, jusqu'à la moindre imperfection, avant le départ du Musée. Si des détériorations ultérieures devaient advenir, elles seront prises en charge par les assurances. Ces longues négociations sont bouclées. Parallèlement, les œuvres américaines sont prêtes à être embarquées à New York pour Le Havre. Les autorisations de sortie provisoire du patrimoine français et les formalités douanières vont être réglées sous peu. Ne reste plus que l'emballage et l'acheminement des antiquités du Louvre au port du Havre sur un de mes cargos, pour leur débarquement à Charleston et leur transport en train jusqu'à Atlanta. Mais cette étape logistique est cruciale car la plus ardue. Mes agents ont embauché la plus sérieuse menuiserie de Paris pour construire une caisse personnalisée pour chaque œuvre, y compris pour la section peintures contemporaines. Inutile de vous préciser que la taille des sculptures et leur difficulté de manutention ont été des facteurs déterminants pour les sélectionner. »
« Quand le chargement arrivera-t-il en Amérique ? »
«Mon bateau avec la précieuse cargaison est programmé pour être de retour au port de Charleston le 30 août. En y incluant votre commande auprès de votre fournisseur parisien d'accessoires féminins. N'oubliez pas de la lui transmettre au plus vite. »
« Je vais reprendre son catalogue et lui enverrai mon ordre d'achat. J'espère qu'il m'accordera la remise de 10% comme la première fois. »
« Pourquoi ne le ferait-il pas ? Il est probablement fier d'exporter ses articles aux Etats-Unis ! »
« Certes. Mais j'ai bénéficié du tarif privilégié sous le nom de la prestigieuse maison de couture La Mode Duncan. Je vais lui demander si… »
«N'en faites rien. Gardez votre indépendance. Dès demain, rédigez votre commande en votre nom et envoyez-la chez moi à la Battery, de façon à ce que je puisse l'emporter dans mes bagages. Il ne fait aucun doute que ces commerçants parisiens, après ma visite chez eux, vous feront des courbettes lorsque je leur expliquerai à quelle vitesse votre chiffre d'affaire est exponentiel de mois en mois – pour leur avantage. »
« Soit. Je vous remercie. J'effectuerai un transfert d'argent sur votre compte pour vous rembourser. »
Rhett fit un mouvement de la main. Elle l'arrêta. «Mon paiement se fera au cent près. Quand partez-vous pour la France ? »
« Le 19 juillet. Notre wagon privé va d'abord me déposer à la Nouvelle Orléans car j'ai des affaires importantes à régler là-bas.»
Scarlett tapota nerveusement du doigt sur le plateau de la table. « Je n'en doute pas. Depuis que je vous connais, vous avez toujours eu des affaires importantes à faire là-bas. »
L'adverbe « toujours » avait été exagérément prononcé. Rhett n'eut aucune envie de rouvrir un front de conflit à ce sujet.
« Un mois à Paris ne sera pas de trop pour surveiller la logistique de l'emballage. D'autre part, je dois sélectionner les tableaux des peintres du nouveau mouvement stylistique. Ceux que j'ai contactés sont enthousiastes pour faire partie de l'aventure. Il faudra probablement que j'ajoute deux ou trois autres artistes, des sculpteurs, pourquoi pas. Si je les aide à bâtir une réputation sur le Nouveau Monde, il faudra que je sélectionne les créations les plus révolutionnaires pour impressionner la presse et les amateurs d'art new yorkais – et ainsi me réserver une marge plus que rondelette. »
Scarlett acquiesça. «Tout cela s'avère prometteur. Avez-vous déjà fixé la date d'inauguration des deux musées ? »
«J'en ai longuement discuté avec Harry Bennett. Il y a encore beaucoup de travail d'installation dans le nouveau bâtiment. Ensuite, il faudra mettre en valeur les œuvres du mieux possible. L'ouverture officielle à Atlanta se fera le 1er octobre. Quant à celui de Charleston, ce sera le 19 octobre. Comme vous le remarquez, le temps va passer très vite ! »
oooOOooo
Les heures qui suivirent furent l'illustration parfaite de la cohabitation cordiale d'un couple vivant sous un même toit, multipliant les bonnes manières et sujets anodins pour dissimuler leurs véritables pensées. L'un et l'autre prirent grand soin d'éviter le moindre mot qui aurait pu être mal interprété ou donner ouverture à une saillie ironique.
Les deux employés dédiés à leur varnish privé rompirent brièvement l'ambiance policée en rapportant dans deux grands paniers d'osier robes, chemises et vestes fraîchement nettoyées, amidonnées et repassées. Jenny rangea les habits de Scarlett dans ses malles. George fit de même avec ceux de Rhett.
«J'ai déposé sur la desserte du salon tout ce qui se trouvait dans vos poches. »
Rhett le remercia, et George partit avec leur commande des plats pour le dîner.
Les mets délicats du Delmonico réjouirent leur palais. Sachant qu'ils pourraient se reposer le lendemain des libations de la veille, ils ne s'en privèrent pas – surtout Rhett - testant en connaisseurs vins blancs et rouges, alcools forts et digestifs, comme pour se venger par ces excès de la frustration de ne pas pouvoir se comporter naturellement l'un envers l'autre.
Puis le rituel du coucher dans le wagon d'il y a deux nuits reprit. George veilla à ce que les draps du lit de son client soient entrouverts comme il en était l'usage.
« George, pensez s'il vous plaît à déposer un seau à glace avec de l'eau fraîche dans nos chambres. Il fait une telle chaleur ce soir… Et pouvez-vous demander à Jenny de venir ? »
«Bien sûr Madame. Tout sera fait selon vos désirs. » Il revint très vite portant un grand plateau. Jenny demanda son aide pour fermer la malle de « Madame ». Puis elle assista celle-ci pour la déshabiller. Avec le bain chaud, un autre rituel fut rejoué, celui de démêler la chevelure humide de Scarlett – mais cette fois-ci grâce aux gestes mécaniques et appliquées de la femme de chambre.
Elle se servit deux grands verres d'eau. S'il y a une seule chose à reprocher au luxueux service du varnish, c'est la petitesse de ses carafes. A peine posée, elle est déjà presque vide…
Demain matin, je traînerai au lit. Ainsi nous n'aurons pas à nous croiser, et je prendrai un déjeuner léger dans ma chambre. C'est mieux ainsi. Nous n'avons plus rien à nous dire, sauf à nous faire mal. Ce voyage a été une erreur, mais il appartient déjà au passé.. A 15 h 20, je serai de retour à Atlanta. Lui continuera son chemin. Et moi… Et moi…
Inexplicablement, elle sentit un poids comprimer sa poitrine. La reprise de sa vie normale – les enfants, les employés, le magasin, les bavardages des clientes…
J'ai besoin d'une coupure. De respirer pour que le tumulte des quatre derniers jours s'apaise. Tara ! Oui ! Je vais passer deux jours à Tara. Ensuite, tout redeviendra comme avant !
Le cœur lourd, elle s'endormit enfin.
Rhett se perdit dans la contemplation de la vue panoramique sur le pont d'observation. Il fut tenté d'aller dans le sleeping car attenant à leur varnish pour rejoindre quelques gentlemen noctambules regroupés dans un petit salon enfumé dédié aux amateurs de jeux de cartes. Mais il n'était pas d'humeur. La chance ne sera pas avec moi cette nuit…
Vaincu, il se décida à regagner sa chambre – non sans jeter un œil envieux sur la porte de la chambre voisine.
Il se coucha, torse nu. Ma maîtresse pour cette nuit sera le whisky le plus cher de la cave de George Pullman. Il caressa le galbe de la bouteille : Aide-moi à oublier… L'oublier…
oooOOooo
Tout se passa très vite, comme dans un état second. Pork sur le quai de la gare. Des instructions à Prissy, un mot griffonné à l'attention d'Ella, une courte visite à la Boutique pour faire le point avec sa vendeuse, et puis le retour à la gare.
Encore un train. Bruyant cette fois-ci, cahotant, le siège dur. Un train de campagne, un train pour les gens ordinaires.
La voilà arrivée à Tara. Elle n'entre même pas dans la vieille bâtisse, et se dirige vers les champs.
Elle marche, savourant chaque crissement de la terre sous ses pieds. Elle serait bien tentée d'enlever ses souliers pour enfoncer ses orteils dans la terre grasse de Tara. Un reste de bonnes manières l'en empêche.
Il fait chaud. Pas un souffle d'air. Autour d'elle, le pépiement des oiseaux familiers saluent son retour à la maison.
Avec assurance, elle avance tout droit. Ses pensées suivent la même trajectoire. Garder le cap. Ne plus hésiter. Son avenir, comme celui de ses enfants, est tracé. Tout va bien se passer. Elle est sûre d'être aimée et d'être protégée. Et qu'on ne lui mentira plus.
Elle a pris la bonne décision. Elle avance.
Le soleil tape. Oh ! Pourquoi a-t-elle laissé son chapeau dans le buggy de Will qui l'a ramenée de Jonesboro ? Malgré cela, elle continue sa déambulation.
Tiens ! N'était-il pas supposé y avoir un vieux chêne ici ? Ou s'est-elle engagée dans le mauvais chemin ? Ce n'est pas raisonnable d'entreprendre cette promenade en pleine chaleur. Mais peu importe. Je peux me permettre d'être déraisonnable – Une dernière fois.
Elle a tellement chaud qu'elle transpire à grosses gouttes. Alors elle s'arrête, déboutonne les premiers boutons de son corsage. Presque à les arracher, tant elle est pressée d'avoir de l'air.
Au lieu de rebrousser chemin, elle persiste. « Têtue comme un mule » lui répétait Mammy. Elle veut absolument se rapprocher de la rivière où elle jouait enfant. Quel plaisir se sera de remonter mes jupes et de patauger dans l'eau fraîche !
Mais pas signe du moindre ruisseau à l'horizon. Que des vastes champs cultivés. Elle contemple avec fierté les plants de coton. La récolte va commencer la semaine prochaine. Avec la satisfaction d'une campagnarde admirant l'œuvre conjointe de la nature et de l'Homme, elle caresse les boules blanches. Comme de vieilles amies. Celles qui lui ont permis de sauver Tara et d'arracher sa famille à la famine.
Une nappe blanche à perte de vue. Non ! Pourquoi des taches bleues s'immiscent-elles entre les plants de coton ? Intriguée, Scarlett presse le pas pour se rapprocher de ces plantes intrusives.
Mais ses pieds s'enfoncent dans la terre. Les trois dernières journées fortes en actions et en émotions, la chaleur écrasante, la soif qui lui irrite la gorge… Son dynamisme commence à s'éroder.
Elle lève les yeux au ciel. Pas un nuage. Les rayons de soleil sont tellement intenses qu'ils absorbent autour d'eux le bleu azur. Elle est éblouie. Des cercles blancs et bleus alternent devant ses prunelles. Elle peste contre elle-même. Comment une paysanne comme moi peut-elle faire l'erreur de scruter le soleil en plein milieu de l'après-midi ?
Alors elle baisse la tête et ne distingue plus que du bleu. Des plantes bleues qui, à cet endroit, ont gagné la bataille contre la plante native de Tara.
Will ne m'a jamais informée de sa décision d'introduire un nouveau type de culture à Tara. De quel droit gâcher des ares de coton profitablement monnayables pour des fleurs ? Des fleurs… Elle se promet qu'il va l'entendre quand elle rentrera.
Peut-être y-a-t-il un marché pour les fleurs décoratives ? Cela expliquerait qu'il ait jugé bon d'en planter sur notre terre. A mon retour, je me renseignerai auprès des fleuristes d'Atlanta. C'est vrai qu'elles sont particulièrement jolies.
Elle n'a pas à se baisser pour mieux les examiner car les plants font au moins soixante centimètres de haut. Au milieu des feuilles d'un vert profond, des grappes de pétales violacés jaillissent avec vigueur.
Pourquoi ai-je eu l'impression qu'elles étaient bleues ? Les pétales sont si fins… On dirait des papillons. Des papillons aux ailes refermées s'apprêtant à s'envoler… Je deviens vraiment trop lyrique aujourd'hui. Je vais en ramener à Atlanta. J'en mettrai dans mon salon et à la Boutique Robillard. Une petite touche bucolique ne peut qu'égayer les esprits – et encourager les ventes.
Elle choisit des tiges de trente centimètres, étonnée qu'elles soient si faciles à couper. Son avidité naturelle la pousse à regarder plus loin, là où les grappes sont plus fournies.
Elle continue sa progression. Les tiges atteignent maintenant plus d'un mètre soixante-cinq. Sa taille.
Son bouquet s'est tellement gonflé qu'elle a du mal à le tenir des deux mains. Elle marche, mais de plus en plus sa vue est obstruée par la cime bleue des bourgeons à peine éclos.
Il vaut mieux rebrousser chemin.
Elle se retourne mais sa jupe est accrochée à une ronce. Il faut qu'elle renonce à tenir le bouquet pour se détacher. Mais à leur tour les manches de sa robe restent agrippées aux tiges épineuses.
C'est curieux. Elles paraissaient si lisses, sans la moindre callosité. Cette espèce-ci a peut-être muté pour devenir sauvage…
Aïe ! Voulant se débarrasser de ce damné bouquet, elle se pique. Une goutte de sang perle sur les pétales bleus qui s'obscurcissent. D'autres épines s'introduisent dans ses paumes.
Cela suffit. Je suis en train de me blesser. Si cela continue, je vais me sentir mal…
Elle panique. Mais de toutes parts maintenant les grappes bleues tombent sur sa tête. Les ronces capturent son chignon, lacèrent petit à petit son dos.
Elle veut s'échapper. Comment s'est-elle piégée avec tant d'inconséquence ?
Elle crie, mais personne ne peut l'entendre. Car elle est au milieu de nulle part.
Plus elle panique, plus elle devient prisonnière des ailes bleues transformées en fil de fer barbelé qui est sur le point de l'écorcher vive.
A l'aide !
Mais les mots ne peuvent même plus sortir de sa gorge. Elle étouffe. Elle va mourir ici. Mon Dieu ! Ella et Wade, que vont-ils devenir sans elle ? Il faut qu'elle s'en sorte. Elle fait une tentative désespérée pour réfléchir. Ces fleurs si jolies… Elle en avait déjà vues ailleurs… Où ça ? La plantation d'indigotiers de Duncan ! C'est bien cela. Mais dans son souvenir ils n'avaient aucune ronce...
Sa réflexion cartésienne est arrêtée net car une autre réalité s'impose : elle ne se sortira jamais de ce piège. Les plantes carnivores ont gagné.
Avec l'énergie du désespoir, avant que les battements de son cœur ne s'arrêtent, elle crie : « Rhett ! »
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Notes sur le chapitre 47 :
(*1) Rues commerçantes de Washington en 1876 : a closer look, F Street, heart of the old downtown in the 19th Century - .
Et : a closer look, Seventh Street North West in the 1870s, and its streetcars - .
(*2) : Tous les noms des commerces indiqués dans ce chapitre correspondent à des annonces publicitaires parues en juillet 1876 dans l'Evening Star, journal de Washington, y compris le détail des articles en vente. Quelques numéros se trouvent en ligne sur le site de la Library of Congress. Voici l'un d'entre-eux : .gov/resource/sn83045462/1876-07-12/ed-1/?sp=1&r=0.006,0.043,0.156,0.113,0
(*3) Center Market, Pennsylvania Ave. Washington - .
(*4) Grand magasin Palais Royal : il a ouvert en 1877. Source : Streets of Washington, .
(*5) Restaurant d'huîtres Harvey's : publicité dans The National Republican du 7 juillet 1876 – source Library of Congress .gov/storage-services/service/ndnp/dlc/batch_dlc_eastern_
(*6) Pantoufles tricotées portées par Abraham Lincoln au Willard Hotel : elles sont conservées à la Library of Congress.
(*7) Horaires des trains de la Piedmont Air Line sur la Richmond and Danville Railroad : David Rumsey map collection - luna/servlet/detail/RUMSEY~8~1~24491~900025:The-Piedmont-Air-Line-&-connections
(*8) Collection de photographies anciennes des acteurs et actrices du Black Crook : Harry Ransom Center, The University of Texas at Austin, Digital Collections : . /digital/collection/p15878coll29/search
(*9) Les boîtes de cigares, les danseuses du Black Crook et le censeur Anthony Comstock : source : journal of the associations of historians of American Art Panorama, Lifting the Lid on Cigar Boxes at /article/amy-werbel-associate-professor-department-of-the-history-of-art-fashion-institute-of-technology-state-university-of-new-york/
– source Bill Brownstone, The Black Crook at Niblo's Garden - Burlesque Comes to New York : /nework/blackcrook
