- Chapitre 2 -
Une pêche miraculeuse
En ce vendredi 20 mai 1611, le village était bien occupé: tandis que les femmes préparaient un bouillon à la cuisine ou s'affairaient dans leur maison, les anciens tressaient de petits paniers du peu d'osier qu'il restait de la saison précédente tout en surveillant les petits, qui jouaient à les imiter en nouant quelques liens. Les hommes, partis à la pêche dès l'aube, ne rentreraient que tard le soir, leurs filets cassés mais heureux d'avoir pris une belle carpe ou un gros brochet. Soudain, le son grêle d'un petit cor fendit l'air brumeux du marais. Laissant casseroles, fourneaux, paniers et osier, tous, femmes, enfants et vieillards se précipitèrent sur la rive du marais, en attendant avec anxiété le retour des pêcheurs.
« L'alarme… voilà bien deux ans que le cor n'avait point été sonné, sembla penser tout haut une femme.
-Une chose bien néfaste, croyez-m'en… je ne l'aime point, car à chaque fois il annonce des morts », répondit une vieille dont la déclaration fut suivie d'un murmure d'approbation.
Car tous n'avaient qu'une peur: que l'un des hommes n'ait péri noyé. Voilà deux ans, le marais avait pris une barque et deux hommes avaient disparu, laissant une veuve éplorée et trois enfants. Si le marais protégeait le village, si ses habitants en connaissaient les dangers, aucun d'eux n'était à l'abri de ses caprices, et la hantise d'être un jour englouti ou de disparaître dans les brumes les poursuivait nuit et jour. Chacun vivait avec cette angoisse sourde qui vous tord le ventre et bien des villageoises partageaient le même sentiment que ces femmes de pêcheurs en mer qui, en embrassant leur mari le matin, se demandaient s'il reviendrait le soir. Même si le marais n'était pas agité, les brumes traîtresses cachaient les trous de sable qui se déplaçaient. Les rives, plus vaseuses encore que d'ordinaire par ce printemps pluvieux, devenaient des prisons de boue ou s'effondraient, entraînant la chute d'arbres séculaires qui venaient s'écraser sur les barques des pêcheurs. Le pire étaient ces feux du diable et les gaz, les émanations du Démon, comme disaient les moines, qui, remontant à gros bouillon, faisaient parfois exploser des petits esquifs. C'était la pire des morts, la plus redoutée, car c'était une véritable misère que de ramasser un fils, un ami ou un frère en morceaux au milieu d'une eau rougie, si toutefois il en restait quelque morceau, tandis que les poissons, attirés par le goût du sang, venaient chercher quelque part du festin.. Chacun pensait au pire, en fixant avec anxiété le brouillard, pendant que s'écoulaient de longues minutes qui leur semblèrent des heures. Indifférents au sort des hommes, un héron cherchait des ablettes dans la vase tandis qu'un corbeau croassait d'un ton lugubre dans un saule au loin.
Une petite ombre grandissait dans la brume. Imperceptiblement, elle s'approchait de la rive, sans qu'elle ne fît la moindre vague ni d'elle ne trouble la surface de l'eau. Noire, floue et silencieuse, l'on eût cru quelque spectre hantant les eaux du marais. Une autre ombre apparut plus loin, suivie d'une autre… Inquiets, les villageois les comptèrent… une, quatre, six… toutes les barques étaient là. Les voix des hommes que la brume étouffait se faisaient maintenant entendre, comme éloignées, alors qu'ils n'étaient qu'à quelques encablures de là. Ils semblaient agiter les petites lanternes qu'ils postaient habituellement à l'avant des barques pour se repérer dans le labyrinthe du marais, mais les lueurs troubles des chandelles à l'intérieur semblaient elles aussi subir l'oppression de l'atmosphère environnante, froide et humide. Elles montaient et descendaient, au gré de la bise et des nuages de brume, brûlant d'une petite flamme un moment puis la seconde d'après semblaient près de s'éteindre. Elles dégageaient cependant une fumée noire dont l'odeur de brûlé, que l'on pouvait sentir de la grève, présageait de tristes événement.
« Ohé! Une couverture, vite! Cria l'un des hommes sur une des barques.
-Mon Dieu, l'un d'eux est tombé à l'eau, dit une vieille en se tordant les mains, quel malheur!
-Il en est qui ont échappé aux miasmes du marais, déclara fièrement une femme aux cheveux roux et un vieux l'approuva d'un signe de tête.
-Combien en sont guéris et combien en sont morts… »murmura une autre femme, qui avait perdu son mari cinq ans plus tôt, victime de cette fièvre délirante qui vous emporte en quelques jours.
La première embarcation toucha la rive et l'on accourut avec la couverture. Les épouses, soulagées de voir leur mari vivant les étreignaient, tandis qu'ils s'en dégageaient, à la fois trop fiers pour se laisser aller aux démonstrations féminines et trop préoccupés par ce qu'il y avait au fond de cette barque. Les vieux apportèrent des torches, pour reconnaître les visages de leurs fils, épuisés par l'effort et singulièrement graves. Tandis que les autres esquifs touchaient la rive, et que d'autres hommes en sortaient, les occupants de la première barque soulevèrent un lourd fardeau qui semblait être un homme, entièrement enveloppé de la toile de laine. L'on résolut de le porter chez Gros René, le chef des pêcheurs, pour voir quel était son état.
La curiosité était telle que tout le village pénétra chez le pêcheur, poussant les chaises en osier, les ustensiles de cuisine et les jouets des enfants. On le posa délicatement sur la table et on le démaillota un peu. Blanc comme un linge, il semblait mort, ses yeux fermés et la bouche entr'ouverte. Gros René mit son oreille sur sa poitrine un instant, tandis que des femmes, main sur la bouche, attendaient le verdict.
« J'entends son cœur, mais son battement est faible. Il faut ramener les moines, eux seuls connaissent les herbes qui pourront le sauver.
-J'irai, déclara un pêcheur.
-Et moi aussi, dit un garçonnet.
-Bien, allez-y mais vite! »
Tandis que les volontaires serpentaient sur le chemin brumeux menant au monastère, les habitants s'organisèrent pour trouver un drap, d'autres couvertures et une paillasse convenable à l'infortuné. L'on attisa le feu pour le réchauffer et bientôt l'air devint irrespirable, chaud et lourd, comme ces après-midi d'août où les nuages noirs emprisonnent la chaleur du sol. Quelques murmures se firent et les langues se délièrent, chacun allant de sa supposition sur ce qui avait amené cet homme dans le marais, les dangers auxquels il eut à affronter et les démons qu'il avait rencontrés.
« Par chance nous l'avons trouvé, il s'en est fallu de peu qu'il ne sombre à jamais dans cette vase immonde ! s'exclama un pêcheur.
-Il n'est pas tiré d'affaire… dit Gros René. Regarde-le, il est presque mort… Peut s'en est fallu, peut s'en faut maintenant et je suis prêt à parier ma barque que peu s'en faudra… Si un moine ne vient pas d'ici peu, il ne passera pas la nuit.
-Alors nous allons prier pour que sa santé revienne », dit une vieille.
Tous les habitant hochèrent la tête. Les hommes ôtèrent leur chapeau et leur bonnet, et, bras ballants, tête basse, priaient. Les vieux, mains jointes et lèvres tremblantes, murmuraient des psaumes. Les enfants, surtout les plus jeunes qui ne comprenaient pas bien ce qu'il se passait, regardaient autour d'eux en silence, conscients que quelque chose de grave était arrivé, et tiraient sur le bras de leur mère pour savoir quelle était la raison de ce recueillement.
Soudain la porte s'ouvrit avec fracas et trois personnes entrèrent.
« Place, place! Laissez moi passer! Mais qu'est-ce que cette foule ? Allez ouste ! Dehors!!!
-Frère Michel, c'est Dieu qui vous envoie! S'écria Gros René, trop heureux de voir le moine.
-Je ne crois pas que ce soit Dieu, mon fils, vu que ce sont ces deux émissaires, que vous avez vous même diligentés, qui m'ont prévenu, dit le moine d'un air supérieur et sévère.
-Oui, heu… bien… bredouilla le pêcheur, avant de se fondre dans la masse des habitants, rouge de honte.
-On étouffe ici! Fit le prêtre. Il faut le déplacer dans une autre maison où l'air est moins malsain –Gros René adressa un regard venimeux au moine- et où il y aura moins de monde. »
Le frère Michel était quelqu'un de rude mais de bon. De plus, excellent botaniste, il connaissait les herbes du marais qui soignent et celles qui tuent. Il savait que bientôt, l'homme aurait la fièvre et qu'il était urgent de lui préparer un remède. L'on déplaça le malheureux chez la veuve Dujonc, cette même femme qui avait perdu son mari deux ans plus tôt, lorsque la barque avait versé. On l'allongea sur une paillasse non loin du foyer de la petite cheminée, pour qu'il n'ait pas froid. Il demanda aux habitants de rentrer chez eux et de prier pour le malheureux. La veuve fit bouillir de l'eau, tandis que le prêtre et Gros René, en qualité de chef des pêcheurs, démaillotaient l'homme de la couverture.
« Cet homme n'est point d'ici mon frère, je ne l'ai jamais vu dans nos contrées, dit Gros René.
-Grand Dieu, il est bien froid mais la fièvre va venir vite… Madeleine, pourriez vous lui mettre un linge dès maintenant sur le front ?
-Parbleu ! Regardez-moi ce pourpoint! Mais qu'est-ce donc ? demanda Gros René, tandis que Mme Dujonc disposait un torchon imbibé d'eau chaude sur le visage de l'homme, toujours inconscient.
-Du velours, Gros René… Une étoffe fort riche… Que bien peu de gens de nos contrées peuvent se payer… Regardez mieux les boutons, ils sont d'argent. »
Gros René poussa un petit cri de surprise. C'était bien la première fois qu'il touchait à la fois du velours et qu'il contemplait des boutons d'argent. Alors qu'il restait là, hébété, le moine avait entrepris d'ôter la cape du voyageur, du même velours que le pourpoint, dont le tissu imbibé de vase collait à la paillasse. Le moine lui retira ses gants, des gants souples et fins, les porta à son nez en en retourna un.
« De l'agneau… parfum de violette… Oui oui… je vois… murmura d'il.
-Grand Dieu mais que voyez-vous ? Moi je n'y entends rien ! cria fébrilement Gros René, sans doute énervé de se sentir bête.
-Eh bien, mon cher René, connaissez vous beaucoup d'hommes habillés de velours, portant des gants de cuir d'agneau et… l'épée au côté ? » demanda le moine.
Il ôta d'un coup la cape d'un coup, laissant entrevoir une très riche ceinture marquetée de clous d'argent étincelants du reflet du feu de la cheminée, tandis qu'un fourreau d'épée, lui aussi marqueté, tombait à terre. Gros René poussa à nouveau un petit cri stupide de surprise.
« Qu'entendez vous par là ? demanda la jeune veuve, est-ce un duc, un prince ou même un comte?
-C'est, en tout cas, quelqu'un de puissant, ma fille, et, si j'ignore son nom, ses gants portent bien des armoiries qu'hélas je méconnais.
-Ah quelle bonne chance! Un tel homme ici! Et nous l'accueillons dans une de nos misérables chaumières! Il serait bien mieux chez vous, au prieuré, et aurait moins à souffrir de notre gêne.
J-e ne pense pas que ce soit, en ce moment même, son principal soucis. J'ignore par quelle malchance il s'est retrouvé ici, mais je ne crois pas qu'il survivrait à un nouveau voyage, quelle qu'en soit la destination. S'il doit vivre, c'est ici et maintenant qu'il faut qu'il soit soigné, reprocha le clerc à Gros René qui gémit.
-Certes, certes, mais un homme de son rang, ici…
-Cela suffit, René, dit la veuve d'un ton ferme, ma maison est certes petite et délabrée, mais elle est honnête. Je gagne peu, mais j'estime être assez vertueuse pour donner mon aide à ce gentilhomme, tout duc ou prince qu'il soit. Si l'honneur est grand en lui, sa générosité et son pardon doivent l'être également. Il n'y a point de honte à être sauvé par une pauvresse lorsque l'on est dans le besoin, et, souvent même, les pauvres gens sont souvent bien plus honnêtes que les riches!
-Insinueriez vous que nos rois sont malhonnêtes, madame? demanda le moine d'un air malicieux. Non, je le sais, vous parlez de ces prévôts des villes et de ces intendants du roi qui saignent les campagnes pour quelques écus… Mais au lieu de nous conter vos pensées sur ces gens, pourriez vous essuyer la boue sur ce visage, que nous puissions voir de qui nous essayons de sauver la vie? »
Tandis que la femme tamponnait le visage de l'homme inconscient avec un chiffon, le prêtre assis sur un tabouret examinait avec attention la garde de l'épée. De son côté, Gros René, empli du désir de toucher le velours encore une fois, caressait le pourpoint.
« Il y a quelque chose là-dessous !
-En êtes vous bien sûr, maître pêcheur ?
-Pour sur, autant que vous êtes moine! »
Le pêcheur fit un pas de côté et l'ecclésiastique tâtonna à son tour. Il dégrafa le pourpoint et en retira une caissette, pas plus grosse qu'un livre. Il la posa sur la table et donna un léger coup de son poing dessus. Un bruit métallique résonna dans la pièce. Il la prit, l'agita, et regarda une des fentes. Il la posa à nouveau et regarda le visage de l'inconnu. C'était un homme au visage long, assez jeune. Sa peau, blanche et fine, luisait à la lumière du feu. Il portait les cheveux bouclés jusqu'aux épaules. Sa moustache, d'un noir de jais tout comme sa chevelure, était taillée finement. Il portait une longue balafre sur la joue gauche qui semblait inquiétante.
« Bien, bien, nous y voilà… murmura le moine. J'ai besoin d'herbes pour soigner sa fièvre et sa mauvaise blessure. François!
-Envoyer un enfant chercher des herbes, à cette heure… murmura Gros René, effaré.
-François sait où les trouver, je lui fais confiance répondit tranquillement le clerc pendant que le petit François, un garçon d'à peine dix ans, s'avançait du coin où les enfants Dujonc étaient restés silencieux, sans perdre une miette de la conversation. Bien François, pourrais-tu me dire de quoi nous avons besoin pour sauver la vie de cet homme?
-Pour soigner sa mauvaise blessure, de l'urine de vache!
-Nous n'en avons pas mon enfant… par quoi pourrions nous la remplacer ? répondit le moine en le plus doucement du monde,tandis que les yeux écarquillés de Gros René qui allaient de l'un à l'autre.
-Du thym ! S'écria t'il soudain. Une décoction de thym, nous pourrions même en faire un cataplasme!
-Excellent mon enfant… répondit le moine avec un demi-sourire, tandis que Gros René persistait à les regarder avec de grands yeux ronds. Pour la fièvre j'aurais besoin d'un peu de fleurs de rosier sauvage, de feuilles pommier, du basilic et de la menthe des marais, ainsi qu'un peu de tiges de blé sauvage. Il y en a près du grand peuplier, j'en ai ramassé il y a une semaine. Maintenant va vite mon fils, et ne reviens que lorsque les herbes seront toutes en ta possession. »
L'enfant hocha la tête d'un air décidé, prit sa cape de laine rongée par les mites, enfila son bonnet rouge lui aussi troué par endroits et, armé d'un petit bâton et d'une lanterne, s'évanouit pas à pas dans le brouillard.
