- Chapitre 3 -

Les joncs de St Crepin

François prit un petit sentier, à peine une piste, longeant la berge. Ses petites chaussures percées par endroits laissaient pénétrer une eau froide et noirâtre. Bientôt il décida de poursuivre près des faîtes des arbres, un mètre au-dessus de la piste plutôt que de continuer sur le chemin tant celui-ci était boueux. Il trébuchait contre les racines noueuses, sa cape se déchirait contre les buissons épineux. Qu'importe, il fallait poursuivre, surmonter le froid, surmonter l'effort, la vie d'un homme dépendait de lui. Il savait le chemin long et pénible pour trouver les ingrédients de la médication, une longue route l'attendait mais il devait faire vite. Il avait à se méfier des sables mouvants et progressait lentement à la faible lueur de sa lanterne. La flamme vacillait et semblait près de s'éteindre. L'obscurité grandissante déformait les ombres de toutes les choses qui l'environnaient, les arbres se transformaient en monstres hideux et démoniaques tandis que le moindre bruit, le moindre souffle de vent dans les feuilles avait quelque chose d'inquiétant. Frissonnant, il crispa sa main sur son bâton et se résolut à ne penser qu'aux herbes médicinales, tout en récitant pour lui-même leurs bienfaits que le frère Michel lui avait appris.

Comme la moitié des enfants du village, François se rendait chaque matin chez les moines qui leur faisaient école. On y apprenait le catéchisme, biensûr, mais aussi le calcul et l'écriture. Comme il n'y avait ni plumes, ni encre, ni parchemin, l'on se servait de grosses pierres d'ardoise que l'on essuyait d'un revers de manche pour en ôter la craie. L'on apprenait la bienséance, à parler aux beaux messieurs venus de la ville, à faire la révérence et frère Martin, le petit moine bedonnant qui s'occupait de la classe, leur expliquait parfois un mot compliqué que les plus petits avaient bien du mal à comprendre. Si beaucoup s'ennuyaient et préféraient rester au village pour aider leurs parents, François, lui, adorait les leçons. Tellement, même, que sur le chemin du retour, il s'amusait à inventer des additions dans la boue sale qu'il traçait de l'extrémité de son bâton. Plusieurs fois, incapable de trouver la solution à son problème, il était rentré fort tard et sa mère l'avait grondé. Cependant, elle lui laissait poursuivre les cours et l'encourageait discrètement à faire de son mieux.

Quel avenir y avait-il pour François au village? Il était fort piètre pêcheur: ses lignes se nouaient toujours d'une manière inextricable ou cassaient à chaque fois qu'il prenait un poisson. Pis encore, il était incapable de tresser quoique ce soit. Tous les habitants étaient persuadés qu'on ne tirerait jamais rien de lui et ils le considéraient déjà comme un poids mort ou une bouche inutile dont il faudra bien s'occuper plus tard. L'on se moquait souvent de lui et cela le faisait fort souffrir. Combien de fois s'était-il endormi en cachant ses larmes sous sa maigre couverture après que Gros René l'ait grondé pour ses défauts ou que les autres enfants lui aient jeté des pierres? Seule sa mère semblait croire en lui. Pour oublier cela, il pensait à la vie de ces saints dont frère Martin leur parlait en classe. Parfois, il s'imaginait suivre Saint Fiacre parti d'Irlande évangéliser la Bretagne, regardait par-dessus l'épaule de Saint Hilaire ses premières compositions de chant grégorien… Il se passionnait pour ces hommes et son intérêt fut assez vite perçu par les moines qui l'encouragèrent sur le chemin de la foi. Après tout, être clerc ne nécessitait point de pêcher le brochet ou de tresser des paniers. De plus, il pourrait, par leur appui, bénéficier d'une bourse et partir étudier au collège de Poitiers. Cette vocation n'indisposa pas la veuve, bien au contraire, qui préférait mille fois que son fils fût instruit et religieux plutôt que malmené au village. D'un commun accord avec les ecclésiastes, elle lui permit de suivre des cours particuliers de chant, d'histoire, de botanique… tout ce qui permettrait de faire de lui un bon élève. Ainsi François apprenait bien des choses, et beaucoup au village désapprouvaient ce fait. A quoi bon toute cette science? Les habitants, fort méfiants, y voyaient quelque part de diablerie et considéraient les bienfaits des moines pour l'enfant non point comme une aide mais comme un injuste privilège. Tous, dans le fond, étaient jaloux de sa réussite car même s'ils le dénigraient, ils savaient qu'un jour il quitterait le marais pour rejoindre ces gens de la ville. Il aurait de l'argent, de meilleurs habits, rencontrerait beaucoup de monde et sans doute voyagerait. Si tous les villageois restaient au marais, ce n'était point par plaisir, mais nécessité. Pourquoi celui qu'ils regardaient comme le plus incapable d'entr'eux aurait-il ce privilège? Une bête sourde rongeait leurs cœurs et l'amertume de leurs sentiments les encourageait aux plus infâmes critiques, tant sur lui que sur sa mère.

Quelle drôle de femme en vérité que celle-ci! Comme quelques-uns des habitants, Madeleine Dujonc n'était point née au village. Les guerres et les destructions des querelles entre protestants et catholiques avaient dévasté les campagnes et les villes, abandonnant sur les grandes routes de campagne de nombreux orphelins désemparés, leur la famille déchirée par le poignard ou l'épée. Leurs biens pillés ou spoliés les poussait à la plus extrême des pauvretés et pour survivre il était assez fréquent qu'ils fussent poussés au chapardage ou au braconnage. S'organisant peu à peu en bandes, ils devenaient aussi mauvais que ces troupes de pillards et de mercenaires, arrêtant les voitures, volant les voyageurs parfois même tuant par vengeance, assouvissant leur peine et leur rage dans un plaisir sadique par prétexte d'avoir été abandonné par Dieu. Ils devenaient si dangereux qu'il fallut en appeler aux soldats, tant hommes de pied que cavaliers, pour les arrêter. Aussi, en quelques mois, leur quasi totalité fut capturée, emprisonnée puis mise aux galères.

Madeleine Dujonc ne partagea point leur cruelle destinée. Bien qu'elle fut aussi abandonnée à son triste sort, elle était cependant trop jeune pour appartenir à l'une de ces compagnies. On la trouva comme l'étranger dans les boues nauséabondes du marais, tremblante et brûlante de fièvre. Nul ne sait ce qui avait poussé une enfant de 4 ans environ à s'égarer parmi les sables. On la porta chez les moines, où elle resta quelques temps afin de se rétablir. De faible constitution, tout comme son fils, et amaigrie par la faim, ce fut un véritable miracle que sa guérison. Cette maladie laissa quelque séquelle, car lorsqu'on l'interrogea sur son nom et sa ville, elle fut incapable de répondre. L'on supposa qu'elle était originaire d'une famille riche, car elle portait une petite robe d'enfant de velours vert foncé, rehaussée de dentelles, et, bien que sa mise fût déchirée par endroits, le tissu n'avait rien perdu de son éclat. Elle portait également une petite médaille d'or figurant Ste Madeleine, et l'on supposa que ce fut son prénom. La famille Latouche l'adopta après sa guérison. Elle apprenait tout fort vite, que ce fût à l'école ou à l'osier. Ses petites mains potelées tressaient d'un geste sûr et habile et la facture de ses œuvres émerveillait les Latouche. Bientôt l'ombre de la tristesse quitta ses grands yeux bruns et c'était grand bonheur de la voir sourire, car à ce moment tout son visage s'éclairait. Ses cheveux blonds de la couleur des blés de juillet semblaient ceux d'un ange; elle les portait longs et, par ce fait, cela semblait lui donner comme un voile léger, doux et doré tout autour du visage. En grandissant, elle conserva le teint blanc qui était le sien, alors que la peau de tous les autres enfants se hâlait. Ses mains, longues et fines, ne semblaient pas être celles d'une petite paysanne mais d'une noble dame. Les autres filles du village en conçurent de la jalousie, car beaucoup d'hommes au village la regardaient. Elles se consolaient en la dénigrant, la faisant passer pour sotte alors qu'elle ne l'était point, et l'appelaient « la Demoiselle en haillons », moquant cette jeune fille de la bourgeoisie ou de la noblesse tombée par hasard dans ce marais et crottée par la boue.

Nul ne sut ce qui la poussa à aimer Jean Dujonc, un homme grave et assez taciturne, tant et si bien qu'on le surnommait « l'Ours » au village. Il était toujours silencieux, perdu dans ses pensées, le visage triste tourné par delà le marais. Bien qu'il fût né Crepinois, Jean ressentait l'appel du dehors. Il restait souvent sur sa barque à contempler le ciel loin au-dessus de lui, son regard gris métal semblant percer par delà les saules et la brume, lui donnait la vision de larges plaines verdoyantes, loin des miasmes et de ce brouillard étouffant. Ils se marièrent dans la chapelle monacale le 10 juin 1595, et l'année suivante naissait Charles, leur premier fils. Si François était doux et rêveur, Charles avait toujours été de nature turbulente et aventureuse. Il s'était très tôt montré habile pêcheur et son père avait parfois coutume de l'emmener sur sa barque. Bientôt il eut lui-même sa propre barque, qu'il partageait avec un de ses amis, le fils aîné de Gros René. Il riait, plaisantait beaucoup et regardait déjà les jeunes filles comme un homme, ce qui causait bien du soucis à sa mère. Présent lors du naufrage de la barque de son père, il avait sauté dans l'eau en vain pour retrouver son corps. Il était désormais l'homme de la famille, mais son tempérament espiègle et chahuteur ne concordait point avec ses responsabilités nouvelles. Leur première fille, Elisabeth, naquit en 1599, mais mourut un an après. C'était à l'époque fort fréquent qu'un enfant meure en bas âge, surtout au marais, car l'air empesté ne contribuait point à la bonne santé. Ceux qui en réchappaient étaient comme renforcés, endurcis contre les miasmes. Si les jeunes parents en conçurent quelque chagrin, leur joie fut retrouvée par la naissance de François, le 5 septembre 1601. Un autre fils, Grégoire, naquit en 1605 mais ne survécut que 2 ans, emporté lui aussi par la fièvre. La petite dernière, Henriette, était née en mars 1608. Trop petite lors de la mort de son père, elle ne l'avait, pour ainsi dire, presque jamais connu.

Madeleine Dujonc pleura fort la mort de son époux, car son amour était profond et sincère. Les habitants ne comprenaient point cette affection, car même si Jean Dujonc était à la fois le plus fort d'entre tous, le meilleur pêcheur et le plus intelligent du village, on n'aimait guère sa fermeté ni son penchant à vouloir commander tout le monde. L'on préférait Gros René, qui se révéla piètre organisateur mais plus amène. Sous les ordres de Jean Dujonc, le village était bien dirigé, l'on avait construit cette grange à osier, de nouvelles habitations avaient été construites, de nouvelles barques mises à l'eau, le fumoir à poisson réparé. Sous Gros René, chacun faisait un peu ce qu'il désirait et l'on vivait au jour le jour, sans se soucier trop de l'avenir du village, s'en remettant à Dieu. Les choses depuis deux ans se dégradaient, et le toit du hangar à osier commençait à prendre l'eau sans que qui que ce soit ne songe à s'en occuper. Inquiet des troubles du dehors, Jean Dujonc aurait souhaité installer des barricades, armer les chaumières et entraîner les hommes au combat. Gros René, quant à lui; abandonna ce projet car St Crepin n'avait jamais été attaqué, protégé par le marais. Il refusait d'entendre que de nouvelles armes avaient été créées et que le village n'était point une défense aussi sûre qu'auparavant. Comment les sables et la boue pourraient-elles protéger les habitants de ces cohortes meurtrières de mercenaires? Gros René n'en avait cure, et pensait plus, en bon Crépinois qu'il était, à la soupe du soir qui l'attendait. Il avait, somme toute, le même comportement que ces canards qui plongent la tête sous l'eau sans voir l'épervier qui vole au-dessus d'eux. Se faisant la voix des moines, François lui en touchait parfois quelques mots, et Madeleine, par des paroles amères, lui reprochait son comportement. Gros René se mettait alors en colère, houspillant l'enfant et la femme, l'un ne devant se préoccuper que de ce qu'il le regardât, et de ne point regarder aux affaires de St Crepin, en toute bouche inutile qu'il était; et la veuve, en lui disant ironiquement de retourner en son palais, que l'on avait point besoin d'une femme qui donnait des prénoms de bourgeois des villes à ses enfants, ce qui leur faisait tourner la tête, et à elle aussi, car si tous les habitants se nommaient Paul, Pierre, Louis et Marie, cela était bien inconcevable d'appeler ses enfants François ou Henriette. Blessée dans son orgueil de mère, Madeleine rentrait chez elle fière et hautaine et dès la porte close se répandait en reproches contre l'incompétence de cet homme borné, puis s'effondrant sur un petit tabouret, sanglotant sur la disparition de son mari car les affaires de tout le monde allaient bien mieux par le passé.

Voilà pourquoi elle poussait son fils à poursuivre ses études, concrétisant le rêve de son mari d'aller par-delà le marais, elle encourageait François à tenter l'aventure, car rien de bon ne l'attendait ici. Elle adorait cet enfant qui lui rappelait son époux, car il avait hérité de lui ses yeux d'acier, son bon sens et son air songeur. De sa mère, François avait hérité de sa douceur, sa frêle constitution et un air aristocrate, à la fois noble et distant. Elle avait une grande confiance en lui, tandis qu'elle considérait son aîné comme une tête brûlée, une créature perdue aux ordres de Gros René. Tant et si bien qu'elle lui demanda plusieurs fois de s'occuper de la petite Henriette, si quelque malheur lui advenait.

« Notre petite Henriette est un rayon de soleil qui se perdra dans l'obscurité de cet affreux marais » disait elle parfois en la regardant tristement.

Elle sentait déjà que l'enfant, tout comme François, n'était point de ce pays et qu'il lui faudrait à elle aussi rejoindre le dehors pour s'épanouir, sous peine de dépérir en restant à St Crepin. Bien qu'il n'eût que dix ans, François sentait que de lourdes responsabilités pesaient sur ses frêles épaules. Plus son âge avançait, plus il prenait conscience du fait que c'était à lui, désormais, de s'occuper de sa famille. En atteignant le bosquet de roses sauvages, il réfléchit au moyen de sortir sa petite sœur rieuse de ce trou boueux, comme il aimait parfois à nommer ce marais qu'il haïssait tant. Il approchait la main de la plus belle rose lorsque son du cor déchira soudain le silence.