- Chapitre 4 -

La rose rouge

François serra sa main douloureuse contre sa cape. Le sang gouttait de son poignet et tombait sur le sol d'un bruit mat. Il tendit l'oreille. A part les habituels glouglous des gaz remontant à la surface du marais, tous le brouhaha de la nature environnante semblait s'être figé; le bruissement des feuilles et le concert des crapauds avaient cessé, laissant place à un lourd silence. Plus aucun son de cor ne lui parvenait. Il avait retenti, non dans son souffle long et profond habituel, mais d'une manière qu'il n'avait jamais entendue: entrecoupée, saccadée, presque aiguë. Son cœur battait la chamade. Le croyait-on perdu? Etait-il arrivé malheur à l'étranger? Cent questions se pressaient dans son esprit. Dans l'angoisse de quelque mauvaise nouvelle, il se concentra sur le buisson et la petite fleur en bouton. Les épines griffant sa main, il se saisit de la rose blanche dont il avait besoin. Le sang coula plus fort, mais maintenant il ne sentait plus la douleur. Toutes ses pensées se tournaient vers le village, son regard cherchait à percer les brumes mais celles-ci, recouvrant totalement l'eau, étaient si épaisses qu'aucun autre son ni qu'aucune lumière ne pouvait filtrer. Il empoigna son bâton de sa main valide, accrocha la lanterne au-dessus de son poignet blessé et commença à rentrer d'un pas vif. Il lui semblait être dans la chaumière, Gros René s'impatientant près de la porte d'un air contrarié, ses gros bras croisés, sa mère inquiète pour son fils essuyant le front du rescapé et le frère Michel, priant près de la petite marmite d'eau bouillante, attendant les herbes. Il était si absorbé qu'il ne prit pas garde à une grosse flaque de boue qui colla soudain une de ses chaussures. Maugréant contre le temps perdu et le marais, il enfonça son bâton jusqu'au niveau du talon, et l'utilisant comme levier, il réussit à en sortir son soulier crotté jusqu'à la cheville, si imprégné de vase qu'il dut le retirer, le frapper à grands coups cinq bonnes minutes contre une touffe d'iris pour pouvoir l'enfiler à nouveau. Il était fort refroidi, car l'humidité ambiante transperçait maintenant sa cape et ses vêtements. Il leva sa lanterne très légèrement pour regarder sa main. La blessure n'était que superficielle, mais elle pourrait devenir mauvaise si l'infection ou la gangrène s'y logeait. C'est alors qu'il sentit une odeur inhabituelle. Une odeur âcre, chaude, que l'air pesant lui portait. Cela lui souleva le cœur et il ne sut pourquoi, elle le fit frémir non point de froid, mais de peur. Elle semblait imprégner toutes les choses et ses habits exhalèrent bientôt cette horrible puanteur. Les mains tremblantes, il reprit son bâton et se résolut à marcher d'autant plus vite, quitte à prendre les raccourcis dangereux entre les joncs, quitte à s'enfoncer dans les sables. Seul à connaître ces chemins, il les avait trouvés lors de ses rêveries solitaires, alors que les autres tressaient des paniers. C'était fort grande chance qu'il eut bonne mémoire car l'obscurité camouflait complètement les sables parmi les hautes herbes et il lui fallut réunir tous ses souvenirs pour déjouer les pièges du marais. Il ne cessait de monter et descendre dans des trous, soufflant et s'arc-boutant sur son bâton. Le sol n'était point sûr par endroit, et il devait contourner de grandes mares douteuses infestées de sangsues. Plus il approchait du village, plus cette odeur forte s'intensifiait. Bientôt ce fut elle qui le guida, lui indiquant la direction à prendre. Pataugeant, tombant de fatigue, ses jambes étaient devenues aussi lourdes et raides que des poutres de chêne. Il poursuivait cependant aussi vite qu'il le pouvait.

Il longea un instant la route qui menait au dehors, abrité d'un bosquet de saules dont les branches plongeaient dans l'eau. Il rejoignit ensuite une impénétrable forêt de joncs, avançant bruyamment, ses pieds glissant dans une eau noire et traîtresse. Il tentait d'écarter du mieux qu'il pouvait les hautes tiges pour passer tout entier, le bras en avant. Les feuilles coupantes lui lacéraient le visage et le sang coulait maintenant de ses égratignures, lui obscurcissant la vue. L'odeur lui piquait maintenant la gorge, brûlait ses poumons l'étouffant peu à peu. Il se laissa aller un instant à terre tant la tête lui tournait. C'est là qu'il remarqua quelque chose d'étrange. Au lieu de sauter devant lui, les grenouilles passaient à travers ses jambes, en sens inverse avec des croassements épouvantables. A part une horde de hérons, rien ne pouvait effrayer à ce point les grenouilles du marais. Il s'accroupit pour reprendre son souffle une seconde, se leva et résolut de sauter au-dessus de l'impénétrable haie verte pour tenter de voir ce qu'il se passait. Il fit un grand bond, mais la lanterne tendue devant lui l'entraîna en avant et il chuta dans la boue. Il se releva sans plus faire attention à sa mise et abandonna la lanterne dont la flamme s'était éteinte dans l'eau. Il ne se souciait plus que de suivre les grenouilles et de se mettre à couvert sous les saules. Faire demi-tour. Marcher vite. Si possible courir. Il chancelait parmi les touffes de roseaux et poursuivait sa course effrénée sans plus se soucier des sables. L'odeur et la peur lui retournaient l'estomac, et il s'en fallut de peu qu'il ne tombe évanoui de fatigue et d'horreur dans quelque flaque cachée. Il atteignit la forêt de saules et s'appuya sur un tronc pour reprendre son souffle et ses esprits, ce dont il avait grand besoin. Les branches ondulaient doucement dans la brise et François sentit que l'odeur âcre se rapprochait. Ses mains palpèrent frénétiquement l'écorce du tronc pour y trouver quelque prise. Ayant enfin découvert un nœud, il y appuya son pied et tenta de grimper. Lentement, tel un chat, il se cramponnait aux branches et poursuivait sa progression vers le sommet. Il y arriva enfin, mais le saule pliait dangereusement au-dessus de la route et il dut prendre la plus grande précaution pour ne point tomber. Son visage se tourna alors vers le village. Là où se dressaient de petits toits tranquilles, de hautes flammes rouges et jaunes illuminaient la nuit. Une grande fumée blanche s'échappait du feu, emportant avec elle des nuages de cendres incandescentes consumant tout ce qu'elles touchaient en retombant. Dans un craquement sinistre, la grange d'osier s'effondra, projetant une flamme si grande qu'elle éclaira un instant tout le marais. Une à une, les chaumières s'écroulaient dans un dernier rougeoiement. Sur la berge, les barques, ou du moins ce qu'il en restait, flambaient telles de petites torches solitaires alors que sur le lac des milliers de petites lueurs vertes et violettes s'allumaient tour à tour et recouvraient peu à peu toute la surface de l'eau. Quelquefois la surface se déchirait tel un éclair blanc et un énorme geyser montait vers le ciel, pour ensuite retomber dans un fracas assourdissant. Il n'entendait aucun cri, ni ne voyait aucune ombre se déplacer pour éteindre l'incendie. Ses yeux cherchaient en vain un mouvement parmi les flammes, une preuve qu'il y avait encore un villageois. Comme il aurait voulu voir Gros René courir parmi les flammes et jeter de grands seaux d'eau sur le brasier! Ses mains se crispèrent sur les branches, il cherchait du regard le moindre recoin. Son estomac était si serré qu'il était pris à nouveau de nausées. Il lui sembla voir quelque chose bouger. Non, ce n'était que l'ombre d'une brouette qui s'embrasa à son tour. Il se sentait seul, perdu, abandonné. Des frissons de terreur le prirent, les vertiges causés par la fumée s'intensifièrent. Il lui sembla être dans un rêve, oui, un songe, se dit-il, un cauchemar dont il se réveillerait peut-être, une horrible traîtrise des vapeurs du marais.

Il perçut soudain des cliquetis et un bruit lourd et régulier. Des cavaliers sortirent de la nuit au galop. Au loin, François en compta au moins huit. Une dizaine d'hommes, tous de noir vêtus, l'épée au côté, des gentilshommes assurément, comme le pauvre rescapé, qui, sans nul doute, devait être de leur compagnie. François fit un léger mouvement pour descendre, mais l'arbre trembla tellement qu'il n'osa point recommencer; car si sa curiosité était forte, sa volonté de vivre et de ne point tomber en se rompant le cou ne l'était pas moins. Au même moment, l'un des chevaux fit un écart, et le cavalier s'arrêta net, presque sous le saule de l'enfant.

« Hé ho! Mes hommes! » cria t 'il d'une voix rauque, avec un accent que François ne connaissait point. Tous ses compagnons firent volte-face, les uns cabrant légèrement leur montures, d'autres les faisant élégamment pivoter sur leurs antérieurs.

« Qu'y a t'il, capitaine ?

-La peste soient ces fers! Ces clous ne tiennent point! Que ce maudit forgeron gascon pourrisse en enfer! Cria le premier homme à s'être arrêté et avait mis pied à terre.

-Ou finisse comme ces gueux! S'écria un autre d'un ton enjoué, en désignant d'un signe de tête le village.

-Par ma foi, une trentaine de paysans, un curé et un Espagnol ne valent pas toutes les batailles du monde… C'est une misère que de devoir tuer toute cette vermine alors que mon épée ne demande qu'à croiser le fer avec tous ces odieux catholiques. Ils verront quelle est sa force lorsque je la leur planterai dans le corps!

-Cela ne tardera point, capitaine, car nous avons enfin la preuve de leur traîtrise déclara calmement un autre.

-Certes, certes… Ils verront quel effet cela produira à Saumur, dit-il en se frappant la poitrine, qui résonna d'un son métallique. Ce maudit Italien finira sur le bûcher, quoiqu'il en coûte! Il nous a fallu bien longtemps pour suivre l'Espagnol, l'amener ici, le traquer tandis que nous avions ses belles traces dans la boue…La peste soient ces gens! S'ils ne l'avaient point trouvé, nous aurions perdu moins de temps à les embrocher! S'exclama le capitaine, alors que François, comprenant enfin l'horreur de la situation, étouffa un cri à la fois de surprise, de dégoût et de peur dans sa main.

-Et nous en perdons encore à vous attendre capitaine… Nous n'avons pas la nuit ! Le feu finira par nous prendre.

-Oui-da! Voici le dernier clou! L'homme força sur le sabot de son cheval, retira triomphalement le fer et le jeta au pied de l'arbre. Bien, nous pouvons partir, une longue route nous attend, et le feu de l'enfer est à nos trousses », dit-il dans un petit rire cynique.

Un instant, la lumière des feux follets du marais éclairèrent son visage. François vit pendant une seconde un homme au visage long et maigre, un menton proéminent, une longue et profonde cicatrice sur la joue droite l'avait défiguré. Une moue vulgaire déformait son visage, le rendant encore plus hideux. Le capitaine remonta lestement sur sa selle, donna un coup de talon, et toute la compagnie s'ébranla à la vitesse de l'éclair. François sut que plus jamais il n'oublierait ce visage. Il lui sembla les voir faire irruption dans sa maison, plantant un poignard dans le corps de Gros René, frappant le frère Michel au visage… Il entendait sa mère hurler, sa petite sœur tenter de s'enfuir… Un cauchemar, un horrible cauchemar… Sans s'en rendre compte, il se pencha en avant, et la tête du saule chut doucement sur la route, comme une monture féerique déposant son cavalier doucement à terre. L'arbre se redressa, et sa crinière de branches s'embrasa. Seul, debout, François regardait autour de lui. Le feu était partout, il l'encerclait presque à présent. Mes ses yeux ne voyaient point les flammes. Il voyait les villageois torturés, les cabanes incendiées, la grange craquer. Il n'entendait point le crépitement, mais des cris stridents et des appels à l'aide. Il vit soudain sa petite sœur sauter une flaque de boue et s'élancer dans le marais. « Non, Henriette, n'y vas pas, pas sans moi »… Dans sa folie, il suivait les dernières grenouilles et avec elles, plongea dans l'eau.

Le goût de la vase dans la bouche et l'eau glacée lui firent reprendre ses esprits. Il suffoquait, haletait, nageait, ou plutôt surnageait, à la manière d'un chien. Les petites flammes vertes et violettes naviguaient deci-delà, lanternes dangereuses et mouvantes, l'aveuglant sans toutefois éclairer sa route. De gros bouillons de gaz remontaient parfois le long de ses vêtements et il avait lui aussi grand peur de devenir une de ces lueurs. Les geysers d'eau s'écroulaient sur sa tête et manquaient, à chaque instant, de le projeter en l'air telle une poupée désarticulée. Pire encore, ses jambes si lourdes lui semblaient attirées par le fond. Il allait comme il le pouvait parmi les bouquets d'iris qui s'embrasaient tour à tour, à mesure que le souffle de l'incendie se propageait. L'eau froide avait affermi ses esprits et il avait établi sa destination: le prieuré. Il était protégé par un petit bras d'eau et, quoique l'incendie fût grand, l'étendue d'eau que l'on traversait habituellement par bac protégerait le lieu saint. Il avançait péniblement ses pieds heurtant parfois des choses dures ou molles qu'il lui était impossible de définir. Etait-ce de gros poissons, de traîtres herbes aquatiques ou quelques démons, qui, attiré par l'odeur du sang et de l'incendie venaient du fin fond de la vase afin de prendre part à ce sanglant festin? Cette funeste idée le terrorisa et il tenta vainement d'aller plus vite dans ses mouvements désordonnés. Il entendit soudain le son d'une cloche. Le Glas. Les cavaliers étaient-ils passés par le bac? Avaient-ils tourné leur regard par-delà les touffes de jonc et découvert les moines? Il eût fallut qu'ils fussent de véritables démons, car la nuit profonde dans le marais et la brume, mêlée à la fumée camouflait véritablement le sanctuaire. Le son de la cloche le guida et, un long moment plus tard qui lui sembla des heures, il arriva en vue du monastère. Deux moines survivants étaient sur la berge, guettant et hélant quelque chose au loin. François essaya de crier, mais l'eau s'engouffra dans ses poumons et sa gorge brûlée par la fumée refusa d'émettre le moindre son. Son corps engourdi refusait d'avancer plus, ses oreilles bouchées n'entendaient plus rien. Il se sentait partir, doucement, vers ce que les pêcheurs nommaient l'appel du marais, cette fatigue lente et inexorable, où les yeux de l'homme se ferment pour ne jamais se rouvrir. François avait fait trop d'efforts, il le sentait. Son corps devenait aussi lourd qu'une pierre, ses yeux troubles ne discernaient que quelques lueurs vertes et violettes dansant au-dessus de l'eau noire. Dans un dernier effort, il frappa trois grands coups contre la surface de l'eau. Puis il ferma les yeux, la tête en arrière, trop épuisé pour se battre encore et trop abattu pour poursuivre. Il revoyait le visage de sa mère, de son frère et de la petite Henriette qui lui souriaient. Ses lèvres s'étirèrent elles aussi dans un sourire. Il n'avait plus peur, ni froid. Il n'éprouvait plus de douleur mais un sentiment de paix bienheureuse et une sensation de chaleur se répandait dans son corps. Sa cape s'entrouvrit légèrement, laissant flotter le petit bouton de rose rougi par son sang.