- Chapitre 5 -
La route de l'enfer
Le clair soleil du matin l'éblouissait, et François avait grand peine à avoir une juste vision du paysage. Où se trouvait-il? Il était debout, au milieu de nulle part, en un lieu qu'il ne connaissait point: il y avait tout autour de lui des collines recouvertes d'herbe rase et une longue route droite s'étendait à ses pieds jusqu'à l'horizon. Il n'y avait pas un arbre, pas un point d'ombre, pas âme qui vive ni quelque brise qui vint apaiser la chaleur ambiante qui lui tournait la tête et faisait ruisseler la sueur sur son front. L'air était trouble, brouillé par la clarté et la réverbération. Au loin, il distingua comme un léger voile de poussière. « Ce n'est qu'un rêve » se dit-il, conscient de quelque mirage ou autre jeu d'optique. Il en était coutumier car au marais les projections de gaz transformaient parfois sur la rive les troncs des saules en êtres gigantesques et terrifiants, mi-hommes mi-démons. Leurs ombres glaçaient le sang mais dès que l'on s'en approchait les yeux des pêcheurs ne voyaient qu'une souche ou une branche morte.
Le voile se transforma peu à peu en petit nuage. François mit sa main au-dessus de ses yeux gris qu'il plissa pour mieux apercevoir ce qu'il se passait au loin. « Sans doute quelque carrosse tiré par au moins six chevaux » dit t'il à haute voix pour lui-même, tant cette sorte de brouillard poussiéreux était importante. Il semblait que la voiture avançait à grande vitesse, déjà elle était proche de lui, à une lieue et demi environ, estima t'il. Il fallait qu'on le voie, qu'on l'aide. François ignorait où il était, et l'espace vide lui faisait grand peur, lui qui n'avait connu que l'enfermement rassurant du marais et le brouhaha de la nature. Ce silence lui paraissait de mort et ses épaules furent secouées d'un frisson. Il lui fallait cependant trouver un appui afin de retourner au marais. Son désir était grand et il éprouvait une angoisse telle qu'il n'avait jamais connue auparavant. Les moines avaient-ils tous été massacrés? Y avait t'il des survivants? Peut-être Henriette avait-elle réussi à se cacher, elle qui est si petite, si menue. Il pensa à son visage souriant, à ses doux cheveux blonds dont elle avant hérité de sa mère. Oui, sans doute, elle en avait réchappé, cachée derrière une touffe d'iris. Elle aimait toujours ces fleurs et réclamait autrefois à son frère de lui en faire des bouquets blancs et violets. Elle se dissimulait derrière leurs hautes feuilles à chaque partie de cache-cache, tant et si bien que François devait toujours faire semblant de chercher ailleurs avant de la trouver, de crainte de la chagriner d'une découverte trop hâtive. L'espoir lui redonna de la vaillance, et il ôta son petit bonnet rouge qu'il leva en l'air en faisant de grands mouvements de bras pour arrêter le conducteur. Il se plaça au-milieu de la route pour stopper la voiture et la héla par de grands « Eh Oh !!! ».
La poussière maintenant lui piquait les yeux et troublait sa vision. Le sol tremblait du choc régulier des sabots sur le sol. Et si le carrosse ne s'arrêtait pas? S'il était renversé, ses membres martelés par les fers des chevaux, ses côtes écrasées par le poids des roues, son corps enfin, laissé là gisant et ensanglanté dans l'indifférence générale, en pâture aux animaux nocturnes qui bientôt arracheraient ses chairs de leurs dents, griffes ou becs, ne laissant au matin à terre que ses os brisés, blancs, soigneusement nettoyés? Il voyait le renard se lécher les babines, le rat et le hibou s'endormir heureux et rassasiés de ce repas funeste et inespéré. Un cri strident attira son attention. Au-dessus de lui, une buse tournoyait haut dans le ciel. Rauque et aigu, le cri résonna encore une fois. Cela sembla à François un bien mauvais présage, qui, couplé à son imagination, ne lui donna guère l'espoir d'une issue heureuse. Bien que les auspices ne jouassent pas en sa faveur, François décida malgré tout de s'avancer au milieu de la route, continuant à héler le nuage de poussière. La situation était urgente et risquer sa vie pour peut-être en sauver d'autres lui sembla être un choix judicieux et honnête. Se sacrifier pour d'autres ne le gênait point, car après ce qu'il avait vu et vécu la veille, la mort, ou plutôt la sienne propre, lui paraissait dérisoire. Qu'était-il désormais sinon un pauvre hère abandonné par la fortune et égaré dans l'immensité éclatante d'une campagne inconnue? Sans doute s'en voulait t'il de n'avoir pas été au village, de n'avoir pas souffert comme les autres habitants, mais à cela il ne réfléchit point, du fait de son jeune âge et de sa témérité désespérée.
Il retira bientôt sa cape, la secoua légèrement pour retirer le limon gris-brun collant à la laine; les plaques maintenant séchées par la chaleur collaient au tissu dont il espérait faire un maigre étendard de fortune, miteux et déchiré par endroits. Il l'agita frénétiquement d'une main, tandis que l'autre tenait toujours son petit bonnet rouge, lui aussi maculé de traces sombres. Pour qu'on le remarque, il sautait sur place, les muscles tendus, prêt à s'esquiver sur le bas-côté de la route au cas où la voiture ne daignant point s'arrêter. Ainsi le cocher ne pourrait l'ignorer tant il était visible. Le carrosse était toute proche maintenant, le sol tremblait si férocement qu'il n'avait besoin de bondir pour que ses pieds quittassent le sol. Il sentait le souffle chaud et profond des chevaux, il percevait déjà l'odeur de leur sueur tandis que la poussière l'étouffait et l'aveuglaient. De grosses larmes coulaient de ses yeux rougis qui n'arrivaient plus à distinguer que des ombres floues et mouvantes. Soudain la poussière se dissipa par le haut et il distingua un, deux, trois, quatre, six… huit chapeaux noirs empanachés de plumes volantes au vent qu'il reconnut aussitôt. Derrière leurs dos, leurs capes de velours couleur de deuil claquaient comme des drapeaux funestes. Tétanisé par la terreur, le corps du garçonnet devint aussi raide qu'une poutre de chêne, aussi lourd et inamovible qu'un rocher, alors que sa bouche s'ouvrait toute grande sans pouvoir prononcer le moindre cri, tant sa gorge était saisie d'effroi. Les huit cavaliers désormais tout proches lui faisaient front, et François voyait une ombre folle et diabolique danser dans leurs yeux fixes. Les lèvres pâles du capitaine balafré se retroussèrent pour esquisser une espèce de sourire cruel et mauvais, tandis qu'une lueur rouge embrasait son regard, le rendant plus terrible et plus hideux encore. Il y eut un bruit de métal, un éclair argenté et les huit épées longues et froides teintées du sang encore frais des habitants du marais sortirent de leurs fourreaux au même instant, prêtes à le frapper. Les hommes continuaient leur cavalcade sans ralentir une seconde l'allure; leurs montures d'un noir de jais tiraient sur leurs rênes et tordaient leurs encolures en projetant un flot d'écume qui se perdait dans l'air alors que leurs fers soulevaient des monceaux de terre qui retombaient loin derrière elles. Leur galop assourdissant résonnait dans l'immensité immobile comme des coups de canons et à chaque fois qu'un de leur pied touchait terre, l'on eût cru un tremblement de terre. La monture du capitaine était maintenant tout près de lui, prête à lui marteler le corps de ses fers, tant et si bien que François voyait son large poitrail palpiter de sa course et qu'il sentait sa bave gicler sur son visage.
Il poussa un long hurlement et son corps sembla soudain reprendre sa mobilité. Il lâcha son bonnet et sa cape tout en continuant de crier le plus fort qu'il le pût, plus pour évacuer sa terreur que d'appeler une aide qui ne viendrait pas. Il se retourna et tenta de courir, mais ses pieds avaient de la peine à quitter le sol. Il ne risqua ni n'eut l'idée de sauter sur le bas-côté, car les cavaliers l'eurent suivi où qu'il aille, sautant par-dessus les fossés et les mottes de terre; il suivait le tracer rectiligne de la route blanche et sèche dans une course désespérée pour sa vie, tel un lièvre poursuivi par une meute de chasse. Si sa vitesse de course était de plus en plus grande, s'accélérant au rythme de ses pas, celle des cavaliers l'était bien plus, et il les sentait, du moins il entendait leurs montures se rapprocher inexorablement. Au bruit des chevaux se mêlaient maintenant leurs vociférations rauques et féroces, dont le sens lui échappait, car la panique lui ôtait toute idée tant de la compréhension, du langage ainsi que quoi que ce fût d'autre. Peu à peu l'instinct de résistance le pénétra, car sa seule alternative désormais était de courir, encore et toujours, pour vivre ou du moins survivre. Jamais François ne s'était senti aussi vivant que pendant cette course, où toute sa tête et tous ses organes luttaient avec leurs faibles moyens contre une fin inéluctable. Son cœur, qu'il avait senti un instant s'arrêter d'effroi s'était remis à battre tel un tambour dans sa poitrine alors que son sang se précipitait dans ses veines. Ses jambes, auparavant lourdes et comme enfoncées dans la terre blanche de cette route, avaient repris leur agilité et ses pieds tapaient le sol avec une force qu'il n'avait jamais encore ressenti. Tout en lui désirait la vie: il désirait sentir le soleil sur sa nuque, s'allonger sur l'herbe, boire l'eau fraîche d'une source… En un mot il aspirait toujours à jouir des plaisirs de cette terre alors qu'une inexorable mort était à ses trousses, dans la poussière, le tonnerre et le cliquetis de métal. Il sentit soudain deux mains se refermer sur ses bras, au niveau de ses aisselles. Son corps s'élevait dans les airs tandis que ses pieds persistaient à battre dans le vide et que dans sa gorge s'étranglait un long cri. François remuait, son corps animé des derniers soubresauts de l'existence. Pas pour longtemps, d'ailleurs, car une sorte de chaîne, venue de nulle part, immobilisa douloureusement ses jambes au-dessus des genoux. Il ne sut comment, mais il lui semblait qu'on lui tirait les cheveux et, la tête penchée sur le côté, emprisonné de toutes parts, les yeux plissés par l'effort, il ne put qu'entrevoir une grosse masse noire s'approcher rapidement de son visage et sa tête retomba sur sa poitrine, inerte.
« Alors c'est donc cela que la mort? » se demanda t'il. La sensation ne lui parut point être si désagréable finalement. Bien que le sol fût à la fois meuble et humide et l'atmosphère plus froide qu'auparavant, François ressentait une agréable sensation, comme s'il était allongé pour une sieste au fond d'une barque du marais par une douce après-midi de printemps. Il ressentait la même impression que la veille, lorsque ses forces l'avaient abandonnées devant le petit prieuré de St Crepin. Or il était seul, il ne voyait ni le visage tendre de sa mère, ni les yeux espiègles de son frère et encore moins le doux voile de cheveux blonds de sa chère petite sœur Henriette. « Il a dû pleuvoir pour que le sol soit aussi humide et tiède, se dit-il. Mon Dieu, François, es-tu bien bête de te soucier du temps, des ondées et des orages alors que tu es en train de mourir! » Il aurait dû avoir peur, se repentir mais il se laissait aller dans une sorte de demi-sommeil bienheureux. Il se savait incapable du moindre mouvement, de la moindre réflexion. Il n'avait qu'une envie, dormir, dormir non point pour oublier, mais pour évacuer cette grande fatigue qu'il éprouvait, son âme et son corps n'aspiraient qu'à un repos bien mérité, après tous ces affres et cette course. François ignorait comment et pourquoi il se trouvait ainsi allongé, tout comme lorsqu'il était sur la route. Peu lui importait désormais: il n'avait plus la force ni le courage de lutter, ses membres meurtris comme s'ils avaient été molestés refusaient la moindre forme d'action quelle qu'elle fût et sa volonté, fort éprouvée par la peur, la douleur et le chagrin, était au plus bas. S'abandonner, se laisser aller doucement sur ce sol mou et humide, à l'odeur un peu aigre. Autour de lui, il y avait comme un murmure, des bruits pressés. Il sentit qu'on le touchait ou plutôt que quelque chose le touchait, comme pour palper sa viande.
« Les animaux, se dit-il. Alors c'est vraiment la fin ».
Son sentiment fut la tristesse, car il était résigné désormais à son sort. Il eût préféré que cela se déroule d'autre façon: qu'il meure dans un prieuré, vieux et respecté, entouré des psaumes de ses frères bénédictins, mais la volonté divine en avait décidé autrement. Il mourrait tel un vulgaire vagabond au fond d'un fossé, dont l'existence n'avait été que rapines et larcins, à l'extrémité de ce qu'il était et de ce qu'il aurait souhaité devenir: un être misérable et méprisable. L'était-il ? Non sans doute, il était l'innocente victime d'hommes cruels et sanguinaires, comme tous les habitants du village et comme tant d'autres sûrement. Il pensait au Paradis et à St Pierre qui allait l'accueillir, et se rappela que celui-ci, après avoir été apôtre puis premier pape de Rome, fut arrêté, atrocement torturé et crucifié par de mauvais hommes avec de nombreux compagnons. Lui aussi allait mourir et il se pensa martyr, sublimant sa mort pour l'égaler à celle de tous ces innocents morts au cirque dévorés par des bêtes sauvages, ours, lions ou loups. Lui aussi allait mourir par des animaux, moins gros, certes, mais aussi voraces. Lui aussi allait affronter cette épreuve avec courage, foi et honneur et devenir, à sa manière, un martyr du marais.
Les bruissements se faisaient plus pressants; quelque chose s'était faufilé entre les boutons de sa chemise et le chatouillait désagréablement. Il les sentait tout autour de lui, il percevait leur souffle rapide, il entendait des bruits secs et brefs deci-delà, les palpations furent plus nombreuses. Aucun pouce de son corps n'était touché par ces animaux qui le dégoûtait. Il ne voulait pas les voir ni ressentir leurs pattes froides et moites sur son corps. En lui montait une nausée qu'il n'arrivait pas à contrôler. La tête sur le côté, il vomit soudain et un peu d'eau du marais qui emplissait son estomac jaillit sur le sol. Il y eut comme un cri et un animal lui frappa la tête, la retournant dans l'autre sens. Il y eut d'autres cris, profonds et rauques. Excités sans doute que leur proie ne fût point morte, les animaux semblaient se disputer sa dépouille comme s'il c'eût agi d'un butin de rapine. François sentit une de ses chaussures glisser de son pied droit. La bête sembla un instant jouer avec ses orteils, certainement pour vérifier qu'ils étaient à son goût et il sentit comme une griffe le transpercer juste au-dessus de la cheville. Son pied trembla plus par réaction réflexe que par sa volonté et il sentit son sang chaud s'écouler de ses veines. Les animaux lui paraissaient cruels: plutôt que de le tuer rapidement, ils prenaient leur temps, sans doute pour le savourer peu à peu, comme lorsque l'on déguste une bonne viande de canard dont la graisse douceâtre vous coule sur le menton. François sentit quelque chose sur son œil. D'un geste vif, l'animal lui ouvrit la paupière, puis l'autre. Incapable de les refermer, il ne distingua qu'une ombre d'un noir bleuté. Dans un froissement qui sembla une déchirure, la chose se pencha sur lui, sa patte s'approcha de ses yeux et elle prit plaisir à faire tourner ses globes dans leurs orbites un instant. François ne bougeait toujours point, esclave de ses bourreaux. Il comprit cependant qui ils étaient: des corbeaux. De sa serre, l'oiseau lâcha la paupière et s'envola. Les yeux mi-clos, François, le regard un peu perdu, les contemplait. Ils étaient disposés en cercle autour de lui, si nombreux qu'il n'arrivait à les compter. Ils se poussaient les uns-les autres, s'invectivaient par des cris rauques. Son pied lacéré intéressait particulièrement l'un d'eux alors que d'autres parcouraient ses cuisses, son ventre, ses bras de leurs serres. Un autre se pencha sur son bras et fit rapidement une autre entaille, tandis que des cris qui lui semblèrent des rires cruels parvenaient à ses oreilles, qui elles mêmes étaient visitées par un bec inquisiteur. Les croassements devenaient de plus en plus forts, de plus en plus rauques et François éprouvait une migraine telle qu'il n'en avait jamais connue. « Qu'ils en finissent, qu'ils me mangent, mais par pitié qu'ils fassent vite!!!». Toute sa raison et tout son corps suppliait une fin rapide. Une bagarre avait ouvertement éclaté et les corbeaux se bousculaient, criant et se frappant de leurs becs et serres acérés dans un tourbillon noir et bruissant. La nausée avait repris François, il se sentait exténué, brisé, loqueteux. Soudain une flamme rouge brisa le cercle, projetant des ombres noires plus loin. L'oiseau étendit ses ailes au-dessus de lui. Il était entièrement écarlate, sauf sur sa poitrine ou il reconnut une flamme jaune-or. Un phœnix. Une immense joie emplit son cœur, car l'oiseau de la résurrection accompagnait son âme pour l'emmener au Paradis. L'oiseau divin posa ses pattes sur son front, ferma ses paupières et François s'endormit soudain, empli d'espoir et bienheureux.
