Note : à ceux qui douteraient de la véracité des « crises » de François, je ne décris que ce que j'ai moi-même éprouvé par deux fois, alors que ma vie s'effondrait. Il y a 2 niveaux de lecture…pour ceux qui me connaissent bien.
Chapitre 6
Les Anges du Paradis
Comme s'il sortait d'un long sommeil, François reprenait peu à peu conscience. Allongé, les paupières closes, son corps et son esprit s'éveillaient dans un monde sombre. L'air était doux, chaud et rassurant, pareillement aux premières heures d'un jour d'été. Tandis que ses membres étaient encore endoloris des efforts qu'il avait consentis, il était apaisé, comme s'il s'était endormi la veille après quelque bon repas, tel un bouillon de canard agrémenté d'une grosse miche de pain. Il était rassasié, l'estomac contenté de bonne chère. Bien que son esprit ne fût entièrement aiguisé, il lui était étrange de se sentir comme encore esclave de son corps et de ressentir ces sensations terrestres telles l'ouie, le toucher ou l'odorat. Le sol sur lequel il était allongé exhalait une odeur mièvre. Humide et meuble, il était chaud comme ces terres brûlées par un grand soleil d'août. L'angoisse le prit et lui serra la gorge: s'il se sentait encore si vivant, quelles autres choses encore allait-il découvrir? Ne lui avait-on pas appris qu'après la mort l'âme se sépare du corps pour rejoindre Dieu? La panique l'envahit telle une vague d'un jour de grande marée, brisant les digues de ses certitudes les plus profondes, de sa foi la plus sincère. Son esprit était empli du doute de cette vérité que toute sa vie on lui avait inculquée. Lui avait-on menti au catéchisme? Les Ecritures étaient-elles inexactes? Il avait chaud et froid; son dos était humide, parcouru de frissons réguliers et incontrôlables. Il sentait sa bouche pâteuse, encore pleine de poussière, et éprouvait un arrière goût d'eau bourbeuse du marais. Une odeur déplaisante à la fois douceâtre et aigre lui énervait les narines, lui rappelant les émanations de ces gaz dangereux qui avaient emporté son père. Au travers de ses paupières closes, aucune lueur rassurante mais une nuit d'encre à faire frémir les plus audacieux. Où était-il? Certainement point au Paradis, monde de lumière et de joie, car ce monde de douceur était fort éloigné des choses qu'il percevait. Il se sentait désespérément seul, tout comme dans l'eau du marais, tout comme sur cette route funeste et horrible où il avait trouvé la mort. Instinctivement son corps se raidit, prêt au pire. Là encore, tout lui était inconnu et même par delà son trépas il lui fallait s'attendre à quelque nouvelle épreuve. Ses mâchoires claquaient d'effroi mais il se dit pour lui même « Eh bien s'il faut me battre je me battrai encore ».
Un crissement sec et rapide. Un glissement doux et inquiétant puis un claquement fort et lugubre. François avait la terrible impression que quelque chose était tapi à ses côtés; il était épié par une créature dont il n'avait point senti la présence et ses paroles avaient révélé sans doute la sienne propre. Un moment qui fut pour lui des heures il restait là, étendu sans la force ni sans oser bouger, l'oreille aux aguets. Qu'était-ce donc? Où était-il? Où cette chose était-elle partie ou par quelle magie avait-elle disparu? Mais peut-être était-elle encore là? François avait oublié ses réflexions théologiques pour se fixer sur l'instant, l'urgence et le danger. Au loin il lui sembla entendre le même glissement, mais cette fois plus important. La créature maléfique avait sans doute prévenu les siens. Il se rappela les corbeaux et s'imagina des monstres épouvantables, traquant les morts et se nourrissant de leurs âmes. Il lui fut étrange de sentir son cœur battre à folle allure, comme lorsqu'il courrait devant le cheval du capitaine balafré, cet homme si cruel qu'il devait être aux ordres du Diable lui-même. Les choses avançaient de plus en plus près car maintenant elles émettaient des murmures incompréhensibles, sans aucun doute des malédictions dans quelque langue démoniaque qu'il méconnaissait. Il y eut un grand claquement terrifiant, un bruit aigu de quelque objet se brisant suivi d'un juron des plus grossiers qui conforta François dans l'idée qu'il se faisait de ces êtres. Une voix de stentor s'éleva, lente et résonnant dans tout l'espace.
« Ouvrez je vous prie »
Un son mat, une lumière vive qui laissa place à une couleur rouge flamboyante. Immobile et terrorisé, François savait où il se trouvait. C'était impossible, irréel. Cette chaleur, cette couleur, cette odeur… Il y avait eu une erreur, l'on s'était trompé, il ne pouvait pas être en Enfer! Il gardait ses yeux clos, mais tous ses sens s'aiguisaient, attentifs à tout ce qui pouvait l'environner.
« Je vous assure Monseigneur, il a parlé, dit une voix couinante.
-C'est bon, allons voir cela » reprit la voix d'une profondeur inquiétante dont François se représentait imaginativement l'apparence comme celle d'un monstre hideux à tête de bouc affublé d'une queue de serpent dont le corps d'insecte dur, noir et luisant était vêtu d'un drap riche rehaussé de joyaux maudits. Il était entouré de flammèches et ses esclaves, des âmes damnées et des diablotins, tous armés de fourches et autres objets de supplice n'attendaient que son réveil pour meurtrir sa chair.
François sentait se rapprocher le froissement du riche vêtement. Tendu, il attendait que le démon se rapproche. Près, plus près encore… Il sentait maintenant son souffle se rapprocher de son visage… François concentra ses forces et d'un geste rapide il frappa soudainement l'être diabolique de son poing qui rencontra une chair froide et dure. Cette sensation lui fit horreur, mais la peur qu'il ressentait en entendant le monstre hurler de douleur et de rage surpassa ce sentiment.
« Quel diable est-ce cela! Comment a t'il osé me frapper! Gredin! Vil filou je te ferai passer la corde au cou et te ferai marquer au fer!
-Monseigneur! Monseigneur… ne vous emportez point…Suppliait son esclave. Mais son maître ne l'entendait point, il saisit violemment François par les épaules et le secoua comme une vulgaire poupée de chiffon.
-Allez réveilles toi paresseux! Je te ferai passer les brodequins, t'arracherai la langue si tu n'ouvres pas les yeux! » Cracha t'il avant de lâcher brutalement François qui retomba lourdement sur le sol doux, humide et moelleux.
Apeuré, sans forces et désespéré, celui-ci se recroquevilla et sanglota. Ces mots avaient brûlé son cœur tel un venin et son esprit embrumé où flottaient les ombres de questions sans réponses, de doutes insondables et un profond sentiment d'injustice craquait enfin, las de tant d'horreurs. Les larmes transpiraient de ses paupières encore closes, suivaient la courbure de ses cils, parcouraient ses joues en serpentant lentement pour sauter dans le vide à hauteur de son menton et enfin mourraient en s'écrasant sur le sol qui exhalait une forte odeur de moisi, de crasse et d'humidité. Il se tourna, se redressa à quatre pattes, sa bouche s'ouvrit et il cria comme il ne l'avait jamais encore fait. Ce n'étaient pas des hurlements de rage mais de douleur et de désespoir. Ses propres cris lui perforaient les tympans sans qu'il ne puisse les arrêter. Son corps semblait vouloir extirper toute la souffrance de sa cervelle sans qu'elle ne puisse se vider, tant par les larmes que par les plaintes horribles et inhumaines qui résonnaient dans l'espace rouge et chaud. Rien ne semblait les arrêter, pas même sa volonté. D'ailleurs en avait-il encore? Que pouvait-il désormais? Crier, crier encore et toujours, crier non point pour vivre ou pour supplier, mais pour se libérer du fardeau qu'était cette peine absolue qui le brisait et l'écartelait sans qu'il ne puisse mourir. Mille poignards ardents s'étaient enfoncés dans son cœur maintenant à nu et sa tête serrée comme dans un étau était sur le point d'exploser. Soudain ses épaules furent prises de violents frissons. Son ventre lui semblait aussi dur et lourd qu'une pierre. Il se pencha légèrement en avant, hoqueta puis vomit un liquide âcre et dégoûtant dont l'arrière-goût de terre et d'eau putride l'écœura. Il hurla de plus belle, son corps se projeta sur le sol et il se tortillait sur lui-même, tel une anguille prise dans une nasse cherchant une impossible fuite. Mais François ne pouvait fuir son esprit ni l'horreur. Les images de ses souvenirs heureux se bousculaient dans son esprit vaincu. Son frère pêchant sur sa barque, lui faisant des signes sur l'eau, sa mère dont le visage grave entouré des voiles du deuil lui souriait tristement, les grands yeux de sa sœur Henriette qui soudain surgissait d'un fourré d'iris, riant aux éclats… C'était impossible, il n'avait voulu tout cela, il aurait voulu les sauver et courir vers eux et leur dire combien il les aime. Il ne voulait point qu'ils fussent morts, il voulait retourner en classe, reprendre le chemin du prieuré, arpenter le petit jardin d'herbes aromatiques en écoutant les leçons du frère Michel, cet homme sévère mais juste qu'il admirait tant. François sentit qu'on le tirait en arrière et il se laissa faire. Quelque chose lui frôla doucement la tête et sa joue toucha quelque chose de ferme, froid et métallique. Il entrouvrit les yeux et une lueur aveuglante d'or lui ferma les paupières un instant. Il continuait de sangloter, sans plus se soucier de rien désormais.
« Monseigneur, ne le touchez point, cet enfant est impur! Regardez-le c'est le Diable qui l'habite! Il tremble et s'agite, quelque démon le possède!
-Non point Seraphin, non point… Cet enfant est innocent, aussi pur qu'une rose s'ouvrant à la première rosée du matin.» François ouvrit ses yeux gris et leva la tête. Il essaya de fixer les contours du visage d'un homme aux cheveux et à la barbe poivre et sel qui le serrait contre sa poitrine. Sa voix grave et puissante qui l'avait auparavant effrayé le rassurait désormais. Ignorant qui il était, il voulut cependant lui dire combien il lui était reconnaissant d'être là, combien ces mots l'apaisaient, combien enfin il avait mal. Mais ses larmes redoublèrent et ses paroles dans sa gorge serrée se muèrent en un vagissement plaintif. Impuissant et honteux, il enfonça son visage contre la poitrine de l'inconnu qui lui tapota amicalement l'épaule.
« Pleure, pleure, murmura t'il, car si les larmes n'endorment point la peine, elles soulagent un peu de souffrance.» Un silence triste tomba un instant dans la pièce, parfois entrecoupé des reniflements de François. Peu lui importait désormais: où? Pourquoi? Comment? Sa conscience était vague, perdue dans des voiles de brumes, hantée de fantômes d'épouvante.
« Monseigneur… reprit timidement la voix couinante après un long moment.
-Oui Seraphin? Demanda brusquement l'homme dont la main cessa un instant de serrer l'épaule de François.
-Monseigneur… Monseigneur a des affaires… Et je crois savoir… -la voix couinante de Séraphin baissa comme s'il avait peur- que ces affaires sont de la plus haute importance et qu'elles réclament votre autorité.
-Qu'entends-tu par là Seraphin? Perdrais-je mon temps ici?
-Non, enfin… Oui Monseigneur… Il ne fait aucun doute que vous êtes un homme d'honneur et… enfin…
-Qui es-tu pour me dicter ma conduite? S'emporta l'homme. Dois-je répondre désormais de mes actes devant mes serviteurs? Oublierais-tu qui je suis?
-Oh Monseigneur, non… Je vous en supplie Monseigneur, pardonnez-moi… bredouilla Seraphin. C'est que… voyez-vous… vos affaires… cet enfant…
-Eh bien oui! Cet enfant qu'a t'il? Seraphin poussa une petite plainte puis reprit, misérable.
-Monseigneur, ne l'avez-vous pas vu? Pourquoi sauver ce qui ne peut l'être?
-Je n'y entends rien Seraphin, soyez plus clair, dit l'homme d'un ton abrupt.
-Eh bien… Eh bien… bredouilla t'il.
-Eh bien quoi? L'enfant est réveillé, ne l'est-il point? N'est-ce point là une grande victoire sur le Mal qui, rongeant nos corps ronge aussi la société?
-Non point Monseigneur ce n'est pas là mon avis, répondit Seraphin d'un ton buté.
-Oh! Et quel est donc cet avis? Il me siérait de l'entendre… dit ironiquement l'homme.
-Ne voyez-vous pas que cet enfant est fol? cria soudain Seraphin tandis qu'à ces paroles François enfonça encore plus sa tête contre la poitrine de son bienfaiteur et empoigna son vêtement d'une main, le serrant le plus fort qu'il le pût. Ne voyez-vous point qu'il se tortille tel un serpent ou quelque vipère prête à cracher son venin? Il l'a d'ailleurs fait: regardez-moi cette bile noirâtre, quelque esprit malfaisant le possède, à moins qu'il ne soit lui-même un démon! N'oubliez point que le meilleur artifice du Diable est l'innocence même! Regardez-le! Il est dans ce corps! Il grouille dans son ventre!
-Assez Seraphin! Dit calmement l'homme.
-N'avez-vous point entendu ces cris de damné à vous rendre sourd? Et cette fièvre maligne qui le poursuit, le faisant suer sang et eau?
-Assez Seraphin! Dit l'homme d'une voix plus forte où l'on décelait une pointe d'impatience.
-Le démon doit être extrait, quelle qu'en soit la manière, car il se répandra sur la terre, causant bien des dégâts et d'autres morts! Avez-vous vu comme il vous a frappé tout à l'heure? Attendez-vous qu'il vous assassine ou qu'il vous jette quelque maledicti…
-ASSEZ SERAPHIN!!! » La voix de l'homme tonna si fort dans l'espace qu'on en entendit les échos se répercuter quelques secondes.
François ne comprenait pas, ne comprenait plus. Son esprit confus ne savait s'il était encore vivant ou mort. Qu'importe, car la mort semblait aussi injuste que la vie. Pourquoi voulait-on lui extirper quoi que ce soit par la force? Les paroles de Seraphin se répétaient dans sa tête : « Le démon doit être extrait, quelle qu'en soit la manière, car il se répandra sur la terre, causant bien des dégâts et d'autres morts! » Jamais François n'avait voulu tous ces morts, jamais il n'avait voulu que le village fût détruit, jamais il n'avait voulu être sur cette route horrible, si seul et désespéré. Ne comprenaient-ils pas qu'il s'agissait d'une terrible méprise? Qui étaient ses juges? Que savaient-ils au juste des évènements de Saint Crepin les Joncs? Comment pouvaient-ils rendre un tel verdict? Sa souffrance n'était-elle pas l'aveu même de son innocence? Son esprit vaincu par la douleur et l'absurde ne chercha point à se défendre. Pourquoi d'ailleurs? Il n'avait point à justifier quoi que ce fût. Les faits étaient là: il n'était point bourreau mais bel et bien victime, orphelin d'une famille dont il avait vu la maison brûler de hautes flammes. Il n'avait que tenter de s'échapper, de toutes ses forces et de toute son âme. Cela faisait-il pour autant de lui un bourreau? A la fois blessé et abattu, François ne bougeait plus. « Qu'ils fassent ce qu'ils veulent de moi, pensa t'il, car désormais je sais que tout n'est que douleur et, quoique l'on m'extirpe, je doute que quelque démon ne sorte de mon pauvre corps ».
François ne remarqua le long silence que lorsque son bienfaiteur reprit :
« Non Seraphin, il n'est point possédé… Aucun diable ou démon ne se cache dans ce si petit corps… » L'homme se tut quelques secondes, puis reprit. « Il y a bien longtemps Seraphin… bien longtemps… Et pourtant mon âme et ma mémoire ne peuvent l'oublier… » L'homme poussa un profond soupir et serra l'épaule de François, comme un père enlaçant dans ses bras son fils meurtri.
« Maître, couina doucement Seraphin, qu'est-il arrivé autrefois?
-Je suis un vieil homme Seraphin… Oh biensûr, je ne suis pas un vieillard… J'ai goûté aux joies de l'enfance, protégé et chéri… Puis ce fut la jeunesse, insouciante et tumultueuse, indifférente aux affaires du monde. J'étais si heureux, si différent d'aujourd'hui… L'honneur et mes plaisirs avaient plus d'importance que les affaires du monde si sombre qui nous environnait. J'ignorais tout et, lorsque l'on me venait parler de ces évènements lointains qui ne touchaient point ma vie, je refusais tout net de les entendre ou feignais de les écouter pour retourner d'autant plus vite à mon existence facile... J'affectais dans ma grande présomption d'ignorer la peur, de mépriser la mort, d'être bien au-dessus des souffrances… L'égoïsme, Seraphin… L'égoïsme, le narcissisme et l'ambition sont les pires des vices. Un feu démoniaque consume votre âme, vous poussant toujours vers l'avant, toujours plus haut, toujours plus loin. Je l'avoue Seraphin, j'ai pêché… pêché de jeunesse, pêché d'illusions… Je poursuivais des chimères et repoussais toujours les limites de mon impertinence et de ma vanité. Je n'étais qu'un jeune homme ardent à décrocher honneur, gloire et récompenses; je désirais briller, devenir de ces astres qui illuminent le firmament, témoins immobiles des malheurs de ce monde. Oui Seraphin, j'avoue avoir été de ces hommes méprisables accordant plus d'importance à l'argent, aux honneurs et à la reconnaissance publique. L'honneur dans lequel je me drapais, ou dont je croyais me draper, était aussi fangeux que le marais duquel cet enfant est sorti. En voulant éblouir, je m'aveuglais moi-même, méprisant les conseils de mes aînés et imposant mes propres opinions comme les meilleures. Je tournais le dos à mes amis, lorsque je ne les utilisais point pour mes propres fins. Je reniais l'amour suprême de Dieu et des hommes pour n'adorer que moi, futile idole ballottée au gré des vents de passions incertaines. J'avais oublié ma condition d'homme et la présence de Dieu. Oui Seraphin… Je n'avais de dieu que moi seul, je désirais atteindre le soleil et tout irradier. Hélas, j'avais oublié les mythes anciens; si Icare brûla ses ailes à frôler l'astre lumineux, les miennes le furent également, car Dieu, courroucé de me voir suivre une autre voie que la sienne, se révéla à moi par des évènements si grands et si terribles qu'ils ébranlèrent mon âme et, bien qu'à jamais profondément meurtri, je rejoignis son troupeau et devins l'un de ses fidèles bergers, combattant pour sa seule gloire hérésies et démons, édifiant autels et aumôneries, donnant aux pauvres, rassemblant les âmes égarées… Lorsque parfois je me retourne, je m'étonne de toutes ces choses que j'ai accomplies et cela encourage l'ardeur de ma foi à persévérer dans ce dur labeur. Entendons-nous: ce n'est point sa crainte qui me porte, mais bien l'amour que j'ai pour lui qui me pousse à me dépasser et parfois dans sa grande mansuétude il m'accorde quelque récompense, comme aujourd'hui par ce miracle. Oui, Seraphin, je suis heureux que cet enfant crie et pleure, car même si son âme souffre, sa guérison ne peut être que providentielle. Aux portes de la mort hier, je lui ai donné l'ultime absolution. Toute la nuit j'ai prié avec ferveur l'enfant Jésus et la Vierge Marie. Regardez-le aujourd'hui! Certes il n'est point vigoureux et fort, mais la vie est là, parcourant son corps et transportant mon cœur de joie! »
Soudain François ne ressentit plus aucune tristesse. Lentement, il retira sa tête de la poitrine. Dans un léger tintement métallique, l'objet dont les contours avaient creusé de grands sillons rouges sur sa joue blême retomba sur un pourpoint de velours fin. La croix d'or rehaussée de gros joyaux rayonnait sur ce riche tissu d'un rouge flamboyant. Vivant? Il était donc vivant? Cette pensée même l'étonnait, tant il était persuadé encore d'avoir côtoyé l'enfer. Très lentement François porta son regard sur sa main qui agrippait encore le vêtement de l'homme et de son pouce il caressa une toile douce et fine, si belle qu'elle semblait un voile irréel. Tout lui paraissait comme dans un rêve: ce discours, ce lieu inconnu, cet or et tout ce rouge… Il ne pouvait être vivant! Il se rappela les corbeaux penchés sur lui, puis le phœnix élevant son âme au-dessus du monde… Une erreur, une indiscutable erreur, une horrible méprise… Ou un mensonge, une nouvelle mystification pour le perdre, se jouer de son esprit et de ses sentiments. Il avait l'impression d'être une sorte de poupée que l'on habille et que l'on déshabille, que l'on maltraite dans un jeu cruel et sadique. Qui pouvait éprouver tant de joie à ainsi l'éprouver? Où sans doute Dieu et Satan se disputaient-ils son âme et son corps, l'écartelant en tirant d'un côté et de l'autre? Il n'était qu'un misérable jouet entre deux volontés qu'il ne pouvait combattre. Il se sentait inutile, perdu et quoique cet homme puisse dire ou faire, François se méfiait : sous de si belles et douces paroles se cachait sans nul doute quelque lame venimeuse prête à l'atteindre au cœur, brisant à nouveau son être dans d'intolérables souffrances. Il était perdu dans ses doutes et ses appréhensions. Qui et que croire désormais? Il avait toujours eu l'idée d'une vie tracée depuis son enfance, dont il avait fait son habitude et à laquelle il avait consenti de bonne grâce, d'une part car elle lui convenait, d'autre part car elle était là, empreinte, immuable et rassurante. Désormais, tout était changé et, en plus de sa peine, un avenir incertain peuplé de mensonges et d'imprévisible s'ouvrait à lui. François n'avait mené sa vie que par la confiance qu'il avait en sa famille et les moines; il était soudain projeté dans un monde complexe, déstabilisant dont la fausseté et la brutalité remplissait son cœur de peur et de dégoût. Qu'allait-il devenir désormais? Où était cette voie? Il se sentait horriblement seul face à sa vie dévastée. Combien il aurait aimé qu'ils soient tous là à l'entourer! Autrefois, un baiser de sa mère sur son front était le meilleur des baumes face à l'adversité. Où était-elle maintenant et qu'en serait-il de lui? Il pensa à Henriette, sa chère Henriette qu'il aurait tant voulu étreindre pour se rassurer, pour ne plus être seul et pouvoir affronter cet avenir terrifiant à deux, se soutenant mutuellement pour survivre. Si elle était là, il serait prêt à abattre des montagnes pour ses grands yeux bruns et son sourire si beau qu'il semblait celui d'un ange. Il désirait la voir, la serrer contre lui et effacer un instant sa douleur par la joie sublime du miracle de ne point l'avoir perdue. Il leva la tête et regarda dans les yeux l'homme dont le sourire empli de fierté et de contentement trahissait le transport qu'il éprouvait. François ouvrit à demi la bouche pour le questionner, savoir où elle était pour la rejoindre, mais il lui sembla que le marais revenait telle une vague lourde et cassante. Il toussa violemment et cracha un peu de boue qu'il avait ingurgité dans l'eau vaseuse pendant sa fuite. L'homme lui tapota l'épaule d'un air rassurant.
« Ne vous pressez point à parler car vous étiez à peu près noyé lorsque l'on vous a trouvé. J'ignore combien de boue vous avez avalé, mais vous en avez tant craché qu'il nous serait possible d'en remplir un tonnelet ! dit – il d'un ton ravi que François trouvait fort peu à propos. Vous êtes réveillé, il plaît à Dieu et à notre bien aimé seigneur Jésus Christ qu'il en soit ainsi, et j'en suis heureux, reprit-il d'un ton plus sérieux. Mais ne forcez point la nature, car si par miracle vous êtes en vie, vous êtes encore frêle comme la première fleur du printemps. La guérison sera longue et même si votre corps se rétablit, votre âme sera encore longtemps fort éprouvée de ces évènements. Il vous faudra prendre force remèdes pour totalement vaincre cette fièvre maligne qui vous tient encore et, bien qu'elle soit moins forte aujourd'hui qu'hier, elle n'en est pas moins inquétante. Il vous faudra également prendre patience et calmer l'impétuosité de la jeunesse qui vous habite pour garder la chambre car votre état impose un grand repos, loin des soucis quotidiens qui ne feraient qu'aggraver vos tourments. Entendons-nous: vous êtes ici en sécurité et je ne laisserais quiconque, homme ou diable, vous nuire. Je sais votre faiblesse et votre détresse, votre cœur est déchiré par la tristesse, votre âme le sera sans doute par le remords. N'en ayez aucun, car vous avez fait preuve d'un courage ardent et d'une ténacité exceptionnelle. Peu d'hommes ici peuvent se vanter d'avoir agi une fois dans leur vie de façon si extraordinaire et, je dois vous avouer que je vous en admire beaucoup, car peu d'enfants de votre âge eussent pareil comportement. Mais laissons là les louanges, elles ne semblent vous intéresser que trop peu. Vous êtes las et n'avez point mangé depuis une semaine. Je crains qu'aujourd'hui vous ne soyez encore en mesure de dîner; mais demain je pense pouvoir vous régaler d'un léger bouillon agrémenté d'un peu de viande qui redonnera quelque couleur à ce pâle visage à défaut d'un sourire.
N'oubliez pas cher enfant: je ne suis point votre ennemi et mon désir le plus cher est de vous aider à vivre, même si, dans un premier temps, cela s'apparente plutôt à de la survivance. Ne vous inquiétez ni du gîte, ni du couvert, ni des soins. Je suis un homme de Dieu et, pour plaire à notre Seigneur et maître, l'aumône est pour moi un bien léger sacrifice.» L'homme posa une de ses grandes mains fines sur le front de François qui se laissa faire, puis lui tâta rapidement le pouls. Il prit François dans ses bras et se releva. D'un léger signe de tête, il sembla désigner le lit à une personne derrière lui. François vit le dos de Séraphin, habillé d'une culotte et d'un pourpoint bruns et d'une chemise verdâtre, se courber pour ôter les draps humides de la couche avant d'en remettre de nouveaux. Toujours de dos, il s'effaça sans un regard pour l'enfant. Son bienfaiteur le posa, plaça de moelleux oreillers sous sa tête et le borda.
« Je veux que vous vous reposiez maintenant, car vous avez une bataille à mener contre le mal qui vous ronge. Si vous avez besoin de quoi que ce fût, ou même pour vous rassurer, tirez ceci, dit-il en montrant une petite cordelette, et j'accourrai à votre secours. Et, si mes affaires me retiennent, Seraphin sera toujours là.»
Dans un grincement les volets se fermèrent ne laissant plus que la lumière d'une chandelle pour illuminer la pièce. La croix d'or et de joyaux en reflétait la flamme scintillante et illuminait le pourpoint velours d'un rouge profond et rassurant.
« Dormez » murmura l'homme avant de disparaître dans les ténèbres. La porte claqua et les pas s'évanouirent peu à peu dans le lointain. Emu par tous ces discours mais en proie à l'incertitude, François leva les yeux au haut du baldaquin. Une tapisserie y figurait la Sainte Famille tandis que de petits anges dodus venaient apporter soit des fleurs, soit des fruits à chacun de ses membres. Il pensa à la sienne propre et réfléchit aux paroles de l'homme en rouge qui n'en avait soufflé mot. Où était sa mère? Où était Charles? Et sa douce Henriette dont le rire lui manquait tant? Pendant de longues heures il contempla la joie de ces personnages, heureux de se retrouver sur un nuage nimbé de fils d'or. Peu à peu, ses paupières se fermèrent et il dormit d'un sommeil sans rêve, son corps cédant à la fatigue.
