Assis sur une herbe constellée de la rosée du matin, François se sentait reposé, dans un état complet de quiétude. Il connaissait cet endroit, il l'avait déjà vu. Qui aurait pu croire que cette nature paisible fut troublée un jour par de terribles évènements? Au loin les rondes collines se dévêtaient de l'inquiétante ombre nocturne. Insensiblement, le ciel perdait sa noirceur hostile que quelques faibles étoiles persistaient à éclairer de leur pâle lueur. D'un gris-bleu profond, il annonçait la lueur d'une aube nouvelle. Un corbeau croassa au loin, son cri célébrant la fin de la nuit et la renaissance de l'astre de lumière. L'air était déjà doux, bien qu'un peu frais, le gazon tendre et léger. L'esprit clair et calme, François contemplait le perpétuel miracle de la nature. Il n'y avait ni questions, ni problèmes. Même la douleur qui déchirait son âme et son corps avait disparu. Il n'y avait plus de temps, plus de contrainte; seul subsistait un grand espace immobile qui s'éclairait peu à peu au fil des minutes.
Les nuages grisâtres s'attendrirent d'un rose tendre et déjà les flancs des hauteurs parés d'émeraudes et de rubis scintillaient de mille feux. Soudain il apparut. Flamboyant et royal, s'élevant lentement et majestueusement, il sortit d'un creux lointain. Toutes les formes, irradiées au passage de ses faisceaux, semblaient incendiées et devenir plus petites, comme si l'ombre en fuyant avait emporté une partie d'elles-mêmes.
Les rayons frappèrent la route blanche à quelques pas de lui, celle-là même sur laquelle François avait tenté de fuir frénétiquement les cavaliers de l'enfer, la transformant soudain en une coulée de lave luminescente. Ils remontèrent son visage jusqu'à toucher ses joues, lui procurant la sensation d'une douce et apaisante chaleur. François ressentit un grand plaisir et ferma les yeux pour s'en laisser envahir. Ce bonheur simple dessina un sourire sur son visage. Le vent s'était lui aussi réchauffé et comme éveillé d'une humeur fort gaie, Eole semblait s'amuser la le pousser de droite à gauche, jouant gentiment comme un enfant espiègle, le taquinant pour qu'il se meuve. Mais François n'en éprouvait aucune envie; il voulait rester ainsi, aussi immobile que les collines à contempler cette magnifique aurore.
« MAIS ALLEZ-VOUS-VOUS REVEILLER?!? »
Surprit, François battit des paupières. Une lumière forte et blanche aveuglait ses yeux, brouillant sa vision. Hébété et hagard durant quelques instants, il ne sut où il était. Puis les souvenirs se rappelèrent à sa cervelle et il reposa sa tête sur l'oreiller. Face à lui, les membres de Sainte Famille étalaient leur sourire bienheureux figé en quelques points brodés, leurs têtes nimbées de fils d'or. Il soupira profondément, conscient d'être revenu à la triste réalité et regrettant de n'être resté dans son rêve. Près de lui, une voix aiguë et irritée murmurait des propos inaudibles pour elle-même mais François n'en perçut que quelques couinements.
Seraphin le laissa rapidement seul, à son grand soulagement. François n'avait guère apprécié son attitude de la veille et le soupçonnait encore de n'avoir pas changé d'avis. D'ailleurs, il n'avait point encore vu son visage et le petit homme s'arrangeait toujours à lui tourner en permanence le dos, courbant ses épaules, comme s'il craignait quelque malédiction à son simple regard. François se sentait seul dans ce lit immense, quoique fort confortable. Il y avait de nombreuses couvertures douces et chaudes d'une laine fine et rouge. Les draps, blancs et frais, avaient une légère odeur de lavande qui lui tournait un peu la tête. Les oreillers aux bords rehaussés de broderie fine liserée d'or et d'argent étaient les plus moelleux qu'il n'eut jamais rencontrés et il éprouvait une étrange sensation de plaisir à y reposer sa tête qui s'enfonçait doucement dans le duvet le plus soyeux qui soit. Le lit était en baldaquin dont les colonnes soutenant l'image pieuse à son haut s'enroulaient en délicates spirales. Les lourds rideaux l'entourant étaient d'un velours pourpre profond frappé ça et là d'un blason qu'il ne connaissait point. Juste au-dessous de leur attache s'étalait une frise retraçant les principaux évènements de la vie d'un apôtre en lequel il reconnut Saint Pierre, après avoir longuement contemplé les images. Il sentit son cou comme légèrement endolori de l'avoir trop tendu pour satisfaire sa curiosité. Il y porta sa main est se massa légèrement. Sans doute était-il chez un comte, un duc ou peut-être un prince.
Il ne se sentait point à sa place en ce lieu fort riche, lui qui n'était qu'un modeste enfant de pêcheur. Il venait du marais, parmi les gens les plus pauvres du royaume de France; comment un tel homme pouvait-il tant et si bien le soigner? Sa place était en la demeure des domestiques, et encore, il n'égalait point leur rang.
François se décida à tout avouer à son bienfaiteur et ce dès qu'il le rencontrerait de nouveau. Il pensa à tout le courage qu'il lui faudrait pour affronter cet homme un peu brusque. Cependant l'enfant acquit la conviction que la noblesse de son hôte ne serait point entachée: il lui avait sauvé la vie par de fort bons traitements et l'amélioration de l'état de François en fut le résultat. Mais, maintenant qu'il était éveillé et que la fièvre avait baissé, il lui siérait mieux de regagner sa juste place. La dentelle et le velours d'écarlate étaient trop précieux pour sa propre personne. Jamais il n'aurait pensé contempler et encore moins toucher de si beaux et si doux ornements. Mais l'or qui l'entourait était aussi éphémère que le rêve qu'il avait fait: chaque chose a une fin et il espérait que le dénouement de son affaire fût rapide avant qu'il ne s'habitue à ces parures et ne puisse se passer de ce luxe. Il aurait mille choses à dire, de retour au village! Il était sûr que jamais personne n'avait dormi dans le lit d'un riche seigneur. Il s'imagina l'expression ridiculement envieuse et étonnée de Gros René qui sans l'ombre d'un doute refuserait de le croire.
Puis François se souvint soudain des hautes flammes rouges détruisant les maisons, des barques incendiées sur la rive et des milliers de lueurs fantomatiques flottant sur l'eau noire. Un grand trouble l'envahit et la hâte de rentrer se fit plus intense. L'inquiétude creusait comme un grand gouffre dans sa poitrine, ses mains devenues moites se tordaient d'anxiété. Oui, il était bien urgent de quitter ce qu'il s'imaginait être un palais ou un énorme château, enfin toute demeure d'un homme digne d'un rang illustre, quel que soit le nom qu'elle eut. Il devait, pour se faire, quitter son hôte et le remercier de ses bontés. François, se sentant éperdument redevable, mesurait le fossé entre leurs deux conditions. Jamais il n'arriverait à rembourser sa dette envers lui, même s'il devait passer toute sa vie à pêcher des carpes ou tresser des paniers. Il aurait aimé s'acquitter d'un sac d'or ou de riches présents, mais il avait aussi peu de chance de remonter une caissette emplie de joyaux de ses nasses que de devenir roi un jour. Peut-être, lorsqu'il sera grand, son bienfaiteur l'accepterait comme membre de sa suite personnelle? L'enfant se résolut à cette proposition qui lui sembla convenable.
François, dont le regard se hasardait sur les objets proches de lui, réfléchissait déjà à ses dires: il était conscient qu'il faudrait jouter finement avec un homme charitable mais dont le caractère fier et altier ne saurait souffrir de quelque honte ou parole mal interprétée. Il aurait également à vaincre sa propre timidité et ses craintes: jamais il n'avait adressé la parole à un homme si riche et si important. Il ressentait une légère appréhension en attente de ce face-à-face tandis que son ventre insatisfait se prit à grouiller bruyamment.
« Voilà une manière bien triviale pour le corps de rappeler à la tête qu'il existe, se dit-il, amusé. Mais il est vrai que je suis affamé et, si un bœuf tout entier se présentait devant moi, je me croirais pouvoir l'avaler tout d'un coup!».
Mais nul animal auprès de lui et François se décida à décrocher ses yeux du baldaquin, son regard se hasardant tout autour à la recherche de quelque pitance. Sa quête ne fut point longue: sur un guéridon richement sculpté non loin de son lit, il découvrit une grande assiette creuse en argent laissant échapper un délicieux fumet; à côté étaient disposés une cuiller du même métal, ainsi qu'une carafe et un verre à pied si finement travaillés qu'ils ne pouvaient être qu'en cristal. François se serait fort bien contenté d'un bol et d'un cruchon d'une facture plus que rudimentaire car bien que sa faim fût grande il dût manger lentement par peur d'abîmer ces couverts de si grand prix. Il s'y prenait d'ailleurs fort maladroitement, car une bonne partie du bouillon de légumes lui inondait le menton, gouttant sur une chemise neuve, blanche comme neige, agrémentées de quelques dentelles simples mais distinguées, beaucoup trop aux yeux de François. Il s'emporta contre lui-même de salir un si beau linge.
« La belle affaire, François! Que va-t-on penser de toi? La peste soient ces trop grandes cuillers!»
S'il s'en voulait de souiller sa chemise, il se sentait par avance coupable de donner à son bienfaiteur une fort mauvaise image de lui: que penserait-il lorsqu'il verrait toutes ces taches? Lui qui voulait persuader l'homme qu'il était parfaitement rétabli, qu'il n'avait pas besoin d'aide, le voici aussi sale qu'un petit enfant. Il était furieux que les belles paroles qu'il avait intimement préparées fussent désormais inutiles.
« Pour sûr, je vais garder la chambre et, avec un peu de malchance, Seraphin devra me nourrir comme un nouveau-né ».
A cette pensée, son estomac se crispa et il eut un haut le cœur. Il porta immédiatement sa main à la bouche pour étouffer un cri de terreur et se tapota instinctivement la poitrine comme pour forcer son récent repas à redescendre. Les yeux écarquillés, François comprit soudain qu'il détestait cet homme. Il haïssait sa chemise d'un vert indéfinissable, son pourpoint râpé qui lui fit penser à la couleur alezane des chevaux, sa culotte du même brun foncé que la boue collante du marais, sa démarche d'ours, de ses souliers lourds et affreux qu'il traînait, comme s'il voulait essuyer de sa semelle toute la poussière du sol. Il n'aimait point non plus ses manières, ses murmures, sa petite voix larmoyante et couinante, doucereuse devant son maître, aiguë et irritée lorsqu'ils étaient seuls, ni sa façon d'exprimer sa peur idiote en lui tournant le dos en permanence et enfin cette odeur d'aigre et de mépris des autres qu'il exhalait de tous les pores de sa peau.
François loua la générosité de son hôte: s'il l'avait placé parmi les domestiques, il eût dû côtoyer en permanence l'horrible serviteur. Peut-être celui-ci se serait-il sournoisement approché de lui pendant la nuit pour le torturer ou le forcer à boire des potions infâmes afin d'extirper « le démon le possède ». François frissonna en s'imaginant enchaîné et meurtri au fond d'un cachot, entouré d'une dizaine de membres de l'inquisition tous avec des armes plus effrayantes les unes que les autres, tandis qu'un petit rire grêle et aigu s'élevait d'un recoin sombre.
Oui, à n'en pas douter, Séraphin était de ces personnes sadiques se complaisant du malheur d'autrui, confondant la victime du bourreau tant son esprit était étroit. Son cœur aigri par la servitude ne devait point le pousser aux bonnes actions ni à la générosité. Sans doute était-ce pour cet homme le seul biais d'assouvir sa soif de pouvoir: médire et condamner lui donnait l'impression d'exister, de devenir seigneur un moment et de s'affranchir de son rang de quasi-esclave.
Si tel était son cas, François ressentit de la colère et de la pitié. Comment diable pouvait-il réagir ainsi? N'importe quel domestique serait bien heureux d'avoir un maître si puissant et si généreux! L'enfant se souvenait des insultes et du regard noir que lui lançait le chef des pêcheurs lorsqu'il peinait à décharger ses gros paniers remplis d'ablettes et de grosses carpes.
« Non ! s'exclama t'il, je ne suis point fol, car c'est lui qui l'est. Comment ne peut-il la beauté de ce qui l'entoure? Comment peut-il ignorer la douceur, la chaleur et l'amour de son maître? Ah! Qu'il vienne au village et il aura de quoi se plaindre! Tresser les paniers, porter le poisson, quérir du bois dans ce marais où l'on peut s'enliser à chaque pas! Et l'hiver, cette horrible saison… L'air est humide et les draps et vêtements sont trempés en permanence. L'on est toujours frigorifié, grelottant, guettant à chaque instant la peur au ventre quelque signe de maladie souvent fatale… La fièvre, la fièvre des marais, en a-t-il jamais entendu parler? Cette peste, ce poison qui engourdit peu à peuvotre corps, il vous fait perdre l'esprit et en trois jours tout au plus vous passez de vie à trépas. En hiver, même les flammes du foyer ne peuvent vous réchauffer: nous avons beau tendre les mains vers elles, nos doigts restent rougis, raides et gercés par le gel… Oui qu'il vienne, je me gausserais bien de le voir… »
François croisa les bras, une moue méprisante sur son pâle visage. Pendant longtemps il resta là, dans cette expression butée, maugréant et pestant contre l'affreux domestique.
