Chapitre 9

Hiroshima, Japon, 1950

Esmé enlaça Carlisle et lui sourit.

« Je vais demander ma mutation ce soir. » ajouta-t-il.

« Je pars dès ce soir, décida encore Emmett. Je ne veux pas risquer d'arriver trop tard. »

Nous avions respecté à la lettre les consignes des Volturi, nous n'avions pas quitté les Etats-Unis jusqu'à la toute fin de la guerre. Après le débarquement en Normandie, nous avions cru que la guerre était bientôt finie, nous étions tous dépassé par l'ampleur des destructions et du nombre de vies sacrifiées.

Nous avions déménagé en 1942 à Oxon Hill, au sud de la capitale, après avoir espionné encore de hauts gradés et découvert que la situation en Europe était bien plus grave que ce que les journaux avaient eu le droit de publier. Rosalie, Esmé et moi avions décroché un emploi au ministère de la guerre en tant qu'opératrice de communications. Nous étions les meilleures, les plus rapides évidemment, jamais d'erreur, et surtout, nous pouvions écouter toutes les conversations reçues. Carlisle avait décidé de se proposer de travailler à l'hôpital militaire de la base aérienne d'Andrews, et ce sans s'engager, il avait réussi à se procurer de faux papiers, faisant état de sa nationalité britannique, et il avait retrouvé pour cela l'accent des londoniens. Nous ne pouvions rien faire d'autre, nous n'avions aucun intérêt à divulguer des secrets militaires, nous avions seulement tous eu besoin de savoir ce qu'il se passait réellement.

Chaque année, je m'étais rendue dans ma maison de la forêt d'Olympia, pour l'entretenir et aussi pour prendre des nouvelles des Quileute. Certains jeunes de la réserve s'étaient engagés, Quil, Levi et Éphraïm avaient des opinions très différentes sur le sujet. Le chef était toujours en train de négocier plus de reconnaissance avec les autorités mais la guerre avait stoppé toutes ces démarches. Il n'avait pas encore décidé s'il était possible d'être américain et Quileute. Quil estimait être Quileute et par le fait américain puisque les Etats-Unis s'étaient créés sur leur terre, donc il ne voyait pas d'objection à combattre sous le drapeau américain. Levi, lui, refusait toujours de se soumettre aux lois des Etats-Unis et donc de participer à une guerre qui, selon lui, ne les concernait pas et ne les mettait pas en danger.

J'avais ramené ce débat chez nous, Carlisle s'était déclaré humaniste sans frontière, il avait été le témoin de nombreux conflits et guerres, et de plus encore d'actes de générosité, d'abnégation, de courage et d'amour. Il avait toujours foi en l'humanité et avait déjà décidé, du temps où il était humain, de toujours voir le meilleur chez ses semblables, et en un sens, continuait d'appliquer cette philosophie aussi envers les vampires. Tous n'étaient pas maléfiques, il comprenait ceux qui se nourrissaient de sang humain, s'en priver relevait d'une décision contre nature que tous ne pouvaient pas réussir à prendre. Chaque vampire qu'il avait rencontrés avait entendu son discours et avait été encouragé à se nourrir d'animaux au moins quelques temps, il espérait qu'ils réaliseraient ensuite qu'ils seraient libérés de cette brume opaque que la soif faisait régner sur leurs pensées et leur volonté. Il avait déjà réussi avec Éléazar et Carmen, il ne désespérait pas réussir avec d'autres. Nous étions les seuls vampires à part lui à avoir adopter ce régime « végétarien » dès notre création et il en était extrêmement fier.

Rosalie était celle d'entre nous à avoir réellement tourné la page de sa vie d'humaine, elle aidait dans nos missions d'espionnage uniquement par amour pour Emmett mais ne cherchait pas à en savoir davantage, et n'en parlait pas d'elle-même. Elle ne méprisait pas les humains, même si parfois elle les toisait et semblait condescendante, elle se comportait déjà ainsi lorsqu'elle était encore humaine. Je l'avais vu évoluer, ma créature, et je savais qu'accepter sa condition avait été extrêmement difficile. Elle avait pris confiance en elle parce qu'elle se sentait capable encore de tuer quiconque tenterait de lui faire du mal. Sa vengeance avait sans doute aidé à clore ce chapitre de sa vie. Au fond d'elle-même, elle était restée vulnérable et à vif après sa transformation mais grâce à Emmett, elle avait pu apprécier les bons côtés de son immortalité et de sa jeunesse. Depuis, elle vivait dans la peur de nous perdre tous, les humains faisaient simplement partie du décor de son monde.

Esmé se sentait toujours très attachée à son pays. Elle continuait d'aider même dans des actes anodins ou discrets. Elle participait à des chaines de solidarité pour envoyer des colis de nourriture aux soldats, elle tricotait et confectionnait des vêtements, elle avait mis à contribution Rosalie quand celle-ci n'était pas occupée avec Emmett, et moi aussi. Esmé croyait en la noble cause scandée à la radio et placardée dans les journaux chaque jour depuis l'entrée en guerre des Etats-Unis. Elle partageait l'angoisse de ses compatriotes en voyant les convois d'hommes envoyés sur le front. Elle aurait voulu faire plus, tellement plus, tout comme Emmett.

Emmett, lui, avait rencontré un humain dont l'odeur l'avait rendu à ce point fou qu'il nous avait expliqué ne pas avoir eu le choix et il l'avait tué. En plus de se sentir inutile pour aider son pays, il craignait de devenir un véritable monstre, ses yeux de nouveau rouge sang, mais plus de son sang. Cela lui avait pris un peu plus de quatre semaines avant de revoir l'or dans ses prunelles. À cause de cet incident, il s'était cloitré de longs mois dans la maison d'Oxon Hill, lisant tous les journaux que nous pouvions lui trouver, écoutant la radio jour et nuit à l'affut des nouvelles.

Il aurait voulu piloter un B-17 Flying Fortress lors de la bataille de Midway en juin 1942, repousser enfin les nazis hors du continent en novembre 1942 à El-Alamein et dans le reste de l'Afrique du Nord, délivrer Stalingrad en février 1943, aider les Italiens à chasser du pouvoir Mussolini le 25 juillet 1943, débarquer sur les plages de Normandie au matin du 6 juin 1944, détruire la flotte japonaise en octobre 1944 lors de la bataille du golfe de Leyte, au large des Philippines. Mais un soir de mars 1945, Esmé nous avait relaté ce qu'elle avait entendu au sujet d'un projet top secret appelé le projet Manhattan. Et son intuition ne l'avait pas trompé, ce projet était celui d'une bombe plus puissante que toutes bombes jamais inventées.

Malgré la capitulation de l'Allemagne en mai 1945, nous n'avions pu nous réjouir complètement, nous avions tous encore en tête les images terribles des camps de la mort nazis en Europe. Nous avions eu la preuve que les humains étaient capables de se transformer en monstres, eux aussi. Emmett en était devenu fou en apprenant ce qu'il se tramait du côté des Américains. Il avait écrit aux Volturi, demandant à être autorisé à saboter le projet de bombe atomique. Les rois avaient refusé et renouvelé leur avertissement en nous envoyant une coupure d'un journal autrichien qui parlait de morts mystérieuses dans un hôpital militaire. D'autres vampires continuaient à transgresser les lois et les monarques restaient vigilants et n'oubliaient personne.

Emmett avait beaucoup travaillé pour ne plus se sentir comme un danger pour les humains, il avait voulu éviter au monde la catastrophe qui se préparait et il avait perdu confiance en l'armée de son pays. Il n'était toujours pas capable de se retrouver comme Rosalie, Esmé et moi au milieu de dizaines d'humaines, nous étions toujours à vif en rentrant du travail. Lui ne pouvait toujours pas s'impliquer et enquêter davantage sur place, d'autant plus qu'il aurait été considéré comme un lâche. Il avait alors copié l'accent britannique de Carlisle et s'était procuré à son tour un faux passeport. Il avait ensuite choisi de récolter les témoignages des soldats blessés revenus d'Europe ou du Pacifique et de proposer aux journaux ses articles. Il parvenait rarement à les faire publier, mais il avait promis à chaque soldat qu'un jour, il publierait un livre de tout ce qu'ils lui avaient raconté, et que la vérité ne serait plus cachée.

Parallèlement, il avait retrouvé la trace de l'homme en charge du projet Manhattan et l'avait espionné. Le général Leslie R. Groves, le directeur militaire du projet Manhattan, hélas se déplaçait trop souvent et Emmett n'avait pu toujours le suivre mais il avait de nouveau envoyé une lettre aux Volturi, Aro avait répondu que les humains étaient assoiffés de pouvoir et n'avaient aucun respect pour la vie. Il nous avait encouragés à les voir enfin comme des proies et non plus comme des êtres méritants d'être sauvés.

« Une proie qui ignore ce qui l'attend a un meilleur goût, voilà pourquoi notre existence doit rester secrète. C'est la règle des Volturi. » nous avait résumé Éléazar, de visite chez nous.

Et puis la nouvelle de la première bombe été tombée, nous avions tous été anéantis, comprenant que les pertes humaines avaient dû se chiffrer en dizaines de milliers, selon les estimations après le test effectué au Nouveau Mexique. Emmett avait supplié Carlisle de le laisser nager jusqu'au Japon, Rosalie l'avait supplié lui de ne pas y aller, que c'était trop tard et que le Japon allait capituler enfin.

« Aro aussi a un pouvoir, nous avait alors révélé Carlisle. Il peut, d'un seul contact, avoir accès toutes vos pensées, à toute votre vie, passé et présent. Il a essayé sur toi Bella, ça n'a pas fonctionné. »

« C'était donc cela, avais-je compris. Emmett, si tu pars maintenant, nous serons en faute. Un jour ou l'autre, si Aro touche l'un d'entre nous, il saura que tu as transgressé leurs lois. »

Esmé, Rosalie et moi avions découvert à notre travail le 8 aout à 22h10 que Fat Boy, la bombe au plutonium, avait été lâchée sur Nagasaki sans l'accord du président Truman. À notre retour chez nous, Emmett avait déjà pris sa décision et nous avions tous compris que rien ne l'arrêterait. Il avait embrassé sa femme et dit qu'il allait partir sur le champ. Nous étions tenus par les ordres des Volturi de ne pas quitter le pays tant que la guerre n'était pas terminée, et si le Japon ne capitulait pas, la guerre continuait. Carlisle avait eu accès aux premiers rapports des destructions sur Hiroshima et il avait été facile pour Rosalie de le convaincre de partir aussitôt rejoindre Emmett, d'autant que Tokyo avait été déjà désignée pour être la cible de la troisième bombe atomique. Le Japon n'avait capitulé que le 14 aout, mais nous avions déjà rejoint Emmett à Nagasaki.

En près de cinq ans au Japon, nous avions aidé autant que possible, à rechercher les survivants d'abord à Nagasaki, car il était trop tard pour Hiroshima. Puis nous avions aidé à déblayer les rues, à réunir les rescapés, à trier les effets personnels et chercher leurs propriétaires. Rosalie s'était consacrée à la mécanique, elle avait toujours été intéressée par cela, dans ce chaos, elle avait préféré se réfugier au milieu des voitures et camions à réparer plutôt que de faire face aux humains. Seul Carlisle avait été capable de soigner les blessés mais notre contrôle s'était renforcé de jour en jour. Aucun vampire n'aurait pu vouloir se nourrir de ces malheureux. Esmé fut la première à se rendre à l'hôpital de fortune à l'est de la ville pour rejoindre Carlisle et avait aidé dans des petites tâches, soutenant les gens qui ne tenaient plus debout.

Bien sûr, certains Japonais refusaient d'être soignés par des Américains, nous avions été leurs ennemis et tous avaient eu tellement honte de cette reddition.

« Une question d'honneur, ne les forçons pas. » avait expliqué Carlisle.

Nous avions déjà tous appris leur langue, et encouragés par les progrès d'Esmé, Emmett et moi avions aussi décidé de travailler sans relâche à l'hôpital le jour et la nuit. Très vite, la dangerosité de ville, du fait de sa surexposition à la radiation, avait fait fuir les bénévoles des premières semaines et nous avions été plus que les bienvenus à secourir les survivants, eux, confinés sur cet enfer sur terre.

Quand, obligés de simuler la fatigue, nous quittions l'hôpital pour en fait aider à déblayer les rues, les maisons, à aller toujours plus loin et atteindre la campagne pour enterre les cadavres, pour prévenir les gens de ne plus boire de l'eau ni de consommer leurs récoltes. Quelques volontaires Japonais avaient accepté de se joindre à nous pour convaincre les habitants qui ne nous faisaient pas confiance. Il n'y avait pas eu de mots assez forts pour décrire les horreurs découvertes sur place, cependant nous n'avions pas vécu le moment où les bombes avaient explosé au-dessus des villes, les transformant en fournaise.

Tout ce temps passé au Japon, nous avions refusé de penser aux conséquences possibles de notre départ. Carlisle avait enfin accepté que rester neutre n'était pas honorable et que s'il avait été humain, il aurait mis sa vie en danger pour sauver des vies. Il avait décidé d'en faire autant en étant vampire mais avait insisté pour que nous protégions notre secret et nous cacher quand le soleil rayonnait n'avait pas été difficile.

Carlisle avait été muté dans un autre hôpital et encore un autre, jusqu'à être finalement transféré à Hiroshima en 1948. Nous étions très peu à très bien parler le japonais, nous avions été souvent sollicités pour simplement traduire pour d'autres. Peu à peu, des médecins du monde entier avaient afflué pour aider, puis les journalistes et enfin les curieux.

Esmé, Emmett et moi avions tous passé notre examen d'infirmiers et avions secondé officiellement tous les médecins en place. Nous avions été rarement soumis aux effusions de sang après les premières semaines, il s'était agi ensemble de soulager les effets désastreux de la radiation sur la santé des survivants. Rosalie avait continué de nous aider tout en évitant le plus souvent d'être en contact avec des humains.

À Hiroshima, nous étions loin de toute l'agitation politique et même Emmett semblait s'être désintéressé par cette guerre froide qui avait débuté. L'annonce de l'invasion de la Corée du Sud par cinq divisions de l'armée nord-coréenne nous avait tous pris par surprise et ce qui s'annonçait n'était pas qu'un simple conflit entre deux visions pour un seul pays, c'était une bataille de la Guerre Froide.

« Tu as entendu le général Mc Carthy et le président Truman après la reddition du Japon, ils ont promis que les États-Unis ne frapperaient plus avec une bombe atomique. » tenta Rosalie pour calmer son mari.

« Et tu leur fais confiance ? » répliqua amèrement son mari.

« Non, mais… les choses sont différentes maintenant. Ils l'ont fait deux fois et ils se rendent bien compte depuis qu'ils ont fait une terrible erreur, le monde entier est contre eux. »

« Et si l'URSS décide de lâcher la bombe cette fois-ci ? » ajoutai-je.

« On doit apprendre le coréen, enchaîna Emmett, fébrile à la perspective d'un nouveau carnage. Je vais essayer de trouver des dictionnaires et des manuels. Rose, tu devrais aussi apprendre le russe maintenant, tu vas en avoir besoin. L'armée soviet occupe toute la moitié nord de la péninsule selon la radio. »

« Oui, Emmett. Je vais m'y mettre, ne t'inquiète pas. Je te suivrai partout, tu le sais. »

Elle avait été la seule à rechigner à apprendre autant de langues, elle n'avait pas vu l'intérêt d'apprendre le russe mais Emmett avait voulu l'apprendre dès 1941 ainsi que l'italien et le français. Il avait ainsi pu lire autant de journaux étrangers et recouper les informations.

« Esmé, je suppose que tu partiras en même temps que Carlisle ? » l'interrogeai-je.

« Oui, ne vous inquiétez et soyez prudents. Je m'occupe d'apporter vos affaires, partez au plus tôt. »

« Merci. »

_oOo_

North Elba, New York, 1953

« Nous nous y plairont, j'en suis sûr. » statua Carlisle face à la maison délabrée mais qui avait été sans aucun doute grandiose dans le passé.

« Elle est magnifique ! » s'exclama Esmé, déjà amoureuse de la maison.

« Emmett, viens mon amour. » l'appela Rosalie mais il semblait sur le qui-vive.

« On est vraiment perdu en pleine forêt. Ça me rappelle la Casa Bella. » répliqua-t-il avant de me donner un léger coup de coude.

« Je croyais que personne ne vivait dans cette maison depuis au moins trente ans ! » m'exclamai-je alors en pointant du doigt une corde à linge où séchaient des sous-vêtements féminins.

« C'est impossible, murmura Carlisle dépité, quand j'ai acheté la maison hier, l'agent m'a promis que- »

« Bonjour ! » nous héla alors de loin un couple de vampires en émergeant de l'orée des arbres entourant la maison.

« Tu les connais ? » demanda Esmé à Carlisle.

« Non… Regardez leurs yeux ! »

Le couple était arrivé devant nous, leurs prunelles aussi dorées que les nôtres. Je reconnus immédiatement le nomade à la peau zébrée de morsures, il avait donc changé de régime alimentaire. À ses côtés, une jeune femme aux cheveux bruns et courts nous souriait et nous tendait les bras.

« La maison sera parfaite pour nous tous ! » lança-t-elle d'une voix harmonieuse et enjouée.

« Qui êtes-vous ? » lâchâmes-nous tous ensemble.


Qui sont les nouveaux venus ?