« Désirez-vous quelque chose, senhor ?
« Oh, deux verres de Leite de Curupira, s'il vous plait !
« Très bien, senhor. Tenez !
« Merci… »
Se saisissant des récipients, le rouquin au catogan se dirigea vers la table où Eztli l'attendait en lisant un document en papier d'amate. Ils étaient dans un bar sorcier au bord de l'Amazone – camouflé des regards des Moldus à la fois par la magie et par l'épaisse canopée. Au Brésil, comme partout dans le monde, les sorciers se cachaient des non-magiques ; cependant, ici, la tâche était facilitée par l'immense étendue de la forêt ainsi que la présence de nombreuses galeries souterraines, grottes ou temples anciens dont l'existence demeurait soigneusement maintenue secrète pour les Moldus. La communauté sorcière comportait par ailleurs un taux élevé d'individus d'ethnies sud-amérindiennes, bien plus élevé que la moyenne nationale : beaucoup de tribus et de rescapés de civilisations précolombiennes avaient été inclus au monde magique – même ceux n'ayant aucun don – pour mieux échapper aux Conquistadors. Déjà à l'époque, la plupart de ces cultures connaissaient la magie et la considéraient comme un cadeau céleste – à l'inverse des Européens, qui la craignaient et pourchassaient les sorcières et les Créatures. Il était donc tout naturel que les deux communautés – magique et amérindienne – fusionnent très vite.
Par ailleurs, les deux catégories se recoupaient souvent : Eztli, par exemple, était une sorcière d'origine Aztèque. Lorsque Nikita s'assit à côté d'elle et lui tendit sa boisson, tout sourire, elle releva distraitement les yeux de la feuille qu'elle lisait :
« Il y a une pénurie de cornes de Bicorne en Europe depuis quelques jours, l'informa-t-elle tandis qu'il sirotait son verre tout en la regardant amoureusement. Les stocks des apothicaires et des potionnistes sont vides, la clientèle commence à s'impatienter... Le prix de la corne sur le marché européen ne fait qu'augmenter en flèche.
« Tu es si jolie quand tu planifies d'aller tuer de pauvres petits animaux innocents dans la jungle, lui sourit Nikita en la dévorant des yeux.
« Et toi tu sais parler aux femmes, répliqua son amante sur le même ton.
« Je sais parler à n'importe qui !
« Et c'est justement pour ça que je te paye, mon renard, ronronna la sorcière en saisissant sa main pour jouer affectueusement avec ses doigts – comme un chat avec sa pelote de laine.
« Quoi, uniquement pour ça ? » se vexa faussement Nikita.
Elle lui adressa un sourire envoutant avant de se pencher par-dessus la table et de l'embrasser langoureusement – baiser auquel il répondit avec un enthousiasme enfantin, presque candide.
Lorsqu'ils séparèrent leurs lèvres, elle lui murmura à l'oreille :
« Viens avec moi pour la chasse. Tu verras, on va bien s'amuser ! »
Quelques heures plus tard, le couple avançait prudemment dans la jungle amazonienne. Ils devaient constamment rester sur leurs gardes : bien qu'aidés de la magie, la vie ici était si nombreuse et ramifiée que le risque de marcher par mégarde sur un animal dangereux non détecté n'était jamais nul. Fort heureusement, Eztli connaissait la forêt comme le fond de sa poche : elle le guidait, reniflant l'air de temps à autre pour s'assurer qu'ils n'étaient pas suivis par un prédateur.
Nikita ne partait pas à la chasse avec elle pour la première fois : bien qu'elle fût d'un naturel plutôt solitaire, elle appréciait la compagnie d'une personne de confiance à ses côtés lors de la traque – qui n'en était alors que facilitée. Lorsqu'ils parvenaient à proximité de Créatures magiques, elle lui donnait des directives claires et il s'exécutait sans trop de peine – il pouvait à présent lancer des sorts dont il n'aurait même pas pu rêver dans son ancien corps, il n'avait plus besoin de se cantonner majoritairement aux illusions et à la Legilimancie.
Mais elle ne l'employait pas vraiment pour ça en réalité : dans le contrat signé au moment de leur rencontre, il ne devait originellement tenir qu'un rôle de négociateur des prix – rôle pour lequel il s'était avéré admirablement doué, grâce à ses qualités de diplomate et de manipulateur – de charlatan diraient les mauvaises langues – qui faisaient défaut à la Chasseuse. En dehors de cette association purement professionnelle, les deux collaborateurs s'étaient immédiatement beaucoup plu l'un à l'autre – une raison qui n'avait pas été totalement étrangère à leur prise de contact dans un bar, alors que Nikita, nouvellement arrivé au Brésil et sans le sou, cherchait du travail, et Eztli un employé – et très vite, s'étaient intimement rapprochés.
Ils venaient d'atteindre le rideau argenté d'une haute chute d'eau, enveloppée d'une nuée d'embruns. D'un signe de sa main, Eztli fit signe à son compagnon de se mettre derrière elle ; prudent, il sortit sa baguette, prêt à se défendre en cas de danger.
De son pas agile et leste, la femme sauta souplement sur un rocher au bord du fleuve, à une dizaine de mètres de la chute d'eau. Le torrent était assourdissant. Même les cris incessants des animaux de la forêt se retrouvaient masqués par le grondement vrombissant.
Plus gauche qu'elle, Nikita pataugea un moment dans l'humidité sur la rive en grimaçant et en pestant contre les moustiques qui l'assaillaient de toutes parts. D'un geste irrité de sa baguette, il invoqua autour de lui la fine pellicule bleutée d'un sort repousse-nuisibles – le sort le plus utile qu'il avait appris depuis le début de son séjour ici !
L'observant évoluer maladroitement avec une moue moqueuse, Eztli finit par mettre fin à ses tracas en faisant apparaitre une plateforme translucide de la rive vers son rocher pour l'aider à la rejoindre. Il s'exécuta avec une expression reconnaissante sur le visage : il n'était pas vraiment un grand explorateur de la cambrousse…
D'un signe de tête – il n'aurait pas entendu sa voix avec tout le vacarme environnant – la Brésilienne lui indiqua leur destination : la chute d'eau. D'abord surpris, il comprit en voyant son regard fixe et concentré : le rideau de fluide dissimulait l'entrée d'une caverne. C'était assez fréquent, ici : un Moldu aurait dû être complètement fou pour oser s'approcher d'une chute d'eau de cinq mètres, le camouflage était idéal ! Mais bien sûr, ça ne facilitait pas non plus l'entrée aux sorciers…
Eztli tendit sa baguette en direction d'un arbre sur la rive et murmura quelques mots : aussitôt, une épaisse branche se brisa, mais au lieu de tomber lourdement sur le sol, elle voltigea comme une plume vers le rocher sur lequel se tenait le couple et lévita juste au-dessus de la surface de l'eau, devant eux. Lestement, la sorcière sauta dessus et s'y tint en parfait équilibre, comme si elle avait fait ça toute sa vie ; plus prudent, Nikita se mit à quatre pattes et rampa comme un lézard, nerveusement agrippé à la branche et lorgnant le courant d'eau trouble en-dessous de son ventre avec inquiétude. Une fois qu'elle vit qu'il s'était collé au bout de bois, un peu tétanisé, Eztli fit un petit geste du bras et la branche se mit en mouvement.
Sans plus d'encombres, ils atteignirent le rideau de la chute d'eau. C'était difficile de respirer à proximité à cause de la vapeur d'eau et des gouttelettes furieusement projetées dans tous les sens. La sorcière regarda son compagnon et mima un saut pour qu'il comprenne ce qu'il devait faire. Il répondit d'un hochement de tête, effrayé à l'idée de rester plus longtemps sur cette branche et de risquer d'être boulotté par des crocodiles ou Merlin-sait-quelle autre bête sauvage sans pouvoir se défendre… Il la vit se détourner de lui et sauter en plein dans la chute d'eau… et disparaitre. Rien n'indiquait qu'il y avait quelque chose derrière le rideau d'eau, elle aurait tout aussi bien pu couler. Mais il lui accordait toute sa confiance. Déglutissant, mal à l'aise, il desserra son étreinte sur la branche et rampa à son extrémité, puis ferma les yeux et se laissa tomber…
… dans un grand gouffre noir.
Une succession de souvenirs sans rapport les uns avec les autres traversa sa conscience : lui à trois ans jouant à déchirer du papier, lui à Dumrstrang faisant exploser un chaudron en cours de potions, lui adolescent face à Jaronima Iagovna, lui jeune adulte à une fête, lui dans son laboratoire entouré de chauve-souris blanches en cage, lui ayant une dispute houleuse avec Gavriil Bilibine – le responsable du Département magique des Renseignements –, lui fixant le plafond blanc à l'hôpital Ste-Mangouste, lui face à George Weasley…
Ce dernier n'était pas qu'un souvenir. George Weasley – dans son vrai corps – le scrutait sans vraiment le voir, d'un regard vide, absent. Nikita ne pouvait pas bouger. C'était un cauchemar.
Ils étaient tous les deux debout, face à face, à environ trois mètres d'écart, dans un espace noir sans limites. Soudain, George remua la tête et ses yeux semblèrent s'illuminer de vie. Il vit alors Nikita et le reconnut.
Sa bouche se déforma en un rictus de surprise et d'incompréhension… mais aussi, de satisfaction, comme s'il attendait ce moment depuis longtemps.
« Alors, Nikita, parla-t-il – et sa voix résonna comme s'ils étaient dans une profonde caverne. C'est la première fois qu'on se revoit depuis…
« Depuis ce jour, acquiesça Nikita en regardant autour de lui avec appréhension. Ça ne peut pas être toi, heureusement. Tu n'es qu'un effet de mon imagina…
« Ah oui, vraiment ? le coupa George en s'avançant d'un pas – une expression de ravissement parcourut ses traits, comme si le fait de marcher lui procurait un plaisir immense. Tu as l'air très sûr de toi ! Mais de mon côté, je ne suis pas convaincu… Qui me dit que ce n'est pas plutôt toi, le produit de mon imagination ? »
Et il leva son doigt pour toucher l'épaule de l'homme qui lui faisait face, s'attendant sans doute à ce qu'il passe à travers. Nikita recula. C'était très étrange comme sensation… Il avait toujours été maître de ses rêves – depuis sa deuxième entrevue avec Jaronima, à ses dix ans – mais là, il se sentait comme… étranger dans son propre inconscient. Ça ne lui était jamais arrivé auparavant.
Levant les mains en un geste pacifique, il tenta d'analyser le visage de George pour déterminer l'origine de cette étrange hallucination.
« Écoute George, dit-il d'une voix douce, je sais que je me sens coupable de… de ce que je t'ai fait subir, d'avoir profité de toi… mais c'était la meilleure solution à prendre, on serait morts tous les deux si je n'avais pas agi de la sorte. Tu ne peux pas venir me hanter pour ça, des actions bien plus immorales sont commises chaque jour…
« De quoi est-ce que tu parles, bordel ? s'étonna George en l'interrompant. On est où ? À quoi est-ce que tu joues, exactement ?! »
Nerveusement, il tourna sur lui-même, ne voyant que l'obscurité la plus opaque l'environner de toutes parts. Il reporta son regard désemparé sur Nikita, qui essayait lui-aussi de comprendre ce qui était en train d'arriver.
« Je sais que c'est toi ! s'exclama George en pointant le doigt sur lui. Ça ne peut qu'être toi ! T'es un putain de Legilimens ! »
Nikita fronça les sourcils.
« George, qu'est-ce que tu… ?
« Je me souviens ! Je venais de m'endormir tranquillement, après une visite de Harry et de McGonagal qui venaient voir si je… si tu mourais… et puis, là…
« Quoi, là ?
« Te voilà, toi ! Dans ton putain de corps ! Je suis juste en train de rêver, ou alors c'est encore une de tes magouilles louches ? »
Nikita secoua la tête en ouvrant la bouche, puis la refermant. Il regarda ses mains : ce n'étaient pas celles de George Weasley, c'étaient les siennes propres ! Pourtant, il pouvait marcher, bouger comme s'il n'était pas malade…
« Tu… tu n'es sans doute qu'un fantôme, soupira-t-il enfin. George… mon corps… a dû mourir, il était temps pour ça… c'est pour ça que j'ai cette hallucination, il existait peut-être encore une sorte de connexion entre mon âme et mon corps qui vient d'être rompue. »
Il s'avança à son tour vers George pour le dévisager de plus près, sans le toucher.
« Tu vas me manquer, George Weasley. Sincèrement. Adieu, maintenant. »
George commença à froncer les sourcils en clignant des yeux, complètement désorienté à présent.
« Que… mais de quoi tu parles ?! Bien sûr que je ne suis pas mort ! Enfin… je ne suis sans doute pas loin… mais je suis encore bien vivant, et je compte le rester ! »
Puis, soudain, une lueur de colère et de rage traversa ses pupilles.
« Toi… toi ! Si c'est vraiment à toi que je parle en ce moment même, si c'est vraiment Nikita Nilitch Lebedev qui se tient devant moi en cet instant précis… alors je veux que tu saches : t'es qu'un enfoiré ! Un enfoiré, t'entends ?! Et tu viens de l'avouer toi-même, tout à l'heure !... J'ai eu le temps de réfléchir à l'accord qu'on a passé ensemble, j'ai eu de longues semaines de réflexion pour ça, alité et presque incapable de bouger sans que ça fasse mal quelque part… et tu sais ce que j'ai fini par me dire ? Tu le sais ? Je me suis dit que tu as bien su profiter de moi, de mon désespoir… »
Il déglutit et s'approcha de son interlocuteur. Leurs visages n'étaient plus qu'à quelques centimètres à présent, l'un effaré, l'autre furieux.
« Sur le coup, bien sûr, ça avait l'air d'un deal honnête, presque d'une bonne affaire… tu allais mourir, j'allais me tuer ; tu as fait un choix utilitariste. Sauf que…
« Sauf que ?
« Ne fais pas l'innocent ! Tu m'as poussé à bout pour que j'accepte ! J'étais au fond du trou, j'avais l'impression que le monde autour de moi s'était détruit… et tu as sauté sur l'occasion, comme un parasite ! »
Et brusquement, il tendit sa main pour agripper fermement Nikita au cou. Ce dernier se saisit de ses poignets par réflexe et lapa quelques bouffées d'oxygène, à moitié suffocant.
« George, croassa-t-il. Sache que… sache que…
« Tu m'as présenté mon choix de mourir comme étant juste, comme étant raisonnable ! Sauf que personne n'a à connaître cette souffrance, personne n'a à vouloir mourir, c'est immoral de considérer le désespoir comme un choix… et plus immoral encore d'en profiter comme tu l'as fait ! D'après ce que tu m'as dit, échanger nos corps me ferait rejoindre Fred tout en commettant une bonne action : dans mon milieu, ça s'appelle de la publicité mensongère ! »
Il s'esclaffa d'un rire sans joie et relâcha son ami, qui se massa le cou un moment en respirant profondément. Ils n'étaient pas dans le monde physique, pourtant George avait plus de forces que lui. Il commençait sérieusement à se sentir terrifié… où pouvaient-ils bien être, bon sang ? Et pourquoi étaient-ils ici ?
« Écoute, George, tenta-t-il de négocier, je comprends parfaitement ta colère et ton sentiment d'injustice, ce sont des émotions parfaitement naturelles étant donné la situation dans laquelle tu te trouves…
« Ah ouais, vraiment ? ironisa George.
« Je le sais, je suis passé par là : cette maladie est un vrai calvaire, ça te détruit petit à petit, tu essayes de trouver un coupable à toute cette souffrance…
« T'es sacrément gonflé de me dire ça, quand même : c'est toi le responsable de ma situation ! pesta le rouquin.
« Oui, oui, c'est vrai… mais songe un peu à ce que j'ai ressenti, moi, en te voyant, au bord du suicide, sans espoirs de t'en sortir, de t'en remettre un jour…
« Tu n'as pas fait un très bon calcul dans ce cas : « l'espoir de m'en sortir » n'était peut-être pas si mince, puisque je déborde actuellement d'une énergie et d'objectifs tous neufs – la plupart en lien avec l'idée très alléchante de te retrouver et de t'écorcher vif avec une cuiller à café !
« Je… suis sincèrement…
« Oh, mais ferme-la ! Dis-moi plutôt : à quoi tu joues ? Pourquoi me contacter, après tout ce temps ? C'est parce que je suis censé bientôt mourir selon les prévisions de ce Guérisseur, hein ? »
Nikita s'apprêtait à répondre, quand soudain, l'obscurité qui les enveloppait se métamorphosa en une intense lumière blanche…
« Nikita ?! Nikita… ! Ça va mieux ? »
Il était allongé sur un sol de pierre, tout mouillé. L'endroit était obscur, ses yeux mirent du temps à s'y habituer. Au bout de quelques secondes, il put enfin discerner le visage préoccupé d'Eztli, penchée au-dessus de lui, sa baguette à la main pointée sur sa tête.
En songeant à la tête, il ressentit une intense douleur au crâne et se frotta les tempes pour essayer de la soulager.
« Oui…oui, je crois… qu'est-ce qui s'est passé ? »
Il tenta de se relever prudemment, Ezlti le soutenant du mieux qu'elle pouvait. Il était complètement trempé, il avait froid et frissonnait. Derrière lui, il remarqua le rideau de la cascade d'eau, mais on n'entendait aucun vrombissement : la caverne dans laquelle ils se trouvaient était enchantée.
« Tu t'es violemment cogné la tête contre le sol en atterrissant, expliqua la sorcière brésilienne, mais il n'y a sans doute pas que ça : un puissant sortilège protège cet endroit en sondant ceux qui y pénètrent – ça sert certainement à rejeter les Moldus et à effacer leur mémoire… je ne sais pas pourquoi ça a eu un tel effet sur toi, ça a peut-être un lien avec ton… ton « échange »… »
Nikita soupira en fermant les yeux et en enfouissant son visage dans ses paumes.
« Peut-être », dit-il à voix basse.
