Les astres
Isil était absolument horrifiée. Voilà plus de vingt années qu'elle tentait bon grès mal grès de garder secrète son identité. Elle s'était privée de bien des choses et de bien des plaisirs dans ce but et elle savait que Thilda, la tenancière de l'auberge en avait fait de même. Mais voilà que, parce qu'elle avait été imprudente, curieuse, et peut-être un peu trop téméraire, elle venait de balayer toutes ces années de sacrifice d'un revers de la main. Elle se sentait profondément coupable, et, comme un animal sauvage prit sur le fait accompli, elle s'était immobilisée, dans l'espoir que les choses se tassent d'elles-mêmes. Il était un peu tard pour faire machine arrière mais peut-être que si elle était suffisamment chanceuse, l'elfe se désintéresserait totalement d'elle. Ainsi donc, voilà à quoi elle en était réduite, compter sur la chance.
L'elfe en question fixait toujours la lune, à moins que ce ne soit le ciel, avec un regard fermé. Autant être honnête, il n'était pas très expressif et si Isil n'avait pas été tant chamboulée par toute cette histoire, elle aurait pu le trouver austère, voir même hautain. Mais comme elle était bien plus préoccupée par son secret, dont l'existence ne semblait plus tenir qu'à un fil, elle ne chercha pas le moins du monde à se focaliser sur tout cela. Finalement, l'elfe fini par reporter son attention sur elle, l'observant simplement, comme il aurait pu observer une mule ou un vieux canasson. C'était donc là tout l'effet que cette drôle de rencontre lui faisait ? Curieux personnage !
« Voilà quelque chose d'étrange. Et malheureusement pour vous, je suis curieux de nature. Un peu trop selon mon père. »
Il se détourna d'elle pour observer les alentours l'espace d'un instant. Il semblait vouloir s'assurer qu'ils étaient seuls. Pour quoi faire ? Dans quel but ? Dans l'esprit de la jeune femme un milliard de question commençaient à se bousculer. Le mieux était peut-être de jouer à l'idiote ou l'ingénue ? Mais il était évident qu'il n'en goberait pas l'histoire. Alors que faire ? Pour l'heure une petite voix souffla à Isil de garder le silence et de faire comme si de rien était elle avait suffisamment fait de dégâts pour le moment et il n'était pas question qu'elle en rajoute davantage en s'empêtrant dans des explications inventées de toutes pièces. Il aurait tôt fait de comprendre qu'elle le menait en bateau et si tel était le cas, elle n'osait imaginer les répercutions par la suite.
« Votre silence sonne comme un terrible aveux. Dois-je m'empresser d'aller en parler à la tenancière de cette auberge ? »
Les yeux écarquillés par la peur, Isil secoua vivement la tête. Non, il fallait absolument qu'il se taise. Mais s'il avait compris que Thilda était impliquée dans l'histoire, c'était probablement qu'il était très intelligent. Ou observateur. L'aubergiste avait eu raison de dire à la jeune femme d'être prudente lorsqu'elle agirait à proximité des elfes ils étaient indubitablement plus futés que les ivrognes qui venaient se perdre ici en temps ordinaires.
« Allez-vous parler dans ce cas ? »
Isil se sentait totalement acculée. Figée contre le mur de l'écurie, elle attendait fatidiquement le moment où il appellerait ses compagnons à l'aide et ou elle serait contrainte de dévoiler tous ces secrets au grand jour. La jeune femme visualisait déjà le visage mortifié de Thilda découvrant tous ces hommes et ces elfes la fixant. Quelle abomination. Pourtant l'elfe ne bougea pas d'un pouce. Il attendait avec une patience incroyable qu'elle ne parle, comme s'il savait qu'elle finirait par le faire. Peut-être qu'il était capable de percevoir ce genre de choses ? Il la toisait dans un silence des plus absolu et alors que son propre cœur commençait à peine à se calmer, elle tenta de deviner à quoi il pouvait bien penser. Il avait dit être curieux et il semblait effectivement qu'il l'était, mais jusqu'à quel point ? Avalant sa salive et se redressant pour se donner un peu plus d'assurance, elle décida de l'abreuver de quelques informations approximatives jusqu'à ce qu'il finisse par abandonner l'idée de l'interroger plus en détails
« Mon nom est Isil. »
Donner son prénom était une bien faible tentative pour tenter d'amadouer l'elfe. Peut-être qu'en créant une certaine proximité avec elle, il serait plus enclin à garder son secret. Toutefois, à en voir son expression -ou tout du moins son manque d'expression- ça n'était pour le moment pas suffisant. Fichtre !
« Dame Thilda, qui s'occupe de cette auberge, m'a trouvée alors que j'étais à peine née. Je n'avais plus de mère ni de proche parents alors elle m'a prise avec elle et m'a élevée. »
Attirer sa sympathie, ou à défaut, sa pitié. Pendant qu'elle parlait de choses aussi funeste elle pouvait éluder le problème. L'elfe en face d'elle sembla songeur un instant -première fois que ses traits si fons changeaient d'expression et Isil en eut presque le souffle coupé. Mais ce questionnement silencieux sur son visage ne fut que fugace, très vite il reprit cette attitude pleine de hauteur -et peut-être même de noblesse ?- pour l'interroger à nouveau
« Elle craint de devoir vous marier à un homme qui ne vous mérite pas, pour vous faire passer pour malade auprès des voyageurs ? »
Si seulement ! Isil grimaça légèrement et secoua la tête. Elle aurait pu mentir, mais poussée par une assurance qu'elle ne se connaissait pas, elle répondit rapidement
« Non. »
Voyant l'elfe se rapprocher, comme intrigué par la tournure que prenaient les évènements, la jeune femme s'empressa d'ajouter
« Enfin, c'est plus complexe que ça. Disons simplement que j'attire la curiosité sans même le vouloir, et que c'est là la seule solution que nous ayons trouvée pour éviter d'attirer davantage l'attention des autres sur ma personne. »
L'elfe semblait perplexe et il ne lui fallut pas plus d'une seconde pour commenter la situation
« Curieux stratagème. »
Piquée au vif, Isil senti le rouge lui monter aux joues. De quel droit se permettait-il de critiquer ? Il n'avait pas la moindre idée d'à quel point la situation était complexe. Tellement complexe qu'elle-même en ignorait encore certains rouages malgré son âge désormais.
« L'idée n'est pas parfaite, mais ça fonctionnait plutôt bien jusqu'à ce que vous arriviez. »
Le ton d'Isil était peut-être un peu trop sec pour les circonstances et elle devina rapidement qu'il n'avait pas plu le moins du monde à l'elfe qui fronçait désormais les sourcils. Diantre, même en colère, il y avait quelque chose de magique et de spectaculaire dans le regard de celui qui lui faisait face.
« Êtes-vous en train de me reprocher de vous avoir porté secours ? »
Aie. Voilà qu'elle s'attirait les foudres de son sauveur désormais. Isil secoua doucement la tête alors que son cœur s'emballait à nouveau dans sa poitrine. Elle avait décidemment le chic pour s'empêtrer dans les plus mauvaises des situations !
« Non. Je suis désolée, ce n'est pas ce que je voulais dire. C'est juste que… Eh bien il n'y a jamais eu d'elfes à l'auberge. C'est ce qui m'a poussé à sortir seule et en pleine nuit. C'est stupide, je le conçois, mais j'étais curieuse de voir vos chevaux. »
Pendant l'espace d'une seconde, elle cru déceler de la moquerie dans le regard de l'elfe en face d'elle. Oui, elle en convenait, elle était particulièrement sotte d'être sortie pour voir des chevaux. Mais il ne pouvait pas comprendre tous les sacrifices qu'elle avait enduré depuis sa naissance et à quel point ce petit moment de grâce qu'elle avait voulu s'octroyer, aurait pu lui être salvateur.
« Ne me jugez pas trop hâtivement s'il vous plait. J'ai passé plus de vingt années ici sans jamais aller plus loin que la clôture qu'il y a là-bas… »
Isil s'autorisa à bouger un peu pour quitter le mur de l'écurie contre lequel elle était adossée depuis un bon moment désormais. L'elfe retourna à sa contemplation de la nuit étoilée et elle, elle se sentait étrangement un peu plus sereine. Il n'avait pas compris qu'elle était différente et n'avait aperçu qu'une mèche de cheveux, elle avait donc encore l'opportunité de garder son secret pour elle.
« Ma curiosité est à peine assouvie. Oserai-je en demander davantage ? »
C'était curieux, mais elle n'avait pas franchement l'impression qu'il s'adressait à elle. Alors à qui pouvait-il bien parler ? La lune ? Le ciel ? Les étoiles ? La conversation prenait une tournure un peu trop étrange et mystique pour la jeune femme qui ne savait pas les elfes si… Eh bien, si particuliers !
« Davantage ? »
Le son de la voix d'Isil sembla le ramener à la réalité et il la fixa un certain moment sans dire quoi que ce soit, visiblement songeur. Puis, comme s'il avait pris une décision, il trancha finalement
« Non, ce ne serait probablement pas très courtois de ma part. »
Il marqua une courte pause avant d'ajouter, avec un ton presque courtois
« Mon nom est Legolas. »
Comme elle avait été éduquée par Thilda de sorte à toujours être la plus polie et la plus serviable possible, Isil s'inclina très légèrement en avant pour saluer l'elfe qui avait ainsi prit le temps de se présenter à elle
« Merci, Legolas, pour votre intervention. Et je vous prie de m'excuser si j'ai été impolie avec vous. »
Elle était plus que sincère. Il lui avait très probablement évité de gros ennuis. Quand elle se redressa, Légolas souriait, visiblement très satisfait de lui-même. Bon, peut-être les elfes étaient ils un peu hautain, mais qui était-elle, à cet instant précis, pour lui faire la moindre remarque à ce sujet ?
« Ce n'est rien. Quant à votre secret, ne vous en faites pas. Avec moi il sera bien gardé. »
Puis il tourna les talons sans plus de cérémonie et retourna à l'intérieur de l'auberge comme si de rien était. Pour sa part, Isil était profondément soulagée. L'elfe était intelligent et probablement même avait-il décelé des choses qu'elle n'avait pas énoncée à voix haute, dans tous les cas, elle lui était reconnaissante de sa discrétion. Elle venait d'éviter la catastrophe grâce à lui et cette nuit elle dormirait sur ses deux oreilles.
« Merci. »
