Chapitre 4 - "T'es sérieux, Potter ?!"
"Passe-moi les pommes de terre, Damian.
-Eh ! C'est ma part de tarte, ça !
-Basil, tu veux ne pas t'asseoir dans mon assiette sinon ?!"
Albus sourit. D'habitude à cette heure-ci le vendredi, le cours de Teddy se terminait et ils se retrouvaient tous les deux. Il s'attendait à ce que l'absence de Ted soit insupportable en revenant à Poudlard, surtout le vendredi soir, mais en fin de compte, ce pique-nique improvisé n'était pas mal non plus. Il ne se sentait pas seul, pour commencer.
En même temps, il aurait été difficile d'être seul avec la dizaine de personnes qui l'entourait. Eden l'avait forcé à venir, mais il avait peut-être bien eu raison, sur ce coup.
"Ah, et voilà le dessert ! s'exclama une voix joyeuse et claire dans son dos."
Rose se laissa tomber à côté de lui, poussant Eden du coude pour s'installer entre eux, forçant le reste du cercle à se décaler. Albus se raidit un peu à son contact, pas tout à fait certain de comment réagir. Incapable de décider s'il allait la pardonner ou non, il l'avait esquivée depuis leur retour à Poudlard dimanche dernier pour éviter toute confrontation. C'était à cause d'elle, qu'Eden avait dû le forcer à venir ce soir. Albus n'avait aucune envie de la voir. Il ne savait pas s'il la détestait ou pas. Même s'il devait bien admettre qu'elle avait sans doute raison lorsqu'elle était allée voir son père pour tout lui balancer au sujet de Teddy, il ne pouvait s'empêcher de lui en vouloir : après tout, elle avait promis ! C'était la première fois, la toute première fois, qu'il parlait de ça à quelqu'un d'autre (parce que Teddy, c'était un peu différent) et elle avait juré qu'elle ne répéterait rien. Même si elle voulait bien faire, même si elle avait raison, elle l'avait trahi. Ça, Albus avait du mal à l'avaler.
Rose posa un énorme plateau de fruits sur la nappe déployée par Neela, ainsi qu'une coupe pleine à ras-bord de scones dorés.
"Joli larçin, observa Maggie de l'autre côté du linge blanc et rouge. T'as réussi à sortir de la Grande Salle avec ça sous ta cape ? Je suis impressionnée.
-Nan, répondit Rose en souriant, je suis passée voir les elfes directement en cuisine. Ils voulaient me donner encore plus de trucs, mais je ne pouvais pas tout porter.
-Quand je penfe que nous, déclara Eden la bouche pleine de poulet, on ch'est fait ier a utiliser des forts de ratatinage et d'empichrement !
-Faut avoir les bons contacts, dans la vie, dit le jeune femme en mordant dans une brioche."
Albus se détendit un peu. Les conversations stoppées net par l'arrivée de sa cousine reprirent de plus belle. Basil et Neela se chamaillaient, pariant sur lequel d'entre eux obtiendrait la meilleure note aux ASPICS blancs de Sortilèges - Albus n'avait pas beaucoup de doutes, Basil était une bille en Sortilèges et il avait beau fréquenter la jeune femme depuis quelques semaines, il n'en fallait pas beaucoup pour se rendre compte que c'était une intello pure jus. À côté, un Gryffondor blond et Londubat étaient en plein conversation sur l'issue du prochain match de la saison, qui opposerait Serdaigle à Gryffondor, et Scorpius les écoutait avec une grande attention, tandis que Maggie discutait avec Eden. Al sourit en les regardant. Ils se croyaient discrets, mais pour lui qui savait à quoi ressemblait un couple qui se cache, c'était aussi visible que le nez au milieu de la figure.
"À quoi tu penses ? murmura Rose tout bas à son attention.
-À rien du tout, répondit Albus en se concentrant sur son assiette, peu désireux de croiser le regard de sa cousine."
S'ils avaient décidé de ne rien dire, alors ce ne serait pas lui qui les trahirait !
"Eh ben moi, j'ai mes doutes concernant ces deux-là, continua sa cousine en désignant Maggie et Scorpius. Tu sais, ils ont passé les vacances à Poudlard. Avant qu'on ne parte, ils se disputaient tout le temps, et on ne pouvait pas passer deux minutes avec eux dans la même pièce. Puis après la photo, Maggie a commencé à le fuir : dès qu'il arrivait quelque part, elle quittait la pièce. Mais quand on est rentré dimanche, continua-t-elle en souriant, ils étaient introuvables… Ils disparaissent toujours en même temps, bizarrement. Et réapparaissent en même temps aussi, toujours avec la même excuse bidon.
-Pourquoi tu me dis tout ça, Rose ? s'agaça Albus en piquant dans une pomme de terre d'un coup de fourchette rageur. Parce que je m'y connais, en relation secrète ?"
Il regretta son emportement à la seconde où les mots franchirent ses lèvres. Sa cousine eut un mouvement de recul. Il n'eut pas besoin de tourner la tête pour savoir que Rose avait l'air meurtrie. Albus claqua de la langue, plus agacé par son attitude que par celle de sa cousine : après tout, elle essayait de faire la paix et il l'envoyait balader sans même lui laisser la possibilité de s'expliquer… Mais dès qu'il la revoyait en train de parler avec Papa sur le quai de la gare, la colère se faisait plus forte.
"Je suis désolée, souffla Rose. Je voulais te parler, Al, je voulais vraiment. Je sais que je te dois des excuses, et je suis même passée chez toi pendant les vacances, tu sais ? Mais tes parents m'ont dit que tu n'étais pas là… Je me suis dit qu'il te fallait du temps, qu'on se verrait dans le train, mais tu n'étais nulle-part… Je t'ai cherché plusieurs fois, depuis lundi. Quand Eden nous a dit que tu viendrais ce soir, j'étais même pas sûre que tu serais vraiment là.
-Ouais, moi non plus j'étais pas sûr. Il m'a forcé, ajouta Al avec un geste dans la direction de son ami. Et franchement Rose, c'est un peu ta faute. Je vais pas mentir, je ne voulais pas venir à cause de toi."
Elle accusa le coup et du coin de l'œil, Albus vit ses mains se mettre à trembler avant de poser l'assiette qu'elles tenaient sur la nappe. Son premier réflexe fut de vouloir s'excuser et retirer ce qu'il venait de dire, mais il se retint et se força à regarder devant lui. Il s'était promis, depuis le fiasco avec Eden et Baz, qu'il dirait toute la vérité. S'il faisait semblant que tout allait bien, s'il ne disait pas à Rose ce qu'il avait sur le cœur, il allait juste continuer à lui en vouloir en silence jusqu'à ce que ça soit trop et qu'il finisse par la détester. Il soupira. Il en avait fini avec les secrets.
"Écoute, dit-il en tournant enfin la tête pour croiser le regard plein de larmes de sa cousine, je suis désolé d'être aussi dur, mais c'est vrai, Rose. Ce que tu as fait, j'ai pas envie de te pardonner. Je sais, continua-t-il avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit, que tu l'as fait pour de bonnes raisons, d'accord ? Je sais que ce qui se passait avec Teddy, c'était pas normal. J'en ai parlé avec Maman et Papa, et j'ai compris, tu vois ? Mais tu n'avais aucun droit de faire ce que tu as fait à ma place, Rose ! Tu te rends compte ? Tu étais la première personne, la première, à savoir que j'étais gay ! T'imagines ? T'es la première à qui j'en parle, tu me jures de ne rien répéter et deux heures plus tard, je te retrouve en train de balancer tout ce que tu sais à mon père ?!
-Je suis désolée… bafouilla Rose. Je ne savais pas quoi faire… Al, je suis vraiment désolée…"
Il ne doutait pas de sa sincérité, les larmes étouffant sa voix dans sa gorge n'étaient pas feintes. Pourtant, il n'avait pas envie de lui dire que tout allait bien, qu'elle était pardonnée. Au moins, il ne la détestait pas, parce que la voir dans cet état lui déchirait le cœur et qu'il s'en voulait de la faire pleurer. Et en même temps, la rage et la frustration lui brûlaient les tempes en repensant à ce moment, sur le quai, ou au départ de Teddy dans la nuit.
"Je ne sais pas ce que j'aurai fait à ta place, déclara enfin Albus en posant la tête sur ses genoux calés contre son torse. Tu sais, ça aurait pu être bien, ce qui se passait avec Ted, hein ? Il se trouve que non, et j'ai appris qu'il mentait sur, euh… Pas mal de choses, en vrai, mais ça aurait pu être bien.
-Je pense que non, murmura Rose. Désolée, ça ne va pas te plaire, mais je suis convaincue que votre relation aurait toujours été déséquilibrée, peu importe qu'il te mente ou non. Je pense que quoi qu'il se passe, ça ne peut pas être sain. Pas avec un tel écart d'âge.
-Et si j'avais eu 45 ans et lui 54, hein ? s'agaça Albus. Tu trouverais ça déséquilibré ? Ou 70 et 79 ?
-Mais c'est pas le cas, Al ! Tu as 17 ans !"
Teddy avait dit ça, aussi, le soir où il était venu chez les parents en douce. "T'es un ado, il faut que tu fasses des trucs d'ado". Plus facile à dire qu'à faire, à croire que tout le monde pensait qu'avoir 17 ans était facile !
"Même si c'est vrai, répondit Albus en détournant le regard, ça ne te donne pas la permission de faire des choix à ma place. Rose, dit-il d'un ton grave en plantant son regard dans le sien, un coming-out, c'est un gros truc, d'accord ? C'est important. Et là, c'est toi qui a décidé pour moi.
-Je sais, Al. Et je suis vraiment, vraiment désolée pour ça. Je ne peux pas annuler ce que j'ai fait, mais je t'assure que je m'en veux."
Et juste parce que c'était sa cousine préférée et qu'il en avait assez de la faire pleurer, Albus passa son bras autour des épaules de la jeune femme et l'attira vers lui. Elle n'était pas vraiment pardonnée, pas encore et il faudrait du temps pour qu'il oublie la rancoeur amère qu'il gardait, mais il n'avait pas envie de lui en vouloir plus longtemps.
"Et avec Teddy ? murmura Rose très bas au cœur de leur étreinte. C'est fini, alors ?
-Ouais. Il mentait trop, répondit-il avec un sourire triste en se redressant, et on n'avait vraiment pas la même vie.
-Tu vas comment ? demanda sa cousine, une sincère inquiétude dans la voix.
-Je ne sais pas. Je suis triste, et en même temps, eh ben… C'est un soulagement, de ne plus louper les cours et de devoir me planquer tout le temps. Tu sais…
-Et toi Rose ? l'interrompit une voix depuis l'autre côté de la nappe étendue dans le gazon."
Albus leva les yeux, surpris. Neela les regardait, attendant une réponse, et le reste de la petite assemblée avait tourné les yeux vers eux. Si quelqu'un avait remarqué que leur conversation faisait pleurer Rose, personne ne fit la moindre remarque. Londubat haussa un sourcil, mais il eut la présence d'esprit de se taire. Après tout, c'était le meilleur ami de sa cousine.
"Pardon Neela, moi quoi ? répéta Rose en s'essuyant les yeux.
-Tu viens à Pré-au-Lard avec nous demain ?
-Oui, répondit la jeune femme en souriant, évidemment ! C'est genre, une des dernières fois, en plus !
-Grave ! Et toi, Al ?
-Ah, s'excusa Albus, j'aurai bien aimé mais je peux pas, j'ai des devoirs à rendre… J'ai eu des soucis de santé au trimestre dernier, j'ai pas mal de trucs en retard… La prochaine fois.
-Je dois rester aussi, déclara Londubat en s'éclaircissant soudain la voix. J'ai un entraînement, pour le dernier match, mais je peux t'aider à réviser après si tu veux ?"
Pourquoi plus personne ne disait rien, d'un coup ? Albus eut envie que le sol l'avale sur place, parce que tout le monde - tout le monde - avait entendu Rose lui hurler dessus des mois auparavant dans la Grande Salle et que tout le monde savait. Et puis, Londubat était surtout un joueur de Quidditch prétentieux, pas vraiment le meilleur des tuteurs… Mais il avait besoin d'aide, ses ASPIC étaient en jeu avec tous les cours loupés au trimestre précédent, et Ed et Baz n'étaient pas des modèles d'assiduité et avec le retour de Louis, il ne pouvait pas demander à Rose.
Albus finit par hocher la tête dans la pénombre qui tombait sur le parc.
"Ouais, pourquoi pas ?"
"Désolé pour le retard, lui lança Londubat en guise de bonjour. Roy nous lâchait plus, j'ai bien cru que je ne sortirai pas avant minuit."
Albus leva les yeux du parchemin raturé qu'il essayait de décrypter depuis une bonne vingtaine de minutes et détailla l'arrivant. Sa tenue de Quidditch était maculée de boue, le balais qu'il traînait derrière lui laissait des traces suspectes sur le sol et les jambières en bois protégeant ses tibias grinçaient au rythme de ses pas. Ses cheveux bruns partaient dans tous les sens et ses joues paraissaient plus roses qu'à l'habitude, à cause sans doute du temps passé à voler.
"Tu t'es pas changé ? fut tout ce qu'il trouva à dire.
-J'avais peur de ne pas te trouver si je mettais trop de temps, répondit le joueur de Quidditch en se laissant tomber sur une chaise à califourchon. Qu'est-ce que tu révises ? ajouta-t-il en collant son torse au dossier pour lire le devoir d'Albus.
-De la Métamorphose. Je suis à la bourre, d'ailleurs. À cette heure-ci, je devrais déjà avoir commencé ma dissert' de Potions.
-Hum."
Londubat hocha la tête d'un air absent, occupé à relire le parchemin d'Albus en diagonale. Quelques mèches brunes empêchaient Albus de voir et il avait l'impression que le garçon assis à côté de lui était beaucoup trop proche, son visage à quelques centimètres du sien à peine. Pourtant il ne lui prêtait aucune attention, absorbé par sa lecture. Il jouait souvent les m'as-tu-vu, réalisa Albus - plus que souvent même, par Merlin qui s'asseyait ainsi sur une chaise ?! - mais il était sincère lorsqu'il lui avait proposé de l'aider à réviser la veille. Albus se détendit un peu.
"Merci d'avoir proposé de me filer un coup de main, dit-il en s'éclaircissant la voix. Et, euh… Merci d'avoir accepté de faire ça ici.
-T'inquiète, je comprends. Je savais que tu voudrais pas bosser avec moi dans un endroit plein de monde, continua-t-il à mi-voix."
Un peu mal-à-l'aise malgré l'absence de reproche dans son ton, Albus balada son regard sur la classe vide. C'était un peu ironique de se retrouver là sans Teddy, mais il savait que la salle serait libre puisqu'elle lui était réservée jusqu'à la fin de l'année. Et puis, Albus avait passé tellement de temps ici, cette salle était devenue la sienne aussi, au fil des mois. Il s'y sentait bien, il aimait le soleil qui baignait les dalles après seize heures et la grande cheminée dans le fond de la pièce.
"Bon, bah elles sont pas mal tes notes, soupira Londubat en se redressant. J'ai l'impression que t'as l'intégralité des cours, mais si tu veux, ajouta-t-il en cherchant quelque chose dans sa sacoche à ses pieds, je t'ai rapporté les miens. Histoire que tu puisses comparer, conclut-il avec un sourire en déposant une liasse de parchemins sur la table. Y a ceux de Sortilèges, aussi.
-T'étais pas obligé… Merci beaucoup, s'exclama Albus en saisissant le premier parchemin pour le lire. Tu me sauves la vie ! Tu veux quoi, en échange ? demanda-t-il en découvrant l'écriture impeccable du jeune homme. Mes notes de Potions sont pas mal…
-J'ai pas vraiment besoin de tes notes, répondit Londubat en souriant. Par contre, j'aimerai bien que tu viennes au match, la semaine prochaine…"
La main d'Albus s'arrêta net, coupée dans son élan alors qu'elle allait se saisir d'un autre cours. Il laissa retomber son bras le long du corps, cherchant quoi répondre. Lui qui avait cru, dans toute sa naïveté, que Londubat n'était en fin de compte pas si arrogant !
"Typique des joueurs de Quidditch, ça, renifla-t-il avec mauvaise foi. Vous êtes tous persuadés que vous voir voler fera tomber n'importe qui dans vos bras ! Tu devrais changer de disque et te trouver une nouvelle cible, parce que…
-Une nouvelle cible ? répéta le joueur de Quidditch, incrédule. De quoi tu parles ?
-Je trouve ça un peu petit, répondit Albus en repoussant les parchemins du plat de la main, de toujours me coller parce que tu penses que je suis homo. C'était ça, ton plan, aujourd'hui ?! Ça te dérange peut-être pas que toute l'école sache pour toi, mais moi je n'ai rien à voir avec ça, d'accord ?
-T'es sérieux, Potter ?! s'énerva Londubat en se levant. Tu t'entends parler ?! Tu t'es pas dit, cracha-t-il en se levant, que la raison pour laquelle je te proposais un date c'est juste que tu me plaisais ? Que la raison pour laquelle je voulais te parler aujourd'hui, c'est que je m'inquiétais ?! Ouais, Rose m'a raconté ce qui s'est passé avec ton père, et je me suis dit que t'aurais peut-être besoin d'en parler avec quelqu'un qui comprendrait. J'avoue, c'est vraiment salaud de ma part, hein ! J'ai pas de plan secret pour que tu deviennes la risée de Poudlard ! ajouta-t-il en ramassant son sac. Si ça te branche pas, tu peux juste refuser, chose que tu n'as d'ailleurs jamais faite ! Que tu sois dans le placard ou pas, je m'en fous, lança-t-il par-dessus son épaule en quittant la salle. Mais c'est pas parce que t'es incapable d'en sortir que tu dois traiter ceux qui ont réussi comme des pestiférés !"
Et il claqua la porte d'un mouvement rageur de sa baguette, laissant Albus en plan au milieu d'un monceau de parchemins froissés.
