-
Doucement Sakura, ne tire pas comme ça sur les oreilles de
Kerberos, tu vas lui faire mal…
- Kélo mignon ! Kélo
à moa !
- J'suis à personne d'abord, répliqua
le fauve en s'éloignant prudemment de l'enfant qui jouait
dans le bac à sable et qui semblait rêver d'enterrer
vivant le pauvre gardien.
- C'est du délire cette
histoire. Un truc de dingue ! Une Card Captor de deux ans ! On aura
tout vu !
Cette exclamation fut soulignée par le soupir
profond de Nadeshiko, assise sur un banc, le visage baigné par
les rayons de soleil qu'elle appréciait tant. Elle aurait
toujours du mal à s'y faire. Sa petite fille, chasseuse de
cartes, sauveuse de Tomoéda. Hiiragizawa était formel :
C'était une erreur, Sakura n'était pas sensée
découvrir le livre de Clow avant une dizaine d'années,
mais le hasard avait mal fait les choses, et elle devait, si jeune,
protéger le monde du cataclysme. Au début, Nadeshiko
voulait refuser catégoriquement, ainsi que Fujitaka. Jamais
ils n'infligeraient ça à leur fille adorée.
Puis on leur avait expliqué que normalement, Nadeshiko devait
mourir dans un an, pour laisser sa fille se forger un caractère
plus indépendant, mais que si elle acceptait d'aider sa
fille à rassembler les cartes de Clow, on n'aurait pas d'autre
choix que de la laisser vivre pour l'aider. C'est du chantage,
songeait Nadeshiko avait colère, mais impuissante de faire
quoi que ce soit. Elle aiderait sa petite fleur de cerisier aussi
bien qu'elle le pouvait, puisque c'était le seul moyen de
survivre, bien que terriblement injuste.
Kerberos se calma
instantanément en voyant la jeune femme ruminer des idées
noires. Il devinait combien elle devait souffrir de cette situation.
Devoir courir après les cartes, à tour de rôle
avec son mari, pour que Sakura puisse réciter la formule
magique et griffonner de sa main malhabile une petite ligne qui
devait lui servir de nom… Il doutait que Clow ait prévu ce
petit 'incident' qui viendrait perturber la quête de
Sakura…
- Maman ! Shalan zoue avec ma pelle ! Messant Shalan
messant !
- Apprends à prêter tes jouets, petite
fleur… Shaolan, cesse d'envoyer du sable sur Sakura, elle va en
avoir dans les yeux…
Ne prêtant aucune attention à
sa baby-sitter, le très jeune Shaolan Li, grand héritier
de la puissante famille chinoise de Hongkong, glissa une poignée
de sable dans les cheveux de sa rivale, devenue sa camarade de bac à
sable. Il s'apprêtait à détruire avec la pelle
récemment acquise le petit amoncellement qui devait
représenter le château construit par Sakura, lorsqu'il
sentit deux bras qui le hissèrent en l'air et, malgré
ses protestations, le tinrent fermement contre le buste d'une
femme. Les cris ennuyés de l'enfant attirèrent
l'attention de Nadeshiko, qui sourit en reconnaissant la
kidnappeuse.
- Tu me remplaces ? lui demanda-t-elle d'une voix
lasse.
- Vas te reposer, tu en as bien besoin, fut la réponse
chaleureuse de Huaren, qui malgré son ton désinvolte,
observait la jeune mère avec inquiétude. La course à
la carte de la veille l'avait épuisée, mais Fujitaka
était absent en raison de son travail, et n'avait pas pu la
remplacer. Entendant cela, les grandes sœurs de Shaolan avaient
dépêché l'une d'elle pour surveiller les
petits et offrir un peu de repos à Nadeshiko, sachant que sa
fille nécessiterait toute son aide si un événement
venait de nouveau à se produire. Les cartes se manifestaient à
intervalles particulièrement irréguliers, ce qui
n'arrangeait pas les choses. De plus, Sakura ne parvenait pas
toujours à capturer les cartes du premier coup, quand même
bien aidé de Kerberos et de ses parents. Les yeux lourds de
sommeil, Nadeshiko prit congé, et s'éloigna en
direction de sa maison, espérant pouvoir piquer un somme dans
le jardin, sous les rayons réconfortants du soleil.
Un champ de bataille, à perte de vue. La désolation. Le paysage est étrangement plat. Rien ne dépasse la taille d'un homme couché à plat ventre. Et des hommes à terre, il y en a beaucoup. Des hommes, des femmes, et même des enfants. Et des pierres. Des débris calcinés, des corps lacérés. Les larmes séchées se mêlent au sang, et achèvent de défigurer les cadavres. Le ciel est noir en plein jour. Comme une éclipse qui durera toujours. Un silence de mort règne sur cette terre désolée. La brume grise qui empeste l'air de sa puanteur cadavérique ne libère point de son. Mais bientôt, ce silence est brisé par un son encore plus terrifié que le néant. De tous les trous qui déchirent la terre, une armée de rats sort, affamée. Pour eux, cet enfer représente le paradis. Toute cette chair fraîche les attire comme un appât, sans qu'ils n'aient à craindre un danger quelconque. On n'entend rien d'autre que le bruit des dents des rats s'entrechoquant lorsqu'ils grignotent la peau mise à nue de ces gens tombés. Des milliers de paires de dents crochues, et le bruit prend une ampleur qui dépasse ce qu'on peut s'imaginer d'un aussi petit rongeur associé au diable.
De ces amas de cadavres s'élève un corps, qui parvient à se libérer de ses assaillants. Il lui manque un œil, et une bonne partie de la joue. Ses vêtements en lambeaux, laissent deviner la silhouette fine de la jeune fille en lévitation, mais également le dégât que les rongeurs ont eu le temps d'occasionner. Son ventre a été sévèrement attaqué par les dents pointues à la recherche d'organes, et la main gauche ne tient plus que grâce à l'os, la peau toute autour ayant disparue. Le reste du corps est parsemé de plaies et de meurtrissures occasionnées avant sa longue agonie. Si le visage est méconnaissable, les yeux, d'un vert pénétrant, rappellent ceux d'une petite fille de deux ans et haute de moins de trois pommes, bien que la joie qu'ils affichaient autrefois soit remplacée par un cri muet, par une souffrance inhumaine, que le corps n'a su supporter.
C'était toujours à ce moment là que Nadeshiko se réveillait en sueur, son visage baigné de larmes, tremblante comme une feuille. Ce cauchemar qu'elle faisait régulièrement, réveillait en elle toujours la même peur, et le même dégoût. Mais si la vision cauchemardesque lui donnait une furieuse envie de vomir, la peur la paralysait. Ce rêve, c'était sa vision de la prophétie de Clow, le fléau qui s'abattrait sur la terre si la quête de la chasseuse échouait. Et Nadeshiko savait que les chances étaient minces que sa fille réussisse sa mission. A chaque fois qu'elle en rêvait, elle avait envie de laisser tomber, ce qui amènerait immédiatement le cataclysme. Et si la jeune femme n'aimait pas profondément la vie ainsi que ses proches, il y a bien longtemps qu'elle aurait mit fin à ses jours. Elle se refusait d'en parler à Fujitaka, ne voulant pas qu'il partage la même peur maladive, et tremble autant qu'elle pour leur fille, alors que Sakura nécessitait des parents forts et prêts à se battre pour la réussite de la quête. D'un autre côté, Nadeshiko souffrait énormément de ne pas pouvoir parler de ses craintes à quelqu'un, le fait de ne pouvoir se confier alourdissait son cœur, et noircissait encore ses pensées pessimistes.
C'est alors que la porte s'ouvrit et que la petite Sakura entra dans la pièce, traînant son petit ourson derrière elle. La petite fille grimpa dans le lit avec l'aide de sa mère, et se pelotonna contre son corps tremblant, un pouce en bouche, comme si elle devinait que sa présence apaisait la jeune femme. Ses cheveux bruns étaient doux comme de la laine, et sa peau couleur miel était chaude et tendre comme elle se laissait bercer par sa mère, un bras passé autour du cou maternel, l'autre occupé à sucer son pouce. Tout en caressant le cuir chevelu de l'enfant, Nadeshiko se promit d'aller faire à un tour à l'animalerie pour acheter un petit chat, à qui elle pourrait se confier sans risquer de déranger sa psychologie.
L'odeur animale régnait dans toute la pièce, rivalisée par l'odeur de nourriture en vente. Petits et grands chiens cohabitaient dans des chenils qui longeaient les murs. Dans une autre salle de l'animalerie, les miaulements remplaçaient les aboiements. Des chats au pelage doux et soyeux se frottaient contre les barreaux pour attirer l'attention de l'acheteur qui traversait les rangées. D'autres sommeillaient, confiant leur sort au hasard. Nadeshiko s'arrêtait devant chaque cage, attendrie devant tous ces félins ronronnant à qui mieux mieux. Elle ne savait vraiment pas lequel elle allait prendre; si elle s'écoutait, elle les emporterait tous. Mais soudain son choix fut fait. Elle avait aperçu une jeune chatte âgée de trois ans, au pelage roux et aux yeux d'un brun profond. Elle se tenait en équilibre sur ses pattes arrières, et s'appuyait sur les barreaux de sa cage, en observant la jeune acheteuse d'un œil curieux. Nadeshiko la baptisa Téquilà, car c'était la question muette qu'elle avait cru lire dans les yeux du chat espiègle. Qu'es-tu, toi-là ? Et Nadeshiko lui avait répondu de la même manière qu'elle était une âme en peine qui cherchait du réconfort…
- Sakura, cesse de tirer sur la queue de Téquilà voyons, tu vas lui faire mal.
-
Téquiqua à maman ! Kélo à moa !
Nadeshiko
sourit en voyant sa petite fille lancer du sable sur Kerberos, avant
que celui-ci n'aille se réfugier dans les airs. Suivant son
exemple, le petit chat roux avait grimpé dans un arbre,
espérant ainsi se protéger du sable qui lui entrait
dans les oreilles et salissait son poil. Sakura se retrouva toute
seule au milieu du grand bac à sable, sans personne à
bombarder, ce qui n'était pas pour lui plaire. Ne trouvant
rien d'autre à faire, elle se mit à pleurer à
chaudes larmers, ce qui eut pour effet que Nadeshiko se précipita
sur sa fille, espérant ainsi éviter les catastrophes
que provoquaient les crises de larmes de la petite chasseuse, qui
pouvait pleurer et brailler des heures durant sans s'arrêter.
- Allons, petite fleur, ne pleure pas… Maman est là, elle va jouer avec toi.
Sakura
avait obtenu ce qu'elle souhaitait. Aussi, elle sécha ses
larmes de crocodile et fit un grand sourire, avant de décider
à quel jeu elle allait jouer maintenant. Construire un château
de sable, bien sûr ! Adoptant un air sérieux, la
chasseuse se tourna vers sa jeune mère et lui expliqua
patiemment :
- Toi, moi. Faire ssateau. Plus joli
gagne.
Décidément, cette petite parvenait toujours à
l'attendrir. Construire un château ? Pourquoi pas, c'était
moins contraignant que devoir lui courir après.
S'asseyant
dans le bac sans se soucier de sa robe, Nadeshiko commença par
rassembler un petit monticule de terre. Sa construction devait être
solide, car Sakura risquait d'essayer de la détruire pour
tricher et gagner le défi. En creusant, la jeune femme
trouvait rapidement du sable humide, qui se laissait facilement
modeler. Silencieusement, Nadeshiko se mit à la tâche,
tournant le dos à sa fille, comme il se devait. Une règle
de ce jeu était de ne pas regarder le travail de l'autre,
pour ne pas copier son œuvre. L'idée venait de Sakura
elle-même, mais cette dernière avait la fâcheuse
tendance de ne pas respecter ses propres règles. Mais de toute
façon, ce n'était qu'un jeu.
Alors même
que Nadeshiko tentait de couvrir son château avec un toit de
sable, toute sa construction s'effondra, sans raison. Pourtant, la
jeune femme avait donné une grosse épaisseur à
ses murs, mais pas assez suffisant à ce qu'il semblait.
Derrière elle, Sakura éclata de rire, ravie. Sa mère
se retourna pour la punir en la chatouillant, mais elle suspendit son
geste en voyant le château de sa fille. Ses murs n'étaient
pas plus épais qu'une feuille de papier, et pourtant le
bâtiment avait atteint une certaine taille. De petits trous
dans les murs faisaient office de fenêtres, et l'architecte
en herbe avait introduit des pierres un peu partout. C'était
certes joli, mais… C'était impensable qu'une chose
pareille puisse tenir debout ! Nadeshiko avait bâti un château
très solide et épais, et pourtant il s'était
effondré. Sakura avait nié toute les règles de
physique, et pourtant, ça tenait !
Nadeshiko vit tout de
suite qu'il y avait quelque chose d'impossible dans cette
comparaison. Et elle avait bien vite appris que ce qui semblait
impossible était en réalité magique.
La jeune
femme se releva, méfiante. Elle était aux aguets, et
réfléchit rapidement. Kerberos s'était
éloigné, dieu sait où. La carte qui semblait
responsable maîtrisait le sable. A tout hasard…
-
Sand ?
Aussitôt, le sol prit vie, et
Nadeshiko comprit le danger qu'elles couraient. Son premier réflexe
fut d'attraper sa fille et de la jeter hors du bac, en sécurité.
Alors, elle voulut sortir à son tour, mais il était
trop tard. Ses pieds étaient emprisonnés dans les
sables mouvants qui s'étaient crées autour d'elle
et la jeune femme se sentit aspirée vers le bas. Tout le monde
dit qu'il ne faut surtout pas bouger quand on se retrouve enlisé
dans un sable mouvant. Il ne lui restait plus qu'une chose à
faire : hurler.
Nadeshiko cria le nom de Kerberos, et Sakura se
mit à brailler, ressentant la peur de sa mère.
Le
sable avait atteint sa taille, et Nadeshiko ne sentait plus ses
jambes. Elle leva les bras et ferma les yeux, essayant de se
maîtriser, de ne pas céder à la panique.
Elle
allait mourir…
Téquila avait atteint le bord du bac et
miaulait désespérément. Les trois ensemble
faisaient un boucan incroyable, mais le parc était
vide.
Nadeshiko sentit que le sable atteignait sa poitrine. Cela
créait une forte pression sur son thorax, et elle sentit l'air
lui manquer. Inspirer lui était très difficile et
douloureux et elle rouvrit les yeux, prête à abandonner
tout espoir si aucun gardien solaire n'apparaissait dans le ciel.
Kerberos
était devant elle, tentant d'attraper la jeune femme.
Nadeshiko agrippa sa patte droite, et le fauve battit furieusement
des ailes pour prendre de l'altitude. Peu à peu, il y
parvint, tirant le corps de la jeune femme de sa prison de sable.
Quand ce fut chose faite, il la déposa sur le sol, non loin de
bac, et atterrit à son tour, épuisé. La force de
la carte était grande, et Kerberos avait dû dépenser
toute son énergie pour la vaincre.
Il respira profondément
avant de rejoindre Sakura qui sanglotait toujours, mais en silence.
La forme initiale de son gardien l'impressionnait toujours, aussi
cessa-t-elle ses pleurs sans même s'en apercevoir.
Kerberos
se coucha à ses côtés, face au bac à
sable, toujours pas remis de sa fatigue. De sa voix rauque, il
ordonna à Sakura de sortir les cartes qu'elle gardait
toujours sur elle ainsi que son sceptre. Sur les conseils du gardien,
elle choisit Firey, et prononça approximativement le nom de la
carte. La carte du feu apparut dans toute sa splendeur et attaqua
Sand. Sous l'effet de la chaleur, le sable durcit comme de la terre
cuite et devint inoffensive. Sakura récita la formule et
captura la carte.
