Chapitre Premier

OMBRES

Bree, carrefour commercial situé en Eriador, près de la Comté des Hobbits, était le lieu de villégiature des malfrats et ivrognes en tout genre. Une ville à éviter pour ne pas avoir d'ennuis, mais les marchands et les commerçants tenaient absolument à faire fortune à Bree, et seulement dans cette ville-là. Bien sûr, rares étaient les Humains inquiétés par la hausse de la criminalité constante de Bree, étant donné que tous contribuaient plus ou moins à cette hausse. D'ailleurs, la notion de criminalité n'était pas évoquée à Bree, car habituelle, presque quotidienne. Même le Maire était suspecté de faire quelques actions illicites, quoique ponctuelles. Le seul qui semblait vraiment se soucier de la sécurité de Bree était le Vieux. Son vrai nom, tous l'avaient oublié, et ceux qui le savaient l'ont emporté dans la tombe. Car le Vieux avait la prétention d'être le doyen de Bree, ayant atteint l'âge respectable de quatre-vingt dix-neuf ans. Malgré un foie engorgé par une consommation abusive d'alcool, des rhumatismes douloureux et de nombreux tics nerveux, il avait réussi à survivre dans un monde de brutes, et aux nombreuses maladies que l'on pouvait contracter à cet âge.

D'ailleurs, hormis son âge avancé, il était la personne la plus méfiante de tout l'Ouest de la Terre du Milieu. En effet, la moindre charrette de commerce qui passait par la Grande Porte principale de Bree était surveillée par le Vieux avec méticulosité. Malgré le fait que celui-ci ait une très mauvaise ouïe, il avait les yeux aussi perçants que ceux d'un faucon et cela lui permettait l'avantage (tactique) d'observer la moindre personne louche (selon lui). Le Vieux, chaque jour, entre neuf heures du matin et neuf heures du soir, laissait la Grande Porte ouverte - car il en avait la garde - afin de laisser le passage aux nombreuses charrettes de commerce, et également aux nombreux errants. Le siège de la pire racaille à Bree était le Poney Fringant, auberge réputée pour sa bière, et tenue par le seul homme à peu près honnête de la ville : Prosper Poiredebeurré, aubergiste qui tenait la taverne de six heures le matin jusqu'au lendemain matin à une heure.

On pouvait distinguer plusieurs types d'errants, parmi lesquels : les mendiants, quémandant une pièce ou deux pour vivre ; les ivrognes, la bière était leur seule raison de vivre ; les malfrats, qu'il ne fallait surtout pas fréquenter en raison de leur casier judiciaire bien rempli, ils contribuaient le plus à la fameuse hausse de la criminalité, ce que le Maire qualifiait de « légère hausse de l'activité malhonnête ». Enfin, il restait les Rôdeurs. Eux n'étaient ni malhonnêtes, ni pauvres, et n'avaient aucune raison majeure de vivre. Cependant, ils étaient les êtres les plus solitaires et les plus singuliers de la Terre du Milieu. Un Rôdeur était vêtu de noir, s'il servait le Gondor ; de vert s'il servait la Forêt Noire et de brun s'il servait le Rohan.

Quoi qu'il en soit, la plupart avaient soit une épée, soit un arc et des flèches, soit les deux. Comme leur nom l'indiquait, ils rôdaient, mais cela n'était pas leur seule activité. Ils récoltaient des informations utiles pour eux ou pour le royaume qu'ils servaient, pouvaient rester quelques jours à un endroit précis puis disparaître totalement pour revenir quelques mois plus tard, car ils pouvaient, selon certains dires, parler aux animaux et en faire des alliés, manier une épée aussi bien qu'un guerrier, et bien évidemment, parcouraient les chemins de la Terre du Milieu sans avoir de domicile fixe. Ils n'avaient aucun lieu où s'établir, mais étant donné que cela faisait partie de leur caractère solitaire et rude, personne ne se plaignait d'eux. C'est ainsi qu'un matin pluvieux de novembre, Le Vieux s'avança vers la Grande Porte, et l'ouvrit, laissant passer un flux constant de charrettes de commerce et d'errants en tout genre. Il soupira, et sirotait son thé à petites gorgées en voyant l'ensemble de la « légère hausse de l'activité malhonnête » à Bree, augmenter en même temps que le nombre des malfrats. Toute la journée, une averse drue tombait, et ne semblait pas vouloir s'arrêter, de plus, un vent violent s'installa, gelant les pieds du Vieux, ce qui était fort fâcheux – il ne pouvait plus surveiller les personnes suspectes à ses yeux – et sa bonne humeur se dissipa définitivement en fin d'après-midi, alors que ses rhumatismes lui causaient une douleur lancinante le long de la colonne vertébrale. Vers six heures de l'après-midi, Rob, un hobbit qui travaillait comme serveur à l'auberge du Poney Fringant, vint lui offrir une bière afin de lui remonter le moral. Il marchait à pas lents, en regardant ses pieds pour éviter de glisser sur les pavés boueux, et finalement, se fraya un chemin parmi la foule de la rue principale, pour enfin aboutir à l'entrée de la ville, manquant de se faire écraser par une charrette. De plus, il avait renversé la moitié du contenu des deux chopes qu'il tenait avec ses petites mains potelées, et comme la bonne humeur de l'Ancien était proportionnelle en fonction de la quantité de bière dans les chopes, cela ne lui remonta qu'un peu son moral déjà bien atteint par le mauvais temps. Rob aborda donc le Vieux, et lui offrit la chope de bière, cadeau de Prosper Poiredebeurré.

« Merci Rob. Alors, chez vous, les affaires marchent ? » demanda le Vieux.

« Bien sûr. On a servi une quantité assez grandes de chopes aujourd'hui, et quand j'ai dit à Prosper que tu étais dehors par un temps pareil, il t'a gracieusement offert sa meilleure bière. Les recettes sont très bonnes, alors on peut bien offrir une ou deux chopes, par-ci, par-là, aux connaissances intimes. »

« Mes pieds sont gelés, et mes rhumatismes reviennent ! Quel sale temps ! Toi, au moins, tu es à l'intérieur ! Ah ! Et en plus, tu es beaucoup jeune que moi ! On n'a pas tous les jours vingt ans, alors profite de ta jeunesse. »

Entre deux gorgées, Rob expliqua que Prosper s'enrichissait au fur et à mesure de la journée, et qu'il pouvait bien accorder un peu de temps libre à ses employés, étant donné qu'ils travaillaient du matin au soir sans discontinuer. A ce moment-là, le Vieux réprimanda sévèrement une charrette de commerce qui était passée à cinq centimètres de son pied gauche.

« M'énervent ceux-là ! Ils ne respectent même plus les Anciens ! C'est tout de même scandaleux, ces jouvenceaux qui se croient tout permis ! Ah ! Avant, les jeunes avaient encore un minimum de respect pour les vieux ! Enfin, le bon vieux temps est révolu depuis que les jeunes sont passés au pouvoir. Regarde, le Rohan, le Gondor, ce sont de jeunes rois qui gouvernent. Il n'y a que les Elfes qui sont restés à leurs Anciens, comme la Forêt Noire, ou ils n'ont tout simplement plus de royaume, comme la Lorien. Les Elfes s'en vont, et c'est bien dommage. Il restait encore un peu de poésie dans un monde où seul la violence subsiste à présent…hélas, maintenant, il ne reste plus beaucoup des « Belles Gens », le temps de mes ancêtres, le Premier Age dans toute sa splendeur est terminé depuis bien longtemps. Nous sommes au quatrième âge, on s'en rend pas toujours compte. » déclara Le Vieux, sa voix étouffée par l'exploration de sa chope.

Rob secoua sa tête, et se remémora des rumeurs dites à l'auberge.

« L'affluence des Belles Gens aux Havres Gris est phénoménale ! A ce qu'il paraît, des dizaines de navires elfiques appartenant à des grands rois et princes du troisième âge quittent ces rives. Ils partent vers les Terres Immortelles, et pas seulement des Elfes ! Des Humains, des Hobbits, hélas, et aussi deux des cinq magiciens sont partis. Les autres étant morts, corrompus, ou déjà au-delà de la Mer Extérieure, je comprends que Radagast et Gandalf voulaient quitter la Terre du Milieu. Mais, certains errants ayant passé un moment aux Havres Gris, ont expliqué qu'ils ont vu le navire de Cîrdan le Charpentier de Navires revenir, mais également des dizaines d'autres, parmi ceux des grands héros de la Guerre de l'Anneau. » expliqua-t-il.

Son récit était légèrement porté sur l'exagération, mais les rumeurs allaient bon train à l'auberge du Poney Fringant, il fallait dire que des personnes peu recommandables allaient vendre leurs ragots au plus offrant, moyennant une bière ou quelques pièces d'or. Ces errants connaissaient en réalité un ami qui avait un frère, et ce frère parlait occasionnellement à son cousin, qui marchandait avec les Elfes restants en Terre du Milieu, qui eux, habitaient encore aux Havres Gris, et qui, chose rare, s'empressaient de le signaler aux marchands Humains, et, ô comble, précisaient bien souvent ce qu'ils croyaient être vrai, mais non la vérité toute entière. L'imagination Humaine avait vite fait de continuer le reste, et le récit de Rob avait été mille fois déformé avant d'être effectivement amené de bouche à oreille jusqu'à Bree.

« Le même Navire qui emmena le Dame Galadriel, le porteur de l'Anneau Frodon Sacquet et…Gandalf ? En voilà une nouvelle ! C'est fort étrange…Ont-ils vu des Elfes débarquer ? » demanda le Vieux, bien surpris de cette révélation.

Rob acquiesça et continua à boire sa bière. Le Vieux était tellement étonné qu'il ne dit aucun mot pendant cinq bonnes minutes. Lui qui croyait le temps des Elfes révolu, le voilà confronté à un mystère que nul Mortel ne pouvait résoudre. En tout cas, il allait bientôt devoir démentir ce qu'il avait dit quelques instants plus tôt. Le temps de ses ancêtres allait encore demeurer tant que ces Elfes allaient rester en Terre du Milieu.

« C'est tout de même étrange, tu ne trouves pas ? De plus, il n'avaient pas le droit de revenir, selon leurs croyances. A ce qu'il paraît, leur destin était de partir des Terres du Milieu pour ne jamais revenir. Lorsque quelqu'un pose le pied sur les rivages des Terres Immortelles, les Valar ne l'autorisent jamais à revenir ici ! » s'exclama Rob sur un ton tout aussi surpris que le Vieux.

« Crois-moi, Rob, la vie est bien souvent fondée sur des 'a ce qu'il paraît'. » déclara le vieil homme.

Sur ces mots, le Vieux haussa les épaules, essayant de paraître le moins sensible possible aux nouvelles du jour. Il était vrai que cela n'était pas très courant d'entendre parler des rumeurs elfiques à Bree, mais la vie était faite de rumeurs, et de choses non fondées, la plupart du temps. En effet, rares étaient les Humains qui pouvaient aller ou résider aux Havres Gris sans s'attirer les regards des Elfes qui n'aimaient pas se joindre aux autres races. De plus, les rumeurs étaient souvent énoncées par des ivrognes à moitié endormis, et sortaient tout droit de leur imagination. Seulement, peu de monde était instruit à Bree, et ils ne connaissaient pas grand chose aux autres peuples de la Terre du Milieu. Ainsi, on pouvait leur faire croire n'importe quoi.

« Dis-moi, tu comptes aller à l'auberge aujourd'hui ? Si c'est le cas, viens donc nous passer le bonjour, et puis Prosper sera d'humeur excellente si jamais tu as l'intention de venir dans 'son humble taverne miteuse'. » proposa Rob en contrefaisant la voix de Prosper Poiredebeurré, le propriétaire du Poney Fringant.

« Tu sais très bien que je ne peux pas quitter mon poste avant minuit. Il y a encore des grmblmblm d'errants qui viennent après la fermeture de la Grande Porte, comme pour me narguer. Et puis ce n'est pas notre cher Maire qui garde. Peuh ! De toute façon, il peut se laver les mains si jamais il y a 'une légère hausse de l'activité malhonnête', il dira que ce sont tous ces errants. Ah Eru, excuse-moi de dire des mauvaises choses sur lui derrière son dos, mais il mérite vraiment qu'on ne les lui dise pas en face. De toute façon, il ne comprendrait pas, alors…lui et ses chers employés municipaux font tout pour arrêter la hausse, c'est évident, voyons ! » déclara le Vieux sur un ton sarcastique.

Rob tapota l'épaule du Vieux avec compassion, et s'éloigna de lui en lui adressant un sourire, comme pour le réconforter. Le soir tomba rapidement, et le Vieux prit une lampe à huile afin de s'éclairer, car les nuits étaient sombres et inquiétantes à Bree. Ponctuel, il ferma la Grande Porte à neuf heures du soir précises, et alla se reposer de sa dure journée dans sa petite chaumière, non loin de l'entrée de la ville.

C'est alors que vers une heure indéterminée, peu après avoir fermé la massive porte en bois, Le Vieux entendit quelqu'un frapper fermement sur la porte. Sortant, il mit son épée en avant, et jeta un bref coup d'œil à la lune. Il était onze heures du soir, et certains nuages cachaient les étoiles brillantes, privant les habitants de Bree d'une nuit claire. Intrigué par ces nouveaux arrivants forts tardifs, il fit glisser tout d'abord une planche coulissante dans une encoche, mécanisme fort pratique installé à la hauteur de ses yeux afin de voir si la personne derrière la porte était dangereuse ou pas (n'oublions pas de préciser que le Maire avait dû débourser quelques pièces sur son salaire mensuel pour le système ingénieux, un manque à gagner très important pour lui, mais il pouvait compter sur les caisses de la ville pour remettre son maigre salaire à un point plus haut financièrement). Il remarqua deux silhouettes sombres à ce qui restait de la lueur de la lune, mais même sa vue perçante ne put distinguer ce qui se cachait derrière les capes et les capuchons noirs des deux individus.

Il ouvrit alors la Grande Porte, et les observa avec inquiétude. Il ne pouvait deviner l'identité de ces personnes, mais il pouvait déjà savoir qu'ils étaient des rôdeurs, au service du Gondor, étant donné leur tenue vestimentaire, entièrement noire.

« Déclinez votre identité, maîtres Rôdeurs, et je vous laisserai passer. » déclara Le Vieux, tête haute.

Les deux Rôdeurs se regardèrent, mais ne parlèrent pas. Ils ne dirent aucun mot, jusqu'à ce que l'un d'entre eux prenne la parole sur un ton rauque et étrangement réservé. Le Vieux était étonné par cette réserve, il ne comprendrait jamais l'aversion des Rôdeurs en ce qui concernait d'ouvrir leur bouche et d'émettre certains sons appelés 'mots', ce n'était pourtant pas si difficile.

« Je suis le Rôdeur Grand-Pas, et voici Elen. »

C'était lâché. Il venait de prononcer une phrase complète, et cela était largement suffisant pour le Vieux qui les laissa entrer avec méfiance cependant. 'Grand-Pas…' Il avait déjà entendu ce pseudonyme de Rôdeur quelque part. Il était évident que ce Rôdeur-là était déjà venu à Bree, plusieurs fois au moins. Quant à 'Elen', le Vieux ne l'avait jamais vu, et il lui semblait qu'il était de carrure moindre à Grand-Pas ; il était plus fin, moins grand, et un semblant de fragilité émanait de lui.

« Que faites-vous à Bree ? » demanda enfin le Vieux, après quelques minutes d'observation silencieuse.

Les Deux Rôdeurs se regardèrent. Le Vieux observa les deux silhouettes encapuchonnées, mais une zone d'ombre l'empêchait de voir leurs yeux. A la lueur de sa faible lanterne, il ne distinguait guère les lèvres, cependant, le menton était visible, et comme celui de tous les Rôdeurs, sale, donnant l'impression d'être mal rasé.

« Nous désirons aller au 'Poney Fringant', nos allées et venues ne regardent personne. » déclara Elen sur un ton de reproche.

Il n'avait pas de voix, ou du moins, il parlait dans un souffle. Cela aurait très bien pu être une femme, le Vieux n'aurait rien remarqué, et rien dit à propos de cela. Il les mena à contrecœur dans la rue principale, vide à cette heure-ci, et désespérément sombre.

« Très bien, excusez-moi alors, je ne savais pas que vous étiez à ce point obligé de cacher vos motivations. » rétorqua le Vieux, marchant le dos courbé, regardant ses pieds pour éviter de tomber.

Il se sentait vraiment mal à l'aise avec ces deux Rôdeurs qui semblaient le regarder avec dédain, du moins, c'est ce qu'il ressentait. Ils marchèrent dans la rue principale, et si le Vieux manquait de tomber sur les pavés glissants, les inconnus n'eurent aucun mal à se déplacer sur une surface pourtant difficile. L'averse, drue, tombait toujours autant, les lumières de la ville de Bree, sur la colline principale de la cité, étaient comme de minuscules étoiles à l'éclairage relativement faible. Arrivés devant la porte du Poney Fringant, le Vieux s'inclina avec un respect plutôt réservé – il semblait non pas avoir du dédain pour ces étrangers, mais bien de la crainte – et les quitta sur ces mots :

« Bon séjour à Bree, messieurs les Rôdeurs, je vous souhaite de passer une bonne soirée, m'sieur Grand-Pas, m'sieur Elen.»

Elen pencha la tête vers la gauche comme pour mieux observer le Vieux, ce qui provoqua chez celui-ci des sueurs froides dans le dos (ce qui n'était – il fallait le signaler - pas bon pour les rhumatismes).

« Mademoiselle. » dit alors très simplement Elen, avant d'entrer dans l'auberge d'un pas lent – et légèrement hautain selon notre Vieux.

Le gardien de la Grande Porte écarquilla les yeux comme s'il venait de découvrir qu'il appartenait à la race elfe, ou qu'il venait de voir tous les Valar réunis (vive Manwë et compagnie). Elen était une femme ! Pourtant, au premier abord, elle semblait avoir autant de conversation qu'un bloc de marbre, et d'être aussi aimable que Melkor en personne.

'Et par Eru !' pensait le Vieux. 'Elle doit être la plus laide des femmes sur cette Terre !'

Il se dirigea vers sa chaumière, et pensait avoir abusé de la chope gracieusement offerte par Rob. La bière de Bree était parfois un mauvais parti à prendre. Le Vieux devait peut-être penser à devenir sobre, un de ces jours.

Les deux Rôdeurs entrèrent donc dans la salle principale, et remarquèrent le style rustique de l'intérieur. Des poutres en bois, grossièrement taillées, soutenaient le plafond. Les murs étaient d'un beige sale, et la salle en elle-même ne semblait pas être d'une hygiène reluisante. Cependant, l'auberge était accueillante, pour quiconque était classé dans la catégorie « racaille de Bree ». Il y avait un bon nombre de tables et de chaises, fabriquées en un bois sombre et résistant au temps, et également des fauteuils, couverts de brocard rouge ou vert sombre. Une cheminée crépitait à l'autre bout de la salle, mais malgré cela, la pièce toute entière semblait être illuminée par une lueur verdâtre et désagréable. Les fenêtres rondes, étaient en fait des morceaux de verre polis reliés entre eux par des barres métalliques. La pluie ne cessait de tomber, alors l'auberge était un endroit on l'on était tenté de se sentir en sécurité. Cependant, l'ambiance était inquiétante, les malfrats réfugiés au Poney Fringant observaient les deux Rôdeurs comme s'ils venaient de commettre un crime impardonnable : être entrés sur leur territoire. Un nuage de fumée blanche, signe que tout le monde dans cette auberge usait de sa pipe, flottait au-dessus des clients. Elen et Grand-Pas s'avancèrent vers un meuble faisant office de comptoir.

Prosper Poiredebeurré se réfugia derrière son comptoir de l'entrée, lui qui semblait avoir peur des Rôdeurs. Il essuya avec son tablier de la sueur naissante sur son front buriné et travaillé par les années. Il posa ses deux mains sur le rebord du comptoir, en un regard désespéré il scruta la salle principale de son auberge, priant Estë la Douce de lui accorder la miséricorde de servir quelqu'un d'autre à la place des deux Rôdeurs qui se rapprochaient dangereusement de lui. La Salle se plongea ensuite dans un silence absolu, regardant avec un certain mépris les deux étrangers menaçant leur aubergiste favori -– s'il était en danger, qui allait leur servir des pintes ? – et Grand-Pas se rapprocha du comptoir décoré d'un bois sombre et lourd. La porte se ferma avec le vent violent dehors, et il posa une main sur ce même comptoir, attendant une réaction de l'aubergiste. Prosper tremblait de peur, ils semblaient tous deux trop mystérieux et trop antipathiques à son goût.

« Une clé. » dit alors simplement Grand-Pas.

Prosper essuya un surplus de sueur sur son visage qui trahissait de plus en plus son appréhension. Il posa la clé en cuivre sur le rebord du comptoir, et retira vivement sa main, comme s'il craignait de se faire mordre – pour information, Grand-Pas était omnivore et ne se nourrissait pas exclusivement de mains d'aubergistes – et leva les yeux vers le Rôdeur, sans pour autant distinguer son visage.

« Voi…voil…voilà…autr…autre…cho…chose… ? » balbutia l'aubergiste en une voix qui s'estompa vers la fin de la phrase.

Grand-Pas se tourna vers Elen, lui lança un regard, et se retourna vers Prosper en le regardant attentivement.

« Une chambre et une table à l'écart. S'il vous plaît. » continua Grand-Pas, et Prosper remarqua qu'une épée brillante et longue était accrochée à sa ceinture.

L'aubergiste regarda l'épée comme s'il craignait de se faire transpercer par celle-ci. Il pensait à la mort, tout d'un coup, et ne voulut en aucun cas mourir « jeune » - si on pouvait dire jeune pour Prosper , il décida d'être très agréable avec eux et obéir à leurs quatre volontés. Traversant la salle, les deux Rôdeurs remarquèrent les regards en coin pas très approbateurs des autres clients, mais n'en firent rien. Prosper les installa donc à une table près de la cheminée, éloignée de toutes les autres. Elen s'assit avec comme un semblant de soulagement. L'aubergiste remarqua les doigts de la Rôdeuse – du Rôdeur pour lui , couverts de cicatrices et de plaies sanguinolentes mais presque noires, sans doute dues au fait qu'elles étaient infectées, et cela lui provoqua des frissons désagréables dans le dos. Les deux Rôdeurs avaient des gants noirs qui couvraient toute la paume et s'arrêtaient aux articulations rejoignant les doigts et la main. Il avaient des vêtements relativement nobles, masculins, sales et rapiécés, eux aussi de couleur noire, et des capes et des capuchons noirs, pouvant couvrir leurs vêtements qui trahissaient leurs origines. Nul doute : ils étaient du Gondor, et leurs attaches de cape, argentées et en forme d'arbre, montraient clairement la personne qu'ils servaient : le roi du Gondor Elassar, ou Aragorn le Dunedain, né prince du Gondor.

« Voi…voilà…balbutia Prosper. Voul…voulez-vous…autre…chos…chose ? »

« A boire. » grommela Grand-Pas entre ses dents.

« S'il vous plaît. » rajouta Elen en lançant un regard peu éloquent à son compagnon.

Si Elen ne disait presque aucun mot, la politesse chez lui – ou plutôt elle - était sans doute quelque chose d'inné. Prosper posa une carafe de vin et deux verres sur la table, essuya cette même table – même si elle était d'une propreté irréprochable – et commença à verser le vin à côté du verre, ses gestes étant trop nerveux pour faire quoi que ce soit. Il finit par verser la moitié du vin sur la table et l'autre moitié dans les verres, et se tourna, la carafe vide dans la main, et déclara, haut et fort, devant toute l'assistance :

« Voilà. C'est fait. »

Le silence dans la salle s'estompa rapidement, et laissa place à un concert de bavardages désintéressés à propos des deux Rôdeurs, et à un flot de bière ininterrompu. Prosper se dirigea en courant vers son comptoir, et demanda à Rob, son plus fidèle serveur hobbit, de lui servir « un grand verre de n'importe quoi, pourvu que ce soit fort, par Eru, excuse-moi de jurer, je ferais bien d'arrêter ce métier, c'est plus vivable ! ». Rob posa une grande chope de la bière la plus alcoolisée de toute l'auberge devant son patron, et Prosper vida le demi-litre de bière en un temps record, de plus en une seule gorgée. Il posa alors la chope – vide – sur la table avec force, et il lui semblait que sa vision était à présent plus floue qu'avant l'ingurgitation de sa bière.

Les deux Rôdeurs se regardèrent brièvement, mais ne relevèrent en aucun cas leurs capuchons, et, chose étrange, ils ne se parlaient pas. Le reste des clients n'avaient pas peur d'eux, mais étaient simplement méfiants, ce qui était fort louable pour des malfrats pareils. Pour Elen, cet endroit n'était pas très sécurisant, et comme il – ou plutôt elle – était de genre féminin, elle n'était sûrement pas la bienvenue. Dévoiler son identité sexuelle n'était pas la meilleure des solutions, et cela la répugnait de devoir se cacher pour la simple raison qu'elle était une femme. Grand-Pas, quant à lui, se cachait, mais pour une raison toute autre. Prosper, plus courageux après l'ingurgitation de sa bière, s'approcha des deux Rôdeurs, tendit sa main (en tremblant légèrement), comme voulant être payé.

Et puis, après tout, tant pis les conséquences, Elen retira son capuchon d'un geste vif, et chercha certaines pièces dans son sac. Prosper n'avait jamais vu cela. Elen était une femme, mais plutôt singulière. Elle avait une silhouette fine et assez grande, un teint blanc comme la lune, un visage droit et hautain, un nez petit mais plutôt joli, des lèvres roses comme des pétales de la même fleur qui auraient fadé à cause de la rosée, légèrement épaisses, des yeux noirs, comme une nuit sans étoiles, mais Prosper pouvait voir des étincelles blanches comme des sortes d'étoiles. Elle était jeune, mais quelque part, aux tréfonds de ses iris, il pouvait distinguer un âge très avancé. Elle semblait jeune sans vraiment l'être, en même temps jeune et mûre. Sa pâleur était tout de même maladive, et la seule couleur qui semblait venir d'elle, étaient ses lèvres et les plaies de ses mains, et encore. Ses oreilles pointues étaient légèrement cachées par des cheveux bouclés et longs, d'un noir de jais. Il savait pertinemment que ses cheveux ne devaient pas être lavés souvent. Ses joues étaient sales, et quand elle leva sa tête pour fixer Prosper, un éclair de tristesse parvint à l'aubergiste, elle était malheureuse et mélancolique, cela pouvait se sentir, se voir dans ses yeux. Ses mains étaient longues et fines, et cela faisait peine à voir : le sang qui coulait semblait lui faire horriblement mal. La dernière chose qu'il vit fut une cicatrice, le long de sa joue. C'était une combattante, et la seule chose qui émanait d'elle était de la pitié, de la compassion, même si elle paraissait particulière sévère et antipathique. Dix pièces tombèrent de sa main, et atterrirent sur la table en un tintement. Dix pièces d'or du Gondor, d'une valeur bien supérieure à la commande des deux Rôdeurs. Prosper les prit, baissa la tête en signe de respect, et retourna à son comptoir d'un pas lent. Il fut arrêté par des paroles d'Elen.

« Cela vous suffit-il, maître aubergiste ? »

Prosper se retourna, lui adressa un sourire réservé, et répondit :

« Bien entendu, jeune demoiselle. »

Il baissa la tête, visiblement surpris par le physique peu attirant de la Rôdeuse, et secoua la tête. Habiter en Terre du Milieu réservait bien des surprises…

Quand l'aubergiste fut parti, Elen se pelotonna contre le dossard de sa chaise, garda ses mains le long des accoudoirs. Elle semblait mal à l'aise dans cet endroit, et tourna la tête vers son compagnon de voyage.

« Pourquoi sont-ils revenus, Aragorn, dis-moi pourquoi ? » murmura-t-elle.

Grand-Pas ne prit pas le risque de relever son capuchon, après tout, se serait se dévoiler alors qu'il était de sang noble et l'homme le plus connu de la Terre du Milieu. Mais sa sœur d'armes venait de l'appeler par son véritable prénom, et ils poursuivirent leur conversation discrètement, en prenant garde qu'aucune oreille mal intentionnée les écoute.

« Je l'ignore, pourquoi me poses-tu la question ? » répliqua-t-il, ressentant un léger agacement dans la voix de sa sœur d'armes.

Elen baissa la tête, et ses cheveux noirs couvrirent ses tempes. Elle crispa ses mains sur les accoudoirs. Amertume et regret.

« C'est honteux. Il n'avaient pas le droit de quitter les rives des Terres Immortelles. De quel droit… ? » dit-elle.

« Le droit ? Crois-tu avoir le droit de les critiquer ? Leurs raisons n'ont pas été encore énoncées… » continua-t-il en lui coupant la parole.

« On ne quitte pas le pays des Immortels comme cela ; Aragorn. Tu connais les règles mieux que moi… » murmura-t-elle.

Aragorn hocha la tête, mais ne dit plus rien, ce qui amusa la Rôdeuse. Un rictus pouvait se remarquer sur son visage, et elle regarda son compagnon avec dépit.

« Tu aimes les Elfes, Estel, cela se voit, mais hélas je ne puis adhérer à tes idées, et tu le sais… »

« Pourtant, tu apprécies la famille d'Ilmadris, Elilwë, tu ne peux le dénier..." déclara Aragorn

« Ne m'appelle pas par mon prénom, Estel…ne fais pas ça, pas ici…Oui, il est vrai que…je ne peux pas détester Elrond et ses enfants…Après tout, il est le seul Seigneur elfique qui ait daigné m'accepter en sa cité. Et c'est grâce à lui que nous sommes amis. »

Il acquiesça, prit le verre de vin, et but à petites gorgées le liquide alcoolisé. Les deux Rôdeurs semblaient soucieux, et en leur cœur, ils ne pouvaient que l'être.

« Pour en revenir à notre sujet initial, Elilw…excuse-moi ; Elen, il nous reste une semaine pour arriver au Mont Venteux. C'est là que nous aurons rendez-vous avec Legolas et avec les nouveaux arrivants. »

« Quand ont-ils débarqué aux Havres Gris ? » demanda Elilwë.

« Le quinze novembre. »

« Et nous sommes le trente novembre… » murmura la Rôdeuse. « Espérons que nous ne soyons pas trop en retard. Il nous faudra bien une semaine pour arriver au Mont Venteux. »

« Nous avons, de plus, rendez-vous avec Gimli…si les Hobbits sont avec lui, nous saurons si les rumeurs sont vérifiées. » déclara Aragorn.

Elilwë prit son verre de vin et en but quelques gorgées, sans même savoir si c'était du vin ou une autre boisson alcoolisée. Une mèche de ses cheveux tomba devant ses yeux, et Aragorn la repoussa avec tendresse.

« Tu es inquiète, nîn mellon…Laisse ton cœur se reposer…Les raisons de leur retour doivent être graves…mais je ne veux pas te voir dans cet état-là…murmura-t-il en caressant la joue de sa sœur d'armes. »

Elle ferma les yeux, aucun sentiment ne transparaissait sur son visage, mais elle semblait cependant exténuée, par ces longs mois de route. Les deux Rôdeurs se regardèrent, et leur cœur devint mélancolique.