Chapitre Dix
SIMBELMYNE MELANCOLIQUE
Une paisible quiétude régnait sur la salle principale du Château d'Or. Eomer, entouré de nombreux sujets, écoutait avec intérêt les conseils de Fregon, qui lui expliquait avec détail la situation militaire du Rohan. A vrai dire, la totalité de leur armée comptait peut être dix ou quinze mille hommes, et seraient bien suffisants en nombre pour repousser une violente attaque de Morgoth. Aragorn, assis sur une chaise, aux côtés de Gimli, avait baissé la tête et regardait avec mélancolie la Dame Galadriel. Cette dernière avait un humble sourire aux lèvres lorsque son regard croisait celui du Roi du Gondor. Etrangement, elle ne semblait pas être affectée de l'état de santé pour le moins désastreux de la plupart de ses soldats, blessés lors d'une escarmouche avec les Uruk-Hais qui accompagnaient les infects Nazgûls.
Elrohir et Elladan, assis en tailleur à même le sol, contre les piliers en bois sculptés qui soutenaient le toit en ardoise du palais, avaient fermé les yeux, en quête de sommeil elfique profond, afin de reposer leurs esprits affligés par la guerre et les nombreuses nuits passées à veiller. Eux, en tant que Rôdeurs, partageaient intimement la peine d'Estel, qui se morfondait intérieurement. Merry et Pippin, installés à proximité de la cheminée, mangeaient avec une certaine joie dissimulée des pâtisseries Rohirrim, et Bilbon conversait avec Cirdàn sur la qualité de l'herbe à pipe Hobbite. Frodon, assis sur la table, aux côtés de Radagast qui caressait le chien bâtard d'Eomer, semblait souffrir d'une ancienne blessure causée par un Nazgûl. En effet, la présence maléfique de Morgoth forçait en quelque sorte la cicatrice, l'unique trace de cette blessure, de partager sa souffrance avec celle de la Rôdeuse. L'ancien porteur de l'Anneau frottait en grimaçant son épaule, sachant qu'il ne pouvait rien faire d'autre. Eothin, lui, était adossé contre une colonne, et manquait de s'endormir à chaque fois que ses yeux se fermaient. Sam et Rose étaient auprès de Frodon, et tentaient vainement de lui faire oublier sa douleur. Gimli, debout auprès d'une longue table en chêne, cognait nerveusement le bout de sa hache contre le sol, émettant ainsi des sons sourds qui brisaient le silence de la salle du trône.
« Ce calme m'exaspère. Moi qui ai grandi avec les coups de marteaux et de pioches des mineurs des Montagnes Bleues, je ne puis supporter cette ambiance aussi joyeuse que celle d'un enterrement. Par ailleurs, lorsqu'on met un nain en terre, nous chantons et creusons le sol afin de déposer le cairn dans les entrailles de la Terre. Aulë nous a fait naître de la terre, et à la terre nous reviendrons à notre mort. »
La Dame Galadriel eut un doux rire en entendant ces quelques paroles, mais ne dit rien des propos amusants et en même temps francs du fils de Gloïn. Et Glorfindel, adossé contre le mur, observait la scène, un rictus aux lèvres, car le ton fier et empli d'honneur du nain fut tout de même pris aux sérieux, et il aurait été indécent de se moquer d'un des compagnons de la Fraternité de l'Anneau.
« Certes, maître nain, certes…vous ne pouvez dénier que vos enterrements sont pour le moins originaux, ne trouvez-vous pas ? » questionna avec curiosité Aiwëluin, se trouvant auprès de la Dame de la Lorien.
« Originaux, oui, et ils ne sont pas dépourvus d'une certaine tristesse et d'une joie non manifestée par les proches du défunt. En effet, nous pensons qu'il y a une vie après la mort, comme tous les peuples de la Terre du Milieu, sans aucun doute…mais nous rejoindrons Aulë en son royaume, en compagnie des autres âmes elfes, humaines ou hobbites siégeant aux côtés du Mandos. » expliqua le nain.
La Quatrième Maréchale du Rohan était fort intéressée par les mœurs des autres peuples, et ne manquait de voyager plus loin, au delà des frontières de la Terre du Milieu, afin de découvrir des cultures que nul ne soupçonnait l'existence, pour la simple raison que des milliers de milles les séparaient de ces villes sédentaires et de ces mystérieux oasis où d'étranges hommes vivaient en tant que nomades.
« Et vous, demoiselle Aiwëluin, vous ne partagez point notre religion. Expliquez-nous en quoi consiste les croyances suderonnes. » dit Radagast, avide d'en savoir plus sur ces Hommes du Sud.
En fait, les Suderons et les Haradrim étaient deux peuples vivant dans les immenses déserts qui couvraient la plus grande partie de la surface du continent – car la Terre du Milieu n'était que la partie occidentale d'une île gigantesque. Mystérieux, parfois belliqueux, jadis alliés de Sauron, parfois pacifiques, entretenant des relations commerciales avec le Gondor, ceux-ci étaient nomades, et voyageaient d'oasis en oasis. Par ailleurs, ils parlaient une langue que peu de gens savaient comprendre, et elle n'était pas écrite, seulement transmise oralement de bouche à oreille, et les enfants suderons apprenaient toute la grammaire par la mémoire, car ils n'avaient guère d'autre choix.
« Eh bien…Nous croyons que le désert est habité de nombreuses forces de la nature qui nous aident à trouver notre chemin parmi les dunes de sable et les rares oasis qui parsèment la moitié des territoires existants. Nous vouons notre culte à seulement deux déesses, qui sont pour nous les plus importantes. Eäalë ; notre déesse-mère, notre Valier principale, si vous préférez, donne vie aux animaux qui peuplent le désert. » expliqua-t-elle.
« Y a-t-il donc des créatures vivantes qui peuvent survivre dans de pareils lieux ? » demanda Elladan.
« Très juste. Il y a une sorte de chien, aux grandes oreilles, qui chasse le matin, et que l'on appelle un fennec. Les rares Elfes ayant vu le désert le nommèrent Nororo-érumë, le coureur du désert. Il existe aussi des serpents dont la morsure est mortelle, quelques araignées qui peuvent surgir hors du sable et attaquer quelque insecte imprudent qui s'est aventuré près de son territoire, ou encore des sortes de lézards qui peuvent rester immobiles des heures durant au soleil. Croyez-moi, maître Elfe, le désert est un endroit appréciable, malgré les guerres entre tribus suderonnes qui ravagent cette partie de la Terre du Milieu. Les oasis sont privés d'eau, les puits s'assèchent, et plus personne ne se soucie de sa propre survie. »
« Et quelle est la deuxième déesse ? » demanda Elrohir.
« Bast, ou Bastet, est une déesse-chat. Le plus souvent, elle est assimilée à votre Valier Estë. Elle guérit les malades et protège les quelques félins qui habitent dans les montagnes au Sud. »
Gandalf suivait avec attention cette conversation pour le moins instructive. Bien entendu, il savait tout cela, car les Valar lui avaient transmis leur savoir, mais jamais il n'avait vu les peuples orientaux hormis aux Champs du Pelennor, lieu où tous les peuples, ennemis ou non, s'étaient retrouvés pour périr, vivre, perdre ou gagner. Le désert était un lieu encore inconnu, même pour le vieux magicien qui avait passé trois mille ans en Terre du Milieu. Le plus étrange était que Aiwëluin n'avait jamais aimé sa mère, et, sacrilège innommable, avait pardonné le violeur de sa mère. Car si Elilwë avait secouru Melanna des griffes de Hîthhêlka, le chef de la douzième et dernière tribu suderonne, et l'avait ensuite maudi, sa demi-sœur voulait rester en contact avec le peuple qui lui avait donné ce teint halé et un grand sens de l'honneur.
C'est qu'Aragorn fut surpris par deux soldats, portant des lanternes à la lueur vacillante qui avançaient vers le Château d'Or d'un pas rapide et fort nerveux. Parmi les flocons de neige, qui rendaient la visibilité presque nulle, il arriva à apercevoir que ces deux guerriers apportaient quelque chose au Roi de la Marche.
La porte s'ouvrit avec fracas, laissant passer un grand courant d'air et quelques flocons de neige qui n'étaient certes pas les bienvenus pour les humains présents, et les deux hommes firent irruption dans la salle du trône, leurs capes et leurs casques couverts de neige.
« Un message pour le Roi ! » s'écria l'un des deux, et il s'avança vers Eomer, le saluant respectueusement, et lui donnant une carte.
Le fils d'Eomund fut intrigué par cela, et lorsque le soldat lui expliqua que c'était un messager du Gondor qui venait de lui donner ce parchemin jauni et assurément abîmé à cause du voyage.
« Très bien ! Est-il déjà reparti ? » demanda Eomer au soldat.
C'est alors que la deuxième personne, jusque là encapuchonnée d'une longue cape noire et sale, leva les yeux et se dévoila au regard des autres gens présents dans la pièce.
« C'est moi-même. » dit-il d'une voix fière et néanmoins respectueuse envers le Roi.
Aragorn se leva et salua avec grande joie et hâte cet homme, qui était en fait un Rôdeur, parmi les plus illustres et les plus importants des guerriers de la Fratrie des Rôdeurs, qui était un ordre crée il y avait une décennie par Estel afin d'en faire un statut officiel aux yeux du Royaume du Gondor. Elilwë en faisait également partie, et depuis une vingtaine d'années, les femmes éprises de liberté, voulant défendre la population Dùnedaine face aux attaques ennemies, étaient de plus en plus nombreuses à devenir des Rôdeuses accomplies. Cet homme se prénommait Arithil, avait des yeux bruns comme ceux de Radagast, et des cheveux d'un châtain clair, ce qui lui donnait une allure fort paysanne, en plus de son physique d'une cinquantaine d'années. Il était mat de peau, signifiant qu'il voyageait plus que les autres Rôdeurs.
« Je vous présente Arithil, l'un des douze anciens de la Fratrie des Rôdeurs, l'un de mes plus chers amis, et ayant bravement combattu lors de la Guerre de l'Anneau. » déclara Aragorn, se retournant vers les Elfes et les Hobbits, interloqués de voir que le Roi du Gondor était à présent de bien meilleure humeur.
Gandalf se leva, ainsi que Merry et Pippin, car ils connaissaient déjà le Rôdeur, qui les avait maintes fois aidés lors de la Guerre de l'Anneau, et surtout les accompagna à la Campagne des Champs du Pelennor, combattant avec férocité dans le but de protéger ses compagnons d'armes. Les retrouvailles furent fort heureuses, mais tous décrétèrent qu'il était temps de regarder cette carte. Eomer, suivi par Fregon, prit vivement la carte et l'étala rapidement sur une longue table non loin de là. Tous ceux présents dans la salle du trône, soit curieux, soit concernés, s'approchèrent afin d'observer longuement tous les détails d'une encre noire qui traçait les frontières et le relief de chaque région.
Le Mordor était clairement représenté au coin inférieur gauche, mais tout le Rhovanion avait été dessiné par le cartographiste attitré du palais de Minas Tirith. Et la première chose que le Roi du Gondor remarqua était bien une minuscule tour, peinte en noir, située près de la Montagne du Destin. Barâd-Dûr. La Tour Noire avait été reconstruite sur les ruines de la précédente forteresse, celle de Sauron, mais la place forte de Morgoth allait être bien plus puissante et bien plus difficile à détruire. Ensuite, selon les inscriptions en caractères Numémoriens Anciens, la Porte Noire était déjà en activité et l'Emyn Muil avait été investi par la racaille Orque de la pire espèce. Les sbires de Melkor ne craignaient rien ni personne, et ce n'était point les conditions météorologiques ou le relief qui allait les arrêter. Bien au contraire, chaque mille envahi par les forces – pour le moment minimes – du Mordor était une grande perte pour les Territoires Libres. Ensuite, Eomer pointa son doigt sur une ville possédant une tour de garde, elle aussi peinte en noir : Minas Morgul. Les Nazgûl avaient fait de l'ancienne Osgiliath un repaire pour leurs redoutables coursiers noirs. Galadriel remarqua que les Forêts au Nord du Rhovanion, la Lothlorien et les Royaumes Sylvestres, étaient menacées par d'immenses forteresses Gobelines.
« Voilà la Mer de Rhûn. La ville principale des Moriquendi se situe sur une île au milieu de celle-ci. Mais contrairement aux autres villes, elle est réputée imprenable, si leur territoire est fort petit, cette île n'a que pour côtes des falaises abruptes seulement accessibles par voie de mer. Et s'il y a une chose que Morgoth ne braverait point, c'est bien le Royaume d'Ulmo. » expliqua Arithil.
Les Elfes de la Nuit, ou Moriquendi, possédaient une chevelure souvent noire comme la nuit de Varda, et des yeux bleus comme certains joyaux enfouis dans les abysses sous-marines des Océans. Cette île fortifiée était sans cesse confrontée aux vagues immenses qui se brisaient contre les falaises de granit. De plus, il pleuvait neuf mois sur douze en ces lieux, car la Mer de Rhûn était sans cesse soumise aux colères de Manwë. Par ailleurs, leur armée était puissante, leur marine sophistiquée, et Morgoth craignait ces Elfes, plus que toutes les autres races. Mais la faiblesse ce de peuple était sans aucun doute leur manière de choisir leurs dirigeants. Tous les siècles, le peuple élisait un homme ou une femme afin de gérer leur cité. Cette personne prenait alors le titre de Prince ou de Princesse, et avait le droit de vie ou de mort sur ses sujets. Généralement, l'elfe choisi l'avait été pour sa sagesse, son intelligence, ou sa capacité à comprendre le peuple. Les Moriquendi, dans l'enceinte de la cité ou aux alentours de la Mer de Rhûn, étaient divisés en castes totalement fermées. Les nobles tout d'abord, composaient la haute société, les lettrés, et bien souvent les plus riches, de sang noble, et on les nommait les Fëarquen, Esprits Aristocratiques en elfique quenya. On pouvait aussi distinguer les Prêtres et Prêtresses, qui ne vouaient leur culte qu'à Ulmo, le Vala des Mers, et à Varda, la Dame des Etoiles, et le peuple les désignait par Hinivalar, enfants des Valar.
La troisième caste la plus importante était celles des artisans, des marchands et des commerçants, les Mancàlïé, les Gens-Echangeurs. La quatrième caste était celle des paysans et des pêcheurs, s'ils étaient agriculteurs aux rives de la mer, ils se nommaient les Yavannamelda, Aimés de Yavanna, et s'ils étaient pêcheurs, ils répondaient sous l'appellation de Uinenmelda, Aimés de Uinen. Généralement, le peuple les considéraient comme des Peltàxiuïlë, Les Pivots Planteurs (car les Pêcheurs cultivaient également des algues, dénomination fort péjorative en raison du travail qu'ils exerçaient, méprisé par les autres castes). La dernière caste, la plus misérable de toutes, concernait sans aucun doute les gladiateurs, les criminels, les meurtriers et les esclaves, que l'on nommait Senyakelvar, Animaux Hors-la-Loi car ils n'était point considérés comme des êtres vivants, mais bien comme des bêtes sauvages. Tout cela pour dire que les Elfes de la Nuit étaient un peuple à part, fort singulier, aux mœurs bien étranges, et aux lois fort dures. Melanna, la mère d'Elilwë, quitta cette principauté afin d'échapper au sort qui lui était réservé, car les femmes nobles, appartenant aux Fëarquen, étaient souvent mariées de force à un inconnu. Mais elle ne put guère éviter le triste sort qui était sien, car elle fut liée de force à Feägaer des Havres Gris. Arithil observa longuement Aragorn, car sa mine était redevenue bien sombre et triste, car Estel repensait bien évidemment à sa sœur d'armes, toujours endormie, et à sa très chère Arwen, enceinte de leur deuxième enfant, restée à Minas Tirith.
« Je suis au courant pour Elilwë. C'est une bien triste chose, hélas, espérons qu'elle se remettra de ces fâcheuses blessures. » dit Arithil en baissant la tête.
« Le Prince Legolas est à ses côtés, en compagnie de la fille de Sam Gamegie, qui semble y être très attachée. L'herboriste du palais soulage en ce moment même la fièvre qui l'épuise, physiquement et mentalement. » répondit Gandalf.
Elrohir se sentit alors coupable. Peut-être aurait-il dû rester aux côtés de la Rôdeuse ce soir-là . Les forces de Legolas et les siennes combinées auraient vite fait d'empêcher ces Nazgûl de la blesser. Malheureusement, il n'était guère certain ses armes auraient servi à pourfendre les Esprits Servants. Seul un arc et des flèches précises pouvaient les vaincre, et Legolas, archer émérite, avait fait au mieux de ses capacités pour sauver la Rôdeuse de la mort. Elrond posa alors une main sur l'épaule de son fils, ce qui le fit sursauter.
« Elrohir, mon fils, qu'y a-t-il ? » demanda le Seigneur d'Ilmadris, une lueur d'inquiétude dans les yeux.
Il ne répondit pas à la question, et détourna lentement la tête, avant de marcher d'un pas fort lent vers la porte qui menait au couloir, ce dernier étant le seul chemin afin d'accéder aux chambres de l'étage. Gandalf pinça sa pipe entre ses lèvres, et une bouffée de fumée s'échappa lentement de sa bouche, envahissant peu à peu l'atmosphère de la pièce. Elladan s'apprêta à suivre son frère jumeau afin de lui apporter un peu de réconfort dans ce moment de mélancolie qui le rendait particulièrement irritable.
« Laissez, mon garçon. » déclara Gandalf en le retenant. « Laissez-le en paix, il a besoin de solitude. »
Gimli soupira alors, et cognant à trois reprises sa hache contre le sol, montrant cette fois sa nervosité, il marmonna :
« Quelle ambiance maussade…Je n'aime guère l'atmosphère qui règne en ces lieux, elle semble empreinte de pouvoirs maléfiques, et de fantômes du passé qui reviennent hanter tous les Vivants. Cet endroit a été maudit par les Nazgûl, Seigneur Eomer, et il n'est pas bon de parler guerre ici. Pas bon du tout, oh non… »
Aragorn acquiesça, et regarda autour de lui. Les braises crépitant dans la cheminée semblaient vaciller à cause d'une soudain brise qui glaçait les os de tous ceux présents dans la pièce. Frodon frissonna, et la douleur devint plus forte alors qu'il entendait les murmures en langage noir d'une voix féminine, pesante en son cœur et fort désagréable.
« Il est étrange de voir comment Morgoth peut troubler les cœurs les plus purs, murmura Glorfindel. Calmez-vous, jeune hobbit, son regard ne se fera que plus lourd sur vos épaules si vous persistez à écouter ses paroles sacrilèges ! » déclara-t-il en s'adressant à Frodon.
« Cet endroit a été maudit. » répéta Gimli. « Je n'aime point cela. »
Il mit sa hache en avant, comme voulant se protéger du vent glacial qui parcourait la pièce. Un nain était habituellement dur comme un roc, mais les paroles de Melkor ne firent que l'inquiéter.
« Une voix féminine me parle, Aragorn. Elle est enivrante, mais je n'éprouve pas le besoin de l'écouter. Ces dires sont faibles, bien que puissants en leur signification. » murmura Frodon.
« Qu'entends-tu, mon gars ? » demanda Bilbon, inquiet pour son neveu.
« Une Etoile souffrir et une poupée ensanglantée pleurer. » répondit le Hobbit, et il ferma les yeux.
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Legolas était à l'extérieur, et avec lui se trouvaient Elanor et Freya. L'herboriste du palais était couverte d'une chaude cape, et la petite Hobbite était emmitouflée dans une fourrure bien trop grande et trop lourde pour une Semi-Fille de sa physionomie. Le prince elfe regardait avec grande mélancolie les Etoiles, et ses yeux n'étaient animés d'aucun sentiment perceptible. Il levait simplement son regard vers les Joyaux de Varda, et fut alors surpris de leur beauté. Ignorant le froid et les nombreux flocons voletant au vent hivernal, impassible, il ne cillait point, et frottait de temps à autre ses mains, afin de réchauffer sa peau glacée pat la température en-dessous de zéro.
« Voilà une heure qu'il observe les Etoiles sans dire un mot, telle une statue elfique ! » s'étonna Elanor pour la cinquième fois.
« Et voilà une heure que vous réitérez la même phrase, demoiselle Gamegie. Laissez-le donc, si ça le chante. Ce n'est pas cela qui lui rendra la demoiselle Elilwë. » murmura Freya en un murmure à peine audible.
Bien entendu, les oreilles elfiques de Legolas ne manquèrent pas de saisir cette réflexion bien péjorative à son égard. Après tout, il n'allait pas se courroucer pour si peu. De plus, la jeune fille avait parfaitement raison. Il se sentait incapable de venir en aide à la Rôdeuse, et avait tendance à se culpabiliser. Mais le fait de rester immobile sous la neige n'allait guère arranger les choses. Que pouvait-il faire, si ce n'est prier Estë pour ses bons soins ?
« De toute manière, je n'ai pas froid. » déclara la Hobbite en frissonnant. « Moi, j'ai tout mon temps, en plus, je ne vais pas réussir à dormir. Pas quand la neige tombe sur d'aussi jolies plaines. »
« Ai, Elbereth… » soupira tout d'un coup l'elfe, qui se retourna enfin vers les deux jeunes filles, assises sur un banc en bois d'une des terrasses du toit du Château d'Or.
En une dizaine d'années, l'ancienne demeure du Roi Théoden, dernier descendant direct de sa lignée, avait grandement changé. Tout d'abord, après la guerre de l'Anneau, Edoras avait été partiellement détruite par les armées de Saroumane, et de nombreux Rôdeurs venant de Minas Tirith, accompagnés des meilleurs architectes du Gondor, entreprirent de restaurer dans sa totalité ce vieux bâtiment millénaire quasi branlant et aussi délabré que le dos d'un vieil homme, ravagé par les rhumatismes. C'est ainsi que la Château d'Or avait retrouvé une certaine majesté, car de nombreuses habitations annexes avaient été installés, en périphérie des écuries accueillant un nombre considérable d'étalons exceptionnels. Des terrasses et quelques balcons avaient été donc construits, souvent pour rendre le lieu d'où le Roi de la Marche exerçait son pouvoir plus magnifique, plus fastueux et plus grand qu'auparavant. Cependant, le style restait définitivement nordique, et les matériaux utilisés étaient souvent du bois, de la paille, de l'ivoire de Mumâkil et de l'or pour les nombreuses décorations équines des murs et des colonnes du Château.
« Mon Seigneur ? » demanda alors Freya en se levant. « Nous devrions rentrer, et veiller sur la demoiselle Elilwë. Je crains qu'elle ne soit fiévreuse. »
L'herboriste ouvrit lentement la porte de la salle de guérison qui donnait sur l'extérieur, et enleva sa cape sitôt entrée en ces lieux accueillants, diffusant une chaude lumière orange de par le feu de cheminée qui crépitait vivement. Legolas acquiesça d'un triste signe de tête, et marcha hâtivement vers la chambre où la Rôdeuse reposait son corps et son esprit. Elanor le suivit, les lèvres gercées par le froid coupant comme de la glace, et s'assit sur un lit à proximité de celui d'un corps chétif et terriblement pâle, Elilwë. Elle dormait paisiblement, couverte par des fourrures d'animaux sauvages et guère amicaux envers les être humains de leur vivant. La petite Hobbite, sentant ses paupières se fermer avec lenteur au fur et à mesure que le temps avançait, essaya de se divertir de l'épuisement qui s'emparer d'elle en observant attentivement chaque détail de cette petite pièce chaude et pour le moins bienveillante.
Pourtant, une enfant de dix ans avait l'imagination fertile, et il lui arrivait de voir un démon imaginaire parmi les ombres déformées qui traçaient de fantomatiques formes noires sur les murs en pierre du palais. Parfois, un dragon venait l'attaquer, alors que la cheminée semblait la menacer de ses flammes ardentes comme l'astre d'Ariel. Mais tout cela n'était que chimères, rêves, ou cauchemars. Elanor revint occasionnellement à la réalité, pour admirer les fresques Rohirrim gravées sur les parois de chaque mur et de chaque colonne. Il y avait quatre lits dans cette pièce, souvent recouverts de ces fourrures si caractéristiques d'une civilisation nordique, et par dessous des draps blancs en toile simple, qui démangeait quiconque prenait le risque d'y dormir. Il étaient tous orientés vers la porte donnant sur le couloir intérieur.
A côté de chacun, une table de chevet, sorte de table basse bancale, qui portait fièrement une chandelle à la lueur terriblement vacillante et quasi blanche. Contre le mur de gauche, une table plus longue, plus haute, sur laquelle était posée plusieurs livres traitant de l'histoire du Rohan. Auprès de ce dernier se trouvait une étagère remplie de bocaux contenant soit des liquides étranges, soit plusieurs sortes de matières végétales servant à faire les infusions médicinales. Enfin, un foyer en bronze, posé dans un recoin de la pièce, à l'intérieur de celui-ci brûlait encore quelques braises fumantes et rougeoyantes, qui servaient à chauffer les différents mélanges de plantes et de fleurs médicinales, techniques de guérisons similaires à celles des Elfes. Après tout, les tisanes et infusions Rohirrim semblaient fort efficaces, étant donné que Legolas n'eut aucun accès de fièvre grâce à cela, et qu'Elilwë ne fut point en danger de mort. Freya posa lentement une main sur le front de la Rôdeuse, et soupira de soulagement. A sa grande satisfaction, la tisane composée de simbelmynë était toujours aussi efficace pour éviter la fièvre.
« Seigneur Legolas, Demoiselle Elilwë n'est guère plus souffrante, car sa fièvre est à présent inexistante. Cependant, ses blessures sont encore bien douloureuses, et infectées. » murmura Freya.
La lueur de la cheminée se raviva, alors que la jeune fille rajoutait quelques bûches afin qu'il se consume toute la nuit durant. Les flammes dansaient sur les murs, et faisaient des rares ombres des fantômes effrayants et mystérieux. L'herboriste s'affaira alors à préparer une infusion pour elle et éventuellement Elanor et Legolas. Prenant des feuilles d'une couleur pourpre, et des fleurs séchées d'une couleur orange, à l'odeur agréable, elle les broya, les plaça dans de l'eau chaude, laissa reposer quelques instants, et filtra les liquides avec un morceau de tissu spécialement conçu pour retenir les herbes et laisser le liquide aboutir dans un récipient.
Elle en servit à Elanor, qui voulait absolument boire une tisane avant de s'endormir, en prit une. Freya posa un troisième gobelet sur la table de chevet auprès du lit où Legolas était sensé se reposer afin de guérir pleinement sa fracture. Les corps elfiques guérissaient fort vite, et le prince ne sentait, après deux jours, aucune gêne à mettre son bras en mouvement. L'herboriste servit donc une infusion à Legolas, et après quelques minutes pensives où il laissa son esprit vagabonder, il se décida à prendre le gobelet brûlant entre ses mains et à déguster à petites gorgées la boisson. Elle était sucrée, mais possédait néanmoins un arrière-goût amer, tout comme les vins réputés de Lacville. La cité commerciale d'Eryn Lasgalen possédait un grand nombre de vignes qui produisaient de l'alcool en grande quantité, et que les nobles de Minas Tirith s'arrachaient à prix d'or. Les vignerons elfes eurent alors l'habitude, afin de radoucir le goût corsé de leur production, de rajouter du suc d'airelles, ce qui donnait un goût particulier à la boisson alcoolisée, que les Elfes sylvestres appelaient souvent Saer-Melui, Aigre-Doux.
« Les plantes que vous utilisez poussent ainsi dans les grandes plaines Rohirrim ? » demanda alors Legolas.
Freya, occupée à préparer une potion à l'odeur fort âcre, se retourna quelques secondes, croisa le regard du prince, et dit :
« Il y a une abondance de buissons épars près du village de Forodchwait. Hélas, même si le hameau est en ruines, beaucoup d'herboristes du royaume viennent dans les environs afin de récupérer le nécessaire pour produire des potions et des infusions capables de guérir de presque tous les maux. En ce moment, peu d'hommes s'aventurent dans le Nord du Rohan. Les Orques infestent les territoires les plus éloignés. » dit-elle avec un certain dépit.
« Dites-moi, demoiselle, pourquoi y a-t-il si peu de monde dans les rues d'Edoras ? » questionna l'elfe, soudain curieux.
La jeune fille soupira, et broya avec un geste nerveux les plantes et les fruits, sans répondre. Ses mains tremblaient, mais ce n'était guère à cause du froid, l'origine de son trouble était bien la question posée. Elle se décida enfin à parler, après quelques minutes de silence.
« Nous avons eu une épidémie de peste il y a quelques mois. Beaucoup ont péri, les survivants, affaiblis par le froid, et les maladies qui ont suivi, n'ont point résisté, dit-elle d'une voix douce et en même temps empreinte d'une grande tristesse. La Dame Lothiriel, l'épouse du Roi Eomer, a été atteinte, mais n'est guère morte, seulement terriblement épuisée et éprouvée par une grande douleur. De bons soldats sont morts par la maladie ou par le chagrin de la perte d'un être cher, alors qu'ils auraient préféré rejoindre les cavernes de Mandos d'une autre manière. »
Legolas baissa la tête, et observa alors Elilwë, fortement affaiblie mais toujours vivante. Dans quel état se trouvait donc Lothiriel, fille d'Imrahil ? Il ne le savait pas, mais réconforter la fille d'un compagnon d'armes aurait été la moindre des choses. Mais il aurait été indiscret de troubler la jeune Reine du Rohan dans son sommeil.
« Le Gondor a souffert, mais pas autant que le Royaume de la Marche. » continua Freya, glissant avec nervosité ses mains dans ses cheveux blonds. « Et vous, avez-vous déjà connu une maladie ? » demanda-t-elle en se retournant vivement.
Sur ces mots, Legolas secoua la tête à la négative, et un triste sourire se dessina sur ses lèvres. Ses yeux bleus ne furent guère plus que des orbes bleus, vides et mélancolique, et il répondit :
« Les Elfes ne souffrent point d'épidémies. Nous ne connaissons point la peste, ni la grippe, ni tout autre désagrément physique. Nous sommes Immortels, demoiselle Freya. »
La jeune fille comprit parfaitement la situation, mais elle ne put s'empêcher de pleurer silencieusement alors qu'elle accomplissait sa tâche. Elanor, qui jusque là avait attentivement écouté, déclara :
« Ne pleurez plus, Freya. J'aime pas quand les gens pleurent. »
Impressionné par la capacité de la petite Hobbite à redonner du courage aux âmes perdues ou tristes, il se leva et observa longuement par la fenêtre les innombrables flocons qui parsemaient peu à peu la terrasse où il s'était isolé pour observer les Etoiles. Elanor posa son gobelet, s'enroula dans les chaudes couvertures, et sombra dans les minutes qui suivirent dans un profond sommeil, sensé rattraper les trois dernières nuits, peu fournies en repos suffisant pour une petite fille de dix comme la demoiselle Gamegie.
« Parlez-moi encore des Elfes, mon Seigneur. » dit Freya, ayant fini sa besogne, et s'asseyant sur un lit proche de celui de la Rôdeuse.
Legolas n'eut aucun mal à poursuivre un récit de deux heures qui captivait l'attention de l'herboriste. La jeune fille de quinze était passionnée, suivant avec curiosité et grande anticipation les paroles du prince. Il lui parla de l'amour que Beren portait à Luthien, du Désastre des Champs d'Iris, de la création des Ainur, qui devinrent par la suite des Valar ou des Maiar, du combat acharné entre Melkor et son frère Manwë, des couples Semi-elfiques, Idril et Tuor, Elwing et Eärendil, et enfin Arwen et Aragorn. Et leur conversation se fit plus joyeuse, parfois plus mélancolique ou plus sérieuse, mais Legolas se sentait revivre auprès de cette adolescente vive et intelligente. Le récit se poursuivit encore, et un sujet fort malheureux fut abordé : la mort.
« Comment meurent les Elfes, mon Seigneur ? » demanda la jeune fille.
Un soupir s'échappa des lèvres du Prince, assis près de la cheminée, jouant avec nonchalance avec une de ses flèches qu'il avait sorti de son carquois afin de faire quelque chose – de fort inutile, certes – de ses mains.
« A vrai dire, et vous devez déjà le savoir, les Elfes ne meurent point d'une mort naturelle. » dit-il.
« Poursuivez donc ! » s'exclama Freya, avide d'en savoir plus.
« Notre race ne peut mourir qu'à la guerre. Si un Elfe est mortellement blessé par un ennemi et que les guérisseurs ne parviennent point à soulager ses souffrances ni à panser de trop graves blessures, il expire après une courte agonie généralement. Un esprit elfique ne vagabonde pas éternellement dans un corps mourant. »
« Je ne comprends pas alors pourquoi Idril est morte suite au décès de son époux. » dit la jeune fille.
« Elle eut le cœur brisé. Deux amants qui pensaient s'aimer peuvent se séparer suite à une traîtrise, une mort prématurée ou à un adultère. Dans ce cas, l'un des deux meurt dans une affreuse douleur, car il pense que l'amour qu'il a voué à sa moitié n'était que pure chimère. Après s'être alité pendant de longs mois, une lente et longue agonie s'ensuit, sans que personne ne puisse panser les blessures d'un cœur solitaire. »
« C'est affreux. » murmura Freya.
« Rassurez-vous, jeune fille. Cela est extrêmement rare, et peu nombreux sont les Elfes qui ont souffert d'une séparation. Bien souvent, ils rencontraient un autre elfe qui allaient les rendre heureux. »
Et un son étrange captiva alors l'attention de l'Elfe. Une brise glaciale parcourut la pièce en l'espace de deux secondes, et Legolas prit avec la rapidité elfique une de ses lames, prêt à attaquer cet ennemi pourtant invisible.
« Qu'y a-t-il ? » demanda l'herboriste.
« J'ai cru entendre un bruit. Avez-vous ressenti le courant d'air ? Il n'était point d'origine naturelle. »
« Ne soyez pas alarmé par le moindre vent frais qui arrive à passer par les interstices des fenêtres, c'est une chose qui arrive fort souvent. »
Il posa lentement sa lame brillante au sol, et approcha ses mains de la cheminée, tentant de réchauffer ce qui l'était déjà. Legolas se sentait fébrile, presque épuisé par cette blessure, qui, même guérie, l'affaiblissait considérablement. Pensif, il observait rêveusement les braises de couleur changeante, virant du orange au rouge selon l'intensité des courants d'air qui balayaient la pièce. Et les Joyaux de Varda semblèrent alors vaciller, puis, couverts d'épais nuages noirs, ne purent plus éclairer l'océan sans fin d'Elbereth. Legolas ressentit cela du fond de son âme, et se leva alors machinalement, troublé par un léger détail. Observant la Rôdeuse, il sursauta lorsqu'elle s'agita. Un léger gémissement s'échappa de ses lèvres, et ses puits noirs, cette fois dépourvus d'étincelles, se dévoilèrent. Visiblement surprise, elle articula quelques mots d'une voix cassée et fort faible.
« Que s'est-il passé ? »
Et des larmes emplirent ses yeux, comme des perles argentées dans un océan noir et froid.
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Le soleil s'était levé depuis quelques heures déjà, mais la légère remontée des températures n'empêcha point le ciel de déverser des milliers et des milliers de flocons de neige. Au Sud de la capitale du Rohan se trouvaient une dizaine de monticules couverts d'un épais manteau blanc, les caveaux funéraires des ancêtres de Théoden, l'oncle d'Eomer. Lui aussi était enterré là, aux côtés de son fils, Théodred, mort prématurément lors de la Guerre de l'Anneau. Et une silhouette féminine, vêtue d'une robe noire en velours, au col relevé, cachant son cou blanc et aux manches larges et évasées au niveau des coudes, se recueillait à cet endroit, parmi les Morts. Agenouillée, observant avec curiosité et mélancolie les fleurs blanches couvertes de givre, les simbelmynë, poussant sur les tombes des descendants d'Eorl le Jeune, elle semblait terriblement affligée. Son corps fin et chétif supportait le froid glacial qui régnait en Rohan.
Sa voix, douce et pourtant étrangement rauque, murmurait avec lenteur des paroles qu'elle avait déjà entendu chanter aux Havres Gris.
D'argent coulent les rivières Celos et Erui
Dans les champs verts de la Lebennin !
Haute y pousse l'herbe. Au vent de la Mer
Se balancent les blancs lis,
Et du mallos et de l'alfrin sont secouées les clochettes d'or
Dans les champs verts de la Lebennin,
Au vent de la Mer.
Sentant une présence, elle ne se retourna point, connaissant l'identité de cette personne qui la suivait telle son ombre, qui tentait à chaque instant de gagner sa sympathie ou sa haine.
« Laissez-moi en paix, mon Seigneur. » dit-elle en cueillant une de ces fleurs blanches, malheureusement inodores en dépit de leur beauté.
« Pourquoi devrais-je ? » demanda alors son interlocuteur. « J'ai l'impression que vous me connaissez mieux que quiconque ici. Vous savez beaucoup de choses sur les détails passés qui m'ont fait devenir ce que je suis aujourd'hui. »
Alors qu'elle croisa le regard de l'elfe qui ne cessait de l'observer afin de déceler un trouble sur son visage, deux mèches noires vinrent voleter devant ses yeux tout aussi sombres et froids. Ses lèvres gercées étaient aussi blanches que sa peau, et aux yeux de l'homme qui essayait avec grande patience d'adoucir son caractère feu, elle était sublime.
« Elilwë… » murmura-t-il. « Ces blessures ont été causées par le Roi-Sorcier d'Angmar, contrôlé par le vil Melkor. Vous n'êtes pas folle, demoiselle, et vous n'êtes en rien responsable de la folie qui s'était emparée de vous. »
Elle observa les collines enneigées au loin, posant une main sur son cœur. Il lui semblait que ses pulsations cardiaques avaient accéléré. Elle respira avec difficulté, mais l'air frais du matin lui rendit les pâles teintes rosâtres qui coloraient son beau visage.
« Quand j'eus quinze ans… » commença-t-elle.
Baissant la tête quelques instants, reprenant son souffle, Elilwë semblait en pleine réflexion. Ses cheveux modelés par Manwë caressaient son profil divin, et le vent sifflait à ses oreilles comme une épée que l'on sortirait de son fourreau.
« Quand j'eus quinze ans…mes pensées s'axèrent sur l'utilité de ma vie. Lorsque je pris des cours afin de manier les armes des Rôdeurs Dunedains, mes camarades se moquèrent de moi : je n'étais qu'une femelle insignifiante à leurs yeux. A l'époque, je possédai de longs cheveux, comme maintenant. J'en fis des tresses, je sortis Alquaesil, et toutes mes mèches noires comme la nuit de Varda tombèrent au sol. A partir de cet instant, je jurai de ne jamais épouser un homme ni de porter ses enfants. Je quittai Minas Tirith, armes en main, afin de partir à l'aventure. Mais je n'étais qu'une adolescente, et les membres de la Fratrie des Rôdeurs eurent vite fait de me retrouver. Mais j'avais changé. Plus jamais un homme ne me désira comme Beren désirait Luthien. Au loin, alors que j'étais seule sur les plaines venteuses du Gondor, je voyais au loin les nuages noirs du Mordor, et les murmures de l'infect Sauron qui essayaient de m'attirer à lui. »
Son explication fut terminée, et elle s'approcha de l'elfe qui fut l'espace d'un instant son confident, le Prince Legolas Vertefeuille, qui eut pendant une fraction de seconde des sentiments contradictoires pour la Rôdeuse. L'amour et la haine. Sa main fine et gantée de velours noir offrit le simbelmynë au fils de Thranduil, et, regardant longuement ses orbes bleus et rebelles, elle caressa avec lenteur le visage du prince. Il ferma les yeux, et posa sa main sur celle de l'elfe, l'encourageant à continuer cette douce torture.
« Vous n'êtes point folle… » murmura-t-il en joignant sa main avec celle de la Rôdeuse.
Le simbelmynë fut le dernier obstacle à l'entrelacement de leurs doigts. Et une goutte de sang, rouge comme le soleil couchant, vint tomber sur la fleur blanche si semblable à un lys blanc. Legolas, avec toute la force et la volonté qu'il lui restait, prit ce symbole de la mort, et le laissa tomber au sol. A ce moment précis, il ne sentit plus le velours toucher son visage, et Elilwë disparut, comme si sa présence n'était guère plus qu'un songe fantomatique et vaporeux.
D'où venait le sang qui souillait à présent la surface pure et blanche de cette fleur rare ?
Il marcha en direction du Château d'Or, pensif et fort mélancolique, laissant la plante lentement se geler au vent hivernal. Le sang fut couvert de givre, tuant ainsi la saleté et l'impureté. Levant alors la tête, il vit la silhouette noire d'Elilwë remonter le chemin en terre battue qui mentait à l'intérieur de la palissade en bois, unique rempart d'Edoras contre une attaque ennemie. Ses yeux noirs étincelèrent, et les étincelles revinrent. Et, en l'absence de Heavenly Star, la neige arrêta de couvrir le sol de sa matière blanche et froide. La Rôdeuse se couvrit d'une cape noire, et disparut du champ de vision de l'elfe rêveur.
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« Leur destin est déjà en marche. » déclara Elrond, observant les tombes Rohirrim du haut de la terrasse principale d'Edoras.
Galadriel posa une main sur le rebord en pierre de cette sorte de balcon, qui offrait une vue imprenable sur les plaines Rohirrim à des centaines de kilomètres à la ronde. La porteuse de Nenya fut assez attristée de voir que des sentiments contradictoires animaient Elilwë et Legolas déchiraient leur relation future ; parfois, la haine remplaçait cet amour secret dont ils rêvaient tous deux.
« L'amour qu'ils se voueront sera aussi passionné et aussi ardent que les flammes d'Ariel. » murmura la Reine de la Lothlorien. « Et pourtant…la froideur et l'indifférence parfois déconcertante d'Elilwë sera un grand obstacle…Comme le sera l'infidélité de Legolas… »
Gandalf, à ses côtés, fixa avec un petit sourire les yeux bleus de Galadriel, et le regard de l'Istari ne fit que rendre l'elfe plus mélancolique qu'elle ne l'était déjà.
« Morgoth les craint, plus qu'il ne craint la Dame des Etoiles… » murmura-t-il.
Elrond acquiesça d'un signe de tête positif, et le cristal forgé sur la surface métallique de son Anneau se mit à briller. Manwë, lui aussi, était présent, et observait avec une certaine anticipation les évènements futurs, pour le moins flous et terriblement inquiétants.
