Chapitre Treize

ANIRON

« Non, non et non ! » s'écria Elilwë alors qu'elle jetait pêle-mêle ses effets personnels dans des sacoches transportables à dos de cheval. « Ce n'est pas possible ! » sa voix résonnait dans la chambre d'amis où elle n'avait pas même eu le temps de se reposer.

Ses cris de colère n'étaient – du moins pour les domestiques du palais – pas du tout justifiés. Ils ne semblaient être que des caprices passagers, des choses futiles dont il ne fallait pas s'intéresser, sous peine de subir le courroux redoutable de la rôdeuse. Ys, l'une des suivantes d'Elilwë, pliait les vêtements, faisait le lit à chaque fois que la jeune elfe se jetait maladroitement dessus pour récupérer un objet délaissé, et rangeait les livres inutiles que sa maîtresse s'obstinait à feuilleter nerveusement.

« Enfin, nîn mellon, ce n'est que temporaire. Nous sommes en période de guerre et il faut bien accueillir nos invités ! » s'exclama Aragorn, suivant sa sœur d'armes en essayant de la convaincre. « Tu possèdes une grande demeure, et il serait préférable que tu héberges les quatre princes elfes...cela pour améliorer les relations tendues qui existent entre nos meilleurs alliés et la protectrice de Gondor, c'est à dire toi. »

« Combien de temps ? Pourquoi ? Comment ? Où ? Quand ? » questionna Elilwë d'un ton dramatique. « Ils reviennent des Terres Immortelles, ils nous annoncent une guerre imminente et destructrice, ils ME narguent à longueur de journée, tout le monde vante leur perfection et leur sagesse et c'est de leur faute si le Roi-Sorcier est à présent à la recherche de MA famille ! » énuméra la rôdeuse avec colère. « Que vas-tu encore m'imposer, Estel ? »

« Ils demeureront chez toi durant un mois. » déclara Aragorn en courbant les épaules et grimaçant, s'attendant à une réaction fulgurante de la part de l'elfe.

« UN MOIS ! Un mois ? Un mois entier ? Trente jours ? Trente jours révolus ? Plus d'une lunaison ! N'as-tu donc aucun esprit, Estel ? » s'indigna la rôdeuse. « Un mois en compagnie de quatre princes elfes présomptueux, bellâtres et insolents ! La folie s'est emparée de ton esprit ! » s'exclama-t-elle.

« Non, je suis parfaitement sain d'esprit et je connais beaucoup de femmes qui feraient n'importe quoi pour obtenir ta place et ton rang dans la société. Tu possèdes beaucoup de privilèges, en plus des nombreux prétendants qui sont à tes pieds... » argumenta le roi du Gondor d'une voix qui se voulait ferme.

« Ils vont ME courtiser un mois durant, comme des coqs prétentieux combattant pour une proie qui ne veut pas même les approcher ! Quatre elfes sous mon toit ! Quatre ! Un elfe, ça va, deux elfes, passe encore – et s'il s'agit des fils d'Elrond – trois elfes, c'est supportable, mais quatre ! Quatre elfes ! Hors de question, ce sera un non catégorique ! » coupa l'elfe avec fermeté.

« Mais je ne comprends pas ton refus ! Que crains-tu, Elilwë ? Quelle est cette chose qui répugne ton esprit ? Tu ne fais guère honneur à ta réputation ! » dit Aragorn.

« MA réputation ? MON honneur est brisé à cause de TES ordres ! Tu ME demandes d'accueillir des princes elfes sous MON toit et je vais devoir les laisser investir MA maison et MES appartements pour une question de REPUTATION ! » s'écria la rôdeuse avec grande fureur.

« Tu te dois de les héberger pour la sauvegarde du Gondor, Elilwë, c'est un ordre, et non plus une demande comme précédemment faite. » déclara le roi d'un ton froid.

Elilwë cessa tout d'un coup sa tâche, alors que sa suivante continuait de ranger méticuleusement tout ce qui ne se trouvait pas à sa place. La rôdeuse se retourna brusquement, faisant face au roi qui soupira de découragement. Nul doute que la jeune elfe haïssait sa race, mais cette haine viscérale qui la préservait de tout contact avec son peuple ne devait pas interférer dans ces décisions de moindre importance.

« Ah ha. La sauvegarde du Gondor dépend alors du bon confort de ces grands seigneurs qui ne demandent qu'à m'épouser sur le champ afin que je produise, telle une bête sauvage, un héritier mâle de sang noble ? Quelle infamie ! » rétorqua Elilwë, alors qu'elle tentait vainement de déposer encore quelques affaires personnelles dans les sacoches. « Ys, range-moi tout cela et ne prends que le strict nécessaire. » ordonna-t-elle d'un ton à la limite de la crise nerveuse.

« Bien, ma Dame. » répondit la suivante avec respect, un sourire un peu moqueur aux lèvres, car la colère de sa maîtresse était assurément exagérée, et elle accorda un regard dépité au roi qui ne parvenait pas à convaincre son amie.

Aragorn haussa les épaules au regard de la jeune fille qui se retrouva absorbée dans sa tâche peut intéressante de rangement, car il fallait dire qu'Elilwë n'était pas très ordonnée lorsque son humeur était maussade. La conversation concernait les elfes, et son caractère de feu ne pouvait se concilier avec cela.

« Luingil, le Prince des Moriquendi, est l'homme que je me dois d'épouser pour garder ma lignée intacte. Depuis mille ans, ma famille décline, et mon sang, je dois l'avouer, n'est plus aussi noble que dans l'ancien temps. Il va me demander en mariage, bien que je repousse toutes ses avances, et il continue ses assauts incessamment, pensant que je vais accepter sa proposition. Elladan...ce n'est pas un problème. Elrohir...Elrohir...je...non, cela va aller, je pense... » balbutia la jeune elfe, songeant tout d'un coup aux personnes qu'elle était censée accueillir chez elle.

« Maître Elrond...il m'a dit que tu avais offert un baiser à son fils. Ce n'est pas rien. Quant à Luingil, je comprends ton pessimisme. Mais j'ai obtenu sa parole, il ne tentera, en aucun cas, de te manipuler pour vos hypothétiques épousailles... » promit Estel. « Mon épouse et Elbereth demeureront chez toi pour quelques jours, afin de s'éloigner des anciens. Ils attendent la naissance d'un héritier mâle. Pour ma part, j'espère de tout mon cœur qu'une nouvelle princesse se présente à nous...une princesse qui fera le vœu de mortalité, ainsi, elle pourra prendre le sceptre royal...comme à Nùménor. » ajouta-t-il. « Et Gimli sera aussi parmi eux... »

« Avec Gimli, il y aura le prince Legolas... » murmura la rôdeuse. « Aragorn, ne cherches-tu pas à conclure une alliance entre Eryn Lasgalen et le Gondor ? Si c'est le cas, peine perdue, nîn mellon... »

« Penses-tu vraiment que ce soit une alliance amoureuse ? Elilwë, je ne suis guère aveugle...C'est une alliance militaire que je recherche. Rien de plus. La Fratrie des Rôdeurs et la Compagnie des Archers sont des unités guerrières bien différentes, mais tous deux possèdent la même expérience au combat... » dit Aragorn.

« Cependant, Legolas me suit à longueur de journée...il...me regarde...il m'observe et cherche ma présence...son regard perdu est trop intense et je ne puis croiser la mer en tourmente...je ne peux m'y perdre...C'est un amoureux de la mer...mais j'ai néanmoins pitié de lui, malgré le fait que ce soit un elfe... » balbutia rêveusement la rôdeuse, en fronçant agréablement les sourcils.

« Amoureux de la mer, certes, mais Ekkaïa n'est pas sa seule amante en Terre du Milieu...Crois en ma parole, Elilwë, Legolas s'inquiète pour ta santé ; il craint pour ta vie. » dit Aragorn.

« Mais jamais il ne deviendra mon amant, malgré tous les dires de Galadriel et les étranges prédictions d'Elrond. Même Varda ne pourra me persuader de le prendre comme époux. Je suis libre, et je veux le rester... » murmura Elilwë.

« Pourquoi refuses-tu d'obéir à mes ordres ? Ecoute-moi, je sais que la présence des elfes t'est particulièrement douloureuse mais... »

« Je n'épouserai pas Luingil. » déclara la jeune elfe avec sévérité. « Ni un mortel, ni un elfe, ni un nain, ni même un orque, ni PERSONNE ! Je suis forcée de refuser, Aragorn...pour une question de principes ! » s'écria-t-elle, et elle se retourna, cachant son visage entre ses mains, le dissimulant aux yeux d'Aragorn.

Ys fut choquée de cette réaction autant violente que soudaine, et sursauta en entendant le doux sanglot de la rôdeuse. Elle qui parlait sans défaillir, surtout en public, exposée au monde, d'une voix calme et mesurée, semblait attristée par les paroles inachevées de son ami et compagnon d'armes ; et la jeune suivante vit des larmes couler sur le visage de la rôdeuse, déformé par l'amertume et les regrets.

« Pardonne-moi, je t'ai rappelé un mauvais souvenir...Ce n'est pas ce que je voulais dire, mes mots ont dépassé mes pensées, ce n'était nullement dans mon de te blesser...je... » murmura Aragorn.

Elilwë leva sa main droite, indiquant qu'elle suivait les ordres de son seul seigneur et maître, qu'elle se soumettait à l'autorité, telle une vassale, du sceptre royal du Gondor. Aragorn s'inclina prestement et quitta la chambre de sa sœur d'armes, laissant cette dernière et sa suivante seules. Les larmes de la rôdeuse tombèrent au sol, se mêlant aux veines grisâtres du marbre blanc du sol.

« Qu'a-t-il voulu dire par là, ma Dame ? » questionna Ys avec douceur, alors qu'elle tentait sans succès de consoler sa maîtresse, posant une main bienveillante sur l'épaule chétive d'Elilwë.

« Rien. Préoccupe-toi de ce qui te regarde. » dit la rôdeuse d'un ton sec en laissant sécher ses larmes. « Continue ta tâche et rejoins-moi dans une demie-heure dans les écuries. Nous partons pour Alcarin. » ordonna-t-elle.

Alcarin était une bourgade commerciale située à quelques milles de la capitale, Minas Tirith. Elilwë y vivait depuis deux siècles, ayant apprécié la douce animation, les boutiques accueillantes et les marchés hebdomadaires qui se tenaient sur la place principale de la citadelle, fortifiée depuis la fin de la guerre de l'anneau, celle qui eut lieu dix ans auparavant. Sa demeure se trouvait sur les hauteurs de la ville, loin des désagréments de la vie urbaine.

« Hâte-toi, nous n'avons pas que cela à faire ! » reprocha Elilwë, et elle se mit derrière une sorte de paravent en toile où se trouvaient ses vêtements.

S'habillant sans plus attendre, mais néanmoins avec des gestes précautionneux, la rôdeuse laissa ses beaux vêtements tomber au sol en un doux bruissement et en revêtit d'autres, bien plus vulgaires et ingrats. Tout d'abord, elle enfila une sorte de corsaire noir et une longue bande de tissu, qui, tel un sombre serpent, cachait la forme féminine de sa poitrine, comprimant ses seins. Ensuite, un pantalon noir en velours et un corset noir, suivi d'une tunique élimée de la même couleur, aux manches évasées et au col tombant elfique, formaient ses habits usuels de rôdeuse, sales et pourtant confortables. Une ceinture métallique en argent, aux motifs orientaux, entourait sa fine taille, et soutenait Alquaesil, son épée, dans un fourreau décoré de multiples courbes gravées sur sa surface en cuir. L'arme se trouvait lâchement attachée le long de la hanche d'Elilwë, comme une sorte d'avertissement aux hommes qui osaient s'attaquer à elle. Des bottes légères de voyage, couvertes de poussière, cachaient des pieds cornés et couverts de bandages noirs, car elle marchait beaucoup et parfois plusieurs jours de suite sans discontinuer. Des gants en velours couvraient ses mains entourées de bandages, tout comme ses pieds, afin de solidifier ses fragiles paumes, bien blessées par une vie dissolue et dangereuse. Ces mêmes gants protégeaient ses doigts couverts de cicatrices jusqu'à la jointure de la paume et des phalanges. Un foulard noir, légèrement transparent, entourait son cou gracile et blanc, et une lanière en cuir relevait son élégante chevelure de jais. De plus, une cape couleur de nuit dissimulait la frêle courbe de ses hanches et un capuchon son visage sévère. Enfin, Elilwë possédait un arc bâtard, un carquois de flèches, un poignard qu'elle pouvait lancer à tout gré et deux lames jumelles du Gondor, forgée par les artisans de Minas Tirith.

« Vous voilà entière, ma Dame. La perfection rôdeuse dans toute sa splendeur. Rêveuse et silencieuse. » murmura une voix familière.

Elilwë se retourna avec brutalité, ayant remarqué qu'une silhouette connue se dessinait dans le reflet du miroir. Ce n'était pas Ys, ou, comme la rôdeuse s'y attendait, Legolas, mais le mystérieux prince Luingil, élu par l'élite du peuple Moriquendi. Ses cheveux noirs, comme ceux de son interlocutrice, tombaient avec élégance sur ses fines épaules, car le secret elfe était d'une corpulence fine et gracile. En revanche, ses yeux étaient d'un vert-bleu étrange, comme deux orbes aigues-marines qui sondaient l'esprit des êtres les plus enclins à dissimuler leurs pensées intimes. Ses vêtements princiers étaient eux aussi riche, comme la couleur étrange des iris qui scrutaient le moindre trouble sur le visage d'Elilwë. Oui, il était ardemment épris d'elle, mais la rôdeuse avait l'impression que son sang divin le plongeait dans une sorte de folie amoureuse, irrépressible, et à jamais constante. Luingil la trouvait belle, différente des autres femmes. Cependant, elle ressentait la même chose lorsque Legolas l'observait. Lui aussi, il la considérait en tant que femme, il avait certes une attirance physique pour elle, mais son courage et sa ténacité étaient deux qualités non négligeables.

« Luingil... » murmura la rôdeuse en s'inclinant respectueusement, mais il arrêta son geste en posant sa douce main sur sa joue, relevant le capuchon de sa cape pour dévoiler le visage de celle qu'il aimait.

« Si parfaite...si belle...si forte...Tant de choses réunies, des milliers de petits détails réunis forment la perfection des dieux... » susurra le prince d'une voix séductrice en laissant ses doigts vagabonder sur la nuque, le menton, et enfin les lèvres de la rôdeuse.

Oh, combien de fois avait-elle imaginé un homme lui prononcer ces douces paroles ? Mais pas n'importe lequel, c'était bien l'étrange archer d'Eryn Lasgalen qu'elle voulait, et non le prince célèbre pour sa beauté. Elle voulait l'homme, et non le rang. Elle voulait le guerrier, et non le noble. La jeune elfe resta immobile, impassible, froide et indifférente au toucher de Luingil, telle Eowyn qui rejetait avec dégoût le pervers Grima Langue-de-Serpent. Seulement, Elilwë ne pouvait dénier le fait que Luingil avait beaucoup de qualités. Hormis le fait qu'il était déjà beau – une évidence pour un elfe – il semblait intelligent, perspicace, car rien ne lui échappait, pas même le moindre détail. Riche également, il pouvait fournir un support financier conséquent pour l'éducation d'éventuels futurs héritiers. Elilwë, en revanche, ne pouvait survivre qu'avec l'argent que lui offrait sa mère. Enfin, il était du sang le plus pur, le plus noble, le plus puissant...Un époux aimait, romantique en perspective, mais la rôdeuse ne recherchait rien de tout cela. Elle ne recherchait pas une prison dorée où elle allait passer le reste de ses tristes jours à élever des enfants qui n'étaient pas le fruit d'un amour.

« Je suis empli de joie à votre vue...Vous n'avez guère changé, Etoile Divine...Etoile Céleste...Heavenly Star... » murmura-t-il de sa voix de velours fort douce, et il tentait vainement de la serrer dans ses bras.

Il y parvint, soumettant la rôdeuse à l'autorité naturelle qui se dégageait de lui, de son être tout entier. Une allure princière, fière mais tout de même humble en présence de celle dont elle était épris. Il désirait ardemment épouser Elilwë, en accord avec les décisions de son père et du régime bicamériste qui limitait le pouvoir princier. En effet, les Moriquendi étaient attachés à la famille Alquaeleni, bien qu'ils n'aimaient pas, paradoxalement, trouver la porteuse de l'anneau dans l'enceinte de leur cité. De plus, un élitisme exclusivement masculin régnait au sein de la cité.

« Heureuse de vous revoir en ces lieux, prince Luingil. » déclara froidement la rôdeuse en le repoussant un peu abruptement. « Avez-vous décidé de venir en aide au Gondor ? Si oui, c'est une bonne chose. »

« A vrai dire, il me faut l'accord des deux chambres de notre royaume pour envoyer une armée au front. Ces nobles impotents qui limitent mon pouvoir sont tous justes bons à soutirer les impôts au peuple pour leur richesse personnelle. Il se pourrait que les Moriquendi refusent de prendre part dans cette guerre, mais je prendrai néanmoins personnellement les armes pour défendre la Terre du Milieu. » dit Luingil en joignant ses mains avec celles de la jeune elfe.

« Un souverain ne peut combattre sans son peuple, et le contraire est également évident. Voyez-vous une bande d'orques désorganisés se battre sans leur chef ? » questionna la rôdeuse avec insolence, et elle retira vivement ses mains au contact de celles de Luingil.

« Non, mais n'oubliez pas que mon peuple n'aime guère se mêler aux autres. Nous n'avons aucun conseiller attaché aux affaires étrangères. » déclara le prince avec un sourire.

Il tournait autour d'elle, tel un vautour attiré par sa proie – mais cette même proie n'était pas sans défense. Elilwë remonta le capuchon de sa cape, sans succès, car Luingil l'arrêta une fois encore, tenant son frêle poignet. Il observait avec attention cette fragile partie de son corps, alors qu'Elilwë regardait la royale tenue vestimentaire de son interlocuteur. Quant à Luingil, il songeait de quelle manière il allait lui briser le poignet.

Pour la punir.

Pour la punir de le haïr.

Et la rôdeuse pensait, pensait de toutes ses forces de quelle manière il allait s'excuser après lui avoir effectivement brisé le poignet. Bien entendu, Luingil ne le fit, mais quelle aurait été sa réaction ? En aurait-il été capable, par ailleurs ? Certainement pas. Ce n'était qu'un bribe infime de ses pensées, songe indéfinissable.. pourtant...La voix d'Ys ne fit que les sortir de la rêverie dans laquelle ils se trouvaient tous les deux.

« Maître Luingil ? Vos suivants vous demandent. Ils disent que c'est urgent et que cela ne peut attendre. » murmura la jeune fille avec timidité, et Luingil réprima un soupir agacé, et lâcha le poignet d'Elilwë ; comme dégoûté, soudainement, de sa présence.

Elilwë fut soulagée de cette nouvelle, et accorda un regard bienveillant à sa suivante qui l'avait sortie d'un si mauvais pas. Luingil s'inclina avec respect, mais doté d'un genre pompeux qui pouvait presque le rendre ennuyeux. Pourtant, il avait parfois des sujets de conversation plus élaborés que le plus intelligent des elfes, mais son amour le rendait à la fois aveugle, sourd et muet aux contestations d'Ulmo et de Varda, les deux vala auquel il vouait un culte éternel. La porte de la chambre se referma avec violence, et Elilwë prit la majeure partie des affaires qu'elle voulait prendre et sortit à son tour, prenant néanmoins des couloirs plus secrets et plus sombres pour éviter tous les gens qui allaient lui poser un grand nombre de questions qui concernaient son état de santé. Ys la suivit sans plus attendre, et les deux femmes arpentèrent les couloirs en silence, jusqu'à l'intervention de la jeune suivante, qui demanda naïvement :

« Qu'allons-nous prendre comme bagages, ma Dame ? » questionna la suivante d'Elilwë, alors qu'elle suivait prestement sa maîtresse, qui, déjà, de bon matin, marchait d'un pas gracieux qui convenait à tous les elfes.

« Le strict nécessaire. Cependant, il me plairait de ramener avec moi certains ouvrages de ma bibliothèque. Tu m'aideras à ranger mes appartements et nous serons prêtes pour retourner à Alcarin. » répliqua la rôdeuse avec sévérité, et Ys haussa les épaules.

Il ne fallait jamais contredire les ordres de la protectrice du Gondor, car elle n'était pas femme avec qui se mêler en une dispute inutile. Ys prit un pan de sa robe afin de se déplacer plus vite, car Elilwë marchait vite, avec grande nervosité, comme si elle ne voulait guère croiser une personne désobligeante dans les longs couloirs du palais de Minas Tirith. Elles aboutirent à la salle principale où quelques personnes mangeaient déjà leur petit-déjeuner, en particulier les hobbits, qui comptaient en prendre un deuxième. Si Rose repartait en Comté pour s'occuper de sa dernière née Boucles D'Or, Sam, Elanor, Merry, Pippin, Frodon et Bilbon avaient décidé de résider quelques mois dans la capitale du Gondor, voulant suivre les évènements de près, sans aucun doute.

« Salutations, Dame Elilwë ! Venez partager notre repas, je suis sûr que vous devez être affamée ! Il n'est pas bon de ne rien manger alors que vous allez monter votre jument Ninquë toute la journée ! » proposa Bilbon, et la rôdeuse accepta, invitant par là même Ys, qui n'avait pas eu le temps de se nourrir correctement.

Elilwë vint s'asseoir aux côtés d'Elanor et de Pippin, et la grande table rectangulaire supportait toutes sortes de mets délicieux, à peine entamés par les invités le soir précédent, car les seuls êtres habilités à remplir leur estomac en des temps sombres étaient les semi-hommes, peut être une ironie du sort, car ces derniers semblaient bien insouciants.

« Quelles sont les nouvelles du front ? » questionna Sam. « Avez-vous reçu d'autres missives du Seigneur Mablung ? »

« Non, hélas, cette région est fort difficile d'accès et sert de cache aux pillards orques qui dissimulent leurs marchandises volées dans les anfractuosités de la roche. Mais ce ne sont guère que des petites escarmouches, bien que très violentes. Une grande bataille nous attend bientôt, et cela déterminera le sort de chacun. Y compris du mien. » expliqua Elilwë avec un certain dépit, car Mablung était un cher ami et elle s'inquiétait de ne plus le revoir vivant.

« Parfait, nous saurons alors si vous êtes digne de l'anneau Alquaeleni ! » s'exclama une voix féminine qui résonna dans toute la salle.

Les yeux de la rôdeuse s'emplirent de terreur à la vue de la femme qui se trouvait dans l'immense encadrement de la porte. Sa robe d'un violet sombre tombait à même le sol, traînait derrière ses pas, lui donnant une majesté et une insolence sans égale. Melanna Alquaeleni se trouvait là, épiant les moindres mouvements de sa fille, cette fille qu'elle avait tant aimée et tant haïe pour des raisons dérisoires ou légitimes.

« 'Jour, Mère. » rétorqua Elilwë avec grande arrogance, et l'absence d'un 'bonjour' convenable était fort flagrant, presque insultant aux yeux de cette noble dame qui avait connu un bien triste destin. « L'anneau Alquaeleni ? Je doute fort que je l'obtiendrai un jour, en raison de nos différences qui gâtent quelque peu notre relation, que je trouve par ailleurs inexistante. »

Melanna s'assit en compagnie des hobbits, à côté de Bilbon qui crispait sa vieille main ridée sur sa canne, comme troublé par l'ambiance qui régnait en ce lieu. Le visage du hobbit semblait triste, comme s'il songeait à quelque maléfice que pourrait lui faire subir l'ennemi. Elilwë mangea en vitesse, et Ys, ayant à peine terminé son repas, se congédia auprès des semi-hommes et suivit sa maîtresse jusqu'à ses appartements. L'Alquaeleni soupira, regrettant peut être le fait d'être aussi dure avec sa fille, mais personne ne le remarqua, à part Elanor.

« Pourquoi êtes-vous odieuse avec votre mère, ma Dame ? » demanda Ys d'une voix tremblante, alors que la rôdeuse ouvrait la porte qui menait à ses chambres réservées dans le palais.

« Odieuse ? Ne l'est-elle pas avec moi, Ys ? Tu es encore bien jeune pour juger de mon comportement. Je suis ainsi, et je ne changerai point pour des raisons d'éthique. M'as-tu comprise ? » dit la rôdeuse d'un ton colérique.

« Oui, ma Dame. » marmonna Ys, et elle lança un regard noir à sa maîtresse, visiblement fâchée du ton que la jeune elfe se permettait de prendre avec elle.

Certes, elle n'était qu'une domestique, mais elle avait droit au respect, comme toute personne qui se respecte et ce n'était pas une dame de la cour qui allait lui dicter sa conduite ni sa manière d'agir. Et pourtant, la jeune fille resta compatissante, avec la pitié et la souffrance mêlées, cela ne pouvait que l'attendrir. Si belle, si froide, et pourtant aussi méchante et aussi glaciale qu'une garce qui pensait posséder tout ce que les valar ne possédaient pas. Enfin, elles aboutirent dans la chambre d'Elilwë. Ys écarquilla les yeux en voyant que la rôdeuse, malgré cette manie de tout remettre à sa place une fois qu'elle avait terminé d'utiliser un objet, était très désordonnée. Le lit n'était même pas fait, le sol était jonché de livres dont les pages défilaient les unes après les autres au gré d'un vent frais qui agitait les parchemins voletant à la brise, à la manière de feuilles d'automne. Enfin, la bibliothèque était poussiéreuse et l'armoire où la rôdeuse avait l'habitude de ranger ses vêtements n'était même pas en ordre.

« Valar ! Il y a beaucoup de travail, alors autant nous y mettre tout de suite. Je sellerai votre monture par la suite, et nous pourrons quitter ces lieux et aspirer à un peu de quiétude. » déclara Ys avec entrain, et elle commença à ranger méticuleusement tout ce qui se trouvait à même le sol.

Elilwë observa longuement les peintures murales qui ornaient sa chambre, et son regard se posa alors sur un dessin que lui avait fait le poète du palais, Nelë, seulement âgé de seize ans mais doté d'un esprit d'homme tant il avait étudié dans sa vie. Il était le fils d'Arithil, le conseiller du roi, et aimait éperdument Elilwë, bien qu'il savait qu'il ne pourrait jamais être son amant, pas même son amoureux.

« Nelë m'a confié ceci. C'était un cadeau pour votre anniversaire, mais vous n'étiez guère là. C'était en juillet, je crois, vous étiez absente, sur les routes de l'Eriador. » expliqua Ys en quittant quelques secondes sa tâche.

« C'est un dessin admirable, je dois l'avouer. Nelë est un jeune homme intègre et fort intelligent, je me plais à discuter avec lui, il me semble tellement mature…et en même temps innocent, presque enfantin. Etrange, n'est-ce pas ? » questionna Elilwë bien que cette dernière phrase ressemblait plus à une affirmation.

« Votre mère a pris ce dessin, un soir, alors que je rangeais le désordre habituel qui règne ici. » déclara Ys avec un sourire, remontant les couvertures du lit avec l'intention de faire la couche de la rôdeuse. « Elle me semblait jalouse, jalouse de votre talent. »

« Quel talent, dis-moi, Ys ? Quel talent ? Je ne possède aucune magie elfique en moi, si ce n'est ce pouvoir de prémonition bien inexact. » murmura la rôdeuse, et elle entreprit de classer les ouvrages de la bibliothèque, prenant quelques vieux grimoires qu'elle avait l'intention de ramener en sa demeure.

« Allons, ma Dame ! Vous êtes une grande guerrière, je vous trouve très courageuse. Vous avez subi beaucoup de tortures, aussi bien mentales que physiques… » marmonna la suivante en observant le dos découvert de la rôdeuse.

Le motif de l'arbre blanc se trouvait sur sa poitrine, en un fil argenté qui brillait au soleil, comme Alquaesil en sentant la présence d'ennemis, et d'autres motifs, bien plus terrifiants, meurtrissaient son dos, le laminant sous les coups invisibles du fer rougeoyant qui frappait sa colonne vertébrale, et à chaque coup donné, Ys sursautait. Mais ce n'était qu'une illusion. Elilwë, dans sa jeunesse, avait été capturée par des orques et torturée deux longs jours, mais de cela elle ne se souvenait plus, car elle avait quelque peu perdu la mémoire suite à cet événement horrible. Le souverain de l'époque avait bien tenté de délivrer sa protégée, mais rien n'y fit, la rôdeuse dut se sauver elle-même et apaiser ces blessures dont elle ne se souvenait plus l'origine.

« Qu'y a-t-il ? » demanda Elilwë en se retournant, voyant que sa suivante était fort blême, d'un teint pâle presque maladif.

« R…rien, ma Dame. Je rêvais. » dit-elle alors, et chassa ces tristes images de son esprit, tentant d'imaginer à quel point la vie d'une rôdeuse pouvait être à la fois exaltante et emplie de dangers.

Bientôt, les deux femmes prirent l'initiative de laver le sol, lui aussi fort sale, et au bout de deux heures, elle vinrent à bout au rangement des appartements. Elilwë prépara alors ses bagages, pliant avec précaution ses plus belles robes, fort rares mais pourtant très précieuses, et les tuniques d'adolescent, qui étaient à sa taille. Quelques livres furent jetés pêle-mêle dans une sacoche en cuir brun qui pouvait être transportée par un cheval. Enfin, la rôdeuse mit ses vêtements de rôdeuse noirs, constitués tout d'abord d'un long morceau de tissu qui comprimait sa poitrine, un corsaire noir, lui aussi, une tunique et un pantalon noir en velours portés par-dessus ces sous-vêtements, un châle noir qui cachait le cou blanc de la jeune elfe, des gants qui laissaient ses phalanges blanches et fines à l'air libre, des bottes noires et élimées qui avaient tant de fois mené leur propriétaire sur les sentiers de la Terre du Milieu. Un broche représentant l'arbre du Gondor tenait une longue cape noire et un capuchon qu'elle avait l'habitude de mettre pour cacher son identité. Parfois, en été, elle se contentait d'une robe en tissu vaporeux noir soutenue d'un corset lâchement noué, d'un diadème, les jours de fête, et de sandales liées par de fines cordelettes à ses chevilles, mais rien de plus. Une lanière soutenait ses cheveux bouclés et noirs de jais, chose rare et pure dans le monde des elfes, et si les immortels la haïssaient en raison de sa différence, ils trouvaient ses cheveux fort beaux, si ce n'était que cela.

« Prépare-toi, Ys, nous quittons Minas Tirith d'ici une demie-heure. Je te laisse le temps de mettre tes vêtements de voyage, je vais seller mon cheval et le tien, ce sera déjà cela de fait. » dit la rôdeuse, et elle quitta la pièce prestement, son épée pendant à la ceinture dans son fourreau, munie de son carquois de flèches et d'un arc, de ses deux lames brillantes et enfin de son poignard qu'elle cachait dans sa botte, le long de sa cheville.

Avec deux livres sous le bras, elle se hâtait de descendre les escaliers qui menaient aux écuries royales de Minas Tirith. A son passage, les soldats la saluaient avec entrain, car elle était appréciée de tous les guerriers du Gondor et savait régler les différends entre compagnons d'armes. Etre rôdeur, une situation jadis difficile, était à présent un honneur, démontrant que l'on défendait son royaume et que l'on était prêt à mourir pour l'honneur du roi. Elle aboutit rapidement dans la cour intérieure du palais, où une fontaine, près de l'arbre blanc du Gondor, diffusait un doux son mélodieux. Le vent soufflait avec légèreté, cependant, en ce matin du vingt-trois décembre, le lendemain du solstice d'hiver, le ciel était d'un bleu azur, quelques nuages parsemaient le royaume céleste et le soleil, d'un jaune chaleureux, brillait haut dans le ciel. Les hennissements des chevaux parvinrent jusqu'à ses oreilles, et ce fut au bruit des sabots qui claquaient sur le pavement des écuries qu'Elilwë parvint à se repérer dans le dédale des couloirs et des cours intérieures que formait l'étendue du palais et des maisons de guérison. La rôdeuse parvint tout de même à trouver son chemin sans difficulté, mais elle s'arrêta quelques instants devant la Maison des Morts, songeant avec tristesse à la douce et belle Finduilas, épouse de l'intendant Denethor. Cette dernière était morte prématurément, emportée par les épidémies mortelles, très fréquentes en ces temps pourtant si proches et visiblement reculés. Car ce qu'il restait de la magie des elfes avait été transmis aux hommes et cela leur avait été bénéfique, du moins après la guerre de l'anneau.

« Ai, Finduilas, comme vous me manquez…de tous les deuils que j'ai enduré, le vôtre a été le plus douloureux…et le plus long… » murmura la jeune elfe, et du haut des Maisons des Morts, Faramir l'interpella.

Elilwë releva la tête avec mélancolie, et son visage s'anima d'un sourire, en voyant son compagnon d'armes et plus fidèle ami. Faramir descendit les escaliers et arriva à proximité de celle qu'il avait tant aimé par le passé. Ils se toisèrent un moment du regard, en silence, et du fin fond des palais d'albâtre de Minas Tirith aboutit les doux murmures de la défunte Finduilas, les railleries d'un Boromir encore adolescent et des conseils et moments de folie de Denethor. Beaucoup de souvenirs s'étaient réunis dans le cœur de la jeune, des souvenirs, des bribes de pensées qu'elle ne pouvait plus supporter, qu'elle se remémorait avec joie ou peine, mais toujours avec la même intensité. Etrangement, la sensation était sans cesse renouvelée lorsqu'elle voyait Faramir, lui qui dépassait de beaucoup la beauté des mortels, du moins, c'était ce que la rôdeuse pensait de ce fier capitaine de Gondor.

« Elilwë, tu n'as point changée. Voilà trois saisons que tu n'as pu entrevoir de tes yeux la beauté de Minas Tirith…Et te voici enfin, mais cette fois-ci, tout me semble vide, sans ma famille qui était également la tienne… » marmonna Faramir.

Les deux êtres se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, et s'étreignirent longuement, comme deux amants qui s'étaient depuis longtemps perdus de vue. Malheureusement, ils ne pouvait être amants, comme leur cœur l'espérait dix ans auparavant, seulement compagnons d'armes, et encore !

« Et tu me manques grandement, comme les rires de Finduilas qui résonnaient jadis dans les maisonnées de notre blanche cité…Mais à présent tu es ici…en ma compagnie…quel dommage que notre rencontre se fasse sous les plus mauvais auspices…La guerre est proche. » dit le capitaine.

« Plus proche que tu ne le crois, mon ami. Le désastre qui nous attend ne pourra guère être comparable aux guerres que nous avons déjà vécues…ensemble. » déclara la rôdeuse à son tour, et tous les deux se rendirent, un paisible sourire aux lèvres, aux écuries.

La porte en bois sculptée des écuries s'ouvrit alors, tirée par les gardes qui se trouvaient postés devant la demeure aux chevaux, et déjà, de bon matin, beaucoup de gens s'y trouvaient, s'occupant de leur monture avec passion, sellant les nobles destriers avec beaucoup de patience, car certains étaient agités et d'autres agissaient avec quiétude, un étrange mélange qui ressemblait tout à fait au caractère changeant d'Elilwë.

« Depuis notre dernière rencontre, comment te portes-tu ? Hormis la mésaventure que m'a conté Gimli, rien de spécial n'est survenu ces derniers temps, je suppose ? » questionna Faramir en s'approchant du petit enclos où se trouvait Ninquë, la jument de son amie.

« Eh bien, j'ai fait l'acquisition de cette superbe créature, que j'ai baptisé 'Blanche' en la langue commune, en ironie avec cette robe noire et parfaite… » répliqua la rôdeuse. « De plus, j'ai fait la connaissance de personnes à la fois étonnantes et pourtant bien singulières…Aragorn a dû te le dire, j'ai supporté ces satanés elfes durant un mois, et il m'impose une nouvelle fois leur présence… »

« Allons, tout ne va pas si mal. Le seigneur Mablung contient toujours les armées de Mordor qui s'amassent aux frontières et un grand nombre de soldats nous a rejoints, dont la Compagnie des Archers, commandée par maître Dalamar, le cousin du prince Legolas. « Et ta santé s'est améliorée…tu me sembles moins maigre qu'avant, et cela grâce aux bons soins des Eliel…elles t'ont forcée à manger…n'est ce pas ? » demanda le capitaine.

« C'est vrai, mais sans compter l'intervention de la Dame Viressë, une des Ishtari qui sont venus depuis Oiolossë pour nous conseiller dans la guerre qui survient en nos territoires… » expliqua Elilwë.

La rôdeuse ouvrit l'enclos de sa monture, et la jument piaffa d'impatience alors que l'elfe murmurait de doux mots en elfique pour calmer le cheval, bien excité. Lentement, la jeune elfe caressa le flanc de la noble bête, puis l'encolure, en mettant les rênes et sellant Ninquë d'un geste expert. La robe noire de la jument semblait scintiller comme des milliers de pierres noires et précieuses. C'était une étrange couleur, qui virait presque au bleu clair dans les reflets. Aux côtés de Ninquë se trouvait Arod, le cheval de Legolas, et, mine de rien, celui-ci semblait étrangement attiré par la monture d'Elilwë, et c'était apparemment réciproque.

« Allons, Ninquë, vas-tu faire saillie avec un cheval Rohirrim et perdre ton sang pur pour une question d'attirance physique ? » demanda l'elfe, un sourire aux lèvres.

« Oh, après tout, ce n'est pas étonnant. » commenta Faramir d'un air moqueur. « Selon la Dame Galadriel, que j'ai eu le plaisir de rencontrer ce matin, ton destin et celui de Legolas sont étroitement liés…peut être seras-tu moins seule ? »

« Oui, je sais bien… » rétorqua Elilwë sarcastiquement, et à la grande surprise de son ami. « Je plaisante, naturellement… » s'empressa-t-elle de dire devant l'air ébahi de Faramir. « Comment puis-je fréquenter un elfe ? Comment puis-je entreprendre une relation avec un elfe qui ne cesse de me tourmenter, et qui plus est, cela l'amuse ! » s'exclama la rôdeuse d'un ton colérique.

« Ne te fâche pas, nîn mellon – comme diraient justement les elfes – je suis sûr que tu trouveras un jeune paysan fougueux qui cultive le blé dans les plaines et garde les moutons l'été. Tu seras certainement heureuse avec un homme du peuple, un homme, un vrai, et non à un rang…Qu'ont-ils fait pour posséder un rang ? Ils se sont donnés la peine de naître, voilà tout. Et j'ai eu l'infortune de naître fils d'intendant… » dit Faramir.

« Voyons, est-ce réellement une infortune de naître riche et célèbre…je ne suis pas riche, moi, je dépend juste de ma mère et de son immense fortune…et tant que je n'ai pas épousé ce satané Luingil, on ne peut considérer que je suis noble ni célèbre…Cependant, je ne peux me considérer malheureuse à la manière des gamins orphelins des bas-quartiers ! Ou encore des vieillardes qui, pour subvenir à leurs besoins, entrevoient les horreurs de la guerre dans les Maisons de Guérison ! Je revois encore le teint blême de la Dame Ioreth lorsque tu es venu en sa maisonnée pour être soigné…Pourtant, elle est habituée aux atrocités…aux peines d'un peuple, qui, il y a à peine dix ans, vivait dans la plus grande de toutes les misères, devant les yeux du pourceau gras qu'est Erland ! » argumenta Elilwë avec ardeur et violence.

« Holà ! Calme tes élans caractériels ! Tes blessures ne t'ont guère refroidie…Tes discours devant le Conseil des Anciens risquent d'être particulièrement enflammés lorsque les armées vont enfin se décider à former une alliance. »

La rôdeuse écarquilla les yeux avec beaucoup d'étonnement. Former une alliance était une chose fort difficile, la diplomatie étant quasiment un art.

« Une alliance ? Pour cela, faudrait-il encore que les elfes et les nains puissent s'entendre…de plus, selon les dires, Thranduil et Gloin sont des mortels ennemis…il ne faut jamais les mettre en présence l'un de l'autre ! » dit Elilwë, bien que ces paroles semblaient plus être des avertissements. « Et cependant, leurs fils, Legolas et Gimli, sont des amis très fidèles…Je n'ai jamais vu d'amitié plus tendre que la leur. Malgré leurs différences, on dirait des frères…liés par des valeurs communes que je ne pensais pas retrouver auprès de ces deux races opposées. »

Et la rôdeuse sentit un tiède courant d'air, qui traversa les enclos des bêtes, et semblaient calmer l'agitation habituelle d'Arod, fougueux cheval habitué à parcourir les immenses plaines du Rohan. Pourtant, nul doute que le Gondor lui convenait tout aussi bien, en dépit du fait qu'il n'y avait en réalité que peu d'espace pour qu'ils puissent courir librement, à cause de la présence des orques aux frontières. Ninquë tourna sa puissante encolure pour observer ce qu'il se passait, mais le cou de la jument fut arrêtée par la douce main d'un elfe.

« Parle-t-on de moi en ces lieux ? » demanda la voix familière avec douceur, et l'encolure de Ninquë, qui cachait son visage, se baissa pour mieux observer la réaction de sa propriétaire.

Et quelle réaction ! Elle eut un effet dévastateur, presque magique…mais de la dangereuse magie noire, subtile, séductrice et à la fois tellement tentatrice…Elilwë sentit des frissons le long de sa colonne vertébrale, remontant avec une lenteur agonisante son dos jusqu'à ses fragiles cervicales. La rôdeuse posa la paume de sa main sur sa nuque, faisant mine de se masser les plus frêles vertèbres de son corps, et pourtant les plus importantes. Elle croyait ainsi stopper les étranges sensations qui l'envahirent en voyant Legolas qui faisait irruption dans les écuries. Bien qu'elle ne rougissait pas, l'attirance physique – étonnante et également très soudaine – qu'Elilwë semblait avoir pour Legolas était évidente, même pour Faramir, et Gimli, qui se trouvait aux côtés de l'elfe. Pourtant, qu'avait-il de spécial ? Il vêtu comme à son habitude, en vert, et plaisantait avec le maître nain, il observait, tel un enfant curieux, tous les chevaux dans les enclos…

« Tiens, voilà ton prétendu futur amant… » déclara Faramir, et il quitta l'enclos de Ninquë en souriant d'un air moqueur.

« Nous nous reverrons, maître Faramir, capitaine de Gondor…et nous verrons qui aura raison, mon cœur et ma ténacité ou les prédictions des elfes… » murmura Elilwë alors que Legolas entra dans l'enclos d'Arod sans même lui accorder un regard.

La rôdeuse trouva cela fort surprenant, et au vu de la mine réjouie de Gimli, Elilwë se rendit compte qu'il le faisait exprès. Etrange de voir que, lorsqu'il ne s'intéressait pas à elle, son cœur battait plus vite et elle serrait le poing. Mais la jeune elfe avait tout de paradoxal. Y compris ses sentiments.

« Quildë, quildë, Arod… » marmonna Legolas en quenya alors que sa monture s'agitait, voyant que Ninquë l'ignorait. « Ninquë nà mòë ? En voilà une chose intéressante… »

Quelques mots en nain furent dits, ce qui supposait que l'elfe avait des notions en cette langue puisqu'il s'adressait à Gimli. Mais l'accent était bancale, et certains mots prononcés avec difficulté, Elilwë qui comprenait et parlait le nain, l'une des nombreuses langues qu'elle avait appris durant ses longs voyages.

« Il paraît qu'Arod est très attiré par votre jument. » dit Gimli d'un ton léger, en tapotant l'encolure du cheval de Legolas. « Mais je suppose que vous étiez au courant, vous avez l'œil, Dame Elilwë… »

« Et il est hors de question que ma monture s'unisse avec un bâtard rohirrim. Gâcher un sang noble…Uquétima ! » grommela-t-elle entre ses dents. « A part cela, maître Gimli ; le roi m'a ordonné de vous accueillir chez moi pour une période de temps limitée. Nul doute que cela fera plaisir à mes prétendants vu qu'eux aussi ont été conviés en ma demeure. »

Le cœur de Legolas fit un bond alors qu'il nouait les rênes à la base de l'encolure de son cheval de manière à ce que cela ne lui fasse aucun mal. Ses pulsations cardiaques battaient de façon rythmique et très rapidement, mais cela ne se voyait pas extérieurement. Un elfe possédait des capacités hors-norme, surtout pour se contrôler en des moments si difficiles.

' Mon cœur bat désespérément vite…et je la désire…Ai, aniròn…aniròn, Elilwë Alquaeleni…Et pourtant je ne peux atteindre son cœur à elle…je ne pourrai jamais atteindre son âme…' songea Legolas en fermant les yeux quelques instants.

Il crispa sa main sur les rênes d'Arod, sans que personne ne le remarque, et ce fut alors qu'Elilwë déposa les livres qu'elle avait en main dans deux sacoches qui se trouvaient sur les flancs de Ninquë, et ces mêmes sacoches pouvaient transporter des charges légères, juste le nécessaire pour une heure de route à dos de cheval jusqu'à Alcarin. Non pas que la route était particulièrement difficile, mais les pavés, les jours de pluie, étaient glissants, et les routes étaient impraticables, c'est ainsi qu'ils allaient être obligés de couper à travers les plaines pour rejoindre la bourgade commerciale.

' Legolas, vous êtes un fieffé crétin…Pourquoi voulez-vous à tout prix tempérer mes ardeurs ? Je suis très bien ainsi, ce n'est pas la peine de me suivre à longueur de journée pour me torturer…Et pourtant…parmi tous les elfes que j'ai eu la malchance de rencontrer…vous êtes le plus…séduisant…Oh, Varda, non ! Par Melian, je ne peux pas penser cela…un pêché…un doux pêché, comme un fruit défendu et sucré…' pensa Elilwë de toutes ses forces, alors que son regard croisa celui de Legolas quelques instants seulement. 'Aniròn, Legolas…je ne peux m'en empêcher, je ne peux m'empêcher de songer à ses yeux…comme une mer tourmentée, cet esprit rebelle me trouble…et me fascine…'

Gimli observa longuement les sculptures des colonnes qui soutenaient le lourd toit des écuries, et finalement, il se rendit compte qu'elles ressemblaient étrangement à celles d'Edoras. Mais comme l'hiver se déroulait avec beaucoup de lenteur, il ne voyait cependant aucune différence entre la nuit fatidique où Morgoth jeta son dévolu sur Elilwë et ce matin froid et pâle. Il songeait à toutes ces choses, à la guerre, et au poids que pourrait représenter les nains des Montagnes Bleues dans le conflit. Et à la place de tous ceux qu'il connaissait dans la bataille qui allait bientôt avoir lieu. Le nain restait sourd à la conversation qui se tenait à présent entre Elilwë et Legolas, et pour une fois, ils ne se disputaient pas.

« Non, sincèrement, je ne comprends pas votre peur des chevaux. Ce sont des animaux pourtant très doux, et vous ne semblez pas les apprivoiser. Ne dit-on pas que les rôdeurs savent communiquer avec toutes les choses vivantes ? » questionna Legolas, bien que cela ressemblait fort bien à une affirmation.

« Je suis, dirait-on, une exception, prince Legolas…J'ai fait une chute étant enfant et mon poignet s'est violemment brisé…Et contrairement aux elfes, j'en garde encore la cicatrice… » expliqua Elilwë en déliant les lacets qui tenaient les cuirasses des poignets en place.

Elle retira prestement la cuirasse, et cela sans aucune difficulté, et Legolas entrevit alors ses mains couvertes de cicatrices. Elilwë était stigmatisée à vie, tel un condamné à mort innocent, telle une étrange martyr dont personne ne se souciait, et étrangement, le prince d'Eryn Lasgalen ressentait la même chose, car lui aussi avait été marqué dans sa chair. Avec lenteur, il posa la selle décorée sur le dos d'Arod, et Elilwë fit de même, sans que Ninquë s'agite pour autant. Et, accompagnée des profondes coupures de ses fins poignets lésés, une très longue cicatrice, preuve de sa chute à cheval.

« Voilà…Hormis cette trace…j'en possède d'autres… » murmura la rôdeuse en renouant la cuirasse. « Mon visage… » énuméra-t-elle en montrant la fine balafre qui déchirait le profil de sa joue. « Mes lèvres ont été fendues plusieurs fois… »

Legolas posa juste son index sur les lèvres gercées de la guerrière, lui intimant l'ordre de se taire. Il allait découvrir par lui-même les cicatrices de la rôdeuse, lentement et progressivement, ressentant son chagrin et sa douleur. Gimli observait avec attention, silencieusement, sans un mot, car la scène lui semblait à la fois étrange et pourtant douce. Le prince laissa ses doigts fins vagabonder sur le visage de la jeune elfe, sentant les stigmates éternelles d'Elilwë, ses lèvres, ses joues, son front, ses cheveux aussi emmêlés que ceux des hobbits et cependant soyeux.

« Valar… » murmura Elilwë d'une voix rauque, et elle ferma les yeux, apaisée par le toucher magique de l'elfe. « Mes hanches…et un de mes seins ont été touchés par la lame d'un orque…Ai…Là…nwalya… » gémit-elle en elfique quenya, lui indiquant qu'elle avait mal.

Il retira immédiatement sa main. Elilwë réouvrit les yeux et regarda longuement les orbes bleus de son interlocuteur. Les iris de Legolas s'emplirent de larmes qui coulèrent jamais sur son visage. Il était confus, perdu, désespéré, balbutiant des paroles elfiques, qui, mises bout à bout, ne signifiaient pas grand' chose. Il mena Arod dans la précipitation de la honte que lui causa cette furtive exploration , hors de l'enclos, bredouillant des excuses et partant très soudainement, suivi de près par Gimli, qui ne comprenait point. Mais Elilwë avait compris, car Thranduil se trouvait dans l'écurie. Elle voyait alors la silhouette du jeune prince la quitter trop douloureusement, et son cœur battait encore comme les tambours de la Moria, d'un rythme soutenu et pourtant défaillant alors que le roi, père de Legolas, vint l'aborder, caressant le flanc de Ninquë, qui s'agita quelque peu. La proximité de cet esprit doucement tourmenté, année après année, rendait la jument terriblement nerveuse. Thranduil parvint néanmoins à la calmer, et son regard intimidait la rôdeuse qui n'avait jamais connu l'autorité d'un homme puissant, son père étant parti en mer alors qu'elle n'était qu'une enfant.

« Bonjour, Dame Elilwë. Est-ce bien ainsi que l'on vous nomme dans la cité ? » questionna le roi avec une certaine innocence.

Innocence cachée, du moins, mais Elilwë ne voyait pas ce qu'il attendait d'elle, ni pourquoi il voulait converser avec elle.

« Tel est mon nom, en effet. Et vous, comment dois-je vous nommer, mon seigneur ? » demanda la rôdeuse à son tour, attendant une réponse bien précise.

« Je ne sais plus si vous devez m'appeler Thranduil ou bien l'époux de la défunte Vanyawen. Mon fils découvrait vos multiples cicatrices, n'est-ce pas ? Legolas est un esprit encore jeune…encore fragile…Bien qu'il ait découvert les plaisirs charnels, la peau tiède d'une femme lui est encore inconnue… »

« Pourquoi dites-vous cela, mon seigneur ? Pensez-vous réellement que Legolas est un être aussi innocent. Certes, cela se voit, il n'a jamais connu la douce mélodie de l'amour et les supposés bienfaits que cela apporte. Il trouvera une grande dame qu'il épousera sans plus attendre car il sera transi de cette amante fidèle. Et moi, comme à mon habitude, j'erre, solitaire, telle Nienna sur le Taniquetil. » expliqua Elilwë en menant Ninquë par les rênes, la sortant de l'enclos.

« Quelle leçon dois-je tirer de ce judicieux enseignement ? » dit Thranduil, l'air sombre, car il savait que la rôdeuse était, au fond d'elle-même, fort triste et fort malheureuse.

« L'amour est une grande source de problèmes, mon seigneur. Ne le saviez-vous pas ? Déjà, depuis des millénaires, les gens s'obstinent à chercher ce qui n'existe pas. Toutes ces légendes, ces contes, ces poèmes à propos du sentiment amoureux ne sont que chimères. »

« Une opinion inexacte, cependant, je ne peux vous contredire. Parfois, l'amour est effectivement source de problèmes, mais de quel amour parlez-vous ? L'amour filial ? L'amour paternel ou maternel ? L'amour, tout simplement ? »

« Tout, mon seigneur. Mon opinion sur ce sujet est irrévocable, mais…je veux aimer, comme tous les autres, qui ont cette chance…Juste pour expérimenter, au moins une fois dans ma vie, le bonheur… » déclara la rôdeuse.

Thranduil la regarda partir, alors que la famille royale, hormis le roi lui-même, se préparaient pour quitter la capitale. Aux côtés d'Elbereth se trouvaient Elladan, Elrohir, Legolas, Luingil, Frodon, Merry, Arwen et Elilwë, ainsi que le nain Gimli, et tous partaient, au moins pour s'isoler de l'animation urbaine et de la panique qui régnait au sein de la population. Car déjà, les armées se réunissaient sur les Champs du Pelennor, et le destin d'Aman allait bientôt être scellé, et cela en la personne de sept êtres tout à fait ordinaires, si ce n'était leur courage au combat ou leur caractère téméraire qui les différenciaient des autres. Ils étaient tous stigmatisés, ils étaient las des horreurs de la guerre, des massacres, des violentes escarmouches, de la pluie qui tombait, signifiant que Nienna pleurait les disparus au champ de bataille, qu'Estë soignait les blessés les plus graves et que Morgoth, le prince des ténèbres, s'en réjouissait déjà.

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La lourde gravitation du palantir résonnait dans les salles de marbre noir de Barad-Dûr en construction, et un sourire se dessina sur les lèvres de l'ennemi. Redoutable créature qui se distinguait par son intelligence, cette dernière observait une belle statue, dans la pénombre des blanches lueurs des pâles flammes.

« Toi, Elilwë Alquaeleni, ancêtre de Melanna, Tintawen, Fanyarë, Amaurëa, Uial, Elviressë, Alquaeleni et enfin Varda, tu vas souffrir, mais indirectement…l'élu de ton cœur se présentera à toi…et alors…les jeux seront faits… »

Sa blanche main décharnée déplaça avec lenteur un pion sur le damier. Le tintement de ce même pion sur la surface en pierre résonna dans toute l'immense pièce. Le ronflement des machines se mêlait aux sourds cognements des pioches et des marteaux, alors qu'une armée se mettait en route pour le front.

« Oh oui, les jeux seront faits…Les jeux seront faits…et l'étoile sera perdue à jamais…violée par le pouvoir noir d'Eru…Ils ont douté…Ils ont douté de ma puissance…et bien voilà ce qu'il leur en coûtera…Varda…ma belle et pure Varda…même ta protégée ne pourra épargner ces lambeaux de terre ensanglantés par d'innombrables batailles…des batailles… » répéta la voix de la sombre personne, satisfaite de son retour spirituel du moins, en Terre du Milieu.

Là où Sauron avait échoué, Morgoth allait réussir.

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Alcarin était depuis longtemps endormie, et seules les lueurs des tavernes indiquaient qu'il y avait encore de l'animation. Douce soirée où le vent frais perçait à travers les rideaux transparents de son balcon. Avec lenteur, le tissu fin et vaporeux s'agitait en mouvements fluides, comme une chose prisonnière d'une eau semblant être tiède. Elilwë soupira alors qu'elle observait son reflet dans le miroir, se peignant mélancoliquement les cheveux. Comme elle attendait que Legolas glisse une nouvelle fois ses doigts magiques dans sa chevelure, mais ce n'était qu'un rêve, fantasme d'un monde imaginaire, genre de monde qui n'existait pas…

« Vous voilà très triste, ma Dame… » dit Ys en rangeant les vêtements de la rôdeuse dans une armoire.

Elle ne répondit pas, fredonnant une mélodie défaillante et se démarquant par sa lenteur. Mais quelle en était la langue, elle ne pouvait le savoir, car ce chant était une réminiscence des anciens temps, l'âge d'or des elfes. A présent, telles des bougies au vent, les voiles des nefs elfiques profitaient pleinement des embruns maritimes. Et les elfes quittaient ces rivages, à jamais. Cependant, certains irréductibles comptaient passer l'éternité sur l'île de Tol Eressëa, et les couples elfes désireux d'offrir une existence tranquille à leurs enfants demeuraient à Tolli Ithil. Elilwë voulait faire le récit de son enfance au sein de cet archipel éloigné, seuls vestiges de Nùménor. Mais plus tard. En attendant, elle soignait son apparence, car il y avait un dîner en présence de la reine de Gondor et des quatre princes elfes, et cela en sa demeure ! Avec les invités se trouvaient aussi les hobbits, qui aimaient Alcarin et fréquentaient la cité autant qu'ils le pouvaient, en particulier Pippin, absent, et Merry.

« Triste ? Non. Je suis lasse, Ys…Lasse… » murmura la jeune elfe d'une voix si douce que sa suivante eut du mal à discerner ses vraies paroles des sifflements du vent au-dehors.

« Allons, ne soyez pas si malheureuse. Ce soir est une occasion de se réjouir…ce sera bien la dernière occasion, car la tourmente vient à nous. Il faut profiter intensément de ce moment et vous réunir avec les personnes qui vous sont chères…Pourquoi vous êtes-vous opposée au roi ? Vous allez rendre les princes elfes verts de jalousie…Moi-même, Marith, et Rodwen allons vous parer de mille merveilles, telle une princesse ! » promit Ys en mentionnant les autres suivantes d'Elilwë.

Ces dernières allaient assister la jeune suivante dans sa tâche : rendre la rôdeuse présentable. En effet, ses vêtements étaient sales, ses ongles emplis de terre et de crasse, ses cheveux étaient emmêlés et – très certainement – gras, ses mains sèches et rêches, couvertes de sang séché de par ses blessures, et son corps tout entier n'avait pas été convenablement lavé depuis au moins un mois. Mais la vie d'une guerrière solitaire était rude, et même s'il était désagréable de ne pouvoir prendre un bain tous les jours, cela avait ses avantages, dont l'indépendance. La gouvernante d'Elilwë, une vieille femme du nom d'Ileneth, allait guider les domestiques dans leur travail ardu. Justement, elle fit soudainement irruption dans la pièce, faisant de grands gestes pour bien indiquer sa présence dans la chambre de sa maîtresse.

« Me voici enfin ! Bienvenue à Alcarin, Dame Elilwë, c'est une joie de vous revoir en ces lieux ! » s'exclama la vieillarde en serrant la rôdeuse dans ses bras, comme une mère le ferait avec sa fille.

Ileneth était le stéréotype de la matrone vieille fille qui n'avait jamais pris le temps de se marier, s'étant dévoué corps et âme pour servir les autres, et non elle-même. A la manière des prêtres et prêtresses, elle était encore chaste et facilement choquée par les détails amoureux des jeunes suivantes, mais cela ne l'empêchait pas d'être parfois libertine, du moins pour certains sujets…

« Aucun amant à déplorer durant votre escapade ? » questionna Ileneth, assez directement.

Les suivantes se mirent à rire de bon cœur, car il n'était pas commun de poser ce genre de question, surtout en présence d'une elfe qui avait, depuis deux mille ans, suivi l'évolution des mœurs en Gondor. Elilwë hocha la tête, et, relevant la manche de sa tunique, dévoila les deux cicatrices causées par la folie que Morgoth lui avait insufflée. Ys écarquilla les yeux et couvrit sa bouche de sa main, fermant les yeux, visiblement choquée. Marith et Rodwen furent, quant à elles, impressionnées de l'impassibilité de la rôdeuse devant la grande douleur que devait causer ces deux cicatrices, irrégulières et pourtant jumelles.

« Non, mais de très mauvaises rencontres et d'autres stigmates qui enlaidissent un peu plus la créature infecte que je suis. » répliqua Elilwë avec froideur.

« Que de pessimisme ! » déclara Ileneth d'un ton agacé. « Ce soir, vous n'êtes point une créature infecte, mais, grâce à nos soins, un ange divin qui fera rougir de désir même le plus frigide des elfes ! N'est ce pas, mesdemoiselles ?» questionna-t-elle en s'adressant aux suivantes.

Sur ces mots, les trois jeunes filles acquiescèrent vivement, car la vieille femme, encore très active malgré son âge avancé, était pleine d'entrain et savait réjouir les cœurs les plus mélancoliques, dont celui d'Elilwë. Un sourire se dessina sur les lèvres de la rôdeuse qui se laissa emporter par la joie de sa gouvernante.

« Parfait, nous pouvons donc commencer ! Je suis certes une duègne qui s'habille d'une manière absolument monstrueuse, mais vous, ma belle Dame, méritez les robes les plus somptueuses et les plus pures qui soient ! En attendant, nous allons vous débarrasser de ces…choses qui vous servent de vêtements ! » s'exclama la vieille femme en levant ses mains ridées au ciel, comme une louange à la fille des dieux qu'était sa maîtresse.

Avec lenteur, les suivantes entourèrent la rôdeuse, enlevant tous les vêtements crasseux et élimés qui cachaient ses formes féminines, jetant ces habits déshonorants – du moins selon elles – à même le sol, comme s'ils ne valaient absolument rien, pas même un mauvais vin de Lacville. Enfin, la guerrière se retrouva dépourvue de tout, Ileneth détacha la lanière qui soutenait ses cheveux, et les suivantes la menèrent sans plus attendre dans un bain qu'elles avaient préparé au préalable. Elilwë fut pressée, et avec un peu de rudesse, dans l'eau brûlante. Les effluves tièdes formaient une vapeur omniprésente et agréable, et Ys versa un flacon entier d'essence de jasmin, et bientôt, la lampe à huile odorante ne put plus couvrir les douces senteurs de cette fleur précieuse utilisée en médecine pour ses propriétés calmantes, mais elle se révéla inefficace pour soulager la douleur, elle servait uniquement à apporter un peu de réconfort aux blessés. La jeune guerrière se détendit immédiatement, tout son corps était envahi par la chaleur de son bain et de la sensation agréable que procurait l'essence fluide sur sa peau. Ys frottait machinalement l'orteil du pied gauche de sa maîtresse, voulant démettre ses membres inférieurs de la moindre trace de saleté. Marith lavait les cheveux noirs de jais de la rôdeuse, en coupa efficacement et rapidement quelques mèches rebelles à l'aide d'une des lames de l'elfe, et Rodwen coupait les ongles de la rôdeuse, qui n'étaient déjà pas bien longs à force d'être rongés. Quant à Ileneth, elle inspectait justement le travail de Rodwen, et donna une tape sur les doigts de la rôdeuse, la réprimandant de mordre ses ongles trop souvent, ce qui n'était ni gracieux ni une bonne chose pour la bienséance.

« Vous devriez manger plus quelque chose pour remplir votre estomac, au lieu de vous abîmer les dents à ronger des ongles qui n'ont aucune valeur nutritive ! » reprocha la gouvernante. « Bon, cela ne se verra pas, de toute façon. En revanche, vous êtes sommée, à partir de maintenant, de manger à tous les repas afin de vous éviter une taille elfique ! Toutes ces pauvres enfants elfes n'ont que la peau sur les os, afin de plaire…mais vous, vous devez impérativement manger ! Vous êtes quasi-anorexique, ma fille ! »

« C'est vrai, Dame Elilwë. Votre orteil est décidément rebelle à vouloir être lavé. Il demeure toujours de la saleté. Gnn…Non, franchement, cela ne veut pas…marcher ! Ah, par Iluvatar ! » se plaignit Ys.

« C'est normal, Ys, on ne lave pas l'orteil d'un pied gauche avec de l'extrait de jasmin ! C'est avec de la saponaire qu'il faut le faire. » conseilla Rodwen en lui donnant les racines moussantes et peu odorantes dont les elfes se servaient pour laver leur corps. « Et n'oublie pas de bien rincer à l'eau, c'est assez corrosif, ces choses-là. »

« Et les cheveux ? N'oublie pas les cheveux, mon enfant ! » s'exclama Ileneth en voyant que Marith ne massait plus le cuir chevelu de la rôdeuse afin de débarrasser sa chevelure de toutes les saletés qui s'y étaient amassées depuis un mois.

« Oui, j'y travaille, ma Dame. » répliqua Marith, et pour peser la véracité de ses paroles, elle tira comme une démente sur les cheveux de sa maîtresse, montrant qu'elle les lavait avec beaucoup d'exagération.

Elilwë était tirée de toutes parts, poussée, griffée involontairement par les trois suivantes et la gouvernante, qui tenaient à ce que tout soit parfait, dans le meilleur des mondes. Une grande utopie, très certainement, car la rôdeuse était différente des elfes, et il y avait toujours une imperfection qui la rendait désirable, surtout aux yeux des humains qui l'aimaient surtout pour sa beauté, dépassant celles des demoiselles mortelles.

« Ileneth, je crois que je suis propre, à présent. Laissez-moi sortir ! » supplia Elilwë alors que la vieille femme frottait vivement son dos, ne prenant point garde aux nombreuses cicatrices qui lacéraient sa colonne vertébrale, marque infâme des orques…ou d'autres tortures.

« Ecoutez ma Dame, il faut que vous soyez présentable…Vous accueillez les princes elfes les plus puissants de la Terre du Milieu, l'épouse du roi et sa fille ! Quelle robe porterez-vous ce soir ? » questionna Ileneth.

« Peu importe. » déclara la rôdeuse d'un ton agacé. « Peu importe la couleur ou la manière dont elle a été faite, je veux simplement m'habiller, rien de plus ! » continua Elilwë en haussant les épaules.

Ileneth ne prit pas en considération ce qu'elle disait, et, sortant leur maîtresse de son bain, elles gloussèrent à l'unisson quand elles virent que la gouvernante cherchait une robe adéquate. Elilwë eut une expression de répulsion lorsque la vieillarde lui annonça qu'elle allait porter une robe d'un rose clair, pourtant très jolie, mais cela ne correspondait guère au style de la jeune elfe.

« Ah oui, elle est particulièrement…rose… » dit Elilwë, l'air un peu surpris. « Ce n'est pas…pour vous vexer, mais…le rose est une couleur très… » elle n'eut point le temps de terminer sa phrase.

Quelqu'un frappa à sa porte, et Elilwë, dépourvue de tous ses vêtements, n'eut d'autre choix que d'attraper un drap, l'enroulant autour de sa poitrine, et de se cacher derrière le paravent qui séparait la salle d'eau de la chambre en elle-même. Sa silhouette ne se vit guère, dans la pénombre, car elle éteignit la lampe à huile odorante accrochée au-dessus du bain.

« C'est de la part du prince, avec ses compliments. » déclara la personne qui fit irruption dans la chambre, et la rôdeuse put voir qu'il tenait une sorte de paquet en parchemin, qui était lié par des cordes végétales.

Elle ne put voir l'identité du domestique, mais elle put en revanche en reconnaître la voix. C'était Nelë, le jeune poète du palais, qui vivait en la demeure d'Elilwë en compagnie de son petit frère Niellunë, apprenti rôdeur. Le jeune homme, à peine âgé de seize ans, avait cependant toute la maturité requise pour devenir le suivant du prince Legolas, et cette tâche lui fut assignée par le roi en personne.

' Ce présent vient donc de Legolas…' songea Elilwë. ' Veut-il ainsi conquérir mon cœur afin que je me trouve à sa merci ? Ou est-ce lui qui se trouve soumis à mon cœur ? Non, non, je ne suis pas soumise…et pourtant…'

« Merci, Nelë. » déclara Ys en s'inclinant et rougissant, car le jeune poète avait depuis longtemps conquis le cœur de toutes les suivantes et domestiques, que ce soit dans la maisonnée blanche d'Elilwë ou le palais.

Marith et Rodwen furent surprises, et s'apprêtèrent à glousser, mais Ileneth leur ordonna de se taire immédiatement. Les deux suivantes durent obéir sans rechigner, et Elilwë leur montra le désordre qui régnait dans la salle d'eau, en fronçant les sourcils en pinçant les lèvres. Ys et la gouvernante, en revanche, eurent l'autorisation d'ouvrir le paquet.

« Oh, Valar ! » s'exclama Ileneth. « Voyez cette vraie merveille ! Et il y a un mot doux…Que disiez-vous à propos de ne point avoir d'amant ? Vous m'avez menti ! » s'indigna-t-elle.

« Legolas n'est PAS mon amant, combien de fois vais-je devoir réitérer ces paroles ? Donnez-moi ça ! » ordonna Elilwë en arrachant le morceau de parchemin, lisant l'unique mot qui y était inscrit en alphabet elfique.

Aniròn…

Et son regard se posa sur le paquet, à demi ouvert par les mains maladroites de la gouvernante et de la suivante. Marith et Rodwen – qui devaient nettoyer la salle d'eau, se regardèrent, l'air confus. Le présent était en effet d'une valeur inestimable. Une robe blanche, très simple, mais décorée de lignes vaporeuses, d'un blanc un peu plus sombre que le tissu lui-même. Le vêtement semblait parsemé de paillettes scintillantes comme neige au clair de lune. Il y avait des manches d'un blanc transparent, qui couvraient avec raffinement et délicatesse les bras de celle qui avait la chance de porter une chose si belle. Mais Elilwë pensait sincèrement qu'elle ne méritait pas un tel cadeau. Elle observa une nouvelle fois l'élégante écriture de Legolas, songeant alors qu'elle ne pouvait guère refuser la faveur que le prince lui avait faite.

« Alors ? » questionna Ys.

« Et alors, OUI ! Il ne faut même pas se poser la question, ce sera oui ! Elle portera cette robe ce soir ! Voyez où les manches s'arrêtent : elles dévoilent les épaules ! C'est absolument sublime, superbe, fantastique ! Elle vous ira à merveille, ma Dame ! Voyez ce tissu fin…Le mystérieux donateur a même pourvu cette robe de sous-vêtements, de bijoux et…d'un diadème ! » s'écria Ileneth, visiblement très enthousiaste.

La robe devait valoir un prix inestimable, et pourtant accessible pour un prince issu d'une des familles les plus riches de la Terre du Milieu. Elle était longue, élégante et à la fois très noble, car les matériaux qui avaient été utilisés pour sa confection étaient les plus chers et plus purs qui existaient. Elilwë remarqua qu'un corset avait été même cousu à l'intérieur pour mieux marquer la courbe des hanches. Rodwen, Marith et Ys firent comme la gouvernante l'avait dit : elles n'allaient se poser aucune question et préparer leur maîtresse pour la soirée, en dépit du fait que la rôdeuse était encore réticente. Ileneth l'habilla progressivement, de la robe en soie blanche, qui arrivait jusqu'au chevilles et était tenue par de fines bretelles, au vêtement complet. Les sous-vêtements ayant été mis, les suivantes la mirent sur un piédestal, afin de faire les dernières retouches devant un grand miroir de la salle d'eau. Ys noua les lacets du corset qui se trouvait cousu à l'intérieur, sans serrer trop fort afin que sa maîtresse puisse respirer. Marith lui peignait les cheveux avec beaucoup d'application, laissa deux mèches tomber de chaque côté de son visage, dans le plus pur style elfique, et pesait le pour et le contre à laisser la chevelure lâche ou nouée en chignon. Rodwen la maquillait très légèrement, du moins, pour effacer la cicatrice sur son visage. Enfin, Ileneth posa le diadème, que les elfes appelaient tiara, et qui cerclait la tête des personnages nobles. Ce dernier était en argent, et imitait les courbes végétales de branches qui s'entremêlaient comme de la vigne.

« Même Luthien ne pourrait vous égaler, ma Dame. » murmura Ys en admiration, car la robe renforçait l'image de la rôdeuse, à la fois fragile et impulsive, raffinée et pourtant guerrière dans l'âme.

« N'exagérez pas, mesdemoiselles, il faut tout de même que je tienne la maisonnée. » dit Elilwë en descendant lestement du piédestal sur lequel elle se trouvait. « Je vais aller vérifier aux cuisines, Ileneth, car le dîner ne va pas se faire de lui-même, n'est-ce pas ? »

« Non, non, non, non, non, il est hors de question que vous salissiez votre belle robe pour une raison futile. Les domestiques peuvent très bien se débrouiller sans vous ! » dit la gouvernante en la retenant dans sa chambre. « Je n'ai qu'à aller vérifier de moi-même ! » déclara-t-elle en prenant l'initiative de quitter la pièce afin de confirmer ses paroles.

La rôdeuse observa de nouveau le message du prince Legolas, rêvant tout d'un coup à son visage qui ne cessait de la regarder obstinément, comme Beren regardait Luthien. Mais ce n'était qu'une légende, un rêve très léger, à peine plus important qu'un murmure éphémère. Et cependant, le mot aniròn revenait sans cesse, déformée bientôt par la haine et l'amertume qui reprit le dessus. Que s'était-il passé ? Etait-elle tombée sous l'emprise d'un charme ou d'un maléfice quelconque ? Elle allait sans aucun doute le savoir.

« C'est étrange… » intervint Ys. « On dirait une robe de mariée, ne trouvez-vous pas, ma Dame ? Mais je dois sans doute me tromper, c'est une robe de soirée…imaginez, Elilwë, le jour de votre mariage ! Je n'ose pas même imaginer une telle merveille ! »

« Il est dit que les femmes se marient en une robe de couleur pure, qui représente leur royaume…et le blanc est la couleur de ma bannière, de la bannière de l'Alquaeleni. » répondit la rôdeuse, et elle posa sa main sur son épaule, pliant ses doigts fragiles contre sa poitrine, observant son beau reflet dans le miroir.

Varda se sentait désespérément seule, sur le pic de Taniquetil. Oiolossë était vide, tellement vide, sans les Ainur qui parcouraient les longs couloirs du palais de Manwë, sans les sourires de Vana et les doux rêves de Lorien. Mais cependant, quelque chose en elle lui indiquait qu'une présence venait la hanter, comme Morgoth qui la désirait tant qu'il aurait aimé faire d'elle son épouse. Néanmoins, son frère Manwë était là avant lui, et l'amour que le prince des ténèbres portait à la demoiselle étoilée se transforma en haine, une haine viscérale et si puissante que même Eru n'aurait pu l'égaler.

' Qu'as-tu fait, Melkor ? ' demanda Varda mentalement. ' C'est de la folie. Tu ne pourras point détruire nos terres et les êtres qui vivent dessus, parmi les forêts et les fleuves. '

Elle soupira, sachant que l'ennemi ne voulait point lui répondre. Cependant, elle ne put s'empêcher d'insister auprès de l'esprit volatile qu'était Morgoth, car ce dernier avait été déchu de tous ses pouvoirs, et l'unique chose qui lui restait était un palantir sombre mais dont la vision portait très loin.

' Tu ne sais pas les choses qui t'attendent au dehors, mon cher ami…' songea-t-elle mentalement, et avec un certain dégoût qui se voyait sur son visage. ' L'Alquaeleni contrera ton pouvoir maléfique et conjurera le sort qui pèse sur sa famille…seule. '

Une voix fort désagréable résonna dans la grande salle où Varda admirait les sept statues de l'Alquaeleni, sa création, sa fille, sa chair…son sang.

' Seule ? Ma chère Varda, tu as donc perdu l'esprit. Jamais personne n'a pu me vaincre par sa seule volonté. Il lui a fallu le pouvoir des silmarils, et cela, tu ne peux le dénier. Elle ne sera pas seule, et tu le sais. Melanna défaillit, et il ne reste que sa fragile fille pour protéger ce qui reste d'Aman. Elilwë est impénétrable, autant du corps que de l'esprit, je ne puis l'ensorceler…Elle résiste, malgré sa corpulence faible et son âme corruptible…' déclara cette voix sombre.

' Garde ta langue empoisonnée entre tes dents, espèce de serpent venimeux ! Bien sûr que ton pouvoir est inefficace ! Si je l'ai créée, c'est pour protéger la Terre du Milieu de tes assauts infâmes. Et le sacrifice aura lieu, mais elle sera seule. ' murmura la Dame des Etoiles.

' Seule…Tu aimes bien cet adjectif…création des elfes…Eh oui, car sans les elfes, tu serais muette, ma pauvre étoile, bel et bien muette ! C'est pourquoi l'Alquaeleni ne peut combattre seule…elle possède un nouveau-né cher à son cœur – un elfe, eh oui ! – qui souffrira à sa place. '

' Tu es ignoble, Morgoth, qui plus est très stupide ! Tu dévoiles ton plan avant même de l'avoir mis effectivement à l'œuvre ! '

' Mais tu ne peux protéger cet elfe, tu peux seulement la protéger, elle, avant qu'il ne soit trop tard. Mes jours sont comptés, Varda, et sans l'Alquaeleni, mon esprit se détériore tel un mort-vivant en quête de chair fraîche pour se repaître de son éternelle soif…' expliqua Melkor de sa voix effrayante.

Varda se sentit alors défaillir, tout comme la porteuse de l'Etoile-Cygne, elle commençait à perdre pied dans un monde où elle ne trouvait pas sa place. Les paroles affreuses de cet être lui lacéraient les tympans comme les cris stridents d'Ungoliant qui s'était jadis allié avec Melkor. Ungoliant, cette créature innommable, que les Valar n'auraient jamais pu façonné sans l'aide d'Eru, qui pensait que la présence d'insectes en Aman était une bonne chose. Mais ces infectes choses se multiplièrent, prenant comme territoire Eryn Lasgalen. Et déjà, l'ombre planait sur l'infortuné royaume, tel un sombre corbeau qui couvrait le ciel de ses ailes noires.

« TAIS-TOI ! » s'exclama-t-elle tout haut, et elle semblait visiblement paniquée. « Tu ne sais pas…Tu ne peux pas…Tu n'as pas le droit d'énoncer de tels propos ! »

' Des propos infects, infâmes, innommables, tout simplement cruels, n'est-ce pas ? Quelle étrange sensation, Varda, de ressentir ta peur…ta haine…ton dégoût…les valar ne sont-ils pas censés être impassibles face à l'oppression ? Car je suis l'oppression, ma belle et pure Etoile, l'oppression. Ne l'oublie pas. ' déclara Morgoth. ' Ne l'oublie pas…' répéta-t-il, et un rire aigu se fit entendre.

Et puis, le silence. Le silence complet. Varda tomba à genoux, et des larmes coulèrent sur son visage alors que le vent froid sifflait à ses oreilles. Contrairement aux elfes, et cela, la Dame des Etoiles venait de le découvrir, les valar pouvaient ressentir des émotions proches de celles des humains. Et lentement, elle leva les yeux vers le ciel, vers son royaume, d'où tombaient des milliers de flocons de neige. Mais cette fois, elle n'avait pas le cœur à cesser le flot ininterrompu de plumes froides qui fondaient une fois tombées au sol. Oui, il faisait froid, oui, elle était triste, et Nienna pleurait. Oh, combien de fois avait-elle pleuré depuis sa création, depuis que Melkor faisait souffrir la terre ? Mais cette fois-ci, ce n'était pas la pleureuse dont l'humeur changeait l'air du temps, mais bien Varda. Douce et solitaire Varda.

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La demeure d'Elilwë était grande et spacieuse, avec une multitude de couloirs qui menaient à des pièces toutes différentes mais décorées avec raffinement et délicatesse. Tout, en ce lieu, rappelait le style de Fondcombe, des candélabres aux meubles, en passant par l'imposante bibliothèque de la rôdeuse. Depuis qu'elle avait acquis cette maison, Elilwë ne cessait de rechercher de précieux ouvrages qui concernaient les contes et légendes de la Terre du Milieu, l'astronomie, la littérature et la généalogie. C'était donc une personne cultivée, qui savait parler plusieurs langues et en écrire certaines, car les alphabets, même les plus anciens, n'avaient aucun secret pour elle. En revanche, elle était incapable de cuisiner, de coudre, et cela même si sa vie en dépendait. La guerrière n'était pas femme avec qui se mettre en ménage…cependant, beaucoup de prétendants se présentaient à sa porte, en particulier de riches humains qui recherchaient une alliance avantageuse.

Mais elle ne voulait pas d'eux.

Tout ce que la jeune elfe recherchait était la paix. Un endroit où s'installer, seule, où elle pourrait subvenir à ses besoins sans l'aide financière de sa mère, des suivantes qui l'habillaient ou des domestiques qui lui préparaient son repas. Oui, cela serait parfait…la solitude, cependant, était un mal inguérissable, du moins en son cœur. Peut être allait-elle un jour trouver la personne qui lui serait chère, et la plus improbable qui soit, sans aucun doute. Mais sur le moment même, alors qu'elle tenait un pan de sa robe pour descendre les escaliers de sa demeure, elle était perdue dans ses songes, où elle retrouvait son père sur les rivages des Havres Gris, mais il disparaissait dans les brumes maritimes pour ne jamais revenir. Les quatre princes elfes, en compagnie de la famille royale et des hobbits, s'inclinèrent avec respect, car ils devaient honneur à la personne qui les hébergeait, et pour cela, indiquer qu'elle était, et elle seule, la maîtresse de maison.

« Bonsoir, Dame Elilwë. » murmura Legolas, et il baissa les yeux, ne voulant pas croiser ses iris noirs et toujours emplis de fureur et de haine. « Votre robe… » il balbutia et reprit ses esprits très calmement. « Vous…êtes superbe…divine… » murmura-t-il, croyant perdre tout le contrôle de ses pensées, de ses paroles et de ses gestes.

Il pensait ainsi s'accorder toute la grâce d'Elilwë et sa bienveillance . Du moins, c'est ce qu'il croyait. Mais la rôdeuse ne lui accorda pas un regard, passant chastement devant lui sans lui adresser la parole. Elle l'ignorait complètement, et ce petit air renfrogné qu'elle prenait en le voyant le rendait complètement fou. Lui qui n'avait jamais connu la douce mélodie de l'amour, il se sentait renaître en compagnie de cette fille des dieux qui ne l'aimait point. Deux millénaires étaient passés, mais il était à peine plus sage et plus impassible qu'un adolescent frustré de ne pouvoir accomplir ses désirs les plus fous. Luingil, Elladan, Elrohir et bien entendu Legolas observèrent la rôdeuse. Cette robe était absolument superbe. Et Legolas savait que l'elfe allait l'adorer, la porter avec noblesse et une belle stature qui la rendait si…

' Belle…Désirable…et je suis fou, et tellement pathétique ! Jamais elle n'a voulu de moi, et jamais elle ne voudra de moi…C'est si désespérant ! Ouvrez les yeux, Elilwë, je suis là, et je vous aime, je vous aime tant ! Mais vous marchez en aveugle, dans les ténèbres, mélancolique et solitaire…Comment faire apparaître un sourire sur votre visage imparfait…et pourtant parfait…un exquis mélange de défauts exécrables et de qualités superbes…et honorables…Ouvrez les yeux, regardez-moi…' songea Legolas, et les pensées se bousculaient dans sa tête avec rudesse.

Enfin, elle posa un regard sur Legolas, se perdant dans l'océan rebelle de ses yeux, comme Elilwë l'avait tant de fois fait, par le passé. Un vœu enfantin se fit en son cœur, et elle semblait se remémorer des évènements qui eurent lieu il y a bien longtemps, alors que la jeune elfe n'était âgée que de dix-sept ans.

' Il aura des lèvres rouges…' pensa la rôdeuse, et elle lança mentalement une pétale de rose blanche au vent, scellant ses paroles comme un ensorcellement. ' Et une peau pâle…un nez droit…des yeux bleus comme la mer…' trois pétales se mêlèrent aux flocons de neige de ses souvenirs et au scintillement des étoiles. ' …il sera gentil avec moi…doux…romantique…il m'aimera pour ce que je suis…et je l'aimerai pour l'homme qu'il est…et non pour son rang…et il aura des épaules droites et fines…et je serai la seule femme qu'il aimera jamais…et il n'existera jamais…oh non…jamais…' sa voix intérieure devint défaillante, et des larmes invisibles coulèrent sur son visage.

C'était un pacte, certes un peu futile, mais cela avait libéré la jeune elfe, à l'époque, des démons intérieurs qui la pourchassaient pour lui dire à quel point elle était odieuse avec tous ses proches, et en particulier des amants potentiels qui ne voulurent jamais d'elle. Alors Elilwë prit une rose blanche, et décrivit la personne de ses rêves avec exactitude. Chaque pétale détachée de la fleur signifiait un espoir perdu. Combien d'espoirs furent perdus, par la suite, alors qu'elle pensait avoir trouvé cette personne ? Elle écrasa une rose invisible en serrant le poing, et elle saigna abondamment…en songe, naturellement. Perspicace, la rôdeuse avait aussi compris que les valar, en particulier Melian, l'assistaient et la conseillaient, la poussant à prendre Legolas comme élu de son cœur. La décision des dieux était irrévocable, et elle allait s'y tenir. Si les valar pensaient que Legolas était son futur amant, alors son futur amant il serait, et peut être était-ce cette personne qu'elle recherchait…Celui qui allait voler son cœur pour ne jamais le reprendre…

« Bonsoir, prince Legolas. » répliqua Elilwë prestement, et elle alla saluer les trois autres princes avec droiture et politesse.

Cependant, lorsqu'elle prononçait leurs prénoms, elle ne mettait jamais autant de temps qu'avec celui du prince d'Eryn Lasgalen, et peut être était-ce intentionné de sa part, pour lui faire un signe, pour lui montrer ce qu'elle ressentait, la haine et l'amour mêlés formaient un sentiment bien singulier, une relation douce-amère ponctuée de moments d'accalmie, doux instants où ils partageaient tout, et des disputes, malheureusement fréquentes.

« Bien, installons-nous à table, si les présentations sont faites. » dit Merry sarcastiquement, et Frodon et Bilbon acquiescèrent, car eux aussi avaient été invités par Arwen en la demeure de la protectrice de Gondor.

Elilwë les mena dans les couloirs sombres du rez-de-chaussée, éclairés par seulement quelques candélabres. Enfin, ils aboutirent à la bibliothèque de la maison, là où avait été installée une table pour les invités, car la salle à manger n'était pas assez grande pour accueillir une douzaine d'invités, dont les suivantes, la gouvernante, et Nelë, qui servait Legolas. En revanche, si Arwen était présente, Elbereth ne l'était pas, car il était déjà tard.

« Voilà. Nous sommes ici dans la bibliothèque de la maison. C'est une collection d'ouvrages très rares…je recherche des livres sans relâche, en pensant trouver un jour un grimoire qui manque aux étagères de cette pièce. » expliqua Elilwë d'un ton froid, et elle assista Arwen afin qu'elle se déplace dans cette pièce un peu désordonnée, emplie de livres poussiéreux.

« Vous vous intéressez à l'astronomie ? » questionna Legolas en ouvrant un livre à propos des cartes célestes dressées au fil des siècles par les elfes et les humains.

« Bien entendu. C'est l'une des matières que j'affectionne le plus. Je possède un balcon au troisième étage, c'est la plus haute tour d'Alcarin, et elle est assez éloignée des lumières de la cité. Un scientifique y a jadis passé ses nuits à étudier le mouvement de certaines étoiles particulières, dont Carnil. Je nomme cela un observatoire à étoiles, et il n'y a que de mes appartements que l'on peut y accéder. » répliqua la rôdeuse.

' Un centre d'intérêt commun…En voilà une chose intéressante…Qui aurait cru que cet elfe sauvage lisait des ouvrages compliqués ? La rumeur était assez répandue, à l'époque, comme quoi les elfes des bois étaient plus…bohêmes…Bilbon a confirmé cette règle…ils aiment le vin et ne s'en privent pas. ' songea la guerrière, et elle invita ses compagnons à s'asseoir. ' Testons-le.'

Elilwë ordonna à une des domestiques qui se trouvaient dans la pièce d'apporter une des meilleures bouteilles de vin que la jeune elfe possédait dans sa cave. Un grand cru de Lacville, que les Laiquendi, elfes des bois, aimaient par dessus tout. En effet, le vin était une denrée rare, presque inaccessible aux basses couches de la société. En revanche, la bière était une boisson que tout le monde avait au moins goûté une fois. Et qu'en était-il de Legolas ?

« Voulez-vous du vin, ou autre chose, avant que nous passions à table ? » demanda la rôdeuse avec une certaine innocence, mais Legolas savait où elle voulait en venir.

D'accord, elle voulait jouer à ce petit jeu, eh bien il allait l'initier aux plaisirs secrets de la séduction, qui, dissimulée dans les ténèbres, n'était guère visible. Ni Elladan, ni Elrohir, installés aux côtés du prince elfe, ne remarquèrent la flamme dans ses yeux qui s'intensifiait d'heure en heure.

« Auriez-vous du saer-melui ? » questionna Legolas d'un air inquisiteur, et il ferma les yeux, savourant pleinement la portée de ses paroles – plutôt libertines, il fallait l'avouer.

Libertines, car la boisson dont parlait Legolas était un vin à la fois doux et sucré, mais avec un arrière-goût plutôt amer, à la manière des fruits rouges comme les airelles ou le cassis. Et le saer-melui était réputé aphrodisiaque, car les jeunes mariés en buvaient normalement la nuit de leurs noces.

« Du saer-melui, dites-vous ? Eh bien, oui, j'en ai, mais je comptais vous faire goûter un excellent vin des abords de Lacville, vous savez, la bourgade humaine proche de la capitale d'Eryn Lasgalen. »

« Du saer-melui serait préférable. Je ne suis pas très enclin à boire des vins qui me semblent vulgaires, et qui me rappellent que les gardes de mon père se sont faits attraper par maître Bilbon avec une boisson alcoolisée. » déclara Legolas, faisant référence à l'escapade de Bilbon en Forêt Noire, afin de retrouver le trésor de Smaüg le dragon.

« Oh, oui, prince Legolas, mais n'en soyez pas vexé. Ces gardes manquaient tout simplement d'esprit. Cependant, votre père n'a pas été très conciliant, du moins au début. Il m'a paru assez méfiant envers les étrangers, ce qui explique par là que l'Alquaeleni n'a pu trouver refuge en ce royaume… » répliqua Bilbon, et il ne put terminer sa phrase.

Arwen posa sa main sur son ventre, et les hobbits froncèrent les sourcils en voyant que la reine était souffrante. Elilwë se leva soudainement, ainsi que Legolas, et tous deux s'agenouillèrent devant la souveraine de Gondor, inquiets pour sa santé. Elladan et Elrohir virent eux aussi à leurs côtés. La fille d'Elrond posa sa belle main sur son ventre rebondi. La rôdeuse fut surprise de cette réaction plutôt calme face à la naissance imminente d'un enfant. La reine ferma les yeux quelques instants, attrapa la main de son frère et réprima un gémissement de douleur. Et puis, avec grande soudaineté, elle laissa un soupir s'échapper de ses lèvres, ouvrant les yeux avec brutalité. Un cri déchirant fendit l'air, et Arwen aurait pu s'effondrer au sol si la chaise où elle était assise ne la retenait pas.

« Arwen ? Arwen, ma Dame, répondez-moi… » murmura Elilwë en posant sa main sur le front de la reine, pour vérifier s'il ne pouvait rien survenir en défaveur de la santé de l'enfant.

« Valar…l'enfant…le travail est en marche, les contractions sont horriblement douloureuses…Je viens de perdre les eaux, Elilwë…L'enfant vient…il va naître… » marmonna la souveraine avec grande douleur.

Elilwë écarquilla les yeux, paniquée. Comment faire face à cette situation ? Comment aider la reine à accoucher de l'enfant ? Elle n'avait jamais eu affaire à ce genre de situation, car, étant une rôdeuse, elle n'avait l'expérience requise pour assister une femme en plein accouchement. Et elle sentit la main bienveillante de Legolas sur son épaule.

« Je vais vous aider, Elilwë, je vais vous aider, ne vous inquiétez pas… » murmura-t-il à son oreille pointue, causant des frissons qui parcouraient sa colonne vertébrale. « Aniròn, Elilwë, aniròn… » dit-il en terminant sa phrase, presque désespérément, et leurs mains se joignirent avec tendresse pour la toute première fois.