Chapitre Quatorze

NEFES

Un étrange souffle planait sur le palais du Taniquetil, alors que Varda, le cœur triste, priait de toute son âme, maudissant la liesse et la malice de Morgoth. Malgré les différents sorts et maléfices qui conjuraient le pouvoir innommable du frère de Manwë, rien ne l'empêchait de communiquer avec ceux qui formaient une entité commune avec son être. Il était vrai que les valar, en dépit de leurs différences, possédaient tous une branche commune dans leur généalogie qui remontait jusqu'à Iluvatar. Varda murmurait des paroles en une langue ancestrale, tentant vainement d'attirer l'attention de son créateur, mais cela sans aucun succès. Les appels de la Dame des Etoiles demeuraient à jamais sans réponse. Et quelle étrange sensation de se sentir seule au monde, tout comme ses filles, les Alquaeleni qui se succédaient au fil des millénaires, immuables au commun des mortels et immortels.

« Serait-ce si difficile de concevoir un êtreet de le protéger…sans mettre en péril la vie de ce nouveau-né qui ne fait que désirer le fruit d'un amour divin ? Mais son destin est à présent tracé dans les tapisseries de Vairë, elle devra mourir…Mais laquelle ? La froide Melanna, astre glacial mais au cœur doux comme la pluie qui tombe sur les plaines ? Ou bien la petite étoile Elilwë, qui ne demande qu'à vivre ? Elle veut aimer…Ai Iluvatar, si seulement vous écoutiez mes prières ! J'ai besoin de vos sages conseils… » chuchotait-elle d'une voix affligée, presque suppliante.

Manwë observait amoureusement son épouse, et ses sourcils noirs se fronçaient à chaque phrase tremblante de sa femme, celle que son frère Melkor convoitait tant…Ses yeux bleus comme le vent qui trouble les effluves mystérieuses de la mer étincelaient, songeant à la haine qu'il avait pour ce vala avec lequel il partageait tant de choses, avant la création d'Arda même ! Les ainur chantaient, indifférents aux joies et aux peines des dieux, qui semblaient par ailleurs assez dissemblables aux êtres qu'ils avaient créés. Leur voix pure emplissait l'air de mélodies et de chants aux multiples octaves, enchantant Melian et Nienna qui conversaient près des lampes elfiques alors que Vairë tissait inlassablement, en compagnie d'Ulmo, qui, exceptionnellement, s'était rendu sur le pic du Taniquetil. Tous attendaient le conseil qui allait bientôt avoir lieu, et qui devait fixer le sort du monde qu'ils avaient crée et les êtres qui le peuplaient. Mais cette fois, Iluvatar n'était plus là pour les assister ni pour apaiser l'antagonisme qui régnait au sein de toutes les communautés existantes. Les nains et les elfes s'abhorraient, les humains et les hobbits s'ignoraient cordialement, les orques haïssaient tout simplement la terre qu'ils emplissaient de leur vermine, et Morgoth détestait Varda, et l'aimait de toute son âme.

Tous ces sentiments se réunissaient en une foule de discorde et de haine qui jamais plus ne pouvait s'arranger. Les blessures du temps, certes immatérielles, ne guérissaient jamais. Melian observa longuement la silhouette de la Dame des Etoiles, qui, agenouillée devant une icône sans visage – celle d'Eru, ne devant pas être représentée par respect et humilité – priait avec ardeur et beaucoup de piété. La maia de l'amour fut attristée par cette scène affligeante, inspirant beaucoup de pitié, mais également de la haine. Oui, de la haine, de la colère, de l'amertume, pour une jeune elfe qui n'avait jamais demandé de naître telle qu'elle était, qui voulait vivre, vivre et aimer, vivre et concevoir, vivre et mourir heureuse, malgré la lourde tâche qui reposait sur ses épaules et l'accablait. Les ainur chantaient encore, leurs mélodies devenant languissantes, terriblement malheureuses, se plaignant de l'inutilité de la vie et du sacrifice sanglant que représentait la mort de l'Alquaeleni, du moins pour eux. Car ils semblaient certes muets, mais ils possédaient une conscience, et, comme la plupart des vala, même ceux qui avaient pris part à la création de l'Etoile-Cygne, ils désapprouvaient l'entité que formait la fille de Varda et de Manwë. Malheureusement, celle-ci était maudite à jamais, sauf par les personnes qui l'aimaient, la chérissaient et la désiraient pour ce qu'elle était. Deux personnalités distinctes, Melanna et Elilwë, si différentes et pourtant si semblables, étaient capitales pour la survie de toutes les civilisations de la Terre du Milieu. L'agacement s'empara très vite de Melian en songeant que la petite Alquaeleni, celle qui ne portait pas encore l'Anneau du même nom, se devait de souffrir pour une foule de gens qui avaient toujours craint sa famille.

« N'a-t-elle toujours pas terminé sa prière ? » questionna Vairë en laissant ses belles mains adroites vagabonder sur le métier à tisser. « Mon travail de fileuse me semble fort inutile aujourd'hui, alors que Melanna est en pleurs. » dit-elle en soupirant.

Varda écouta attentivement ces paroles, pensant alors que Vairë n'avait pas tout à fait tort. L'Alquaeleni, entité divine, possédait un sang magique qui coulait en ces veines, ce sang fort particulier qui la rendait unique. Oui, car unique elle était, ayant des défauts qui faisaient pâmer de désir un elfe, Legolas. Etrange chose que de voir un elfe – masculin, événement fort rare – aimer une immortelle aux particularités physiques et morales humaines. Et la pauvre Melanna pleurait, regrettant d'avoir été aussi dure avec sa fille par le passé, et pour une raison fort futile. N'étant pas le fruit d'un amour elfe, Elilwë était tiraillée entre la haine qu'elle avait pour cette mère peu présente et l'amour qu'elle vouait à une père qu'elle n'avait jamais connu.

« Melanna, en pleurs ? Qui aurait cru que cette femme insensible pouvait aimer cette fille dont elle voulait se débarrasser à tout prix ? » demanda Ulmo d'une voix apparemment haineuse envers l'Alquaeleni actuelle. « Elle a maintes fois tenté d'interrompre cette grossesse forcée…en se blessant mortellement ou en tombant de la falaise pour se noyer en mon royaume. Pourquoi avoir imposé ce mariage avec Fëagaer ? »

« Crois-tu que c'est facile d'être liée à un inconnu qui la désire charnellement ? Et cela à vie ? Enfin, Ulmo, je te croyais moins prompt à critiquer le fruit de nos pouvoirs combinés ! » s'exclama Nienna avec indignation, et Melian approuva tout à fait ces paroles.

« L'amour ne doit jamais être contraint, Ulmo. Mais tes matières favorites concernent celles de la mer, et pas celles du cœur, je suppose. Hélas, vous autres vala ne comprenez rien au désir et au pourpre qui monte aux joues du nouveau-né lorsqu'il aperçoit sa bien-aimée. Elilwë, notre petite étoile, a bien de la chance d'être ainsi convoitée…Ma pauvre Luthien a aimé ainsi, jadis, mais malheureusement, elle n'aimera jamais plus. » soupira Melian avec tristesse.

Luthien et Beren étaient tous deux morts, et même si leur souhait avait été, par le passé, d'être réunis dans l'au-delà, cela ne s'était réalisé que pour une très courte période, trop courte pour des souvenirs depuis longtemps perdus. Melian songeait souvent à la vie heureuse qu'elle avait eue avec son époux, sa magnifique fille et la belle Cité que son anneau protégeait. Tout cela avait été perdu, comme des larmes sous la pluie, comme un murmure dans le vent, comme les feuilles d'automne qui se perdaient parmi une tiède brise d'un mois de septembre, comme les neiges éternelles qui jamais ne rencontraient le soleil ardent d'Ariel. Parfois, elle se disait qu'elle ne méritait pas d'être à ce point accablée par les valar et cette manie de maudire tous les amours interdits, comme l'amour secret que vouait Legolas à Elilwë était proscrit par toutes les lois des eldar et des valar. Varda se leva enfin, attirant l'attention des immortels qui se trouvaient en ces lieux, et, avec majesté et arrogance, elle retira la cape qui protégeait ses épaules du froid mordant qui régnait dans la vaste salle du palais du Taniquetil. Ses cheveux d'un noir de jais tombaient sur ses épaules avec élégance, et sa peau pâle et fragile contrastait avec les vêtements noirs, parsemés d'éclats de diamant qui scintillaient à la lueur des étoiles et des cristaux elfiques.

'Les étoiles seront toujours d'une beauté inimaginable.' songea Manwë en voyant passer son épouse devant lui, sans lui accorder un regard, fière et belle, et également froide, comme elle l'était toujours. 'Mais Melkor la convoite, elle, ma femme, mon étoile chérie parmi toutes les autres…'

Le Maître des Vents, ou Sulimo, comme le nommaient certains, était enclin à la rêverie et à la paix, pensant un jour se retirer de cette immortalité divine où il se devait de paraître impassible et souverain d'Aman, et ce depuis le départ d'Iluvatar avec ses frères et ses sœurs, les ainur. Certains étaient restés, devenant des valar, des maiar ou bien demeurant des esprits-chanteurs à jamais. Ses cheveux noirs et ses yeux bleus étaient tristes, comme atteints d'une maladie invisible qui le rongeait, petit à petit. Comment une partie de sa chair avait-elle pu à ce point être dépravée par un simple chant de discorde qui s'était amplifié avec les années ? Melkor, hélas, avait depuis longtemps oublié ses origines et ce pour quoi il était né.

'Ne sois pas triste, mon frère.' murmura Morgoth, comme une réminiscence du passé, avant qu'il n'ait eu l'initiative de chanter selon ses propres idées. 'La discorde ne nous atteindra jamais, et je serai toujours là pour toi. Mon frère.'

Ces deux mots ne signifiaient plus rien au sein du conseil des valar, où tout semblait d'un blanc pur et immaculé, cachant néanmoins la saleté de la dépravation et de la corruption. Tout était traître, et seule restait fidèle l'Alquaeleni à Iluvatar. Melanna, parmi tous les êtres immortels, aimait et chérissait Eru, comme le père de son enfant, qui, comme tous les géniteurs des Etoiles-Cygnes successives, avaient été soit tués par l'ennemi, soit absents, soit désintéressés de leur progéniture.

« Bien, je pense que nous pouvons commencer ce conseil sans plus attendre… » marmonna Ulmo en se levant. « Yavanna et Estë viendront plus tard, quant aux autres, leurs tâches monopolisent leur attention et ils ne recherchent pas notre compagnie. Preuve que cette réunion est complètement inutile. » grommela le seigneur des mers d'une humeur maussade.

Varda n'ignora en aucun cas ce qu'il venait de dire, mais la lassitude venait de s'emparer de son esprit, et depuis la conversation avec Morgoth, son seul but était de détruire cet être abject, aux paroles infectes et à l'âme corrompue par le désir de tout posséder, les silmarils autant que les royaumes d'Arda et les êtres qui les peuplaient. Manwë rappela fermement son ami à l'ordre, car le couple divin d'Oiolossë se devait d'être grandement respecté ; leurs pouvoirs et leurs conseils étant très souvent de bon augure. Mais pour tous les valar, la création de l'Alquaeleni était une mauvaise chose, un événement fort malheureux qui restait dans les annales et les archives des elfes à jamais. Vairë tissait sans discontinuer, écoutant néanmoins les murmures peu approbateurs des êtres divins qui se trouvaient à ses côtés, songeant à leurs idées divergentes, leurs physiques opposés et leurs caractères antagonistes, elle-même ne trouvait rien de particulier à cette réunion.

« Pourtant, il faudrait que tout le monde soit présent. Nous parlons ici du destin d'Arda, et cela me semble important, tout de même ? Si personne ne veut prendre la parole, alors je puis me lever et m'adresser à vous tous. » déclara Varda de sa belle voix rauque, sombre et cependant forte.

Tous les valar et maiar acquiescèrent en baissant leur noble tête et fermant les yeux, laissant la parole à la Dame des Etoiles. Les ainur, quant à eux, se contentaient d'observer silencieusement la scène, muets et ne comprenant pas forcément la situation. Leurs pensées semblaient tristes, certes, mais il n'avaient pas la capacité de définir cet étrange sentiment qui rendait leurs chants malheureux et emplis de désespoir, alors que leur rôle était d'égayer les mornes jours de Varda en ces lieux.

« Il était une fois… » balbutia alors l'épouse de Sulimo, perdant tous ses moyens et semblant très émue des pensées qui l'accablaient sans cesse depuis des millénaires, depuis la naissance de son unique fille, objet de sacrifice. « Il était une fois…une étoile, que les valar voulurent créer pour protéger les nouveaux-nés qui y vivaient…Aulë vint à fabriquer des êtres robustes, les nains, et ce peuple naquit les petits hobbits… » murmura-t-elle. « Les petits hobbits découvrirent que…des elfes engendrèrent une espèce monstrueuse, les orques. Toutes ces civilisations vivaient dans la paix, entrecoupée de nombreuses guerres qui ne menaient à rien. Et les valar, les dieux, décidèrent d'envoyer un esprit divin afin de préserver les peuples qui, malgré tous leurs défauts, se devaient de demeurer sur Arda à jamais. La lassitude s'empara des elfes, qui quittèrent un à un les rivages de la Terre du Milieu, laissant la petite étoile seule au monde, dans un océan de noirceur infini. L'esprit divin devint une femme, bien singulière, différente de ses ancêtres, car elle avait cette fougue et ce courage qui lui donnaient des particularités dissemblables à celles des elfes… » continua la valie. « La petite étoile devint grande, devint belle et intelligente, mais cachait tout de même ses rares qualités sous une carapace dangereuse et indestructible, comme l'était la volonté de Melkor et de son vassal Sauron. »

« Certes, mais je vois où tu veux en venir, Varda ! » s'exclama Melian avec colère. « La petite étoile n'a pas le droit d'aimer, n'est ce pas ? Elle doit se soumettre à ta volonté, alors que tes pensées sont tout aussi claires que les miennes, tu veux la sauvegarde de l'Etoile-Cygne et du nouveau-né qui l'aime. Mais tu ne peux te résoudre à maudire une chose que tu as toi-même créée, en compagnie des vala principaux. Alors, tu sacrifies ta propre fille à Morgoth le Sombre, sans te soucier de sa vie, de ce qu'elle pense de cette…infamie…de ce sacrifice. Car sa mère va bientôt offrir son anneau à sa descendante, la condamnant d'avance…Ne crois-tu donc pas qu'Elilwë a assez souffert d'être rejetée d'un monde ingrat ? » questionna la maia en se tournant vers les autres protagonistes. « Ne crois-tu pas qu'assez de sang a déjà été versé pour la sauvegarde de tous ces peuples qui n'ont de cesse de se disputer indéfiniment ? Ne crois-tu pas que les elfes méritent qu'on les laisse combattre eux-mêmes un mal ? Le mal est à l'intérieur, ce n'est pas Morgoth, les orques ou les uruk-hai les ennemis, mais bien les pensées des elfes, des humains, des nains et des hobbits ! Les elfes quittent comme des lâches le fondement de leur civilisation pour aller se prélasser éternellement aux Terres Immortelles, laissant la Terre du Milieu à des vautours carnassiers, les humains ! Quant aux nains, ils ne pensent qu'à extraire les bienfaits de Yavanna et de Vana, sans se soucier de la destruction de la nature, des arbres, et des entrailles de la terre ! Les hobbits sont joviaux, innocents, et ils ne savent pas quelles horreurs les attendent ! » s'écria-t-elle alors que sa voix résonnait dans la vaste salle du palais. « Tu n'as aucune idée, Varda, aucune idée de ce que vit ta chair en ce moment même. Ses veines où coule ton sang deviennent plus fragiles ! Son cœur est brisé par les aventures, les nuits passées avec des inconnus. Et elle…la seule chose qu'elle peut faire, c'est observer le plafond en attendant que ces genres masculins abjects aient fini d'assouvir leurs besoins primitifs ? L'amour ne se vit pas dans la douleur ! Et jamais, oh non, jamais, tu n'as connu la souffrance, très chère…JAMAIS ! » s'exclama-t-elle enfin d'une voix fière, arrogante, impétueuse comme le royaume d'Ulmo, l'océan en tourmente et la tempête qui s'annonçait à l'horizon. « Jamais… » murmura-t-elle pour conclure, et Melian savoura pleinement la gravité de ses paroles.

Silence d'outre-tombe. Un silence tellement paisible que tous les êtres présents purent apprécier le doux souffle du vent maritime qui traversait souvent cette immense salle froide. Ulmo eut presque l'impression d'entendre les mouettes crier, tant ce doux zéphyr l'apaisait. Mais cela n'était qu'une illusion, une simple illusion, rien de plus…Rien de plus. Plus un mot ne fut dit. Varda baissa la tête, soupirant avec agacement, car les paroles de cette jeune maia, malheureusement veuve de son époux Thingol, touchèrent particulièrement ceux qui avaient participé à la création de l'Etoile-Cygne. Certains commençaient à douter, d'autres préférèrent se taire, et quelques rares valar déchaînèrent la fougue et l'ardeur qu'ils avaient en eux.

'Mais est-ce réellement une solution ? Devons-nous abandonner l'Alquaeleni à son triste sort ? Devons-nous la sauver ? Ah, je ne sais que décider. Et pourtant, Varda n'a pas tout à fait tort, nous n'avons pas le droit de…d'intervenir dans les choix et les destins des vivants. Cela n'est pas notre tâche, et depuis la venue des nouveaux-nés, nous nous contentons d'observer. Tels des lâches…' pensa Manwë avec inquiétude.

La porte de la grande salle s'ouvrit avec grand fracas, surprenant les ainur qui s'étaient réunis dans l'hémicycle. Leurs yeux s'écarquillèrent avec appréhension, mais ils ne firent rien, comme à leur habitude, s'inclinant devant les dames Yavanna et Estë, accompagnées de leurs servantes, quelques maiar de peu d'importance. Avec révérence, elles s'inclinèrent toutes deux devant Varda et Manwë.

« Vous êtes en retard. » reprocha Ulmo d'un ton hargneux. « Vous auriez dû assister à cette réunion, ce qui s'y disait était particulièrement intéressant… » murmura-t-il en fixant ses yeux bleus sur Melian, crispant ses mains palmées sur les accoudoirs de son siège.

En vérité, il n'approuvait pas les décisions de Melian, mais il lui fallait rester quelque peu neutre pour respecter les dires d'Iluvatar. Rester calme, en toute situation, laisser son cœur parler pour lui, ne jamais contredire ce que les autres disaient. Difficile tâche que d'être un immortel, et Ulmo pouvait parfaitement comprendre ce que vivaient les elfes, éternelles créatures devant demeurer parfaites. Ce qui n'était pas forcément le cas, comme il allait le découvrir par la suite.

« Allons, Ulmo, ta mauvaise humeur risque de m'être contagieuse si tu continues à m'importuner de la sorte. Reste tranquille, je n'ai peut être pas assisté à l'admirable discours de Melian, mais je comprends à peu près la situation. » rétorqua Yavanna avec insolence.

« Je ne suis pas de mauvaise humeur, très chère Yavanna, mais Melian ne cesse de contester l'ordre établi. » déclara Ulmo en essayant de se justifier. « Elle doit le respect aux valar avant tout. Nous sommes les envoyés d'Eru, et je ne vois pas en quoi elle se permet de…nous trahir ainsi ! » pesta-t-il avec rudesse.

« Cessez de vous disputer comme un vieux couple ! » s'écria Melian, visiblement agacée de toutes ces joutes verbales où les valar, tels des enfants, s'insultaient littéralement. « Yavanna, merci de prendre mon parti, mais je peux me défendre toute seule. Je suis toute seule depuis la brillante décision de Varda… » marmonna-t-elle en faisant référence à la dame des étoiles qui décida de lui retirer sa fille, puis son gendre, puis son époux.

Tout du moins, elle n'avait rien fait pour empêcher leur mort. Rien. Passivité complète, et si Varda ne faisait rien pour préserver la vie d'Elilwë, de Melanna et du nouveau-né épris de sa fille, le drame allait se répéter, avec une intensité telle que Melian craignait une révolte des ainur, qui, malgré le fait qu'ils étaient muets, n'en pensaient pas moins. Oh oui, et ils pensaient des choses ; songes innommables, rêves que personne ne pouvait imaginer tant ils semblaient affreux à supporter.

« Rhétorique, paroles dissimulées…Oh, par Iluvatar, ne pouvez-vous pas vous parler en toute franchise, sans craindre les réactions des autres ? » demanda Estë d'une voix toujours douce.

Prenant un pan de sa robe d'un gris argenté, elle s'avança au devant de Manwë, s'agenouilla en signe de respect, puis leva la tête. Nienna fut éblouie de ce regard insistant, tellement beau, presque implorant. Manwë ouvrit les yeux, ses cheveux noirs cachant son visage, observant d'un air maladif tout ce qui l'entourait, des colonnes de marbre de cette grande salle majestueuse aux maiar et valar qui le regardaient avec insistance. D'un geste rapide, il se leva de son trône et releva Estë avec tendresse.

« A présent, vous allez tous vous taire. Je parle en ce moment même, je ne veux point que quelqu'un m'interrompe, pas même toi, mon étoile. » ordonna-t-il d'une voix calme et mesurée en s'adressant à Varda. « La situation n'est pas catastrophique, cependant, il nous faut prendre une décision au plus vite, sans quoi l'Alquaeleni et son héritière dépériront inexorablement. » dit-il en marchant lentement, arpentant de ses pas les dalles de marbre veinées de noir.

Oh, comme il était majestueux…Comme il était royal, beau, courageux, sage ! Il avait toutes les qualités, et pourtant, il avait du mal à réaliser vraiment ce qui se déroulait en le cœur de son épouse, en le cœur de Melanna, d'Elilwë, et de Legolas. Jeune nouveau-né qui avait de l'expérience pour l'amour charnel, mais qu'en était-il de l'amour spirituel ? Celui que tous les elfes recherchaient ardemment, jusqu'à en mourir ? Mais comment pouvait-il… ? Comment pouvait-il imaginer l'amour ? Que pouvait-il en savoir, lui qui n'avait jamais aimé qu'une seule personne ? Elbereth acquiesça aux paroles de son époux, et le laissa réfléchir en paix, sans s'interposer. Comment… ? C'est ce qu'ils appelaient le rythme de l'océan, des vagues qui se retiraient de la plage de sable fin, alors que les nuages étaient bas, noirs et menaçants, et que l'orage se prononçait au-dessus des Havres Gris. Manwë n'était plus que l'ombre de lui-même, comme son frère, comme le roi Thranduil ayant perdu son épouse, il avait l'impression, parfois, de perdre l'esprit, de devenir fou, fou de rage, fou d'amour, voulant tout et rien à la fois. Il voulait l'envie, la luxure, ce besoin irrésistible de serrer sa froide femme dans les bras, de l'aimer aussi passionnément qu'un elfe l'aurait fait, de lui susurrer de tendres mots dans le creux de sa nuque, caressant ses cheveux, son visage, ses lèvres. Hélas, cela ne lui était en aucun cas permis. Une fois, il avait fait l'amour avec Varda, mais ce n'était que pour concevoir l'Alquaeleni. Nuit d'amour forcée, où la dame des étoiles quitta très vite le lit de son mari pour se repentir sottement de son pêché, car le désir charnel était considéré comme une faute très grave. Chaste et pure, voilà l'illusion que se donnait la dame des étoiles, voilà cette façade froide et parfaite qu'elle avait petit à petit légendée jusqu'à en faire un mythe. Un simple mythe.

« Jusqu'où peut aller l'amour, Melian ? » questionna Manwë. « Comment un amant considère-t-il sa compagne après avoir partagé des moments intimes ou non en sa compagnie ? Comment réagit-il selon les actes de sa maîtresse ? » demanda-t-il simplement, d'une voix toujours aussi calme.

'Pourquoi ces questions, Sulimo ? Où veux-tu en venir ?' songea Melian en fronçant les sourcils, mais néanmoins, elle se sentit obligée de répondre. 'Bon, je me lance, peu importe si les réponses sont inexactes…Tentons de le convaincre. »

« Cela dépend des individus, Manwë, rien de plus. Certains peuvent supporter un cœur brisé, comme d'autres peuvent en mourir…Je n'ai aucune réponse vraiment précise, je peux seulement affirmer que le nouveau-né qui aime Elilwë l'aime profondément. Il en vient même à l'adorer, à la traiter comme une déesse, la couvrant de cadeaux somptueux. Mais le plus beaux des présents pour notre protégée serait de découvrir, une fois pour toutes, l'amour. N'as-tu jamais rêvé d'aimer, mon ami ? » questionna Melian à son tour, et elle se contenta de sourire, l'air satisfait, car elle avait en effet touché un point sensible.

Aimer. Il aimait, certes, mais c'était un amour platonique, terriblement ennuyeux pour son esprit qui désirait plus. Beaucoup, beaucoup plus. Varda se refusait malheureusement à lui, allant chastement prier pour pardonner ses fautes à un Iluvatar absent, considéré comme mort. Pourquoi implorer le pardon à un esprit-créateur qui ignorait ces appels incessants ? Cependant, Manwë ne répondit pas à la question de la maia, préférant éviter d'aborder ce sujet pointilleux devant tous les valar.

« Et quel est le nom du nouveau-né qui s'est épris de notre protégée ? » questionna Estë. « Il doit bien avoir un nom, un rang, ou quelque chose…Est-ce un rôdeur comme les hommes qu'elle commande ? » demanda-t-elle avec beaucoup de curiosité.

« Oh, un rôdeur, oui, il l'a été, par le passé, du moins…Mais c'est un elfe des bois, un prince fort noble et fort…enclin à séduire… » répliqua Melian. « Mais il a besoin d'une femme qui le serre dans ses bras, il a été privé de la présence d'une mère. » s'empressa-t-elle d'ajouter, afin de justifier le comportement justement peu noble du serviteur des forêts.

« Bah, ce n'est qu'un vivant parmi d'autres…il ne changera pas le cours de l'histoire, pas plus que notre petite étoile Elilwë. Ils ne changeront rien, et de cela j'en suis certain… » grogna Ulmo.

« Mais la certitude est un bien vague mot, mon cher ami. » dit Varda avec soudaineté, et Manwë leva la tête en entendant la voix insensible de son épouse. « Ce n'est qu'un mot. Comme tu dis si souvent que les vivants ne sont que des gouttes d'eau douce comparées à l'immensité de ton royaume, l'océan salé et amer où tous les elfes s'aventurent, sentant que leur temps est révolu en Terre du Milieu. Mais il demeure encore de l'espoir pour notre petite étoile, il peut encore traverser Ekkaïa sans elle, et tout rentrera dans l'ordre. » déclara-t-elle avec une once d'espoir.

Et ce fut la débandade. Melian se leva, furieuse, et derrière elle se trouvaient Estë, Yavanna et Nienna, qui contestaient depuis trop longtemps déjà le vouloir du couple divin. Chacune à leur tour, elles se justifièrent quant à préserver la vie sentimentale de l'étoile, et beaucoup des valar qui se trouvaient à leurs côtés approuvèrent en hochant la tête. Un murmure de discorde se fit aussi entendre parmi les ainur qui assistaient passivement au concile de leurs supérieurs, autant en intelligence qu'en pouvoirs divers.

« Elle a besoin de lui ! » s'écria une des valier. « Sans lui, elle ne pourra pas accepter l'anneau Alquaeleni, il lui faut une raison de survivre ! Cet amoureux des forêts est précisément le mâle qu'il lui faut pour la maintenir en vie ! »

« Non, nous ne pouvons pas nous permettre les sentiments en des temps si sombre. Elilwë a passé tellement de temps seule, à voyager, combattre ou étudier que la présence d'un amant à ses côtés ou non ne changera rien ! » s'exclama un vala qui n'était pas du tout d'accord avec la valie.

Soudain, Manwë leva sa main, à la manière d'Iluvatar qui intimait l'ordre aux ainur de cesser de chanter. Mais ce n'était pas pour remettre Morgoth et son chant de discorde à leur place, mais bien pour arrêter ces disputes incessantes et qui ne menaient strictement à rien. Tels des enfants, les valar pouvaient parfois s'entendre à merveille et parfois posséder un caractère exécrable et les rendant obtus à toute forme d'idée qui différait de leurs pensées les plus intimes. Tous se turent, enfin, baissant la tête honteusement, attendant le blâme de leur seigneur le plus puissant, qui se révélait être quelqu'un de calme, de paisible, et qu'il valait mieux s'attirer ses faveurs plutôt que son courroux.

« Paix ! Paix, mes amis, s'insulter ou essayer de convaincre tout le monde du bien fondé de ses illusions n'est pas la solution. Il nous faut réfléchir calmement au destin de la Terre du Milieu et de celui de Melanna, la pauvre enfant. Elle dépérit, et, jour après jour, sa santé s'amenuise, et en même temps celle de sa fille. Varda, mon étoile chérie, n'essaye pas de rallier tous les valar à ta cause. Ils ont leurs propres pensées et ont le droit de les énoncer librement. Yavanna, Nienna, Estë et Melian, veuillez vous taire quelques instants, laissez les autres parler et ne contestez pas les ordres de votre reine. » et pour toute réponse, les quatre valier s'inclinèrent pompeusement, parodiant le noble raffinement de Varda. « Et toi, Ulmo, mon ami, cesse de démontrer que tu as mauvais caractère. Déchaîne tes humeurs sur la mer, mais pas sur tes frères et sœurs, je te prie. »

« Hmpf ! » pesta Ulmo, démontrant bien qu'il pensait n'avoir rien à faire en ces lieux. « Toi, mon frère. » dit-il. « N'as-tu jamais pensé que l'Alquaeleni était une bonne chose ? » questionna-t-il.

Oh, non, pas cette question ! Que devait-il répondre ? Comment devait-il répondre ? Par quels mots, sur quel ton, par quels moyens pouvait-il justifier légitimement sa réponse, sans s'attirer le courroux d'un parti ou de l'autre ? Devait-il réellement répondre à cette question ? Plus aucun mot ne fut dit ce soir-là, et les ainur chantèrent, le cœur mélancolique, l'humeur maussade, alors que Nienna pleurait, versait les larmes d'Elilwë, la rejetée, étoile abandonnée par toutes les autres. Et heureusement, une petite feuille était là pour l'assister quoiqu'il advienne de son destin ou du futur commun qu'ils pouvaient avoir.

'Jamais…' songea Manwë, admirant la chaste étendue du ciel étoilé, dépourvu de toute sensualité, et, en se retournant, il vit son épouse prier. 'Jamais, oh non, jamais, nous n'aurions dû la créer. Ce n'était qu'inconscience.'

Et inconscient il demeura, perdu dans l'immense océan noir parsemé d'infinies étincelles, qui, aussi froides que neige, scintillaient. Toujours et encore, les étoiles scintillaient. A jamais.

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Le vieux sage parlait. Murmures du désert, pâtisseries au miel et thés à la menthe se réunissaient sous une tente aux couleurs crépusculaires, chaleureuses et certainement orientales. Souvenirs, réminiscences d'un passé malheureux, regrets d'une personnalité froide, qui avait besoin de conseils. Ou la joie qu'elle éprouvait lorsque l'heure de la délivrance arriva, délaissant Arwen, qui tenait le petit prince Eldarion dans ses bras – cette joie lui offrit tout ce qu'elle demandait : le bonheur. Mais ce qu'elle recherchait avant tout était une raison de survivre, une raison pour demeurer auprès de sa famille, de ses amis, des êtres qui lui étaient chers et qui demandaient un peu de son affection.

Rêves de maternité, une grossesse passée en Ithilien aux côtés d'un époux imaginaire, une petite fille aux cheveux noirs et aux yeux bleus qui rechignait à finir son potage aux légumes, petit garçon belliqueux qui apprenait en compagnie de son père l'art complexe de l'archerie, établissement sur l'archipel de Tolli Ithil, lieu de naissance d'Elilwë, lambeaux de terre sacrifiés à cause d'un être égoïste et marginal qui portait le sceptre à cette époque. Songes d'enfants, alors que sa mère la serrait tendrement dans ses bras, sous l'œil attendri de son père, son défunt père parti au-delà de l'océan, cet océan qu'il aimait tellement, délaissant parfois son épouse, comme Aldarion laissait sa fille Ancalimë et sa femme Erendis. Rien n'aurait pu remplacer, en son cœur, les cris des mouettes, les rires des enfants et le doux clapotis de l'eau lorsque la nef voguait sur des eaux calmes d'un bleu turquoise, une fin d'après-midi de juin. Le feu de bois qui crépitait, les flammes dansant sur le visage d'un Radagast fatigué mais heureux d'avoir accompli un si long voyage. Le sourire réconfortant de Gandalf le Gris, la sagesse de Gandalf le Blanc, l'intelligence perdue de Saroumane, tout ceci se réunissait en son cœur, en son esprit. Viol d'une adolescente perdue, massacre d'un village entier, deuils discontinués de compagnons d'armes, amants promis à d'autres femmes. Heureux ou malheureux, ces souvenirs restaient, malgré les larmes, malgré les regrets, malgré l'amertume de n'avoir guère pu faire plus pour son royaume d'adoption.

Un vœu, pétales de rose voletant au zéphyr, souhait d'amour, souhait d'un elfe qu'elle croyait n'exister que dans ses rêves. Boule de Suie, petit chaton fier et conquérant qui partait à la découverte des couloirs sombres de sa maison. L'autorité de la petite Elbereth, qui, malgré son caractère, était une fillette câline qui aimait offrir de la tendresse aux cœurs blessés.

'Nefes…' disait le vieux sage. 'Nefes, autant que tu le peux, étoile. Pleure sous la pluie, brûle sous le feu, souffle dans le vent, oublie ta peine. Tu trouveras ce que tu recherches là où ton cœur réside. 'Nefes.' disait-il avec sagesse.

Combien de fois n'avait-elle pas cherché à suivre ce conseil, malgré ses obligations ? Insistances d'un prince parfait cherchant à l'épouser, l'affection d'Elladan, l'amitié d'Elrohir, le désir de Legolas et l'admiration que Frodon pouvait avoir pour elle. Les questions intelligentes d'Elanor, son sourire, son être entier aspirait à la vie, comme la rôdeuse aspirait à la vie – à la petite vie qu'elle tenait dans ses bras, le prince de Gondor qui, croyant être dans les bras de sa mère, cherchait, la bouche ouverte, à téter le sein. Les railleries de ces chers Merry et Pippin, le mauvais caractère de Gimli, son entrain et sa bonne humeur dans les moments – même pénibles, le côté paternaliste d'Elrond. Aurait-elle voulu perdre tout cela ? Tous ces instants précieux réunis en sa mémoire l'aidaient à survivre, mais pour combien de temps encore ?

'Vous savez quoi ?' demanda la voix enfantine d'Elanor. 'J'aime votre compagnie. Vous êtes belle quand vous souriez.' une voix tellement innocente, tellement naïve, comme la rôdeuse lorsqu'elle n'était qu'une petite fille.

Poupée de chiffons, poupée ensanglantée, épée de bois, épée ensanglantée. Deux côtés d'une même entité, tendresse se mêlant au sang des morts, au sang du passé, au sang qui souillait son cœur, au sang qui déshonorait sa famille. Une enfant et une femme. Ou bien une adolescente, juste une adolescente, qui cherchait à cacher sa poitrine pour ressembler à ses camarades de jeu, qui cherchait à se débarrasser de sa longue chevelure pour partir au combat comme un garçon. Comme un homme. Insultes adressées à un chef orque, plaies béantes assénées à un ouargue en furie, boule de neige et boule de suie. Toute sa vie reposait tout de même sur ces trois mots : 'Et si jamais…'

Trois futiles mots, qui ne représentaient rien, qui ne servaient à rien. Mais…Si le destin avait été fait autrement ? Aurait-elle été libraire, à Minas Tirith ? Princesse choyée et libre, dans les bras de Legolas ? Sœur d'armes et amante aux côtés d'Elrohir ? Epouse soumise, obéissant à Luingil ? Ou bien célibataire, chaste prêtresse de Varda ? Toutes ces questions restaient en suspend. Cependant, le monde eût été changé si elle n'avait pas possédé cette volonté, cette rage de vaincre, cette fureur, cette étincelle en elle qu'il suffisait de déposer au vent pour mettre le feu aux poudres. Le Gondor n'aurait pas été le royaume qu'il était aujourd'hui, Arathorn n'aurait guère épousé Gilraen et Finduilas serait toujours en vie. Certes, le destin d'une civilisation toute entière ne dépendait pas des actes d'une seule personne, mais une seule personne pouvait influer ce destin, par une action considérée comme inutile mais qui changeait tout de même le cours de l'histoire, Vairë tissant autre chose de ce qu'elle avait espéré sur ses tapisseries, sourire d'une Melian transie d'un amour perdu. Elle revoyait en Elilwë sa défunte fille, malgré leurs différences et cette manie plutôt exécrable à s'attirer des ennuis, sans aucun doute.

'Nefes…' murmura le vieux sage en lançant de la poudre inconnue sur les flammes dansantes du foyer, marmonnant quelques incantations incompréhensibles, afin de s'attirer la faveur des dieux.

Et comment pouvait-elle s'imposer dans une société où une femme était considérée comme inférieure, comme reproductrice d'une espèce ? Et si les femmes se révoltaient ? Si elles décidaient de ne plus concevoir et d'avoir les hommes à leur merci ? L'équilibre serait alors renouvelé, de chaque côté de la balance, il y avait égalité. Et les dés étaient jetés. Mais jamais, cela n'allait se réaliser, pour beaucoup de raisons, autant l'état d'esprit des hommes que celui des femmes, car leur intelligence à elles était de ne pas insister, de se taire et de penser en silence, ce qu'Elilwë n'arrivait pas à faire, malgré les reproches des genres masculins. Soudain, un râle de mort la ramena à la dure réalité, celle de l'odeur de la mort qui planait sur le champ de bataille, les cadavres, autant orques qu'humains.

Les flèches qui sifflaient à ses oreilles, les lames étincelantes et tachées de sang qui virevoltaient dans les mains expertes des guerriers, les arcs chantant, maniés avec précision par les elfes. Les cors ennemis et les coursiers noirs qui planaient au-dessus de sa tête, les cris de désespoir des alliés. Et, devant elle, le seigneur Mablung s'effondra, et, à ses côtés se trouvait Azog, l'infâme Azog, un sourire aux lèvres. Tout semblait tourner autour d'elle, tout semblait se perdre, tourner au ralenti, comme la lente et douce agonie qui prenait son compagnon d'armes et ancien amant. Peut être que faire l'amour avec un homme était un moyen d'oublier tout ce qui se déroulait à l'extérieur ? Une larme coula le long de son visage, la main de Mablung trembla quelques instants, puis s'immobilisa. Ses yeux restaient figés, ouverts sur le monde de l'au-delà, comme qui dirait observant le ciel. Elle avait déjà perdu quelqu'un, un être qui lui était immensément cher, et Legolas allait mourir si elle ne faisait rien, Legolas allait également mourir si elle intervenait auprès des orques. Quelques minutes auparavant, une flèche destinée à la rôdeuse se ficha dans l'épaule de l'archer elfe, et, alors qu'il la retirait, réprimant un grognement, il cligna des yeux.

Du poison.

La pointe de la flèche était noire, enduite d'un liquide visqueux et sombre, synonyme de la mort. Peste étaient ces orques, ils n'avaient aucun honneur et encore moins d'humanité, mais cela faisait bientôt plus de quatre âges qu'ils sévissaient en Terre du Milieu, sous le regard indifférent des valar. Ces dieux immortels qui se souciaient peu du commun des mortels, ces éternels êtres, subordonnés à un Iluvatar absent, laissaient les vivants s'occuper de leurs différends, en dépit de la présence de Morgoth sur leurs terres, le prince des ténèbres qui observait d'un air satisfait la descente aux enfers de Legolas, sa souffrance intérieure et le poison qui coulait peu à peu en ses veines, agonie incommensurable, renforcée par le sourire narquois d'Azog qui le tenait prisonnier, entouré d'officiers ennemis tout aussi heureux de la douleur d'autrui. Bêtes sans foi ni loi, bêtes sans cœur, êtres primitifs qui combattaient pour le sang – pour le sang et les cadavres. Tels des charognards, ils piétinaient les corps sans vie des soldats qui avaient trépassé, montrant que, même après la mort ; ils pouvaient se montrer cruels. Et Legolas ferma les yeux, pinçant ses lèvres, ne comptant rien dire à ces traîtres, qui, dans les anciens temps, avaient possédé des esprits admirables d'elfes, esprits à présent dépravés et corrompus. Il observa Elilwë, qui se tenait, triste, le fixant avec chagrin, à quelques mètres de lui. Mais pourtant, elle ne pouvait l'atteindre, sinon la lame qui se trouvait sur le cou du prince se mettait en mouvement, fendant l'air et la vie de l'archer elfe. Leurs yeux étaient emplis de larmes, ils savaient qu'ils ne devaient pas bouger, qu'ils ne devaient pas parler. Inaccessibles l'un à l'autre.

'Je n'en vaux pas la peine, Elilwë, je vous en prie…' songea Legolas en observant la rôdeuse d'un air insistant. 'Sauvez votre vie, sauvez ce qui vous reste. Le Gondor a besoin de vous ! Il a besoin de vous !'

La jeune elfe sursauta lorsque l'un des orques planta une lame dans la jambe de Legolas. Celui-ci broncha à peine, supportant la douleur autant qu'il le pouvait alors que chaque battement de son cœur était de plus en plus défaillant. Elilwë ferma les yeux, crispa ses deux mains sur son épée, et le sang coula. Ce sang de haine, ce sang de rage, ce sang qui l'incitait à se battre, encore et encore, telle Eowyn, qui, ayant pris l'identité d'un certain Dernhelm, pourfendit le roi-sorcier, avec toute sa volonté de femme.

'Et moi, de quoi ai-je besoin, Legolas ? DE QUOI AI-JE BESOIN ?' hurla-t-elle mentalement. 'Le Gondor m'importe peu, en ce moment. Vous croyez que vous ne valez rien à mes yeux ? Vous croyez que je…que je n'ai pas de cœur ? Que je suis une vierge sans émotions ? Pitié, Legolas, épargnez-moi votre héroïsme. Vous ne voulez pas mourir, et moi non plus…je ne veux pas…je ne veux pas mourir, je ne veux pas supporter un deuil de plus…Pas le vôtre, je vous en supplie…

'Mais je suis déjà perdu, Elilwë. Vous vous souvenez, aniròn ? Ce mot, je le regrette, parce que j'ai parfois l'impression de vous désirer, oh, de vous désirer tellement, mais ce n'est que physique. Je…suis un misérable. Je suis un lâche. Je vais mourir, et rien ne pourra changer cela.'

'Pensez à Mablung, alors. Lui n'est pas mort en vain. Il est mort pour nous, il est mort pour le Gondor, pour le poste-frontière qu'il défendait. Je dois honorer sa mémoire, je dois vous sauver, quitte à perdre ma vie. Quitte à perdre tout ce qui m'est cher…' songea-t-elle. 'Je ne veux pas…non, je ne peux pas…'

« NON ! » s'exclama-t-elle, alors que le vent mouvait ses cheveux noirs de jais, cachant son visage empli d'une volonté, oh, d'une telle volonté… « Relâchez-le. » grogna-t-elle. « Relâchez-le maintenant. Maintenant. » ordonna-t-elle aux orques. « Vous me voulez, alors venez me chercher. » déclara Elilwë en lâchant son épée.

Les adversaires s'approchèrent craintivement de cet être fragile. Soudain, Azog, leur chef, les arrêta. Posant ses mains sur les avant-bras de ses subordonnés qui avançaient vers la rôdeuse, il avança d'un pas, toisant l'elfe du regard. Cependant, il savait que c'était trop facile. Mais, sa nature d'orque étant trop forte, il ne put s'empêcher de trouver cette proie alléchante – sans mentionner plus belle que celles qu'il avait prises dans le passé. Oh oui, délicieuse immortelle qui s'offrait à lui, et, dans la perversité de son esprit corrompu, il se prit à la désirer, alors qu'il tournait autour de la guerrière, admirant ce qui serait bientôt à lui.

« Tu es jolie… » susurra-t-il à son oreille, et il se mit derrière elle, posant fermement sa lame sur son cou. « Je pourrais bien te garder pour moi, rôdeuse. Te prendre… » dit-il avec aversion. « Te faire souffrir, et je veux te voir supplier devant moi, supplier pour te torturer plus encore. » grogna-t-il. « Ne t'inquiète pas. Si je te fais mal, cela sera normal. Le plaisir et la douleur sont liés, inévitablement… »

Elilwë déglutit avec aversion. Savoir que le souffle brûlant et désagréable d'Azog lui harcelait la nuque lui parut une situation inconfortable – dangereuse même – mais elle n'avait pas peur. Sa vie ne valait rien face à celle de Legolas qui se débattait afin de tuer cette effroyable créature sur le champ, même s'il devait, pour cela, se démettre de la vie terrestre. Même si elle devait rester endeuillée à jamais.

« Tu as vu ? » questionna Azog en voyant que Legolas s'agitait, malgré les mains qui pressaient sur ses épaules, le maintenant à genoux, devant les orques. « Il te désire…Il veut te protéger… »

Fermant les yeux, la rôdeuse demeura telle qu'elle était, à la merci d'Azog, prisonnière mais en aucun cas soumise, du moins, pas intérieurement. Et elle imaginait encore, cette petite fille, courant parmi les parterres de fleurs, ses pas résonnant sur la cour intérieure de la blanche demeure. Un autre songe, un autre rêve qui, sans aucun doute, ne se réaliserait jamais, pour diverses raisons, à commencer par son obstination à vouloir rester seule. Mais cette situation ne pouvait plus durer, non, la vie ne marchait pas de cette manière. Il ne devait pas mourir à cause de son égoïsme, à cause de son indifférence. Il ne devait pas et elle ne voulait pas qu'il meure, malgré le fait qu'elle eût été odieuse avec lui. Oh, par Iluvatar, il fallait qu'elle réagisse. Et c'est ce qu'elle fit…

« Mais tu crois vraiment, charogne puante, que j'ai besoin de quelqu'un pour me défendre ? Pour me protéger ? Non, car vois-tu, là est ton erreur, de croire que je suis une petite elfe fragile…De croire ces choses…Car tu vas le regretter amèrement…Oh oui, très amèrement… » murmura Elilwë en tenant la lame d'Azog de ses deux mains.

Sur ces mots, elle passa à l'attaque avec une rapidité fulgurante. La lame étincela au pâle soleil d'une fin d'après-midi de décembre, et un râle rauque, un râle d'agonie, se fit entendre. Le sang coula au sol, alors qu'Azog grognait de douleur, Alquaesil plantée dans son cou, traversant son corps de part en part. Un liquide noir et fluide s'écoula lentement de sa bouche. Elilwë approcha lentement son visage de celui de l'orque qui était plus grand qu'elle.

« Je suis le nuage sombre qui se profile dans ton ciel dépravé et pourri ! » s'exclama la rôdeuse en lui crachant au visage. « Je suis…la tempête, Azog, la tempête…Celle qui déchaîne mon cœur, celle qui déchaîne ma furie sur toi ! Je suis la tempête ! » répéta-t-elle, et avec une violence inouïe, elle retira son épée d'Azog.

Celui-ci tomba au sol, aux côtés de Mablung qu'il venait juste de tuer, et la guerrière sortit les deux lames qu'elle avait dissimulé dans ses bottes, et les planta plusieurs fois, agressive, féline, telle une panthère noire, dans l'estomac d'Azog, jusqu'à ce que son cœur corrompu fut stoppé par ces attaques incessantes, la terrible vengeance de la rôdeuse. Elle se releva alors, se retourna, et accorda un regard à Legolas. Au loin, le cor de la victoire sonnait, celui des rôdeurs et des soldats elfes qui criaient victoire. La frontière était sauvée. Les orques avaient été repoussés. Mais Elilwë ferma les yeux, et tomba à genoux devant les cadavres de son ennemi et de son ami. Sa main n'eut même plus la force de supporter le poids des armes qu'elle portait. Les deux lames se retrouvèrent au sol en un tintement. Legolas, encore sonné par ce qui venait d'arriver, avait compris. Cette vengeance, c'était pour lui, c'était pour son amour. C'était pour son cœur perdu à elle, ce cœur qui saignait, ce cœur qui était las.

« Je suis la tempête… » marmonna-t-elle. « Chaque battement de mon cœur est insupportable…une douleur incommensurable, que personne ne peut comprendre…Chaque battement…défaille…faible, las… » murmura la rôdeuse. « Je suis lasse… »

Legolas ne put qu'admirer cette sombre beauté, cette elfe, qui, malgré la bataille, s'en sortit indemne, ou presque, car le sang suintait de ses vêtements en plusieurs endroits. Cependant, elle ne prit pas garde à la souffrance qui s'immisçait en elle. Seuls comptaient les battements de son cœur, les battements de leurs deux cœurs…ils battaient à l'unisson, réunis, enfin, pour la première fois. Pour la toute première fois. Pourtant, lorsque le sang passait dans les veines de la rôdeuse, cela lui faisait mal. Le visage figé de Mablung observait le ciel, ce ciel qu'il avait tant de fois rêvé d'atteindre. Ce fut alors que la neige tomba, en petits flocons éparpillés au vent, et les cheveux d'Elilwë s'agitèrent comme jamais, en boucles éparses à l'élément de Manwë. Elle sentait encore la petite bouche d'Eldarion, ces petites lèvres qui se refermaient déjà sur son sein. Mais aucun lait n'en sortit, car la rôdeuse était convaincue que la petite fille de ses rêves resterait à jamais un songe.

'Nefes…' dit le vieillard sage. 'Nefes, car tu possèdes cette volonté et ce courage qui te permettront de vaincre tes propres démons…ces démons que tu combats depuis si longtemps…'

« N'avez-vous jamais pensé à voyager, Legolas ? » questionna-t-elle. « Quand tout vous semble inutile, quand tout vous semble terne ? Je suis desséchée, froide, indifférente comme une statue de marbre…et pourtant, j'ai vu des merveilles, oh, valar, des merveilles…le coucher de soleil sur le désert du Harad…les collines de Tolli Ithil, alors que la mer est en tourmente…les chants de la Lorien, un soir d'été…Aragorn, embrassant Arwen dans un buisson…ma petite sœur, ma chère Aiwëluin, qui joue avec les chevaux dans les étables d'Edoras…l'enterrement des grands rois de la Marche…le deuil de Denethor…la souffrance de ma mère…vos larmes, Legolas, vos larmes…Vanyawen la Belle, espérant avoir un fils…une petite fille amoureuse de vous, amoureuse de ce que vous êtes…un vœu en pétales de roses…un rêve, un simple rêve…Tous ces souvenirs, Legolas, risquent de disparaître…Tous ces souvenirs, comme des larmes sous la pluie, comme…un souffle dans le vent…Ils disparaîtront, comme…nefes… » chuchota-t-elle.

Mais le vieux sage était mort depuis quelques siècles déjà, et Elilwë restait désespérément seule, dans un monde froid. Mais elle avait froid, et blottissant ses bras autour d'elle, tout devint silence, tout devint ténèbres.

« J'ai froid… » murmura-t-elle enfin.

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Elilwë eut un haut-le-cœur en entrant dans la tente provisoire où les hommes blessés au champ de bataille avaient été contraints de rebrousser chemin, de battre en retraite afin de recevoir des soins au plus vite. Les gémissements des soldats qui agonisaient étaient insoutenables, presque déchirants tant les cris de douleur étaient nombreux. Triste concert de mélodies languissantes, l'ambiance en ce lieu semblait être un malheureux échantillon des horreurs de la guerre, en plus des pillages, des viols et des tortures subis par la population lors des nombreuses escarmouches qui avaient lieu entre les rôdeurs de l'Ithilien et les redoutables orques qui ne cessaient de harceler les compagnies guerrières du Gondor. La rôdeuse se sentit défaillir, car l'odeur du sang était omniprésente et ne faisait que l'endeuiller plus encore après la mort du seigneur Mablung sous les coups des traîtres ennemis qui l'avaient attaqué alors qu'il était de dos, défendant chèrement sa vie et celle de ses compagnons d'armes. La jeune elfe arpentait les couloirs aménagés de cette tente provisoire qui avait été installée sur un monticule rocheux, parmi les bâtiments du campement provisoire qui avait été installé par la coalition des armées alliées de la Terre du Milieu. Des lits de camp accueillaient sans cesse de nouveaux blessés, agonisants ou bien déjà démis de leur vie terrestre, et les prêtresses d'Estë s'activaient, instruments chirurgicaux archaïques et plantes médicinales en main, soignant toutes les personnes qui pouvaient encore l'être. Parmi les soldats et les chastes guérisseuses se trouvaient des gens du peuple qui assistaient les médecins elfes de la Lorien, dépêchés par Haldir sur place.

« Ne faites pas attention, ma Dame. » déclara une guérisseuse en s'avançant vers Elilwë, l'air calme et sérieux parmi toute cette souffrance. « La plupart de ces hommes sont déjà condamnés. Veuillez me suivre, je vais vous indiquer l'emplacement de la bâtisse où vous dormirez pour la nuit. »

Funestes nouvelles assurément, car les pertes étaient extrêmement lourdes, que ce soit du côté de l'ennemi que du côté de la coalition des alliés. Cependant, les elfes comptaient moins de morts et moins de blessés, car leur capacité de régénération surpassait celle des humains normaux, considérés de corpulence faible. La guérisseuse semblait impassible, sévère, et habituée à l'ambiance morbide qui régnait au sein de ce lieu à présent maudit par les guerriers encore vivants. Les lumières tamisées et paisibles contrastaient avec la poussière et les râles haletants des cadavres blancs, qui, tels des fantômes, hantaient la tente comme un souffle de mort. Rôdeuse insensible, certes, mais elle ne pouvait s'empêcher d'être terrifiée à l'idée d'une blessure fatale sur un champ de bataille, laissée, abandonnée, parmi les corps en état de décomposition des ennemis, et de l'odeur qui planait toujours au-dessus de son visage couvert de boue, de sang et de larmes. Et si elle avait péri au champ de bataille, que serait-il advenu de tout ce qu'elle laissait au Gondor et aux gens qui la chérissaient ? Pas grand' chose, sans aucun doute, car la plupart des nobles de la cour l'ignoraient, les anciens du conseil l'appréciaient fort peu et les soldats la craignaient et la respectaient, mais rien de plus. Mais certaines personnes, comme Faramir et Aragorn, lui demeuraient à jamais fidèles, compagnons d'armes, frères et confidents.

« Les morts sont nombreux et il ne fait pas bon rester ici plus longtemps, surtout dans votre état ! Le seigneur Aragorn m'a informé de vos multiples blessures, et malgré votre obstination quant à les soigner vous-même, je trouve cela une idée particulièrement stupide. Vous ne savez pas guérir les plaies profondes et infectées, car cela est un art qu'il faut parfaitement maîtriser. » reprocha la guérisseuse, qui, proche de la quarantaine, avait des idées très fixes sur les bonnes mœurs du royaume.

« Je sais comment soigner et panser des blessures, croyez-en mon expérience. Je recherche simplement un endroit où me reposer sans plus attendre. Je ne veux point demeurer en ces lieux, cela me donne la nausée. » répliqua Elilwë effrontément.

« Vous avez la nausée parce que vous n'avez guère eu le temps de vous occuper de vos propres plaies. Et puis ce coup que vous avez reçu sur la tempe n'est certainement pas bénéfique pour votre santé. » rétorqua la guérisseuse en marchant parmi les bandages ensanglantées qui gisaient au sol et les médecins elfes qui se précipitaient au chevet d'un soldat mourant.

Pourquoi toute cette douleur ? Parfois, la rôdeuse se posait la question, aspirant sans doute à une vie plus tranquille, dépourvue de tous ces morts, des flots de sang qui charriaient les larmes des familles éplorées. Souffrance des battements de cœur défaillants que ressentait l'elfe. Singulière parmi le commun des mortels, les blessés légers encore lucides la voyaient passer devant eux, le pas gracieux, assuré et audible – chose étrange pour une immortelle, couverte de poussière, les vêtements rapiécés et déchirés à certains endroits où ressortaient des blessures enflées et suintant d'un sang noir qui se confondait avec ses habits de guerrière de la même couleur. Certains rôdeurs la saluèrent avec respect et admiration, car une femme établie aux côtés d'hommes impétueux – sans mentionner misogynes – semblait un fait rare et appréciable. Pourtant, les genres masculins n'aimaient pas se sentir inférieurs à une jeune demoiselle elfe haïe par les elfes et jalousée par les dames nobles de la cour.

« Nous sommes bientôt arrivées. Il nous suffit de traverser la cour extérieure pour parvenir aux quartiers des hauts commandants elfes et humains. Cependant, faites attention aux guerriers suderons qui ont installé leurs tentes à proximité des bâtiments en bois, ils ne respectent pas les femmes. » prévint la femme d'apparence mûre avec une certaine sévérité.

« Croyez-moi, ils ne tenteront rien. » assura la jeune rôdeuse en portant sa main au fourreau de son épée. « Ils tiennent à leur virilité, je suppose…alors les multiples armes, y compris charnelles, qu'ils peuvent avoir à leur disposition ne me feront rien. » continua-t-elle.

« Alquaesil, n'est ce pas ? » questionna la femme d'un air un peu indifférent. « Cette lame brûle les êtres impurs, selon la légende. Après tout, toute arme forgée par un immortel possède cette capacité, mais à des degrés dissemblables. L'ithildin est un matériau fort solide, mais c'est plus décoratif qu'autre chose, ne trouvez-vous pas ? »

« Décoratif, certes, mais ce n'est qu'une façade, la partie émergeante d'une entité…Mon épée est redoutable, et elle l'est encore plus lorsqu'elle est maniée avec précaution…et précision. » affirma Elilwë d'un ton arrogant, répliquant avec encore plus d'insolence que la froide guérisseuse.

La femme ne répliqua point, car les deux genres féminins venaient d'aboutir à l'extérieur, et les râles haletants des blessés agonisants ne semblaient plus être que des mauvais souvenirs qu'il était préférable d'oublier. Cependant, une fois son visage exposé à l'air froid de la nuit, la rôdeuse frissonna, entourant alors son corps de ses frêles bras. Au contraire, la guérisseuse semblait toujours aussi glaciale que l'air environnant, et le scintillement des étoiles ne parvint pas à réchauffer son cœur de veuve. Guerriers suderons ou pas, elle ne craignait plus personne depuis la mort de son époux au champ de bataille, il y avait dix ans de cela. Elle avait élevé ses deux enfants toute seule, courageuse et volontaire, et son caractère s'était grandement affirmé après cette douloureuse épreuve. Les orientaux levèrent la tête, et observèrent avec satisfaction les deux femmes qui osaient s'aventurer sur leur territoire. La cour extérieure n'était plus qu'un immense campement parsemé de tentes aux tissus de couleurs vives et chatoyantes et de feux où se réchauffaient les survivants du combat acharné. Armures de bronze pointues et yeux accentués au khôl formaient un ensemble menaçant et infranchissable, et Elilwë redoutait le regard de ces hommes irrespectueux des lois du Gondor. Mais néanmoins, les rites barbares qui faisaient partie intégrante de leur mode de vie étaient des coutumes ancestrales et tout le monde se devait de les respecter quoi qu'il advînt. La rôdeuse fut alors soulagée de la présence d'Elladan et d'Elrohir qui vinrent aborder la guérisseuse afin d'escorter Elilwë jusqu'à la bâtisse faite de bois où se reposait Legolas, blessé par une flèche empoisonnée d'orque qui lui transperça l'épaule.

« Ma Dame, nous sommes heureux de vous voir en une heure si sombre. Les pertes sont-elles lourdes ? » questionna Elladan d'une voix forte, indiquant bien aux pervers soldats suderons qu'il était hors de question qu'ils s'avisent de toucher aux deux femmes. « Nos guerriers ont été vaillants, mais leurs blessures sont nombreuses, causées par des êtres aussi malfaisants qu'acharnés ! »

« Elle sont effectivement fort lourdes, mon seigneur. » répliqua la guérisseuse sans pour autant broncher. « Cependant, rien ne peut me détourner de ma tâche. Comment se porte le prince Legolas ? » demanda-t-elle d'une voix monotone.

« Bien, je dois dire, admirablement bien. Malheureusement, ses plaies l'empêchent de marcher normalement, il boîte un peu malgré notre insistance quant au fait que son corps ne supporte pas ce qu'impose l'esprit. Il aura besoin d'une canne en raison de sa blessure à la jambe et il ne peut en aucun cas combattre s'il ne veut aggraver son cas plus encore. » expliqua Elrohir d'un ton hâtif. « Et vous, Elilwë, comment allez-vous ? » s'enquérra-t-il avec douceur. « J'espère que vos blessures ne sont pas trop graves. »

« Je survivrai, Elrohir, j'ai connu bien pire, croyez-moi. » et devant l'air déconfit du jeune semi-elfe, elle s'empressa d'ajouter : « Vraiment, nîn mellon, ce n'est rien. Je me débrouillerai. D'autres ont besoin de soins, moi, je m'en sortirai toute seule, comme toujours. » murmura-t-elle avec tristesse. « Bon, peut-on y aller ? Je veux me changer au plus vite, ces vêtements sont crasseux et couverts de sang. »

Les trois elfes et la froide humaine se pressèrent, et les deux jumeaux se contentèrent de lancer des regards noirs aux impétueux orientaux qui ne se gênaient pas, même devant leurs femmes voilées et soumises, d'admirer d'autres beautés qui étaient à leurs yeux exotiques. Si la guérisseuse leur semblait très attirante, Elilwë n'était qu'une putain, une personne fort peu recommandable, car, selon leurs traditions, une femme était faite pour servir un homme et lui offrir du plaisir tout en procréant, jamais de porter une arme et de combattre ! Voilà pourquoi Aiwëluin, d'origine suderonne, avait préféré vivre chez les rohirrim, au moins, dans leurs livres d'histoires et leurs contes oraux, les genres féminins s'illustraient avec gloire, éclatantes dans leur beauté et leur courage. Il n'y avait qu'une dizaine de mètres entre la tente où agonisaient les survivants du champ de bataille et la bâtisse où se reposaient les supérieurs hiérarchiques blessés, et pourtant, cela avait l'air d'être un tunnel infini où Elilwë perdait son esprit et toute contenance. Elle avait besoin de repos, et pourtant s'y refusait, en dépit du sang qui coulait librement de ses blessures. Enfin, Elladan et Elrohir parvinrent devant la porte de la maison paysanne, l'un d'entre eux frappa trois grands coups et déclara une parole elfique incompréhensible pour la rôdeuse. Un soldat elfe, son casque sous la bras, leurs ouvrit, et en toute hâte, ils se réfugièrent à l'intérieur de la maisonnée, appréciant la douce chaleur d'un feu de bois qui craquait dans la cheminée. Des lits de camp, aussi inconfortables que ceux des simples soldats, étaient disposés de part et d'autre des deux murs, qui formaient une sorte de large couloir où le seigneur Elrond, assisté de plusieurs guerriers elfes qui s'étaient portés volontaires pour soigner les blessés, pouvait marcher dans l'allée centrale, réconfortant les cœurs brisés par la perte d'un camarade au champ de bataille. Elilwë remarqua immédiatement qu'Arithil, le conseiller du roi et membre respecté de la Fratrie des Rôdeurs, soignait lui-même une blessure au torse, entourés de ses plus fidèles compagnons, également frères d'armes de la rôdeuse. Lorsqu'ils la virent entrer, beaucoup se levèrent et posèrent une main sur leur poitrine, baissant la tête puis la relevant fièrement, les yeux emplis de larmes qui ne furent jamais versées.

« Allons, mes amis, ce soir, nous nous reposons et nous pleurons nos morts, en silence. La galanterie n'a pas sa place en un moment pareil. » déclara Elilwë d'une voix un peu faible, et elle accorda un léger sourire à Arithil, qui consolait son fils aîné, Nelë ; qui, malgré son jeune âge, avait tenu à combattre aux côtés de son père. « Dormez, mangez et reprenez des forces, car la bataille n'est pas encore terminée. » conseilla l'elfe avec douceur.

Les multiples rôdeurs, mercenaires, portaient le même style d'habits que le défunt Mablung, deux à trois tuniques superposées, avec un pantalon boueux et déchiré à certains endroits, des bottes élimées, une cape trouée et dévorée par les mites, mais de bonnes armes et un cœur vaillant. Tous s'inclinèrent avec respect, et Nelë eut des frissons en sentant la fragile main de la rôdeuse se poser sur son épaule d'adolescent. Inaccessible, voilà ce qu'elle était, car il ne pourrait jamais atteindre son cœur ; n'étant qu'un simple garçon, un enfant aux yeux de l'elfe. Mais il se plaisait tout de même à admirer cette beauté ingrate, rêvant, espérant, et parfois désespérant. La protectrice de Gondor ne put que s'effondrer de douleur en voyant que sa demi-sœur Aiwëluin se trouvait elle aussi couchée sur un lit, la poitrine lacérée par une lame orque. Cependant, cette dernière ne prêtait pas attention à Elilwë, elle qui se lamentait intérieurement pour cette fougueuse guerrière du Rohan qu'elle avait arrachée aux mœurs barbares des suderons. Malgré tout, la semi-elfe orientale était en compagnie de Glorfindel, et ce dernier lui caressait le visage et les mains, soulageant quelque peu la douleur en murmurant de doux mots elfiques. Aiwëluin avait un triste sourire aux lèvres mais appréciait la tendresse de son frère d'armes, fermant les yeux à chaque fois que leurs peaux étaient en contact. Les phalanges de la jeune rohirrim d'adoption semblaient rougies, enflées, car la bataille avait été rude et les assaillants n'avaient aucune pitié. Porter une lame à longueur de temps n'était pas une chose facile, encore moins lorsque l'on était une femme, et de plus, les ennemis aimaient faire souffrir les belles choses fragiles, sans pitié et sans aucun scrupule. Elilwë soupira de douleur, posant sa main sur son cœur qui battait avec une lenteur pour le moins anormale, et eut même mal à la place de sa sœur, voyant qu'un sang rouge – et donc propre – maculait les bandages de l'elfe. La rôdeuse aboutit près d'une lourde porte, et se tenant l'épaule – car du sang en suintait – l'elfe eut du mal à ouvrir le massif édifice en chêne. Avec l'aide d'Elrohir, elle y parvint sans trop de difficultés, et finalement, la rôdeuse fut soulagée de la paix et de la quiétude qui régnait au sein de la petite pièce, qui comportait cinq lits, tous des officiers elfes et humains qui se reposaient, soit les yeux fermés dans le cas des humains, soit les yeux ouverts sur un monde de rêves pour les beaux immortels qui croisaient leurs magnifiques mains sur leur torse.

« Voilà. Il y a un escalier en colimaçon derrière ce paravent, montez-le et vous y retrouverez Legolas et vos suivantes, Dame Elilwë. » indiqua Elladan en pointant une sorte de rideau qui cachait l'escalier. « Bien je ne m'attarde pas ici, je dois rejoindre père. » déclara-t-il enfin, et il ferma la porte avec lenteur, ne voulant guère troubler le sommeil des gens qui se trouvaient dans la chambre.

La guérisseuse et l'elfe se regardèrent avec une certaine appréhension, car Elilwë, après avoir senti le cœur de Legolas battre à un rythme défaillant après la violente attaque d'Azog, le chef des orques, ne voulait guère voir l'état du jeune archer, qui, malgré toutes les apparences, pouvait parfois avoir l'air enfantin. Les deux femmes montèrent l'escalier en colimaçon avec précaution, et elles parvinrent à un lieu encore plus calme que le précédent, et la seule chose que l'on pouvait entendre étaient les murmures de Marith, Rodwen et Ys, et la respiration régulière de l'être qu'elles soignaient, tant bien que mal. Elilwë, par un bref mot elfique, ordonna aux suivantes de s'écarter, et la vision, oh cette vision…la rôdeuse en soupira. Legolas était allongé, torse nu, sur un lit de camp qui avait l'air confortable. Sa poitrine se levait et s'abaissait lentement, au rythme de sa respiration, et il semblait être, malgré le sourire paisible sur son visage, en proie à une grande douleur. Son front était couvert de sueur, ses cheveux d'or étaient devenus ternes et ses lèvres étaient aussi blanches que neige. Cependant, il demeurait optimiste, et il le fut plus encore en voyant qu'Elilwë était venue le voir. Après tout, cette guerrière insensible ne l'était pas tant que cela. Et la jeune elfe admirait tout de même la beauté de cet archer téméraire, voire fou – se sacrifier sur un champ de bataille était une chose impensable, même pour les membres de la Fratrie des Rôdeurs ! Les yeux de Legolas, bien que toujours aussi bleus, semblaient emplis d'une noirceur sensuelle, un désir qui ne s'atténua guère, en pensant bien qu'il était à demi nu devant l'ingratitude et l'arrogance même. Ses yeux s'ornèrent d'un pourpre raffiné, preuve qu'il rougissait. Les trois suivantes gloussèrent autant qu'elles le purent en voyant les muscles du guerrier devenir saillants. Muscles, certes, mais muscles fins, voire fuselés, et harmonieux dans leur ensemble. Il n'était pas la perfection même, car trois cicatrices déchiquetaient – ou n'était-ce qu'une impression – la poitrine de l'elfe, ces trois cicatrices étaient parallèles, et bien qu'anciennes, elles rebutaient à vouloir s'effacer, comme quoi certaines traces du passé résidaient aussi bien physiquement que mentalement en le cœur des immortels, malgré leur capacité de régénération hors-norme. D'autres balafres, bien moins visibles, se trouvaient sur les abdominaux de l'archer, mais ce n'étaient que des gouttes d'eau douce comparées à l'amertume de cette immonde griffure, qui donnait tout de même du charme à l'aura magique que dégageait Legolas lorsque celui-ci se trouvait en présence d'Elilwë.

« Dame Elilwë, que venez-vous faire en une nuit si belle dans cette ingrate demeure, parmi le sang des blessés et les larmes du deuil ? » questionna Legolas, il avait quelque part une âme de poète.

La rôdeuse ne répondit point, baissant la tête et fermant les yeux, le saluant brièvement, avant de passer devant lui sans même lui accorder un regard. Du moins, c'était ce que Legolas croyait. En réalité, elle avait beaucoup de pitié et une certaine admiration pour cet elfe qui souffrait sans défaillir, restant fier et impassible comme devant ses hommes. Il était gravement blessé, mais possédait encore cette étrange force qui lui permettait de rester conscient et de parler d'une voix mesurée et douce. Une plaie béante, recouverte hâtivement par un bandage gris, suintait de son épaule, une coupure bientôt cicatrisée sur la hanche finissait de guérir et enfin, une sorte de blessure à la jambe l'empêchait de reposer sa jambe normalement. Par Estë, tout ce sang ! Mais comment faisait-il ? Les suivantes suivirent leur maîtresse jusque derrière un paravent, afin de l'assister pour qu'elle puisse se changer et se laver. Elilwë fut satisfaite du travail des trois jeunes filles. En effet, un bain était prêt, et cette fois, ce n'était pas pour un dîner, mais pour détendre ses muscles souffrants après une rude bataille. Legolas observa avec une certaine pudeur les formes de la guerrière qui se dévoilèrent progressivement à ses yeux, à la lueur d'une chandelle placée derrière le paravent, ignorant quelque peu les soins de la muette guérisseuse qui ne prêtait aucune attention à lui.

« Voilà, j'ai fini. » déclara la guérisseuse en se lavant et s'essuyant les mains. « Nous pouvons y aller. Mesdemoiselles, je vous prie de laisser votre maîtresse tranquille, c'est la guerre et nous ne pouvons nous permettre de perdre votre expérience au chevet des blessés ! » ordonna-t-elle en s'adressant aux suivantes.

Sur ces mots, la guerrière congédia les trois jeunes filles, et ils la quittèrent en saluant, au passage, Legolas, lui souhaitant un bon rétablissement. Ce dernier ne sut pas combien de minutes il attendit avant de se décider à rejoindre Elilwë derrière ce paravent. Et le spectacle qu'il y vit l'affligea grandement. La jeune elfe portait une robe légère en soie noire, qui tombait bien au-delà de ses pieds et créait une sorte de longue traîne qui était délaissée au sol. Elle était assise, devant un miroir, brossant mélancoliquement ses cheveux de ses doigts fins et couverts de bandages. Son épaule était, comme celle de l'archer, pansée avec le plus grand soin, preuve qu'elle avait une certaine expérience pour guérir et soigner. Legolas s'appuya sur la canne qui l'aidait à se déplacer, et Elilwë vit le reflet de son visage et de celui de l'archer, qui s'agenouilla devant elle. L'elfe pleurait silencieusement.

« Je sais que mes mots ne pourront apaiser votre deuil… » murmura Legolas sombrement. « Mais ne soyez pas désespérée, il y a encore de l'espoir, malgré les morts, malgré les massacres…malgré nos blessures… »

« J'ai mal. » répliqua simplement la rôdeuse.

Legolas écarquilla les yeux. Etait-ce sa présence qui causait sa souffrance ? Etait-ce le fait qu'il la hantait comme un fantôme ? Quoi qu'il en soit, Elilwë, à sa grande terreur, fondit en larmes devant lui. Elle ferma les yeux et laissa les gouttes d'eau doucement salées couler le long de ses joues…et elles furent arrêtées par la main du jeune prince, qui implora en elfique sa sœur d'armes. Il ne fallait pas qu'elle pleure.

« J'ai mal…ici… » murmura la rôdeuse d'une voix à peine audible, et elle prit la main de Legolas, la posant sur sa poitrine. « Mon cœur saigne depuis trop longtemps déjà. » ajouta-t-elle d'une voix de plus en faible, voire défaillante.

Oh, par tous les valar, comme son cœur battait vite ! Il battait tellement vite, aussi nerveusement que le cœur d'une créature nouvellement née, aussi vite qu'une adolescente amoureuse…aussi vite qu'une elfe qui n'avait rien demandé. Toujours, les rôdeurs lui avaient dicté sa vie, et c'est comme si elle se rebellait enfin, regrettant sa façade de marbre, cette façade insensible, morne statuaire aux expressions semblables. Gêné, Legolas retira sa main de sa poitrine, visiblement confus d'avoir une telle proximité avec l'objet de ses désirs. Mais hélas, ce désir n'était que physique, car le jeune prince elfe avait toujours une attirance pour tout ce qui ressemblait, de près ou de loin, à la nature humaine, et Elilwë était un exemple caractéristique de ce singulier mélange. A la lueur des bougies, son visage ingrat paraissait plus doux, les anciennes balafres semblaient effacées alors que les minuscules taches de rousseur sur le nez de la guerrière étaient au contraire accentués. Legolas ferma les yeux quelques instants, oubliant la douleur qui transissait son corps. La rôdeuse se contenta de baisser la tête, laissant ses cheveux couvrir ses tempes, cachant sa froide et naturelle beauté.

« Vous me faites penser à la Dame Eowyn… » chuchota l'elfe en caressant les joues de son interlocutrice. « Tout aussi froide, tout aussi impassible face à la mort, face au deuil, face à la douleur. Jamais je n'ai vu pareil courage dans le cœur d'une demoiselle elfe. » murmura-t-il avec admiration. « Et pourtant, vous avez des qualités humaines irrévocables. »

« Beaucoup de gens disent que c'est effectivement le cas, qu'Eowyn aurait pu être ma sœur. Nous étions, en des temps dissemblables, amoureuses du même homme. Hélas, ce n'est pas moi qui ai épousé Faramir, par respect pour Finduilas qui n'aurait pas permis que je perde mon immortalité. Mais vous ne pouvez pas comprendre, vous…De voir la même dame de la cour serrer celui que l'on aime dans ses bras…C'est insupportable, Legolas, insupportable… » expliqua Elilwë de sa voix de velours. « Jour et nuit, je ne cesse de songer à tous mes amants passés, pensant que j'aurais pu les épouser…ce qui n'est jamais arrivé. Boromir est le seul homme à qui je confiais tous mes secrets, sans relation charnelle… »

« Boromir vous comprenait, je crois. En revanche, nous n'avions pas les mêmes idées, si ce n'était sur le plan guerrier, et nous ne nous entendions guère. » répliqua Legolas. « Mais je suppose que vous trouvez cela normal, je ne suis qu'un elfe parfait et arrogant à vos yeux. »

« Arrogant, vous l'êtes, ça, il n'y a aucun doute ! » dit la rôdeuse, un sourire aux lèvres. « Cependant, vous possédez beaucoup de défauts, ne vous faites pas d'illusions à ce sujet ! Tout d'abord, cette cicatrice… » marmonna-t-elle en traçant la griffure de ses frêles doigts, et il frissonna. « Ensuite, cette manie de séduire toutes les femmes que vous voyez. »

« Croyez-moi, je ne peux que regretter mes actes passés. Je regrette d'avoir perdu cette part de ma personnalité où je me contentais de fredonner une chanson d'amour en observant les étoiles, effleurant la corde de mon arc…J'étais…assez rêveur, assez perplexe sur tout ce qui m'entourait. En temps de guerre, cela me semble normal. » murmura Legolas. « Ayant fait la connaissance d'une personne exceptionnelle, et sachant qu'elle m'était à jamais inaccessible, je devais assouvir certains besoins…J'avais besoin d'une âme sœur. »

« Et cette personne exceptionnelle doit avoir rejoint les siens de l'autre côté de l'océan, à Valinor ; en compagnie d'un fiancé qu'elle aimait plus que vous ne l'aimiez. » imagina Elilwë. « Ou alors…elle n'est plus. » ajouta-t-elle avec grande soudaineté.

« Son esprit n'est plus. Son esprit est froid, délaisse l'attention des autres. Oh oui, son esprit n'est plus, et cela depuis plus de deux millénaires. Parfois, elle parcourt les chemins de la Terre du Milieu, ignorant l'amour d'un elfe qui lui était à jamais dévoué. Mais, malheureusement pour mon pauvre cœur… » dit-il en posant la main de la guerrière sur son torse, afin qu'elle sente sa vie, la vie qui vibrait en lui, cette vie défaillante… « Mon cœur n'est plus que de la pierre. Ressentiment et haine s'y rassemblent, se demandant pourquoi je ne peux connaître l'amour comme les autres elfes. La plupart sont mariés, fiancés, promis à une demoiselle…et je reste désespérément seul, au grand dam de mon père qui voudrait un héritier – mâle, bien évidemment. »

« Mais vous êtes un prince ! Toutes les femmes sont à vos pieds ! Vous n'avez qu'à commander et vous voilà promis, fiancé, marié et enfin père ! Ne recherchez pas l'amour là où vous ne le trouverez pas ! Je suis sûre qu'une personne vous attend, en Terre du Milieu ou à Valinor, elle portera vos enfants, vous offrira des héritiers ! » s'écria Elilwë d'une voix triste et déchirante.

« Ce n'est pas ce que je recherche, Elilwë, tout comme vous ne voulez pas épouser Luingil, je ne veux pas épouser une elfe qui ne sera intéressée qu'à mon rang ! Cependant, Luingil vous aime sincèrement, et vous rejetez ses avances…Mes relations sont différentes, croyez-moi, je ne veux point d'un mariage d'intérêts ! » répliqua le prince.

Il soupira, sentant que ses blessures le ramenaient à la vie, lançaient comme si une orque déchirait ses entrailles d'un couteau et rendait sa peau aussi sanglant que des lambeaux de chair lacérés à vif. Du moins, c'était l'impression qu'il en retenait. Pinçant ses lèvres, il grogna de douleur alors que la main d'Elilwë se appuyait douloureusement sur le bandages maculé de sang qui se trouvait posé sur son épaule. La rôdeuse retira vivement la paume de sa main, se confondant en excuses, balbutiant quelques mots maladroits en elfique avant de se lever. L'archer en fit de même, sentant que son corps ne supportait pas cette souffrance, et il alla s'allonger avec difficulté sur sa couche. Legolas ne savait pas ce qu'elle chercha derrière le paravent, mais quelques instants plus tard, elle en ressortit avec une bouteille dans laquelle se trouvait une sorte d'huile doucement aromatisée. Immédiatement, l'archer reconnut ce liquide médicinal que l'on appliquait sur les blessures profondes afin de les désinfecter. De l'huile de laurë, extraite des feuilles dorées de mallornes, et qui, au même titre que les lembas, était un produit rare et précieux. Legolas se demandait comment Elilwë, noble déchue de ses fonctions, avait pu se l'offrir, car cette huile ne pouvait être acquise que par des personnes au sang royal.

« Vous en aurez souvent besoin. C'est un présent de la dame Galadriel, bien que ce genre de choses ne pourra pas lui acquérir mes faveurs. Ce n'est qu'une chose matérielle, mais elle est d'une grande utilité. » déclara Elilwë s'asseyant sur le lit de Legolas.

Elle déboucha hâtivement le flacon avec ses dents, recracha le bouchon au sol comme s'il s'agissait d'une bouteille de gnôle qu'elle allait boire pour se réchauffer, seulement, elle trempa précautionneusement ses doigts dans l'huile, et lorsque ses phalanges en furent suffisamment imprégnées, Elilwë en appliqua avec grande lenteur sur la plaie béante et sanguinolente de l'archer. Son toucher était doux, comme si Legolas était un nourrisson ou un enfant qu'elle se devait de consoler. Ce baume apaisant ne fit que raviver le cœur du prince, car cela avait certes des propriétés calmantes, anesthésiant la douleur, mais l'huile pouvait aussi déchaîner les ardeurs dans l'esprit des elfes, les confortant quelque peu. Mais Legolas ne pouvait pas savoir si l'origine de l'étincelle qui résidait en ses yeux avait pour origine l'huile de laurë ou le fait que la rôdeuse s'occupait de sa blessure. Peu à peu, les doigts de la guerrière furent recouverts d'un mélange de sang et d'huile qui luisait à la lueur des nombreuses bougies dans la pièce, ce qui avait pour effet de la faire grimacer. En effet, le liquide qui coulait en les veines des elfes était sacré, et lorsqu'il était versé, il fallait le contenir jusqu'à obtenir des soins appropriés. En revanche, pour Elilwë, le sang n'était qu'une chose naturelle – et peu agréable à toucher – qu'elle avait maintes fois rencontrée, soit à cause des blessures de ses ennemis, de ses alliés, ou même de ses propres blessures.

« Et vous, mon prince, j'espère que vous n'êtes pas resté oisif, même en tant que personne royale…Avez-vous déjà pratiqué un métier ? » questionna Elilwë d'une voix un peu absente, histoire de relancer la conversation.

« Lors de mon exil, je n'avais aucune expérience, j'étais très naïf et…malheureux. Je parcourais les chemins de la Terre du Milieu en compagnie de Gandalf et de Radagast, qui durent intervenir auprès de mon père pour qu'il me libère des oubliettes où je me trouvais. » répliqua-t-il avec tristesse. « Cependant, un elfe du nom d'Ilemeldo, un forgeron, me prit sous son aile et…par un coup du destin, je suis devenu forgeron, j'ai immensément mûri et j'ai pu devenir exportateur de vins à Lacville. La fille d'Ilemeldo, Fëa, était mon premier amour et mon premier baiser. Mais ce n'était qu'une idylle…Et vous, avez-vous déjà travaillé ? » demanda Legolas à son tour.

« Le travail. Je n'ai jamais vraiment vécu dans la richesse. Voyez-vous, mon père était un forgeron et un marin émérite, sachant comment utiliser un astrolabe et les cartes marines. Dans sa jeunesse, il avait souvent vogué vers Nùménor et avait établi des relations diplomatiques entre l'île étoilée et le continent. C'était un contemporain de la Dame Tar-Ancalimë, celle qui portait le sceptre. Une très grande Dame, cette Ancalimë, fille d'Erendis…L'une des plus grandes figures féminines, et bien qu'elle ne soit plus depuis longtemps, je ne peux m'empêcher de l'admirer. Revenons-en à mon père. Il se nommait Fëagaer et était, en réalité, peu apprécié aux Havres Gris. Son mauvais caractère est resté dans les annales, et je pense en avoir hérité. » dit-elle avec un sourire. « Pendant ce temps, ma mère, Melanna, qui était promise au prince Luingil – le même qui veut m'épouser aujourd'hui, reçut un 'cadeau' de la part des prêtres Moriquendi. Ces coutumes barbares l'ont brisée à jamais…Ils l'ont mutilée dans sa chair la plus intime, pour éviter qu'elle ne recherche un autre homme que Luingil. Heureusement, elle réussit à s'enfuir, et fut liée de force à mon père. Ma naissance survint alors dans une petite maisonnée blanche, sur Tolli Ithil, des lambeaux de terre, réminiscences de l'île de Nùménor. Néanmoins, l'accouchement fut douloureux, comme vous pouvez l'imaginer. » expliqua-t-elle en grimaçant, songeant à sa pauvre mère qui, en se vidant de son sang, mettait au monde un enfant non désiré. « Ensuite, lors de mon cinquième anniversaire, mon père déclara qu'il était temps pour lui d'offrir à sa fille chérie sa fortune. Pourtant, cela m'étonnait beaucoup, car nous n'avions jamais vécu dans le luxe. A cette époque, il est parti, et je ne l'ai plus jamais revu. Cependant, il m'a laissé une immense fortune que j'ai dilapidée pour m'offrir la maison à Alcarin et pour monter mon affaire. Car dans les temps de paix, j'étais inutile. Alors, je…je…voyageais, je rencontrais des amants et des paysages insoupçonnés de tous…Parfois, je pouvais partir un siècle sans me soucier de ce que j'allais retrouver en revenant. Après l'an 1695 du Tiers Age, et le Gondor étant toujours en paix, je me mis à la tête d'une guilde de marchands, m'occupant des importations et des exportations de la ville d'Alcarin, c'est ainsi que j'ai pu contribuer à la prospérité de la cité. A présent, les affaires marchent plutôt bien, je dois dire. Ma fortune ne repose que sur mes actes, et non sur le sang qui coule en les veines de ma royale mère. » elle soupira en terminant sa longue explication.

« Luingil est donc plus âgé qu'il ne le paraît… » murmura Legolas. « Pourtant, c'est un bon parti, il vous rendra heureuse. » déclara l'archer à contrecœur. « Il vous aime, n'est ce pas ce dont toutes les femmes rêvent ? »

« Croyez-moi, qu'y a-t-il de merveilleux d'épouser un homme parfait, sans le moindre défaut si ce n'est sa volonté de dominer les genres féminins ? Quel bonheur y a-t-il à porter douloureusement des enfants qui, s'ils sont des filles, sont exilées loin de leur mère et de leurs frères ? Comment puis-je partager la vie d'un elfe qui mutile les femmes ? Non, je ne recherche pas cela. Je n'aime pas Luingil et je ne l'aimerai jamais. » dit Elilwë avec beaucoup de haine. « Je veux un époux fidèle, un époux, qui, malgré nos différences, saura m'aimer. Et peu importe si nos enfants seront filles ou garçons, mon mari devra les aimer. Il devra me laisser ma liberté, il devra me laisser voyager lorsque mon cœur voudra vagabonder. Je suis libre, Legolas, et je veux le rester. Et vous, quelle est la femme que vous rêveriez d'épouser ? »

« Une femme qui ne tient pas compte de mon rang. Que je sois roturier, noble, orque ou même nain, j'aimerais qu'elle épouse l'homme, et non le guerrier ou le prince. Je veux qu'elle aime ce qu'il y a à l'intérieur. » répondit-il en caressant la joue de la rôdeuse. « Et mon cœur lui sera à jamais dévoué. »

« Que pensez-vous de ces histoires à propos de notre supposée relation amoureuse ? » questionna Elilwë en rougissant. « Pensez-vous que…nous en arriverons là ? Parviendrons-nous à devenir amants comme le prétend tout le monde ? »

« Je ne sais pas, Elilwë. Cela dépendra de nous, de vous et de moi. Peut être cela n'arrivera-t-il jamais, parce vous êtes froide et insolente et parce que je suis le pire égoïste qui ait jamais vécu sur cette terre. »

« Legolas, je ne vous hais pas. Ne soyez pas si pessimiste. Sans doute que nos cœurs se guériront d'eux-mêmes de toutes ces blessures. Peut être que, quoiqu'il arrive, nous finirons dans les bras l'un de l'autre. Mais en attendant, je dois réfléchir…Je dois m'isoler de toute cette attention qui se crée autour de moi. Mais je sais, Legolas, que vous m'aimez beaucoup. Je ne suis pas aveugle, seulement sourde. Nous marchons tous les deux en sourds dans un monde de silence. Un jour, j'espère, nous nous retrouverons, malgré ce silence. Malgré cette amertume. » murmura Elilwë avec douceur, et elle ferma les yeux, posant un délicat baiser sur la joue de Legolas. « Un jour… » chuchota-t-elle enfin.

Le cœur de l'archer fit un bond dans sa poitrine. Ce sentiment d'avoir ces lèvres gercées pressées contresa joue, sa proximité avec l'objet de son désir, la promesse qu'elle le rejoindra un jour, malgré leurs différences, tout ceci lui fit oublier sa douleur, lui fit oublier le sang qui suintait de ses blessures et le fait que le monde n'était fait que de ténèbres. Cependant, dans un lieu empli de lumière, un sourire malicieux se dessina sur les lèvres de Melian. Peut être que l'amour n'était pas une chose totalement impossible, y compris en temps de guerre…