Chapitre Quinze
AGONIE DIVINE
Cité enclavée dans d'imposants remparts, la ville des Moriquendi était fort étendue de part à d'autre du lambeau de terre qui se trouvait au milieu de la mer de Rhûn. L'eau était toujours agitée, d'un gris sale et peu attirant à l'œil, et d'immenses nuages noirs grondaient en permanence au-dessus de la citadelle. Rares étaient les marchands qui osaient s'aventurer dans cette partie de la Terre du Milieu. Certes, le roi Thranduil n'aimait pas les étrangers, mais il les tolérait en sa contrée. Cela faisait toute la différence, car Luingil, qui possédait un immense palais dans l'enceinte de la cité et plusieurs épouses, n'acceptait pas que les autres peuples, fussent-ils elfes, pénètrent en son territoire. D'ailleurs, personne ne voulait côtoyer les Moriquendi, car ils semblaient tous étranges, habités par une sorte de maléfice qui s'accentuait avec les années. Toutefois, leur technologie était sans égale, sauf peut être sur l'archipel de Tolli Ithil qui accueillait des intellectuels à la fois humains et elfes. Ils construisaient des nefs gigantesques capables de braver les flots les plus impétueux et leurs connaissances en astronomie dépassaient l'entendement. Néanmoins, il fallait tenir compte de leurs coutumes. Plus barbares que celles des orientaux et plus cruelles que celles des orques, certaines cérémonies était la cause d'une grande douleur et d'une consternation qui régnait à Ilmadris et à Isengard. Les Moriquendi nommaient cela une initiation. Et Gandalf l'énonçait souvent sous le nom d'excision. Personne n'en parlait, mais tout le monde savait. Hélas, les traditions ancestrales étaient solidement ancrées dans les mœurs des elfes de la nuit, et le seul à avoir contesté ces coutumes était le père de Melanna.
« Il fut assassiné le premier jour du mois de mars, l'année de la submersion de l'île étoilée. Au comput du Gondor, en l'an 3319 du Second Age. Tintawen, ma mère, s'était réfugiée en la cité des Moriquendi avant ma naissance. Afin d'éviter les quolibets de la population elfe…vous savez, Gandalf, nous ne sommes pas appréciées en tant qu'Alquaeleni, bien au contraire ! Elle fut promise à mon père par un coup du destin, plus tard, l'année de la réforme de Luingil…celle qui préconisait l'initiation pour toutes les femmes elfes. En 3313, elle fut donc excisée. Ma naissance se passa dans la douleur. Contrairement à mon défunt époux, je ne suis pas contemporaine de Nùménor. » expliqua Melanna en crispant ses petits doigts sur le verre de vin qu'elle tenait.
Gandalf, pris de pitié, caressa avec beaucoup de lenteur ses phalanges brisées par le vent, le froid et les dures épreuves qu'elle avait dû traverser dans sa vie. Quelque part, sa nature même de femme fut mutilée par les objets tranchants des prêtres, qui, sans relâche, ignorant l'âge de leur petite victime, effaçaient la liberté des genres féminins. Voilà pourquoi Melanna avait haï ses deux filles, afin de leur offrir cette illusoire liberté, la sensation qu'elles étaient seules pour choisir ce qu'elles feraient de leur vie et de leur futur.
« En 3314 du Second Age, je naquis en la cité des Moriquendi, en tant que noble. Puis, mon père fut assassiné alors qu'il essayait de convaincre le conseil d'abroger la loi de l'excision. Hélas, ces vieillards impotents refusèrent, sous prétexte que les genres féminins étaient des putains qui trompaient sans cesse leurs maris. » continua l'Alquaeleni, et son anneau scintilla quelques instants. « En 3330, ce fut à mon tour de parfaire mon initiation, et, l'année d'après, je fus promise à Luingil, devenant ainsi sa future épouse, la huitième, pour être exacte. Puis, la deuxième année du Tiers Age, ma mère est partie, pour ne jamais revenir. Je crois qu'elle ne s'est jamais remise de ma soumission. Aujourd'hui, Manwë seul sait où elle peut être ! Mon mariage était fixé pour la centième année du Tiers Age, et cet insolent de Luingil me harcelait, disant qu'il m'aimait ardemment…que je devais partager son lit pour lui prouver son amour…Ce que je ne fis jamais. Car, la veille de nos noces… » elle fit une pause, fermant les yeux, un sourire rêveur flottant sur ses lèvres. « C'était un vieux pêcheur humain, qui vendait ses poissons en ma demeure. Il eut pitié de moi et m'aida à m'enfuir. Rendez-vous compte, Gandalf. J'étais une femme, prisonnière d'un corps adolescent ! Je vis pour la première le ciel étoilé et…je sentis les gouttes de pluie tomber sur mon visage. C'était un moment…magique… »
Mithrandir imaginait l'instant où la jeune elfe brisa ses liens en quittant définitivement cette île maudite, ces coutumes sacrées et cette prison dorée où elle était sommée de partager le lit d'un homme qu'elle n'aimait pas. Cela expliquait sans doute la froideur que Melanna avait envers tous les genres masculins, étant comme Ancalimë, refusant de prendre un époux pour conserver sa liberté. Mais hélas, le destin se présenta comme étant tout autre.
« En 102 du Tiers Age, je me retrouvai aux Havres Gris, sans ressources. Un dénommé Fëagaer, forgeron de son état, me prit sous son toit et tomba amoureux de moi. Relation mal vue, cependant, par la population. Vous savez, il est né en 442 du Second Age, l'année de la mort d'Elros Tar-Minyatur. Il se lia d'amitié avec Aldarion, rencontra sa fille, la plus illustre des reines de Nùménor…Il était doté d'une solide culture, animé par la passion de l'astronomie. Il transmit sa passion à Elilwë, et je crois que qu'ils en savent plus sur les mouvements des étoiles que tous les grands astronomes Moriquendi réunis. Ah, ce furent là les meilleures années de ma vie, Gandalf. Le vingt-cinq juillet de l'an 120 du Tiers Age, je pris Fëagaer comme époux, car il était aimant et doté d'un solide commerce. Un très bon parti en perspective. Bien que les épousailles furent forcées, notre amour ne l'était pas…du moins au début. Notre relation, avec le temps, se dégrada comme se dégradent les falaises à la mer. La naissance d'Elilwë, treize ans après notre mariage, n'arrangea rien. La pauvre enfant était partagée entre l'affection qu'elle portait à son père et l'obéissance qu'elle me devait. Les disputes à son sujet étaient fort nombreuses. » déclara l'elfe en buvant quelques gorgées de son verre de vin.
« Elilwë sait-elle tout cela ? »
« Oh, l'initiation, oui, elle en a entendu parler. Ma fille serait assez folle pour s'infliger ce genre de mutilation pour prouver au monde qu'elle ne pleure pas en souffrant. Pourtant, la peur de la douleur est une preuve de grande sagesse… » murmura l'elfe. « Néanmoins, elle connaît certains détails de ma vie par les écrits qu'en laissent les Moriquendi. Peu de mémoire, mais beaucoup d'esprit…Quant à son père, il est loin, mort à mes yeux. Parti, loin, au-delà de cet horizon gris qui l'a emporté…Elilwë…m'a tenue pour responsable de son départ, elle ne l'a pas supporté. Elle ne comprenait pas. Elle ne pouvait pas comprendre. Elle ne pourra jamais comprendre. Mais le souvenir perdure… »
« Quel souvenir ? »
Un long silence s'ensuit. Baissant les yeux avec timidité, l'Alquaeleni semblait plongée dans cette étrange réflexion, pensive, silencieuse, triste. Rien n'aurait pu la détourner de ce passé douloureux, ce passé qu'elle maudissait, qui la hantait sans cesse. Mais perdre son passé aurait été perdre ses racines les plus intimes, les plus profondes, ces racines qui étaient ancrées à Tolli Ithil, le joyau insulaire de la baie de Belfalas.
« Fëagaer. » répliqua Melanna. « Ces heures…passées auprès de lui dans sa forge…ces promenades au bord de mer alors que les mouettes font leur nid…Le souvenir… » chuchota-t-elle enfin.
« Que de mystères pour une jeune fille qui n'a point choisi son destin ! » s'exclama le vieux magicien. « Enigmatique Melanna…Que cachez-vous derrière ces yeux emplis de larmes ? »
« Beaucoup de choses, en effet. Ne soyez pas surpris, c'est ainsi. Varda préserve mon intégrité. Elilwë saura, un jour, ce qu'il est advenu de son père. »
« Mais Fëagaer, enfin, Fëagaer ! » insista Gandalf.
« Ecoutez, écoutez le son de la pluie…le bruissement du vent entre les branches…l'écho de cette mer si lointaine…Ecoutez simplement… » dit-elle.
« Non, je ne veux plus écouter. » répliqua l'Ishtari.
Désespérée, Melanna se réfugia dans son mutisme, une sorte de révérende prière où les éléments se confondaient avec son doux murmure. Parmi les paroles incompréhensibles qu'elle marmonnait, Gandalf comprit deux mots qui portaient désormais tout leur sens.
« Tolli Ithil… »
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Tout était sombre. Tout était triste. Tout n'était que souffrance. Une poitrine qui se lève et s'abaisse au rythme d'une respiration saccadée, irrégulière, lourde, comme si quelque chose pesait sur ces seins de femme ensanglantés, ces seins nourrisseurs qui avaient offert du lait maternel à une petite chose fragile, qui, désormais, était orpheline. Des larmes. Salées. Qui piquent comme pique le soleil ardent et aveuglant d'une fin d'été, comme l'eau de la mer. Salée, elle aussi.
' Que se passe-t-il en ces lieux ? Où suis-je ? ' songea Legolas avec inquiétude.
Fronçant les sourcils, il s'avança vers une sorte de pièce octogonale d'apparence ancienne, abîmée par les aléas du temps, presque érodée par l'eau, l'air, la terre, et même le feu. Le feu, qui, sous forme lumineuse, vint toucher le centre de cette immense salle où le moindre son résonnait comme mille cris de Nazgûl. Un cri. Différent des autres. Des pleurs, déchirants, suppliants, désespérés ; des pleurs d'homme. D'un amant. Le doux tapotement d'une goutte d'eau, tombant au centre d'une flaque, cette eau douce qui se mêlait aux larmes, à la douleur de la perte d'un être cher. Legolas ressentit également cette peine qui transperçait son cœur comme une lame trempée dans un poison noir et sournois, celui-là même qu'utilisaient les orques durant les combats. Il avait mal. Il pleurait, penché sur un cadavre défiguré, sans nom, un lambeau de chair qui se décomposait alors que le sang s'étalait peu à peu sur ce sol d'obsidienne, aussi brillant que les étoiles.
' Nîn meleth…' murmura une voix aussi douce que la neige qui s'échappe du ciel pour couvrir la terre d'un manteau blanc et pur. ' Nîn…meleth…'
« Qui est là ! » s'exclama le prince elfe en se retourant brusquement, cherchant des yeux l'origine de la voix.
Cet homme avait besoin d'aide. Il était seul, perdu, meurtri, endeuillé.
' Non, Varda, non ! ' s'exclama la voix. ' Nîn meleth, ne pars pas, j'ai besoin de toi, besoin de ta voix, de tes baisers…besoin…toi…non…' et le ton se fit violence, et le ton se fit languissant, comme un loup hurlant à la rage et à la vengeance. ' NON ! '
Enfin, Legolas vit la scène de ses propres yeux. Chimère, belle et douce chimère, qui agonisait au sol. Ses cheveux avaient été brûlés, ses vêtements déchirés et son visage tuméfié, déchiré, malmené par la lumière. Ses yeux noirs n'étincelaient plus. Gémissements mêlés d'étouffements, de râles de mort, ce râle qui montait jusqu'au ciel, emportant la vie de son amant avec elle, cette raison de vivre si forte et qui se brisait à cause d'un sacrifice innommable.
' Nîn meleth…' chuchota le cadavre d'une voix défaillante.
Une voix de femme. Une voix de reine. Une voix de velours. Une voix rauque. La voix d'Elilwë.
« Non… » souffla Legolas, terrorisé.
Un miroir montrant les multiples facettes du cadavre. La femme morte, déshonorée physiquement dans l'au-delà, la guerrière, farouche et impétueuse, fragile et belle, imparfaite et têtue, douce et frêle, froide et magnifique, parfois stupide, parfois vive, parfois tellement joyeuse, aspirant à une autre vie, bien plus tranquille, bien plus paisible. Et les larmes d'un amant déchu. Un amant qui levait les yeux, qui levait la lame scintillante. Avant qu'elle se n'abattît. Un dernier soupir et il rendit l'âme, alors que le sang s'écoula librement de sa plaie au cœur, cette plaie déjà existante avant l'inexorable, avant l'incroyable, avant l'impensable. Avant le suicide…
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« Qui es-tu ? » questionna Elilwë en observant la noirceur autour d'elle.
« Qui suis-je ? » répondit cette évanescente voix, à peine plus audible qu'une mélodie d'enfant. « Je suis… » commença-t-elle d'un ton rêveur.
Un énigmatique orbe, prisonnier de la carcasse métallique d'une lueur, émettait une sorte de bourdonnement continu, tel un insecte luminescent qui tentait de séduire sa proie. Tout autour de cette source, bougie aveuglante aux relents océaniques, de petites étincelles pareilles à des étoiles d'obsidienne tourbillonnaient, emportés par les brises glaciales du palais de Manwë.
« Je suis…un esprit…un souvenir…un murmure que tous ignorent… »
« Tu n'as pas répondu à ma question. J'ai invoqué les sources des étoiles, et voici qu'on m'envoie une déesse arrogante ! Réponds à ma question. » déclara Elilwë en se levant, attirée par les minuscules étoiles, qui, à la manière des lucioles, mouraient les unes après les autres en entrant en contact avec cette source de chaleur.
Une douce ombre, perdue entre la tendresse et la mélancolie, émergea de l'obscurité, tandis que les sombres lucioles se fondirent dans la clarté de cet orbe mystérieuse. Un visage angélique se contenta d'un triste sourire avant de baisser les yeux, évitant les iris noirs de colère de la rôdeuse, jeune, inexpérimentée, et terriblement insolente. A la manière de Varda, cette dernière défiait tout ce qui, selon elle, lui manquait de respect. Mais cette notion de respect pouvait-elle d'établit entre deux êtres célestes, issus de la lumière des étoiles. Oui, Melian, épouse de Thingol, avait porté l'être le plus sublime de toute l'histoire d'Arda, Luthien Tinuviel, réminiscence de la grandeur elfe.
« Je retrouve dans ta gestuelle la grâce…incarnée… » murmura la maia de l'amour.
« Que veux-tu de moi ? »
« Rien. »
Un long silence s'ensuivit alors, ce silence réparateur, et au-delà de toutes les espérances, déesse et ange nocturne parvinrent à s'entendre. Les mots n'étaient pas indispensables pour contempler les créations de Morgoth, subtiles courbes vaporeuses, séduisantes, aguichantes, presque vulgaires d'exotisme.
« Pourquoi suis-je alors en ce lieu ? N'es-tu pas l'une des illusions du prince des ténèbres ? »
« Melkor, Melkor, Melkor…Une pourriture viscérale qui a corrompu le siège même de la Terre du Milieu…Pourquoi crois-tu que les elfes ne sont plus qu'un mythe ? Toi-même, ma chère, tu disparaîtras sur l'autel sanglante de l'infamie divine. Tu es faite pour mourir, rien de plus. »
« Tu parles comme Gandalf ! Je n'entends rien à ce discours d'aveugle. Laisse mes pensées repartir sur ce monde de douleurs meurtrières. Je dois me contenter de cette réalité, et cesser de vivre dans le rêve ! »
« Rêve ou réalité ? Aveugle, ou sourde ? Tu es bien la copie conforme de Varda…Cependant, la haine que tu éprouves est bien l'œuvre malsaine de ton ennemi, celui que tu crains le plus au monde… »
« …L'amour. Tu es donc mon ennemie. Celle qui insuffle en moi ce terrible désir de vengeance… » grogna Elilwë en lui coupant la parole.
« Vengeance ? Tu vas trop loin dans tes idéaux. Tuer tout ce qui bouge et poser des questions ensuite. Caractéristique d'une enfant issue de l'abominable union des étoiles et de la mort… »
« Je suis la mort, tu devrais le savoir. Et tu parles comme Varda, esprit empreint de folie ! »
« La folie ? Mais qu'est ce que la Folie, pour toi ? Folie est un nom, crée par les elfes, pour les elfes. C'est la Folie qui a emporté les êtres qui m'étaient chers. C'est la Folie qui a engendré la naissance de ton ancêtre. C'est la Folie qui… » elle balbutia et ferma ses yeux, laissant quelques larmes couler le long de son magnifique visage. « Oh, Luthien… » murmura-t-elle d'une voix lasse et défaillante.
« Melian…Je ne fais pas partie de ton monde… » rétorqua Elilwë avec froideur. « Je suis Moriquendi ! Incapable de sentiments ! »
Melian crispa violemment sa main sur l'une des lucioles d'obsidienne, et celle-ci explosa en mille morceaux, aussi coupants que du verre.
« LORSQUE LE DESESPOIR TE PREND, TU DEVRAIS AU MOINS AVOIR LE COURAGE DE RECONNAITRE TA VRAIE NATURE ! » hurla la déesse avant de tomber à genoux, perdue dans les ténèbres de ce palais immémorial.
« Et quelle est ma vraie nature ? » demanda Elilwë en observant l'une des lucioles, caressant doucement sa phalange meurtrie par l'entraînement guerrier.
« Tu es universelle… » hoqueta la maia, courbée par les pleurs et le sentiment de n'avoir personne à qui parler. « Tu es perdue dans le rêve que Varda a crée pour toi. Ce rêve qui t'empoisonne l'existence, qui a modifié le cours du présent…pour changer ton futur et rendre ta mort inévitable ! Où est le réel, selon toi ? Il n'est pas dans les discours salvateurs de la Dame des Etoiles. Tu peux encore fuir cette réalité rêvée, Elilwë, il est encore temps… »
« Tu es malade, Melian… » chuchota la rôdeuse.
« Je suis Folie, Elilwë… » répliqua-t-elle, et sa silhouette d'étincelles s'évapora au vent, laissant l'elfe seule, face à son incompréhension.
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Etoiles éternelles, dans un ciel d'un bleu profond, flottaient dans un océan dont la couleur devenait de plus en plus sombre alors que les instants passaient, telles des heures. Du moins, c'est ce que Faramir ressentait, alors que, arc en main, il observait d'une des meurtrières des remparts la frontière. Par ailleurs, son champ de vision était considérablement accrû par la présence de nombreux feux, allumés par les soldats qui se réchauffaient près de leurs tentes dressées provisoirement entre une imposante muraille et une palissade en bois, marquant le front qui séparait le Mordor du Gondor. Cependant, rien n'était là pour le rassurer, car une immense plaine marquait la scission entre les paysages vierges du royaume et les pentes escarpées des montagnes noires de la région dépravée. Pénombre et ombres mystérieuses se profilaient à l'horizon, en dépit des puits de lumière scintillant dans un océan tirant à un outremer extrêmement sombre, presque foncé tant l'éclat de la lune était faible, entouré d'un halo, indiquant que l'atmosphère était humide et à la fois glaciale. Le capitaine de Gondor avait l'impression que les fins flocons de neige allaient finir par se solidifier et tomber au sol en grêlons tant il faisait froid. Ses phalanges, bien que protégées par des gants en velours brun, semblaient frigorifiées et avaient du mal à se mettre en mouvement. Du moins, chaque geste transi de glace lui causait des douleurs lancinantes.
« Mon seigneur ! » siffla un soldat. « Il y a du mouvement près des palissades. Dois-je appeler les éclaireurs afin qu'ils aillent vérifier ce qui se passe par là-bas ? » demanda-t-il alors qu'il scrutait avec inquiétude l'agitation anormale qui se tramait à la frontière.
Faramir se contenta de lever le bras, et il encocha une flèche, bandant son arc. C'est alors qu'il ferma un œil, se rendant compte qu'il ne pourrait pas tirer de cette distance. En effet, les quelques réminiscences de l'ennemi se trouvaient à deux lieues de son point de tir. Beaucoup trop éloigné. Cependant, un elfe pourrait l'atteindre sans aucun problème. Envoyer des éclaireurs alliés, aussi prudents et aussi malins qu'ils fussent, aurait été du suicide.
« Non, surtout, ne jetez pas nos hommes dans la gueule du loup. Ceci est un piège. Nous ne pouvons nous permettre d'ouvrir les frontières, sans quoi ce serait la débandade. Néanmoins, un elfe archer de la Lorien me serait bien utile. Sa vue et son ouïe de précieux alliés. Allez m'en quérir un immédiatement. Je dois savoir ce que recherche l'ennemi. » ordonna le capitaine avec fermeté.
« Bien, mon seigneur. » déclara le soldat en s'inclinant respectueusement, et Faramir frissonna en sentant le vent qui s'engouffrait par la meurtrière. « Mais les ordres du roi sont très clairs, il ne faut envoyer un elfe qu'en cas d'extrême nécessité. Ceux-ci ont subi quelques pertes, et comme ils sont inférieurs en nombre… » le guerrier ne termina pas sa phrase. « Je n'ai même pas le cœur de demander à la dame Elilwë…elle semble si malheureuse… »
Il soupira. Cependant, le guerrier quitta la tour nord de l'imposante muraille, allant quérir quelque archer assez obligeant pour assister Faramir. La tâche allait être ardue, car le camp était immense et les différents peuples présents sur ces plaines ne parlaient souvent pas le même langage et ne s'entendaient point. Leurs coutumes, leurs croyances religieuses, leurs manières si dissemblables de s'habiller les séparait, querelles et disputes étant le lot quotidien de cette réunion d'armées d'horizons si lointains. Cependant, Elrond et Gandalf étaient là pour servir d'interprètes, car, étant les plus lettrés du campement, ils savaient parler plusieurs langues, possédaient un esprit sage et mesuré pour tempérer les ardeurs des fougueux soldats, qui, emportés par la liesse que l'alcool leur procurait, devenaient plus belliqueux qu'à leur habitude. D'autres encore noyaient leur chagrin dans la bière, et enfin certains restaient impassibles, gardant un triste sourire pour honorer la mémoire de leurs compagnons disparus.
« Mon Seigneur Elrond ! » s'exclama le soldat en abordant l'ancien maître d'Ilmadris.
« Qu'y a-t-il ? » questionna-t-il.
« Faramir vous demande. Il y a du mouvement au-delà des palissades. Nous pensons que ce sont des orques, mais nous aurions besoin de votre clairvoyance. »
« Des orques ? Quel ordre vicié de Mordor les pousserait à déshonorer les gibets de nos soldats ? »
« Apparemment, d'après ce que j'ai pu voir, ils recherchent un objet bien particulier. Ils fouillent chaque relique humaine restante. »
« Espérons que cela ne soit pas une diversion. Que chaque sentinelle en poste reste sur ses gardes. Il peuvent encore tenter une percée nocturne. »
« Je ne pense pas que leur but soit de nous piéger, mon Seigneur. Seulement…ils craignent une présence dans le camp…C'est étrange…Je n'ai jamais vu les orques avoir un tel comportement… »
« Qu'essayez-vous de me dire ? »
« Je crois que nous avons égaré quelque chose d'une importance capitale sur le champ de bataille. Quelque chose que recherche le seigneur des ténèbres. »
« Les seuls étendards encore intacts sont inutilisables. »
« Ce n'est pas un étendard. »
« Comment le savez-vous ? »
« Sans vouloir offenser les qualités d'archer du seigneur Faramir, je suis certain qu'il s'agit d'une chose…comment dire ? Immatérielle. Ou du moins, intouchable sous certaines conditions. »
« La peur, soldat…La peur est présente au front. Il me faut quérir les conseils de Gandalf. Prenez mon fils Elladan avec vous. » déclara Elrond, et, d'un pas rapide, se hâta de rejoindre les tentes royales, au-delà des bâtisses faites de pierre et de chaume qui servaient de refuge pour les blessés et les mourants.
Le soldat, fort intrigué par le comportement du seigneur elfe, se contenta de hausser les épaules, tout en observant la puissance qui émanait de la silhouette masculine et pourtant gracieuse d'Elrond. Mais ce détail étrange sortit bien vite de son esprit, car, en rejoignant le poste avancé sur le front du Mordor, il remarqua l'inquiétude de son supérieur.
« Alors ? » questionna Faramir en ne détournant pas même le regard.
« Le Seigneur Elladan est venu nous prêter main-forte. »
Elladan sentait également ce souffle énigmatique d'une peur ancestrale, et cette dernière planait autant sur un camp que sur l'autre. Tout en posant son regard sur la strate noire et agitée de l'horizon, qui s'arrêtait au pied des montagnes noircies ; le fils d'Elrond plongea l'une de ses flèches dans un brasier, l'encocha, ferma un œil et tira avec une vitesse phénoménale. Faramir suivit son mouvement, et les deux flèches se retrouvèrent quasiment côte à côte, éclairant quelques cadavres aux alentours et un lambeau déchiqueté d'un écusson gondorien. Les flèches enflammées, lorsque par miracle on survivait au métal brûlant qui cautérisait l'intérieur des plaies et causait d'immenses douleurs ; servaient en réalité à guider l'archer afin de toucher du premier coup une cible. Seuls les Elfes savaient s'en servir à la perfection, car leur vue était plus acérée que celle des faucons et jamais ils ne manquaient de transpercer un ennemi de leurs flèches et de le tuer du premier coup.
« Rien. » conclut Faramir.
« Rien ? Attendez…Il y a du mouvement… » murmura Elladan en encochant de suite une autre flèche.
« Ne tirez pas ! » s'exclama le soldat. « Une masse informe se déplace au-dessus du champ de bataille…Est-ce réellement la fumée dégagée par les bûchers ou…autre chose ? »
« Je n'ai jamais rien vu de tel. » déclara le fils de Denethor.
« Moi non plus. » dit Elladan.
Ce souffle de mort fut vite remplacé par des murmures en langage maudit, incompréhensibles pour les mortels et pourtant désagréablement envoûtants. A peine plus sournois que les paroles viscérales et séduisantes de l'Anneau Unique, mais recelant un danger bien plus ancien, quelque chose à laquelle les elfes avaient déjà fait face par le passé. Un sifflement aigu et perçant fendit l'air. Les yeux emplis de terreur, les trois hommes virent la métamorphose de la plus immonde des créatures existantes, et, impuissants, ne purent qu'admirer avec dégoût la dragon noir, le coursier qui déployait ses ailes et se fondit dans la nuit à présent dépourvue d'étoiles. Et les yeux rouges du Roi-Sorcier lancèrent un dernier regard aux soldats terrorisés qui se trouvaient sur les remparts, avant de disparaître dans la lourdeur des nuages cendrés.
« Nazgûl… » murmura Faramir, pétrifié.
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Lorsqu'elle était enfant, elle se plaisait à marcher parmi les dunes de sable, près d'une mer grise et d'un ciel blanc. Les mouettes criaient, les vagues se brisaient contre les falaises, au Sud, et le vent sifflait, faisant claquer les bannières des Havres Gris. Souvent, elle demeurait en compagnie de son père, qui, une épée étincelante en main, lui apprenait comment combattre à la manière d'un homme. A vrai dire, en Terre du Milieu, une femme pouvait mourir par le biais d'une épée, ou bien éviter de se démettre de la vie terrestre en sachant l'utiliser. Apparemment, c'était son cas. Souvent, elle aimait tournoyer sur elle-même ; jusqu'à ce que l'ivresse la prenne, et lui fasse voir une pluie d'étoiles, éclairée par le mince croissant blafard de la lune. Tous ces souvenirs lui revinrent en mémoire alors qu'elle observait mélancoliquement le ciel étoilé, essayant de se remémorer l'emplacement des constellations. Elle songeait aux évènements passés qui eurent lieu, et qui, d'une manière ou d'une autre, influaient sur son comportement présent. Jamais elle n'avait eu autant de difficultés à s'imposer dans un monde qui n'était pas le sien. Certes, elle était née en Terre du Milieu, mais ce continent appartenait aux hommes, ces genres masculins, qui, par un simple geste, pouvaient soumettre une femme, la traiter comme une mineure toute sa vie, lui interdire de sortir, d'aimer la personne qu'elle désirait, d'épouser l'homme de son choix. Le vent soufflait sur les plaines du Pelennor, et les embruns de la mer, qui parvenaient jusqu'à l'intérieur des terres, réussit à apaiser quelque peu sa tristesse, alors que la brise de l'été passait entre les branches de pins maritimes, faisant siffler les aiguilles au gré d'un mistral relativement doux, mais pourtant violent. Au loin, un lac reflétait la faible lueur d'une pleine lune, et le vent troubla quelque peu cette lumière blanche et pâle. Et bien plus à l'est, sur le front de l'horizon, les flammes de la Montagne du Destin embrasaient de langues rouges sang les sombres nuages du Mordor.
« Ma Dame ? » demanda une voix douce alors qu'elle sentait une main bienveillante et chaleureuse se poser sur son épaule.
Son sang se glaça immédiatement au toucher de l'homme qui l'avait sorti de sa rêverie, et elle se renfrogna, ses omoplates devenant saillantes, comme mues par la nervosité et le dégoût. Son interlocuteur ne pouvait guère deviner qu'une fragile silhouette de petite femme, gracile et brisée par le combat. Elle portait une robe, tout d'abord, noire, et faite d'un tissu vaporeux, plus léger que le coton ; et il remarqua qu'elle était fort élimée vers le bas, car elle était très longue et traînait souvent au sol. Un corset, noué par de fins cordons en soie dans le dos, lui aussi noir, comprimait son buste frêle afin de dissimuler quelque peu une poitrine déjà bien petite, comme celle d'une adolescente. Bien que le jupon de la robe était fort abîmé, ses jambes étaient cachées par un pantalon, de la même couleur que le reste de sa tenue vestimentaire. Des bottes, décorées par de minuscules motifs argentés, imitant les branches d'un arbre – ou la courbe des dunes au bord de la mer, dissimulaient ses pieds et le bas de ses jambes. L'elfe, qui l'observait à présent attentivement, remarquait que le décolleté, qui devait normalement découvrir ses épaules et son cou, était dissimulé par le col de la cape noire, et cette même cape couvrait ses cheveux. De plus, ses bras étaient couverts par un étrange tissu noir, lui aussi, un peu transparent, qui laissait entrevoir quelque peu la couleur de sa peau, étonnamment blanche.
« Legolas… » soupira-t-elle.
Loin, au-dessus de l'animation de la cité, elle avait trouvé un lieu de paix où se recueillir, dans le calme d'une brise hivernale, tandis que les étoiles se voilèrent sous la noire volupté des indolents nuages aux étincelles aveuglantes. Une main gantée de velours se posa sur la roche blanche de la tour qui surplombait Minas Tirith, où elle se trouvait, seule depuis un moment, à contempler les Etoiles.
« Il m'a fallu un long moment avant de trouver…ce lieu. » parvint à murmurer Legolas, en fermant les yeux. « C'est si calme, ici… »
Avec les différentes constellations qu'elle observait tous les soirs d'été, elle avait essayé de percer le mystère des joyaux qui parsemaient le ciel tels des éclats de cristal étincelants comme les Silmarils. Fëanor lui-même fut ébloui par les créations de Varda, et sachant qu'il ne pouvait pas les surpasser, décida, avide d'en savoir plus sur l'art des valar, de les imiter à la perfection, admirant son travail et gardant jalousement les joyaux magiques, ce qui, à la fin, le perdit. Convoitise, jalousie, tellement de sentiments absurdes, crées par les valar pour nuire à l'harmonie qui régnait jadis entre les Nouveaux-Nés, c'étaient les émotions desquelles Elilwë voulait s'éloigner le plus possible, afin de préserver son esprit las de tant de haine et de violence. Toutefois, sa vie était basée sur l'exercice de la guerre. A jamais, elle serait dépendante de ce cercle vicieux où tous mouraient inexorablement, de vieillesse, de malade, de tristesse, ou de blessures, la laissant seule. Mais était-elle réellement seule ?
« N'avez-vous jamais pris le temps d'observer le royaume de Varda, Legolas ? Ses secrets sont aussi impénétrables que les méandres qui ont entraîné ma création… » dit-elle d'une voix rêveuse, presque monotone.
« Bien entendu. Mais les astres me semblent tellement plus étincelants au-delà des sombres forêts de mon royaume…Carnil, par exemple, est telle une tache de sang flottant sur une mer noire et infinie. » répliqua-t-il.
« Le sang…Toutes mes ancêtres, mis à part la première, devenue esprit, ont été fondées sur un meurtre. Le meurtre de leur mère. De celle qui mourut pour préserver le monde. Un fœtus, qui, comme tous les autres, ne connaîtrait pas l'amour. Je suis née sur le sang d'une…initiation. Ma mère, je crois, est morte ce jour-là. »
« J'ai eu vent des coutumes barbares des Moriquendi. Mais au-delà de leurs croyances archaïques, je crois sincèrement que les Elfes de la Nuit ne sont pas l'œuvre d'Iluvatar. »
« D'où sont-ils issus, selon vous ? »
« De tels comportements, répréhensibles sur la Terre du Milieu, viennent de l'esprit vicié d'un monstre, Melkor. »
« On dit en effet que Luingil est le fils de Morgoth et d'une nymphe aquatique qu'il aurait violé. Ce n'est qu'une légende pour glorifier le caractère impitoyable de ces elfes. Peste soit de tous ceux qui pensent que les hommes sont supérieurs ! Sous couvert de croyances religieuses, ils mutilent les adolescents. Ils volent leur féminité. »
Elilwë se souvenait encore des feuilles de l'automne qui voletaient tristement au gré d'une tiède brise de septembre. L'atmosphère, lourde, désagréable, était emplie d'une étrange mélancolie, alors que les flots immobiles de l'onde rouge sang embrasaient l'horizon à la manière des flammes du Mordor qui illuminaient la frontière des Monts Cendrés, les jours de grande chaleur. Le crépuscule s'annonçait, en une explosion de couleurs chaleureuses qui mêlaient dans un océan d'orange et de violet, caractéristique du disque d'or, immuable astre solaire qui disparaissait au-delà du monde connu, comme une invitation au voyage. Albatros et mouettes se disputaient les rares poissons encore présents dans le golfe du fleuve Lune. Et enfin, les nefs elfiques aux voiles blanches quittaient, une à une, les rivages de la Terre du Milieu. Statues de granit aux allures de vierges paisibles et peintures murales donnaient à la cité des Havres Gris une splendeur sans égale. Perdue dans sa rêverie, elle ne remarqua pas que Legolas se prit à la contempler, pour la première fois de son existence, il se prit à admirer sa muse, son égérie, celle qui hantait ses nuits, mais il la vit en tant qu'amie et compagnon d'armes. Un esprit fougueux caché dans un corps de glace, couvert de givre étincelant, perdu dans l'immensité de cette mer noire d'encre.
« J'ai toujours songé… » commença Elilwë.
« Oui ? »
« A notre…passé…Je retrouve quelque chose de familier en vous. J'ai l'impression que tout ceci n'est qu'un mauvais rêve et que je vais me réveiller dans une sombre grotte, en compagnie d'Aragorn, sur le chemin de Minas Tirith, sans avoir rien trouvé à Bree. »
Une mèche noire de jais vint caresser sa blanche tempe tandis que les papillons gris de l'ennui se posaient, un à un sur son timide nez parsemé de taches de rousseau. Ses jambes, pliées, étaient accolées à sa poitrine d'adolescente, en une posture enfantine. Parfois, elle savait conserver cette magie de l'innocence, mais en réalité, ses puits noirs sans fond, iris inexpressifs, recelaient une cruelle lucidité, telle une fillette naïve qui se refusait à découvrir le monde des adultes et qui pourtant en était consciente. Lèvres fragiles, encore tremblantes d'une féminité mal vécue, s'ouvraient et se refermaient au rythme de sa respiration calme et régulière. Et, pour la première fois de son existence, ses pulsations cardiaques n'avaient rien d'anarchique. Son visage enfantin semblait rarement souriant, au contraire ses lèvres se courbaient parfois en une moue boudeuse ou en une expression effrayée, franche, sincère, honnête et cruellement lucide. Cette volonté de vouloir s'approcher du monde des adultes avait littéralement brisé le peu d'innocence qui demeurait en elle. Puis, elle se mit à raconter son histoire. Parlant d'une voix rauque, subtile et cultivée, inspirée des grandes demoiselles de ce monde, oratrices, grammairiennes, écrivains, historiennes, toutes ces figures marquantes qui offraient ainsi aux provinces du Gondor une histoire unique, longue, riche en rébellions, guerres, révoltes, paix, soulèvements populaires, famines, ponctuée de ces récits mythiques où intervenaient les magnanimes divinités autant terrestres que maritimes, Elilwë se sentait parfois attristée de certaines histoires d'amitié, d'espoir ou d'amour, ces histoires murmurées derrière les rideaux de brocard, sous couvert d'un énigmatique clavecin malicieux.
« On se dit parfois que nos histoires ont une fin heureuse. Mais regardez notre histoire, l'Histoire universelle…N'est-elle pas la plus triste de toutes ? Pourquoi devrions-nous nous mêler d'un conflit qui ne nous regarde pas ? Je suis lasse de combattre un mal qui ne finira jamais…Cette guerre se soldera encore par un échec. Et je ne veux pas me battre. Je ne veux plus me battre. Je n'ai pas la force de continuer… » marmonna-t-elle en fermant les yeux, appréciant le souffle de la brise nocturne sur son visage.
« Certaines histoires sont heureuses, Elilwë. Il suffit simplement d'en observer les conséquences. La Guerre de l'Anneau…a été une épreuve pour les membres de la Communauté. Mais nous étions soudés par des liens fraternels. Ces liens, quoi qu'il en advienne, ont été présents et ont permis à Sam et à Frodon de…vaincre l'infamie dont ils étaient victimes. Malgré Gollum, malgré les orques, malgré le Mordor, malgré…leur impuissance face à la forteresse inexpugnable qu'est le mal, ils sont parvenus à…détruire cette réminiscence divine… »
« Mais voyez-vous, Legolas, je ne vois aucune différence entre le mal et le bien. Aucune. Le mal, lui, est mauvais par nature. Le pire, c'est de voir les alliés se déchirer entre eux, pour des questions de succession, l'étendard unique ne peut pas survivre à une telle tension ! J'ai vu des empires naître, croître, et mourir. Les récits que me faisait mon père de ces sombres périodes, de la mélancolique de la Dame Ancalimë, de la mort de sa mère, Erendis, noyée dans les profondeurs océaniques. Nùménor était faite pour durer, mais les monuments de marbre et de porpyre ne résistent pas à la morsure inévitable du temps. Et si ce n'est pas le temps qui détruit les royaumes, les principautés et les empires, c'est l'homme lui-même. Les êtres vivants qui détruisent petit à petit le travail fructueux de leurs ancêtres ! C'est désolant de savoir qu'Aragorn va…passer…vagabonder…dans les méandres de Mandos sans aide, sans compagnie…C'est désolant de voir que…qu'Arwen va…mourir, laissant Elbereth et Eldarion. Eux-mêmes mourront sous mes yeux. Je ne veux plus de mains ridées, je ne veux plus voir de visages agonisants. J'ai été impassible à la mort jusqu'à maintenant, mais aujourd'hui je veux fuir. » dit-elle d'une voix affligeante. « J'agonise…j'agonise mentalement de savoir que ces humains, qui ont défié le mal, vont quitter…vont partir…toutes ces choses si éphémères, à peine des enfants et déjà ils usent des armes à outrance, pour se défendre ou pour attaquer…Ils me manquent déjà. Elbereth grandit si vite…Qu'en sera-t-il de mes propres enfants ? Seront-ils mortels ou demeureront-ils à jamais dans un ventre, dans mon ventre, cet utérus infécond, inutile, tellement…futile…à la manière des désirs humains… »
Terminant son récit, elle entoura délicatement son cou de cygne et déglutit avec difficulté, songeant à toutes les choses qui allaient lui causer de la peine.
Et cependant, dans ce lieu paisible où tout aspirait à une bien douce quiétude, les flammes du Mordor étaient toujours présentes, oppressantes, à la fois dangereuses et enivrantes.
« Serait-ce si difficile de concevoir un être et de le protéger…sans mettre en péril la vie de ce nouveau-né qui ne fait que désirer le fruit d'un amour divin ? Mais son destin est à présent tracé dans les tapisseries de Vairë, elle devra mourir…Mais laquelle ? La froide Melanna, astre glacial mais au cœur doux comme la pluie qui tombe sur les plaines ? Ou bien la petite étoile Elilwë, qui ne demande qu'à vivre ? Elle veut aimer…Ai Iluvatar, si seulement vous écoutiez mes prières ! J'ai besoin de vos sages conseils… » chuchotait-elle d'une voix affligée, presque suppliante.
« Pourquoi… » se demanda Elilwë.
'Les étoiles seront toujours d'une beauté inimaginable.' songea Manwë en voyant passer son épouse devant lui, sans lui accorder un regard, fière et belle, et également froide, comme elle l'était toujours. 'Mais Melkor la convoite, elle, ma femme, mon étoile chérie parmi toutes les autres…'
« …doivent-ils… »
'Ne sois pas triste, mon frère.' murmura Morgoth, comme une réminiscence du passé, avant qu'il n'ait eu l'initiative de chanter selon ses propres idées. 'La discorde ne nous atteindra jamais, et je serai toujours là pour toi. Mon frère.'
« …tous… »
« Il était une fois… » balbutia alors l'épouse de Sulimo, perdant tous ses moyens et semblant très émue des pensées qui l'accablaient sans cesse depuis des millénaires, depuis la naissance de son unique fille, objet de sacrifice. « Il était une fois…une étoile, que les valar voulurent créer pour protéger les nouveaux-nés qui y vivaient…Aulë vint à fabriquer des êtres robustes, les nains, et ce peuple naquit les petits hobbits… » murmura-t-elle. « Les petits hobbits découvrirent que…des elfes engendrèrent une espèce monstrueuse, les orques. Toutes ces civilisations vivaient dans la paix, entrecoupée de nombreuses guerres qui ne menaient à rien. Et les valar, les dieux, décidèrent d'envoyer un esprit divin afin de préserver les peuples qui, malgré tous leurs défauts, se devaient de demeurer sur Arda à jamais. La lassitude s'empara des elfes, qui quittèrent un à un les rivages de la Terre du Milieu, laissant la petite étoile seule au monde, dans un océan de noirceur infini. L'esprit divin devint une femme, bien singulière, différente de ses ancêtres, car elle avait cette fougue et ce courage qui lui donnaient des particularités dissemblables à celles des elfes… » continua la valie. « La petite étoile devint grande, devint belle et intelligente, mais cachait tout de même ses rares qualités sous une carapace dangereuse et indestructible, comme l'était la volonté de Melkor et de son vassal Sauron. »
« …me convoiter ? »
« J'ai ressenti une certaine…convoitise…en vous observant… » balbutia Legolas.
Ses cheveux d'un blond terne voletaient au gré de ce zéphyr aussi coupant que de la glace, alors que ses lèvres encore pâles du sang qu'il avait perdu au cours de la bataille se pincèrent, tandis que sa main se crispait sur celle de son interlocuteur. Le prince elfe s'approcha doucement, glissant fiévreusement sa main calleuse dans la chevelure d'obsidienne de la jeune elfe.
« Certes, mais je vois où tu veux en venir, Varda ! » s'exclama Melian avec colère. « La petite étoile n'a pas le droit d'aimer, n'est ce pas ? Elle doit se soumettre à ta volonté, alors que tes pensées sont tout aussi claires que les miennes, tu veux la sauvegarde de l'Etoile-Cygne et du nouveau-né qui l'aime. Mais tu ne peux te résoudre à maudire une chose que tu as toi-même créée, en compagnie des vala principaux. Alors, tu sacrifies ta propre fille à Morgoth le Sombre, sans te soucier de sa vie, de ce qu'elle pense de cette…infamie…de ce sacrifice. Car sa mère va bientôt offrir son anneau à sa descendante, la condamnant d'avance…Ne crois-tu donc pas qu'Elilwë a assez souffert d'être rejetée d'un monde ingrat ? » questionna la maia en se tournant vers les autres protagonistes. « Ne crois-tu pas qu'assez de sang a déjà été versé pour la sauvegarde de tous ces peuples qui n'ont de cesse de se disputer indéfiniment ? Ne crois-tu pas que les elfes méritent qu'on les laisse combattre eux-mêmes un mal ? Le mal est à l'intérieur, ce n'est pas Morgoth, les orques ou les uruk-hai les ennemis, mais bien les pensées des elfes, des humains, des nains et des hobbits ! Les elfes quittent comme des lâches le fondement de leur civilisation pour aller se prélasser éternellement aux Terres Immortelles, laissant la Terre du Milieu à des vautours carnassiers, les humains ! Quant aux nains, ils ne pensent qu'à extraire les bienfaits de Yavanna et de Vana, sans se soucier de la destruction de la nature, des arbres, et des entrailles de la terre ! Les hobbits sont joviaux, innocents, et ils ne savent pas quelles horreurs les attendent ! » s'écria-t-elle alors que sa voix résonnait dans la vaste salle du palais. « Tu n'as aucune idée, Varda, aucune idée de ce que vit ta chair en ce moment même. Ses veines où coule ton sang deviennent plus fragiles ! Son cœur est brisé par les aventures, les nuits passées avec des inconnus. Et elle…la seule chose qu'elle peut faire, c'est observer le plafond en attendant que ces genres masculins abjects aient fini d'assouvir leurs besoins primitifs ? L'amour ne se vit pas dans la douleur ! Et jamais, oh non, jamais, tu n'as connu la souffrance, très chère…JAMAIS ! » s'exclama-t-elle enfin d'une voix fière, arrogante, impétueuse comme le royaume d'Ulmo, l'océan en tourmente et la tempête qui s'annonçait à l'horizon.
Délicatement, d'un geste répétitif, à moitié rêveur, il laissa ses phalanges lisser ses longues mèches de jais, modelés par les éléments de Manwë. Deux ombres réunies en une, alors qu'il caressa sa tempe tremblante, alors que de ses mains blanches elle unit ses doigts aux siens, tels deux amants qui s'aimaient sans réellement se le dire.
' Mais tu ne peux protéger cet elfe, tu peux seulement la protéger, elle, avant qu'il ne soit trop tard. Mes jours sont comptés, Varda, et sans l'Alquaeleni, mon esprit se détériore tel un mort-vivant en quête de chair fraîche pour se repaître de son éternelle soif…' expliqua Melkor de sa voix effrayante.
Mais au-delà du désir physique qu'ils avaient éprouvé l'un pour l'autre, il y avait une affection entière, passionnée, cachée entre la mélancolie solitaire et ce vide, qui pour eux était une souffrance, ce sentiment de devoir participer à une guerre qui pourrait les tuer, achever les derniers lambeaux de leurs idéaux, ce en quoi ils croyaient plus que tout.
« Jamais… » murmura-t-elle pour conclure, et Melian savoura pleinement la gravité de ses paroles.
Elilwë s'accrocha désespérément, telle une sylphide à son chêne, à cet espoir qui la maintenait encore en vie. Océan et nuit se rencontrèrent, se touchèrent, entre murmures elfiques et tristes sourires partagés. La timidité de cette étreinte enfantine fut alors remplacée par un doux soupir, celui de deux elfes qui faisaient opérer la magie de cet amour que leur insufflait Melian. Enfin, leurs lèvres se mêlèrent en un souffle de vie incommensurable, passion, désir, vertige, torpeur, désespoir, espoir, mort, mélancolie, peur, tristesse, violence, douce violence, cruauté de ces doigts couverts de cicatrices qui plantaient leurs ongles dans une nuque masculine. Ce fut au tour d'Elilwë de découvrir le plaisir physique, ce plaisir qui venait en elle et la poussait à partir, à fuir. Mais, loin derrière cet horizon enflammé, les yeux rouges de Roi-Sorcier étincelaient, sombres rubis ensanglantés, trempés dans ce liquide vicié.
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Semblable à du sang, la cire coula sur le parchemin jauni et froissé, tandis que Melanna cacheta la lettre qui était destinée à sa fille. Melanna entoura la longue flamme dansante de la bougie de ses phalanges rougies par le froid. D'un seul geste, elle l'éteignit.
« Aujourd'hui, ma fille, il est temps que tu saches tout ce que ton père t'a caché, ces longues années durant. Tu sauras tout en temps voulu. »
Laissant la lettre sur sa table de chevet, elle ferma les yeux et se laissa aller au souffle brûlant du Mordor, tandis que l'atmosphère se transforma en étincelles rougeoyantes à la manière de braises encore vivaces. Et la bougie se ralluma aussi soudainement qu'elle fût éteinte. Melanna se retourna avec surprise, et porta de nouveau son regard sur les montagnes calcinées, frontière entre le Gondor et le Mordor. Rien ne présageait les évènements qui allaient alors avoir lieu. Et, pour la première fois dans l'histoire d'Arda, les valar étaient incapables de prédire les pensées de la maudite étoile glacée, Elilwë Alquaeleni.
