Chapitre 3
Larmes et Roses
Pas de souvenir précis et linéaire. Des éclats brillants et désordonnés se pressent en foule à ma mémoire, comme les débris d'un miroir.
Mes mains dégrafant fébrilement sa cape, un corps chutant sans bruit sur un océan de lit bleu foncé, un regard qui se détourne de moi, froid, décidé, résigné, des yeux qui se ferment avec force, un sanglot réprimé.
Mes mains qui attrapent, mes mains qui caressent, mes mains qui recherchent la solution inespérée à mon attente, à ma souffrance.
L'attente. La fébrilité. L'oubli.
L'impatience. Une chemise qui résiste. Bruit de tissu déchiré. Sursaut de panique. Un cri.
La peur primale, originelle.
Ma bouche sur la sienne, avide, désenchantée, cherchant, cherchant, meurtrissant, cherchant toujours une réponse, un sursis, une délivrance.
Elle. Tendue et abandonnée. Brûlante et glacée. Un délice. Une torture.
Son cou recouvert des roses éclatantes de mes baisers. Sa respiration faible et rapide, son regard figé et horrifié, perdu dans le vide, son regard que je décide d'ignorer.
Ma bouche sur son visage, le goût de ses larmes. Délice, extase divine. Dissolution.
Son corps comme une marionnette désarticulée, sa peau sous mes lèvres, mon visage dans ses cheveux.
Une douleur intense dans ma clavicule gauche.
Il me semble avoir mis un temps immense à réaliser ce qui m'arrivait. Avant de comprendre quelle était cette douleur, et avant de réaliser sa provenance.
Et avant de l'accepter.
Elle me repoussa sur le côté, et je la vis tenir un coupe-papier qu'elle avait subtilisé je ne sais où.
Ses yeux, agrandis et étincelants.
Quelle idée d'avoir pensé que sans sa baguette, elle était inoffensive. J'ai longtemps voulu ignorer qu'il y avait d'autres armes que la magie.
Trop longtemps méprisé sa nature moldue, sans toutefois aller jusqu'à m'en méfier.
J'en faisais une fois de plus les frais.
Dans le flou de la douleur, je la vis, en un sursaut frénétique, ramper hors du lit, se précipiter au travers de la chambre, saisir sa cape qui gisait à terre, et sortir en courant de la pièce.
Elle n'irait pas bien loin.
En un seul spasme, je délogeai l'objet planté dans mon dos.
Douleur ultime, fulgurante. L'arme n'avait pas été plantée bien profond, même si la douleur était insupportable. Peut-être avait-elle seulement voulu me blesser pour avoir le temps de s'enfuir… Ou bien avait-elle manqué de force. Cela était plus plausible.
Je me lançai tant bien que mal un sortilège de guérison, qui fit honorablement son effet, vu mon état précédent, et m'élançai à sa poursuite.
Je traversai le couloir désert, avec la sensation désagréable d'être à la fois le chasseur et la bête traquée.
Puis je me précipitai dans l'escalier menant au grand hall, ma main ensanglantée s'agrippant à la rambarde, car mon dos me lançait encore et menaçait de m'envoyer rouler à la première occasion sur les marches de marbre aiguisé.
Elle sanglotait, en martelant la porte à s'en ouvrir les poignets.
Malheureuse. Croyait-elle vraiment que les portes restaient grandes ouvertes, chez un mangemort en fuite abritant chez lui le quartier général de l'Ordre des Ténèbres ? Me voyant arriver, elle hurla.
« - Laissez-moi partir ! S'il vous plait, s'il vous plait ! Laissez-moi…
La joue collée à la porte, mouillant de ses larmes le bois sans pitié de cette issue qui refusait de s'ouvrir. Image même du désespoir.
D'ordinaire, je me serais réjoui d'une telle scène. Avide et fasciné, je m'en serais délecté.
Mais à ce moment-là, je me sentais seulement très fatigué.
« - Vous n'avez pas respecté votre part du contrat, et vous avez fait une grossière erreur, car je comptais réellement vous laisser partir. Tant pis pour vous. Vous ne sortirez pas d'ici, de toute façon. Toutes les issues sont condamnées », soupirais-je.
Je pointai ma baguette sur elle.
« - Je vous ramène aux cachots. »
« - Non ! »
Elle se jeta sur moi de tout son poids, et, la surprise faisant, mon dos meurtri se déroba sous ce poids et nous roulâmes à terre. Ma baguette roula au loin.
Nous restâmes immobiles un instant, et j'eus le temps de remarquer ses lèvres blessées et luisantes de sang, résultat de notre trop brève étreinte, résultat de ma morsure avide et de cette soif inexplicable qui m'avait tourné la tête et fait renier mes convictions, oublier mes engagements.
Son front était humide de sueur, et ses yeux comme fous.
Je la voyais se démener comme une bête traquée, luttant frénétiquement contre le sort funeste qui semblait être le sien. Se convulsant, résistant de toutes ses forces.
J'arrivai une fois de plus à la dominer.
Une fois encore, je la maintins sous moi, le bras de mon côté blessé pris au piège sous elle, l'autre lui tenant le poignet. Elle se débattait, criait des « non ! » de plus en plus désespérés…
Puis quelque chose de terrible se passa.
Dans son regard, quelque chose disparut.
Et je compris aussitôt que cette évanescence signifiait la capitulation, l'abandon, la résignation.
Le renoncement.
Je n'aimai pas voir cela. Pire que tout, cette disparition laissa dans mes entrailles une sensation de froid intense et vide. L'impression d'avoir une poupée morte dans les bras.
Son regard n'était plus vivant.
Bien sûr, elle vivait toujours. Mais elle avait cessé d'espérer.
Espoir. L'espoir.
D'ordinaire, je me serais satisfait de cette défaite, je m'en serais repu.
Je ne ressentais rien de tel.
Je me relevai péniblement, désorienté.
Elle restait là, allongée sur le tapis épais du grand hall, les bras étendus, les yeux grands ouverts, si pâle que le seul indice qui la laissait croire encore en vie était le faible mouvement de sa respiration.
Immobile.
J'eus la certitude que si je la laissais là, elle n'en bougerait plus et se laisserait mourir à petit feu.
Courbatu, fatigué, douloureux, pressé d'en finir avec cette situation épuisante, et aussi parce que je n'en étais pas à mon premier acte irréfléchi de la journée, je remis un genou à terre et la pris dans mes bras pour la porter jusqu'à la chambre.
Ses lèvres meurtries et rouges accusaient la pâleur de sa peau, ma chemise imbibée de sang collait à mon dos, son cou était couvert de rosaces pourpres, et quand je la soulevai, je vis une larme finir de couler sur son visage et aller se perdre dans les profondeurs du tapis.
