Chapitre 23
Le père, le fils
Je fus interrompu par une question qu'elle me chuchota à l'oreille. Sans raison apparemment particulière.
« - Tu l'aimes, ton fils ? »
Je ne sus que répondre.
« - Bien sûr. Pourquoi me demandes-tu cela ? »
« - Je ne sais pas. C'est quelqu'un d'assez spécial, souvent, il est…Il est… »
« - Comme moi ? », finis-je à sa place.
« - Il te prends en modèle à un point, je crois, que tu ne peux pas imaginer. »
« - Que veux-tu dire ? »
« - C'est difficile à expliquer, d'autant plus que je ne fais pas partie de ses intimes, c'est le moins qu'on puisse dire. Il a trop peur de se salir à mon contact… »
« - Se salir… »
« - Tu sais bien. Il a été le premier à me…Traiter de Sang-de-Bourbe d'ailleurs », fit-elle avec une nuance triste dans la voix.
« - Oui. N'est-ce pas un garçon bien élevé ? », répondis-je rêveusement.
« - Rassurez-moi, monsieur Malefoy, est-ce de l'humour que je sens poindre dans votre ton ? », dit-elle, menaçante. Mais elle avait compris.
J'esquissai un sourire.
« - Comment peux-tu plaisanter avec ça… », souffla t-elle, soudain lasse, découragée. Mais un sourire naissant étirait néanmoins ses lèvres.
Au lieu de répondre je la pris un instant dans mes bras, puis la conduisis au bureau de ma chambre, la faisant asseoir dos à moi. Je me mis à démêler lentement chacune des mèches de ses cheveux. Et comme ce soir-là à Poudlard, où je m'étais ainsi occupé d'elle, ce fut un moment aux émotions indescriptibles.
Plus tard, bien sûr, je la prendrais dans mon lit.
Plus tard, les gestes deviendraient plus pressants, suppliants, fiévreux.
Tout cela viendrait inéluctablement.
Mais pour le moment, ne autre sorte de relation avait commencé. Quelque chose qui outrepassait l'instinct, l'envie, le désir, toute cette violence.
J'ai tant de mal à l'expliquer…Quelque chose que j'ignorais, une sorte de sentiment de paternité dont je ne comprenais pas la signification. Ou peut-être était-ce un sentiment davantage maternel ?
Le tout mélangé à un reconnaissance infinie. Destinée à qui ? Je l'ignorais.
J'ignorais tant de choses…
Je séparai trois mèches épaisses et les tressai en une lourde natte que je caressai au fur et à mesure.
Je ne voyais pas son visage, mais je l'imaginais. Serein, légèrement pensif, les yeux perdus dans le flou.
Calme. Penché vers l'avant à mesure que je descendais le long de cette tresse soyeuse.
« - Te souviens-tu de la première fois que nous nous sommes rencontrés ? », murmura-t-elle alors.
Plongeon dans ma mémoire.
Elle n'était qu'une enfant alors. Bien sûr que je m'en souvenais.
Pendant toute la durée de mes voyages à l'étranger, cette année-là, j'avais tant réfléchi…Retourné dans ma tête l'entrelacs d'épines qui m'avait pris au piège, en cette nuit fatale de notre fuite. La soudaineté de la décision, l'élan incontrôlable qui m'avait précipité vers elle…
J'avais fini par en déduire que quelque chose de plus profond était à l'œuvre, depuis longtemps. Bien avant même la nuit de sa première torture, où je l'avais aussi touchée pour la toute première fois.
Avant toutes ces années où elle était demeurée un vague point dérangeant dans ma mémoire, un dégoût. Avant tout cela.
Tout a commencé, il ne peut en être autrement, ce tout premier jour où je l'avais vue. Ma mémoire fit un bond considérable dans le temps, et s'échoua finalement sur un matin d'été éblouissant, il y a quelques années déjà, sur le Chemin de Traverse.
Une Librairie pleine de monde, cet imbécile d'Arthur Weasley incapable de se maîtriser, un écrivain stupide qui fait sa publicité, toute cette tribu de rouquins dépenaillée, un couple de moldus, une fillette d'une douzaine d'années qui me foudroie de ses yeux noirs.
Elle ne signifie rien pour l'instant, rien qu'une Sang-de-Bourbe à détruire en temps venu, mais quelque chose restera. Une empreinte, un souvenir.
Comme une marque.
Quelque chose d'invisible qui ne se réveillerait que quatre ans plus tard. Quelque chose d'insaisissable, mais quelque chose d'implacable, de définitif, de réel surtout.
Quelque chose qui s'est mis en marche ce jour-là. Silencieusement. Secrètement.
Ce jour-là, j'ai été marqué une deuxième fois.
Et je l'ai ignoré. Pendant quatre ans.
« - Je me souviens de ce jour-là. A la librairie », répondis-je.
« - Je t'ai vu et j'ai pensé… » Elle eut un petit soupir souriant, presque enfantin. « Enfin…Je t'ai trouvé très beau. » Puis elle ajouta froidement : « Ensuite tu as ouvert la bouche et je t'ai haï d'un seul coup. »
« - Alors quelle qu'en soit la façon, je ne t'ai jamais laissé indifférent », conclus-je.
Je me sentais flatté.
Elle ne répondit pas. L'évocation des sentiments restait entre nous quelque chose d'assez gênant. Nous en parlions peu.
Et cette gêne était assez paradoxale, quand je repensais à cet univers de péché intégral dans lequel nous vivions.
Quand je repensais à la violence de ce que nous avions vécu, la douleur de nos premiers contacts, l'attitude sanglante de mon retour du combat, les sortilèges interdits, le chantage, toutes ces choses…J'ai encore mal, aujourd'hui, en y repensant.
« - Reviens-tu toujours car tu as peur que je trahisse encore ? », demandai-je soudain, presque sans m'en rendre compte.
Elle réfléchit un moment.
« - Peut-être y a-t-il un peu de ça », finit-elle par dire, pensive.
« - Je devrais le prendre mal, mais je prends ce que tu me donnes, alors… »
« - Je te taquinais. »
« - Je ne crois pas », répondis-je, pris au piège.
« - Tu te moques de moi et de mes sentiments. Tu n'es qu'un sale monstre lubrique.», dit-elle en souriant.
« - Tu voudrais bien. »
Je finissais de lisser quelques mèches derrière ses oreilles. Puis je l'embrassai à cet endroit-là.
« - La deuxième fois que je t'ai vu je t'ai haï encore plus, mais j'ai senti que je rougissais plus que de raison. A la coupe du monde. Te rappelle-tu ? » Elle eut un rire gêné. « Tu t'es retenu, ce jour-là, de me jeter par dessus la balustrade des tribunes pour oser me trouver en un pareil endroit. Je me trompe ?»
Je souris à l'évocation de ce souvenir.
« - Je m'en rappelle très bien. »
Ce jour-là, je ne m'attendais pas à la voir en cet endroit, même si j'aurais pu m'en douter.
Elle avait déduit de mon regard que je la trouvais indésirable en cet endroit. Et c'est ce que j'avais pensé.
Mais juste avant, j'avais été…Intrigué, pour ne pas dire intéressé. Juste une seconde. Les adolescents deviennent ingrats en grandissant, mais elle, elle avait tant changé…Elle était différente, en quelques subtils mais incontournables changements.
Elle n'était pas encore la beauté un peu vaporeuse qu'elle allait devenir, ses traits étaient encore trop empreints de cette rondeur maladroite de l'enfance, mais la transformation était en marche.
C'avait été par ce détail que mon regard s'était attardé sur elle.
Et elle avait rougi.
Je n'avais pas oublié.
A ce moment-là, sa main vint se poser sur la tresse et en caressa la longueur. Je remarquai aussitôt la pellicule miroitante qui recouvrait ses ongles. Un sourire attendri vint malgré moi déformer mon visage.
Je voulus me retenir de dire quoi que ce soit, mais les mots franchirent mes lèvres avant que j'aie pu les retenir.
« - Qu'est-ce que je vois sur tes ongles, miss ? »
« - Tu le vois bien. »
« - On dirait une trace de sophistication. Je ne sais pas trop. »
« - C'est du vernis. Ca existe aussi chez les sorciers, je crois. »
Gentille pique.
« - Ne me dis pas que ta femme n'en mettait pas… »
Sujet qui me gênait au plus haut point.
Je ne répondis pas.
« - Tu n'aimes pas parler d'elle, n'est-ce pas... Est-ce parce que ta conscience te rappelle quand le sujet est abordé ? »
« - Je l'ignore. »
« - L'as-tu aimée ? »
« - Je l'ignore. »
« - Ne crois pas que j'en serais jalouse. »
Je ne voyais pas son visage, assise telle qu'elle l'était, et cela me déplaisait, j'aurais aimé voir son expression.
D'un geste, je fis pivoter la chaise et la tournai face à moi.
Elle s'efforçait de soutenir mon regard, rougissante comme en ce jour lointain dans les tribunes encombrées d'un stade de Quidditch…
Quelque chose de faux traînait sur son visage. Je compris alors…Je vis…La couche impie de noir qui recouvrait ses paupières, et la substance luisante et rosée qui fardait encore un peu ses lèvres.
« - Qu'est-ce que tu as là… »
Je regardais ses ongles, son visage ainsi barbouillé, et une vision désagréable vint me saisir à la gorge.
Celle de quelqu'un qui aurait grandi trop vite.
Ce n'était pas elle.
« - Qu'est-ce que tu as sur la figure… »
Elle eut une brève expression interrogative avant de rougir et de se détourner.
« - Rien. Juste un peu d'artifice. Tu n'as pas répondu à ma question. »
Elle observa un silence.
« - Tu n'aimes pas parler d'elle, n'est-ce pas… »
« - Je n'en ai pas envie. »
« - Comme tu veux. »
Pourquoi était-elle aussi soumise ? Pourquoi ne profitait-elle pas de l'occasion pour insister et m'assommer de questions, de reproches si mérités ?
Pourquoi n'insistait-elle pas ?
Pourquoi avais-je envie qu'elle insiste ?
Une partie de moi ressentait encore un certain élan de tendresse envers ma femme, envers celle qui m'avait accompagné si longtemps, partagé mes convictions, envers celle qui savait aussi se montrer si froide, s'il le fallait, parfois même plus que moi (je m'étais chargé de lui apprendre cela), mais que je savais meurtrie, de moi, de tout, de cette situation, de cette dépendance que j'entretenais vis-à-vis du Maître. Même si elle disait la partager de son plein gré.
La culpabilité. C'est ce que je ressentais à son égard. J'avais failli à mes promesses, à mon devoir de mari. Je redoutais de me mettre face à ça, mais en même temps je le voulais.
« - Elle a été une bonne épouse. »
Je choisissais mes mots avec attention.
« - Je pense qu'elle m'a aimé. »
« - Et toi ? »
« - Je ne sais pas. »
Pourquoi ne pouvais-je le dire avec précision ?
Peut-être parce que je ne l'ai jamais aimée…Peut-être parce que je n'avais jamais aimé personne.
Alors je vis qu'elle me regardait avec une sorte de…pitié.
J'ai eu honte, tout à coup. Pour une fois, elle avait le dessus sur moi en un domaine.
Elle avait aimé avant moi.
Toutes ces années de mariage étaient-elles aussi absurdes ?
« - Je l'ai respectée. N'est-ce pas le propre d'un bon mari ? » J'eus un rire sans joie.
« - Le propre d'un bon mari est à mon sens d'aimer sa femme. »
« - Nous étions fait l'un pour l'autre. Son sang était aussi pur que le mien. Elle était aussi riche que moi si ce n'est plus. Et elle était belle. Elle m'a donné un fils. Qu'est-ce qui importe davantage ? »
Elle soupira.
« - Et tu n'as pas besoin de ces saletés sur ton visage et sur tes ongles. », ajoutai-je
« - Parce que je te fais penser à elle ? Pourquoi nier que tu l'as aimée… », insista t-elle à voix basse.
« - Je l'ai détestée. »
Et au lieu de me sentir coupable, je me sentis soudain extraordinairement soulagé.
« - Elle m'a sans doute haï aussi. »
Je sentais que je commençais à retenir mes larmes et je m'en voulus tout à coup de l'avoir laissée entrer si loin en moi.
Je me tenais appuyé sur les accoudoirs du siège, debout face à elle, et m'effondrai soudain, le visage sur ses genoux, j'ai honte, si honte…
J'ai pleuré sur moi, sur les existences gâchées par ma faute, sur la honte que j'avais à me laisser aller de la sorte.
A n'en plus finir. Je pensais que quand j'aurais fini, je n'aurais plus qu'à partir me cacher jusqu'à la fin de ma vie.
Toutes ces fois où, comme un animal, j'avais joui de sa chair, et à présent je me lamentais à ses pieds, comme un enfant. Serais-je jamais un homme, à ses yeux ?
« - Peut-être as-tu fait des erreurs…Mais aujourd'hui tu as quelqu'un qui t'aime, c'est un signe que tu es bon. Et tu as ton fils, il n'est pas trop tard, dis-lui que tu l'aimes, que tu refuses de le voir gâcher son existence pour un monstre sans âme assoiffé de chimères… »
C'était elle qui me consolait…
« - Prends-le dans tes bras et dis-lui que tu l'aimes. »
« - Si je fais cela il ne me respectera plus et il n'obéira pas. »
« - C'est presque un homme maintenant, il peut choisir, guide-le juste… »
« - Il est trop jeune, c'est encore un enfant, tu ne te rends pas compte de… »
« - Il a mon âge », dit-elle tout simplement.
Je n'avais rien à répondre à cela. Mais je vis en relevant le visage vers elle qu'elle souriait, et j'embrassai doucement sa joue, pas ses lèvres.
« - Ca ne veut pas dire que tu n'as plus le droit de m'embrasser… », chuchota t-elle en posant mes mains sur son visage, les yeux fermés.
Au lieu de cela, je la serrai à l'en étouffer, le visage enfoui dans ses cheveux, respirant son odeur si particulière, serrant, serrant son corps frêle. A le briser.
Je réalisai alors que j'aurais pu faire quelque chose de stupide, mourir pour elle, et que ça n'aurait pas eu la moindre importance.
Mais qui étais-je devenu ?
Pourquoi, comment l'ordre de mes priorités avait-il été ainsi renversé ?
Que resterait-il de moi si elle décidait justement de se détourner de moi ?
Cette confusion me rendit tout à coup nerveux et je la repoussai. J'avais conscience que ma conduite n'avait aucun sens. Mais c'était plus fort que moi.
Je lui tournai brutalement le dos.
« - Sors. Il faut que je réfléchisse. »
Elle le ne bougea pas.
« - Dehors ! »
Je la vis sursauter et se lever en un bond.
« - Ne crie pas. »
Elle avait dit cela d'un ton paisible et résigné.
Elle sortit de la pièce alors que je lui tournais le dos.
A présent qu'elle était partie, je me sentais vaguement mal à l'idée de l'attitude que j'avais eue.
Je lui sentais un fort potentiel à me désobéir et cela me faisait peur parfois.
Durant mon mariage, ma femme n'avait jamais osé me contredire, sauf quand j'ai voulu envoyer Drago à Durmstrang. Ca a été la seule fois où j'ai cédé.
Les femmes sont si sentimentales…
Quand à ma maîtresse…Appelons-la ainsi puisque c'est le terme approprié à la situation, sa jeunesse la portait à croire en des choses trop idéales. Le mariage est une prison, un étau duquel il est de bon ton de ne pas sortir. Et ça, je n'osais le lui dire.
Je hais ce terme de maîtresse. Il me semble d'une vulgarité sans nom. Des maîtresses, j'en avais eu, de ces femmes qui ne font que passer, dont l'importance décroît progressivement au fil même des minutes, une fois consommées.
Rien de ce j'avais vécu avec elles ne ressemblait à cette passion, à cette obsession…Non, rien. L'être humain rejette instinctivement ce qui lui est inconnu, et je ne faisait pas exception à la norme. Ces sentiments, ces idées qui me passaient par la tête ne m'étaient pas familières, j'en avais souvent peur.
Je pensais encore à cela lorsque la nuit s'installa et qu'on frappa à la porte.
Il était vingt-deux heures, déjà. Enfin.
J'allai ouvrir, d'un geste nerveux.
Je me retrouvais face à moi.
Enfin, face à une version de moi un peu plus jeune, un peu moins fatiguée.
L'instant ne dura pas plus de deux secondes, mais il sembla s'étirer à l'infini. Je ne me lasse pas d'en contempler les variations.
Il était là.
Je m'attendais à recevoir un enfant pâle, mince, à l'expression presque craintive, au regard fuyant. Et pas cette esquisse d'homme qui atteindrait sous peu la même taille que moi, aux mâchoires définies et aux yeux emplis des flammes d'une l'insolence installée en mon absence, sans doute aucun.
Mais c'était mon fils, une version de moi en un sens, car la ressemblance me frappa au plus haut point. Il avait changé. Son visage, et son âme aussi. Je le sentais. Je compris soudain toute la valeur du temps où j'avais été absent.
J'avais le souvenir d'un adolescent presque maladif, terne, éteint, tout de ruse et de calcul. Un vrai Serpentard tel que je l'avais façonné. Quelqu'un d'avant tout intelligent et rusé. Deux qualités indispensables dans le monde tel qu'il était.
Et j'avais sous les yeux quelqu'un qui n'était pas disposé à obéir.
Je l'ai senti dès le premier instant. Dès cette seconde où le temps s'est étiré et enroulé à l'infini, telle une infernale bande de möebius.
J'ai deviné tout cela en une seule seconde. J'aurais presque pu en apprendre davantage, en continuant à le fixer ainsi dans le silence, mais je me suis effacé pour le faire entrer.
Il ne parla pas. Pas tout de suite.
« - Tu es venu », fis-je simplement.
J'avais l'impression de m'adresser à un étranger.
« - Assieds-toi. »
J'invoquai deux fauteuils, puis m'assis dans l'un d'eux.
Il resta debout.
Je le fixai.
« - Papa… », le timbre de sa voix était grave, bien plus grave qu'autrefois, et son ton presque interrogatif.
J'essayai de me souvenir de la dernière fois que je l'avais vu, c'était avant ma condamnation, la première. Aux vacances de Pâques, il y avait un an. Plus d'un an.
« - Tu disparais pendant un an… » Je compris qu'il frémissait de colère. « …Et tu ne donnes pas de nouvelles…J'aimerais savoir ce que tu trafiques au Quartier Général de l'Ordre du Phénix, avec tous ces Sang-de-Bourbe, ces traîtres, ces… »
« - Ce que je fais ne te regarde en rien et je n'ai pas de comptes à te rendre. »
Pas question de céder du terrain.
Il se tut.
Tout n'était pas perdu.
« - Allons droit aux faits. Es-tu marqué ? »
Il se décida à s'asseoir.
Il ne me répondit pas tout de suite.
« - Quand j'ai accepté de venir ici, je me suis juré de te faire dire tout ce qu'apparemment tu ne souhaites pas me dire. Je répondrai à tes questions et peut-être même… »
« - Il suffit ! Quel est ce ton que tu te donnes le droit de prendre ? N'oublie pas qui je reste, insolent ! »
« - Tu es mon père et au-delà de tout je te respecte », fit-il d'une voix basse et qu'il s'efforçait visiblement de maîtriser. Il avait dit cela avec un je-ne-sais-quoi de mécanique.
J'avais été absent trop longtemps et, comme je le craignais, il s'était anormalement développé. Mais les vieux réflexes étaient encore là.
« - Je voudrais juste, en échange de ce que je ferai ou ne ferai pas pour toi, que tu me donnes les raisons de ton absence. Un an. » Il avait ajouté cela en me regardant au fond des yeux. Les siens brillaient étrangement, mais je n'eus pas envie de savoir pour quelles raisons.
« - Tu vas d'abord m'écouter, et tu vas aussi te rappeler qui te parle. L'absence n'excuse pas tout », répondis-je, sur un ton de mise en garde.
« - Oui. Je t'écoute. »
« - Bien. Es-tu marqué ? »
« - Je ne le suis pas. Pas encore », ajouta-t-il sur un ton qui sentait le défi.
« - L'as-tu déjà rencontré ? »
« - Pas avant la fin de l'année. Mère le lui a demandé… »
« - Elle…Je te demande pardon ! Que trafique-t-elle avec le Seigneur de Ténèbres ? »
Il hésita un instant devant ma colère.
« - Elle…Il l'a marquée, il y a quelques mois de cela. Tu comprends, il fallait… »
« - Je ne comprends rien du tout », hurlai-je. Je me levai en un bond. « Depuis quand prend-on ce genre de décision sans me consulter, c'est de l'inconscience… »
« - Mais tu étais parti ! », cria-t-il à son tour. « Personne ne savait où tu étais ! La situation était des plus graves ! Il racontait que tu l'avais trahi ! Il n'y a eu que ce moyen, il ne nous faisait plus confiance, comprends-tu, il n'y avait que ce moyen… »
Sa voix se brisa.
« - Tu es parti si longtemps, personne ne savait où tu étais, et si tu savais…Il veut te tuer…Et je ne suis pas sûr qu'il ait tout-à-fait tort de vouloir le faire… »
« - Qu'as-tu dit ! »
Ma colère était loin d'être apaisée.
« - Je te défends de me parler sur ce ton... »
Je m'efforçais de contrôler ma voix.
Il baissa son regard.
« - Pardonne-moi. »
Il y eut un silence tendu.
« - Bien. Je t'ai fait venir car je veux te mettre en garde. Tu ne dois pas te faire marquer. Quels que soit les espoirs que tu fondes là-dessus, ils sont faux. Et il ne faut pas non plus que tu acceptes de le rencontrer. Autrement c'en sera fini de toi. As-tu compris ce que je viens de te dire ? »
« - Oui, et j'ai une question à te poser : et si je n'ai pas envie de t'obéir ? »
Un silence, cette fois inattendu, flotta un instant entre nous. Il cherchait à me défier. Très bien.
« - Alors ce qu'il te fera une fois à son ordre, je m'arrangerai pour te le faire subir avant lui, et de mes propres mains. Tu sais que j'en suis capable… »
Ca avait marché. Je le vis pâlir et se figer, puis porter machinalement la main à son épaule gauche, où résidait une cicatrice datant d'un de ses caprices qu'un jour, je m'étais chargé de punir.
Puis la haine envahit ses traits.
Ne comprenait-il pas que je tentais de le protéger…
Mieux valait se trouver d'un côté où le seul mal est asséné par les ennemis. Où la seule punition à une opération ratée est simplement la honte de l'échec et le dépit, et non l'exécution d'un doloris.
Mais cela, dans sa tête encombrée de rancœur et d'idées fausses, pouvait-il seulement le comprendre ?
« - As-tu bien compris ? »
Il eut une inspiration tremblante, son regard brillant s'efforçant de soutenir le mien, pâle.
C'était le moment d'assurer ma domination et d'entendre son approbation totale à ce que je lui demandais.
Il ouvrit la bouche, mais la referma sans rien dire.
Je répétai. Menaçant.
« - As-tu bien compris ? »
« - Si c'est ta volonté j'obéirai, bien entendu, père. Mais cette volonté que tu veux tant m'imposer, j'aurais aimé la connaître davantage, pendant toute cette année où tu t'es enfui. »
« - Je n'ai pas eu le choix, si tu réfléchissais un instant tu comprendrais. C'est aussi cela, servir le Seigneur des Ténèbres : soit tu le sers de toute ton âme, soit tu pars le plus loin possible et tu pries pour ne pas qu'il te retrouve. Mais je n'ai pas à me justifier devant toi.»
« - Je t'obéirai, puisque tu me le demandes. Mais n'oublies pas que cette année je serai majeur, et qu'après cela je ferai ce que bon me semble. »
« - Je te l'interdis ! »
Nous étions debout, face à face, prêts à nous sauter à la gorge.
A partir de ce moment-là nous ne songeâmes plus à abaisser la voix.
« - Sinon quoi ! Tu vas me tuer ? Me déshériter ? Tu ne possèdes plus rien ! Tu es sensé être en prison, la loi est sur toi, le manoir est sous les scellés du ministère…Que feras-tu ! »
J'ignorais ce détail, bien que je m'en sois douté. Impossible de le vérifier cependant jusqu'alors. Le Fidelitas n'existait donc plus, ils étaient bien partis…J'étais plus qu'officiellement un traître. Je n'osais imaginer ce qui pourrait m'arriver si je retombais entre leurs mains…
« - Que vas-tu faire si je ne t'obéis plus ? Et qui es-tu aujourd'hui pour me donner des ordres ? Tu es un étranger ! », poursuivit-il.
Alors j'ai remonté brusquement la manche de ma chemise. La Marque.
Puis je l'ai saisi au col. Insolent.
Cette souillure, qu'enfant il ne cessait de chercher à entrevoir, et que je dissimulais du mieux que je pouvais. Il l'avait à présent à quelques centimètres du visage.
« - Tu sais ce qu'on ressent, quand elle brûle ? »
Il ne répondit pas.
« - Je l'ai vu. Sur mère. »
Sa voix était comme éteinte.
Je le lâchai, et fis quelques pas dans la pièce.
« - Tu as vu sa Marque ? »
J'étais soucieux tout à coup. Il mit du temps à répondre. Ou bien était-ce moi qui étais impatient.
« - Elle ne m'a pas laissé la voir », répondit-il sobrement.
« - Mais tu sais ce qu'il en est. Tu peut deviner à quel point on est misérable quand elle nous appelle et qu'on doit lui résister. »
Il n'osa pas répondre.
« - Si les usages n'ont pas changé, Il l'a marquée bien avant de l'autoriser à transplaner vers Lui ? Tu l'as vue, se tordre de douleur ? »
« - Arrête. »
Il n'avait pas crié. Son visage penché vers l'avant m'a soudain semblé las.
« - Elle l'a fait pour me protéger. Ne lui en veux pas, s'il te plait. C'est un sacrifice, qu'elle a fait. »
« - Ce n'est pas toi qui va me dicter ma conduite, je te rappelle. »
« - Papa… »
Je me retournai vers lui.
« - Cesse de discuter. »
« - Pour une fois…Sois compréhensif. Il s'est passé tant de choses… »
Des larmes coulaient sur son visage. Il s'effondrait. C'était insupportable et je me ruai sur lui en hurlant.
« - Mais qui es-tu devenu, tu n'es plus mon fils ! »
Mon poing serré s'abattit violemment sur son visage et nous roulâmes à terre dans l'élan que j'avais donné.
La nouveauté fut qu'il répondit. Oh oui…Et la foi qu'il mit à se défendre fut la seule chose qui m'effraya vraiment lors de cette entrevue.
Les coups pleuvaient, dans la rage et dans une rapidité féline.
Nous avons roulé et renversé tout ce que se trouvait dans la pièce. Et nous nous sommes affrontés avec une violence telle qu'on aurait dit qu'un enjeu vital nous poussait. Et à bien y regarder, c'était le cas.
Plus tard, j'ai réalisé que ç'avait été l'étreinte la plus longue et la plus proche que nous avions connue jusqu'à présent.
Quelle ironie…
J'étais bien plus que lui habitué au combat. Il était fort, mais il n'était qu'un gosse. Il n'était encore qu'un gosse. Et je le sus aussitôt que cela commença : il ne pouvait être marqué…
Ses gestes pleins de fougue n'étaient pas chargés de la bestialité d'une lutte acharnée, non.
C'était la simple colère d'un enfant malheureux. Mais cela, je le compris plus tard. Bien plus tard.
Je le maintins sous moi pendant que j'immobilisais ses bras. Il cherchait encore à parer les coups qui, quelques instants plus tôt, pleuvaient sur son visage. Mais j'en avais fini avec lui. Il était vaincu. Je l'avais prévenu. Quelles que soient ses raisons, les miennes avaient triomphé.
J'étais monstrueux, croyez-vous que je l'ignore ?
« - Tu obéiras…Faut-il que j'aie encore à te convaincre ? »
Il m'observait, de ses yeux encore perçants à travers son visage ensanglanté. Il capitulerait, je le savais, mais pour combien de temps ?
« - Je ferai ce que tu me demanderas…Père. Mais je veux que tu me donnes les raisons…Des explications, j'en ai besoin pour comprendre, s'il te plait, papa. »
Je me remis doucement debout, sans le quitter des yeux.
« - Relève-toi, fils. »
Je lui tendis ma main et il la saisit.
