Chapitre 35

Les nuits au manoir

Les soirées se déroulent ainsi. La pluie battante, glacée, contre les carreaux. La neige, aussi. Les vents qui hurlent au-dehors. La lande déserte.

Nous, immobiles, tout près de l'âtre, sans autre lumière que celle, rouge et dorée, du feu. Au cœur du manoir qui a toujours été ma maison, au cœur de mes possessions et de ma fortune retrouvée.

Sa tête est posée sur mes genoux. Je la caresse doucement, lisse ses cheveux, frôle sa tempe du revers de mes doigts. Sa cape partiellement dénouée traîne à terre. Rien d'autre ne bouge. Rien d'autre ne compte.

Vient un moment (et elle le sait), où je me lève et, un genoux à terre (bref éclair de mémoire, un souvenir, une jeune fille terrorisée sur le sol du manoir, ses larmes), je la soulève et elle se laisse porter en haut de l'escalier, le long des couloirs, à travers l'obscurité, jusqu'à la chambre, quand nous ne roulons pas directement sur le tapis, sous les yeux d'un elfe de maison attardé par ici et qui s'empresse aussitôt de disparaître.

Elle se laisse porter, totalement éveillée, alanguie, confiante. La porte de la chambre s'ouvre d'elle-même, et se referme hermétiquement derrière nous.

La pluie glacée continue de heurter les carreaux, et ce seul bruit est un délice. Je la pose sur le lit, elle ne bouge toujours pas.

Assise sur le rebord, elle attend. Je retire ma chemise, puis je la presse contre ma peau, et ce contact est davantage qu'une caresse, c'est simplement…

Nous sommes là, le passé est loin, le reste a disparu.

Puis je sens ses lèvres sur ma peau. C'est une grâce que j'apprécie à sa juste valeur, cette caresse qui frôle ma peau en même temps que mon esprit, et cette chose incontrôlable, que l'on appelle l'âme.

La finesse, la délicatesse de son corps, la courbe de ses hanches, la douceur de ses cheveux sous mes mains…C'est un trésor encore lointain, ses seins frémissent sous ses vêtements…C'en est trop. Je hais ses vêtements. A ces moments, il m'arrive de concevoir une haine cuisante envers ces morceaux de tissu qui osent me cacher ces trésors qui m'appartiennent, qui sont à moi car je suis son mari, et quoi qu'elle en pense, j'ai des droits.

J'aime la voir les enlever elle-même, mais je finis toujours par le faire, le sang prenant vite le contrôle sur mes idées…Il ne faut pas croire que je perds le contrôle, ça non. Il ne faut pas croire cela.

Il est normal de concevoir une obsession pour quelqu'un, partir du moment où on n'en laisse rien voir en dehors d'une chambre. Je le crois. Je sors peu du manoir, je vis mon obsession à plein temps.

Mais si vous saviez…Ces choses qu'elle me fait jurer, toutes ces promesses qu'elle me fait faire, quand elle sait que je ne peux pas dire non, c'est une honte, j'y ai perdu ma fierté en vérité.

Mais que faire ? Rien, bien sûr. Quand, sur le point de la posséder, elle prend la fuite et se détourne, me dit « Promets-moi ceci…Jure-le… », aveugle, je dis oui, je bredouille des promesses sans savoir vraiment en quoi elles consistent. C'est une honte.

Il faudrait que je la séquestre dans la chambre, que je ne l'en laisse pas sortir. Elle n'aurait plus rien à exiger que sa délivrance. Mais en vertu de je ne sais quelle condition du mariage, il est écrit que je ne dois pas faire de mal à ma femme.

Ces soirées brûlantes dans notre chambre d'époux sont comme une drogue, un moment où malgré ses attendrissants stratagèmes pour me contrôler, je sais qu'au final elle se laisse aller à moi. Et le délice est là, cette chaleur, alors qu'au-dehors cogne la pluie, règne le froid, où les ténèbres s'enroulent autour de toute chose. Rien ne va venir troubler cette quiétude. Il vaut mieux d'ailleurs.

Quand je retire les vêtements qui lui restent, quand elle garde les yeux baissés et me tend son cou qu'elle m'a appris à ne pas mordre, quand je lui demande de dire mon nom ou quand je me débarrasse des derniers vêtements que je porte…Quand elle me souffle à l'oreille ce qu'elle voudrait en préambule, oui…Quand je plonge dans son ventre…Tout cela…Tout cela fait des nuits bien plus éblouissantes que la plus claire des journées. Oui, je préfère la nuit.

Il y a peu, mon ange disait, alors que je lui affirmais qu'elle était bien plus ma femme quand la nuit était tombée, que la nuit était une « amoureuse au front noir ». Elle a ajouté que c'était là l'expression d'un auteur moldu. Sans doutes un vénérable idiot, mais cette expression m'a séduit.

« La seule amoureuse au front noir ici, c'est toi, mon ange », lui ai-je rétorqué, avant de dénouer ses cheveux, me délectant de l'expression pensive dont je voyais le reflet dans le miroir de la coiffeuse devant laquelle elle était assise. Puis elle a souri.

Elle sourit souvent ainsi, sans répondre.

La nuit est notre amie. Une protection. Le jour, trop de choses me rappellent qu'elle ne sera jamais complètement à moi. Mon ange.

Alors je m'approprie tout ce dont elle veut bien me laisser l'usage. Sa bouche, son souffle, sa peau, sa chaleur, sa voix, sa tendresse.

Et vient le matin.

Le matin blême, son corps chaud contre le mien, je ne la laisse jamais se détacher de moi, même en dormant. Parfois elle s'en plaint. Je m'en fiche.

Elle essaie de se lever, je la retiens.

Reste. J'ai trop froid quand tu t'en vas.

Je dois y aller.

Je lâche sa main et c'est une déchirure à vif.

Elle sourit.

Je la vois disparaître, revenir vêtue. Disparaître à nouveau.

J'ai essayé de la dissuader d'accepter ce poste au Ministère. Mais elle est si brillante et prometteuse, m'avait assuré Severus. Je ne devais pas chercher à l'en dissuader, et de toute façon, elle n'en ferait qu'à sa tête. J'ai essayé, pourtant…Elle est ma femme. Sa place est au manoir à mes côtés. Le travail est une activité si vulgaire…Surtout quand on a de quoi l'éviter.

Mais je l'ai laissée accepter. Une telle opportunité, surtout à son âge, est une aubaine m'a-t-on dit. Je m'en moque. Je finirai bien par la faire changer d'avis. Je ne sais pas encore.

Chaque jour j'élabore des stratégies…

J'ai même pensé à lui faire un enfant. Mais je crois que même cela ne l'empêcherait pas de n'en faire qu'à sa tête.

J'ai eu une conversation houleuse avec Potter, à ce sujet. Cet imbécile m'a dit que si je m'aventurais à la mettre enceinte avant ses vingt-cinq ans, je finirais dans un bocal de formol, au fin fond du département des mystères. Une vieille plaisanterie, entre deux ennemis.

Je ne crois pas que j'attendrai jusque là de toute façon. Même si sa carrière est si prometteuse qu'on le dit. Le voudrait-elle ?

Mais elle est têtue. C'est cette même obstination qui la pousse à aller fleurir chaque semaine la tombe de Narcissa, alors que je le lui interdis.

Elle m'embrasse et me laisse seul, comme une vieille amante qu'on abandonne. C'est aussi un peu ce que je suis. Je ne peux pas m'empêcher de craindre qu'un jour, elle ne rentre pas. Alors je la retiens un peu.

Reste.

Parfois, elle consent, une dernière fois avant son départ, à me laisser lui faire une dernière joie. Même pas la mienne. Rien qu'à elle. Pour qu'elle se souvienne bien... Puis je tresse ses cheveux et les attache. Et je la laisse partir.

Elle part, et je suis toute la mâtinée comme une âme en peine. Je terrorise les elfes de maison, je rédige ce mémoire infernal. Toute une partie du manuscrit que j'ai remaniée se trouvait à Square Grimmaurd, c'est Potter qui me l'a renvoyée. Ce témoignage des débuts de notre histoire m'a donné l'envie d'en achever l'écriture et d'y mettre un point final.

Je reste prostré au fond de ce manoir, glacial en son absence. Je l'attends. Je la laisse dilapider ma fortune durement récupérée à cette tentative grotesque de changement de statut des elfes de maison. Et le pire c'est que je m'en moque totalement. Tant qu'elle revient à moi, quand la matinée se termine enfin. Midi sonne et elle réapparaît. J'ai obtenu d'elle qu'elle ne passe que la moitié de la journée à son travail. Il me faut du temps pour t'aimer, lui ai-je fait comprendre. Mais elle a accepté facilement.

Elle revient par cheminée, je la guette, je la fais s'asseoir, je l'embrasse des pieds à la tête. Nous mangeons au lit. Je lui demande, pour la centième fois au moins, quand donc quittera-t-elle ce travail insensé…Elle rit. Je me fâche. La pluie tombe toujours au-dehors, doucement, mais les prairies sont lumineuses cependant.

L'hiver arrive. Noël.

Je l'emmène au Chemin de Traverse. Nous marchons dans la rue encombrée de neige et de passants. Je repense à ce jour-là où je les regardais défiler, la peur au ventre, en se demandant ce qu'il allait advenir de ma vie.

Je suis libre aujourd'hui.

Et je la regarde, belle. Resplendissante de cet amour dont je l'habille. Sa peau irradiant encore des ondes fiévreuses de notre dernière relation sexuelle. Vêtue avec la cape que je préfère, celle bordée d'ourlets fleuris.

Comme tant d'autres, la vieille Guipure nous voit arriver de loin, je le sais, elle ne dit rien devant moi car je laisse des fortunes chez elle, mais je sais qu'elle pense que je suis ignoble, et que je tiens sans doutes ma femme sous Imperium, ou quelque chose du genre.

J'apprécie particulièrement quand mon ange, d'une main au poignet enrobé de dentelle et dégoulinant de perles, lui montre du doigt l'étoffe qu'elle souhaite pour sa prochaine cape, et que d'un geste rapide, malgré ses pensées obscures, la commerçante saisit avec servitude et précipitation l'objet de sa convoitise. Quand j'ai affaire à ce genre de comportement, je sais que j'ai vraiment retrouvé mon statut d'avant la guerre ; c'est un délice.

Et plus les étreintes de la nuit précédente sont violentes, plus mon ange me fait dépenser pour elle. Adorable, elle se venge du mieux qu'elle peut. Car à présent il est trop tard…Elle a juré, voyez-vous. Rien d'autre ne compte à présent.

C'est ainsi que j'aime nous voir. Deux silhouettes se tenant la main, avançant sous la neige qui tombe abondamment, s'éloignant peu à peu sur le Chemin de Traverse, perdues au cœur de la foule, avançant, s'éloignant, s'éloignant.

FIN