Durant deux mois, les discussions orageuses avec mon oncle succédèrent aux journées de silence hostile : de sinistre, l'ambiance domestique devint détestable, chacun refusant de faire des concessions. Un soir, lassée de ces affrontements quotidiens et sortant de son effacement habituel, ma mère vint me voir et me parla en ces termes :

Taríkh, mon fils, es-tu vraiment sûr de ton choix ? Rien ne peut-il donc te retenir auprès de nous ?

Mère, cela fait longtemps que ma décision est prise… Vous connaissez déjà ma réponse.

Alors fais ce que tu désires, je ne m'y opposerai plus. Sache cependant que je regrette ton départ et que si tu pars, ton oncle ne te le pardonnera jamais…

La fureur m'envahit, dévastatrice et je jetai, livide de rage :

Et de quel droit s'oppose-t-il à moi de cette manière ? Ne suis-je pas maître de ma vie, de mes gestes et de mes actes ? Pourquoi s'acharne-t-il à me tyranniser de la sorte ?

Tu es cruel, tu sais qu'il t'aime et te respecte. Il ne veut seulement que ton bien et…

Alors qu'il me laisse partir !

Et je quittai la pièce, la colère brûlant en mon cœur. Le lendemain, à l'aube, je partis, sans saluer mon oncle – que Trag'al le maudisse ! – et après un bref adieu à ma mère, qui tenta encore mais sans succès de me retenir. J'emportai quelques maigres possessions : un médaillon, cadeau de ma mère pour ma majorité, mon épée, offerte par mon oncle – même si ma rancœur ne s'était point apaisée, il m'en coûtait de partir sans arme – et une pièce d'or de la lointaine Comté, souvenir d'un des voyages de mon père.

Je me rendis au Bureau des Affaires Royales où le garde, un grand type décharné avec qui j'avais lié connaissance dans la Garde, avant qu'il ne rejoigne les Services Royaux, m'accueillit, surpris :

Que fais-tu donc ici ?

Je viens m'engager.

Toi ? C'est une plaisanterie ! Ton oncle… - S'interrompant, il me dévisagea, inquisiteur et remarqua mon expression fermée et maussade. - Bon, passe.

Et en moins d'une heure, tout était réglé.

Les nouvelles recrues étaient systématiquement dirigées sur le Camp d'Entraînement d'Umbar. La route était longue : il nous faudrait trois semaines à marche forcée vers le nord. Nous partîmes le surlendemain, alors que l'aube ensanglantait les pics acérés et enneigés des Montagnes Grises. Peu avant le départ, je restai un instant à contempler les murailles vertigineuses qui nous surplombaient ; mon regard effleura l'un après l'autre les plus hauts sommets de la chaîne : loin au sud, le Markh'teeris, une gigantesque masse de roche grise couronnée de neige immaculée, en haut duquel se trouve selon nos légendes le Temple Perdu d'Art'olian, dieu du vent, puis la Tremerkil, plus au nord, aiguille de pierre noirâtre, si escarpée qu'aucune neige ne reste sur ses flancs, la Corne de Trag'al, le sombre dieu de la guerre, dent massive de la même teinte que le Markh'teeris, mais striée de veines rouges, surplombant notre pays au pied duquel se trouve le monastère d'Alkeria et enfin perdu dans les brumes matinales du Septentrion, l'Ectrea'gan plus petit que les trois précédents. Puis je baissais les yeux, apercevant les Passes de l'Eordan et le Col de Trinom avant de jeter un dernier regard à la ville où j'avais vécu ces vingt dernières années. Amer, je songeai que je n'y reviendrais peut-être jamais, ayant tranché volontairement les liens avec ma famille. Le regret me saisit mais je me détournai rapidement car la colonne s'ébranlait. Nous quittâmes la ville, nous dirigeant tout d'abord au nord-est, pour rejoindre la Route Neuve.

Nimrodel, Elysabeth : merci à vous deux de m'avoir lu... j'espère ne pas vous décevoir par la suite !