Première journée
Le client était une cliente. Ça ne pouvait être personne d'autre : elle était seule à une table, dans un café à l'heure de pointe, heure qui se trouvait être celle du rendez-vous, devant un de ces fameux cocktails XYZ. Elle aurait pu faire l'affaire ; après tout, un bon client est un client qui payait. A un détail près. C'était une très belle femme. Pourquoi fallait-il toujours que, lorsque les finances étaient dans le rouge, la cliente était de celle dont Kaori aurait aimé se passer ? Ça, c'était la faute de Ryô que Saeko menait par le bout du nez et lui faisait faire n'importe quoi gratuitement.
Mais la jolie cliente était là, elle avait un problème et avait laissé un message.
-Vous êtes Makimura-san ?
Kaori s'assied en face d'elle et commanda un café glacé au serveur qui ne cessait pas de la lorgner.
-Je m'appelle Seto Iori, je suis l'assistante de Sugii Kazuhiko, l'ambassadeur du Japon en Galiacy.
-Galiacy ?
-Dans quelques jours, il doit signer à Tokyo un traité de paix qui mettra fin à la guerre civile qui déchire le pays depuis des années.
-J'en ai entendu parler. Un groupe d'extrémistes a annoncé qu'il ferait tout pour empêcher la signature de ce traité.
Seto Iori acquiesça en silence et continuait à triturer son mouchoir.
-Il y a déjà eu plusieurs accidents, de plus en plus grave.
-Des accidents ? Vous croyez qu'il y a un rapport ?
-Je ne le crois pas, j'en suis sure. C'est Kazuhiko qui a réussi à faire asseoir les deux ennemis à la même table et si jamais il lui arrivait malheur, ce serait catastrophique...
Ainsi, ce n'était pas cette belle femme en face d'elle qu'il fallait protéger mais un ambassadeur.
-Ne vous inquiétez pas, votre patron sera en sécurité avec nous.
Pour la première fois depuis son arrivée, Kaori vit un timide sourire sur le visage de sa cliente.
-Nous logeons à l'hôtel Hilton, là où aura lieu la signature. Nous vous avons réservé la chambre à côté de la mienne. Voici l'emploi du temps prévu pour les prochains jours, le plan de l'hôtel et une avance sur vos honoraires.
-Voilà ce qui s'appelle être efficace.
Ryô n'émit pas beaucoup de protestations en découvrant la superbe assistante de l'ambassadeur avec qui il passerait une semaine à ses côtés. Tout contre. Et dans un hôtel de luxe, tout frais payés.
Évidemment, personne ne l'avait averti qu'il devrait partager la chambre avec Kaori la première nuit. Il ne le découvrit qu'au dernier moment, lorsqu'ils posèrent tous les deux leurs valises sur le grand et unique lit de la chambre.
-Qu'est-ce que tu fais ? C'est ma chambre.
-C'est la mienne aussi. L'hôtel est complet. Tu n'auras ta propre chambre que demain.
-Hein ? J'ai pas envie de partager. Je sais très bien où ça mène.
-Comme si j'en avais envie. Tu vas encore me faire des trucs.
-Comme si j'en avais envie. Tu vas encore me cogner.
Ils se fixèrent d'un côté et de l'autre du lit, en chiens de faïence, prêts à défendre chèrement le moindre centimètre carré de matelas.
-Je vois que vous êtes déjà installés.
-Iori-san ! s'écria Ryô en s'élançant sur celle qui venait d'entrer. Pourquoi je ne reste pas avec vous cette nuit pour vous protéger ?
-Ce n'est pas elle qu'il faut protéger !
Une énorme massue vint s'abattre sur le malheureux (?) Ryô qui finit en laisse, attaché à un pied du lit.
-Désolée, il ne vous dérangera pas.
Sans tenir compte de cette interruption, Iori-san leur dit :
-Il est temps d'aller à l'aéroport.
Kaori et Ryô la suivirent, ce dernier collé à son postérieur moulé par son jean.
-Quelles jolies petites fesses !
L'avion en provenance de Galiacy, arriva à l'heure. Immunité diplomatique oblige, l'ambassadeur Sugii et son équipe passèrent la douane sans un contrôle. Les services de sécurité, bien que très discrètes, étaient omniprésentes avant, pendant et après le passage de la maigre délégation, armés de talkie-walkie miniatures, d'oreillettes et de revolvers bien cachés sous leur veste.
-Venez.
Iori-san les amena au milieu du groupe de dignitaires.
-Kazu, je te présente Saeba Ryô et Makimura Kaori.
Sugii Kazuhiko était aussi grand que Ryô et sa silhouette démontrait une grande pratique du sport. Il se tourna vers Kaori dont il embrassa la main :
-Je ne me souvenais plus que les Japonaises étaient aussi charmantes.
Elle rougit.
-Ça me change des derniers gardes du corps que j'ai eus.
Qu'est-ce qu'il était beau ! Il devait avoir le même âge que Ryô, peut-être même un peu plus jeune.
-Je vais en faire des envieux, ah, ah, ah !
Iori-san lui tirait la manche d'un air gêné. Pas gêné, Kaori le vit tout de suite : elle était jalouse.
-Oui, oui. Saeba-san, ravi de vous connaître enfin. Votre renommée dépasse les frontières du Japon. Bien, allons nous préparer pour cette longue semaine.
Toute la petite troupe se répartirent dans les voitures officielles. Sugii-san prit à part Ryô :
-Dites-moi, pourquoi avez-vous accepté ce travail ? Je pensais que vous ne travaillez que pour les jolies femmes.
-Mais la demande a été faite par une jolie femme.
-Ah ? Et qui ?
-Iori-san.
-Jolie ? Iori?
Il avait un air intrigué qui n'échappa pas à Iori. Elle ne répondit que par un haussement d'épaules de dédain. Décidément, ces deux-là ressemblaient beaucoup à certaines personnes, pensa Kaori.
XXX
Pendant qu'à l'hôtel, on préparait la conférence de presse du soir, Kaori alla chercher ses dernières affaires à l'appartement et fit un détour par le Cat's Eyes.
-Alors, ta cliente de ce matin ? commença Miki;
Kaori raconta ce qui s'était passé.
-L'ambassadeur de Galiacy ? J'ai entendu parler de ce traité. C'est une avancée majeure pour le pays. La fin de plusieurs années de guerre civile. Évidemment, il y en a toujours à qui ça ne plaît pas.
-Iori-san m'a parlé d'accidents graves.
-Oui, pratiquement tous les hommes politiques du pays qui ont essayé d'arranger la situation, ont été tués. Ou kidnappés mais dans la jungle, un bureaucrate ne survit pas longtemps. Ces dernières semaines, plusieurs attentats ont eu lieu, visant l'ambassade du Japon qui a mit au point ce traité. Les employés qui y travaillaient ont été rappelés ici, il ne doit pas y rester beaucoup de monde.
Kaori revoyait le sourire de Sugii-san, malgré la situation dans laquelle il vivait. Ça lui rappelait définitivement quelqu'un.
-Alors, c'est Sugii Kazuhiko, ton client ? continua Miki. Il paraît qu'il est très séduisant et charmant avec les femmes. C'est un bon moyen pour tester Ryô.
Elle lui fit un clin d'oeil complice.
-Le tester ? Pourquoi je le testerais ? Il peut faire ce qu'il veut, je m'en fiche complètement.
La litanie d'excuses aurait pu continuer longtemps si Miki n'avait pas tapé du poing sur le comptoir, faisait sursauter la tasse de Kaori. C'était la première fois à sa connaissance qu'elle se mettait en colère.
-Est-ce que ça va continuer encore des années ? Tout le monde sait que vous vous aimez et ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Ça m'énerve de vous voir dans la même situation depuis des années ! Alors bouge-toi avant qu'il ne soit trop tard !
Kaori était pétrifiée sur sa chaise : Miki était vraiment en colère. Même dans les pires moments, elle ne l'avait jamais vue comme ça. Elle gardait toujours son calme, quelles que soient les circonstances et ne laissait rien perturber son jugement.
De retour à l'hôtel où le dîner était déjà servi au restaurant, Kaori se fit apporter une salade dans sa chambre. Ryô n'était pas là.
Les paroles de Miki l'avaient perturbée plus qu'elle ne l'aurait imaginé. C'est vrai que ça avait assez duré. Huit ans à faire semblant, à prétendre que ça ne lui faisait rien, ces escapades, ces longues virées au cabaret, ces rendez-vous nocturnes dont elle ne savait rien. A essayer de tout son coeur d'être la partenaire idéale et sans cesse être rejetée en tant que femme. A lui faire la cuisine, la lessive, le ménage et n'être qu'une partenaire. Ils partageraient le même lit cette nuit mais ils ne feraient rien parce que la situation était bloquée, aucun des deux ne voulait faire le premier pas.
"Bouge-toi avant qu'il ne soit trop tard !"
Comme si c'était facile.
Elle s'endormit sans s'en rendre compte et ne s'aperçut même pas de l'arrivée de Ryô, qui se glissa doucement à ses côtés.
Était-ce un rêve ? Ou était-ce la réalité ?
Elle entendit d'abord un froissement de draps. Déjà le matin ? Ryô se levait bien tôt. Drôlement tôt. Puis l'idée qu'il n'allait pas travailler mais se levait pour une visite nocturne, traversa son esprit encore endormi. Qu'il aille où il veut ! Elle n'allait pas encore gâcher une nuit de sommeil pour rien.
Un autre froissement de drap. Plus long.
Quelque chose se posa sur sa hanche. Une main. Qui se glissa sur sa chemise de nuit et effleura son ventre. Un bras l'entoura et l'attira en arrière.
-Ryô ?
Qu'est-ce qu'il lui prenait tout d'un coup ? Rêvait-il qu'il était dans les bras d'un de ses danseuses de cabaret ? Ou était-il tellement en manque qu'il se jetait sur la première femme à portée de main, même si cette femme était Kaori ?
Elle sentit dans son dos se presser le torse de Ryô tandis que sa main lui caressait toujours le ventre.
Devait-elle réagir à coups de marteau au risque de rompre le charme ou se laisser faire en sachant qu'il pensait à une autre ?
Elle n'eut pas le temps de réfléchir qu'il l'embrassa sur l'épaule et la serra plus fort contre lui, ce qui la ramena tout de suite à la raison.
-Ryô, arrête...
Mais il ne s'arrêta pas. Au contraire, ses gestes se firent plus pressants. Elle ne voulait plus qu'il s'arrête. Elle roula sur le dos, emprisonnant entre ses bras Ryô qui continuait ses baisers dans son cou et remontait doucement vers sa bouche. Ses mains glissèrent sur son dos musclé. Leurs bouches se rencontrèrent enfin fougueusement comme s'ils voulaient se dévorer.
Où étaient passés ses vêtements ? Comment en était-elle arrivée là ? Brûlante de désir, voulant plus, beaucoup plus, toujours plus, peau contre peau, bouche contre peau, les mains caressant chaque parcelle du corps de l'autre, elle ne savait plus où elle était et quand il pénétra en elle et qu'il commença son lent mouvement de va-et-vient, elle sut que toute sa vie, tous ses malheurs et toutes ses joies l'amenèrent à cet instant précis où il prit possession de son corps et de son âme.
Mon Dieu, quelle douleur ! Comment une telle souffrance pouvait bien être à la fois si atroce et si merveilleuse ? Elle ne cessait de gémir pour réclamer son bien, accompagnant ses mouvements de ses hanches. Elle ouvrit les yeux et vit ceux de Ryô rivés sur son visage, ce visage transfiguré par le plaisir qu'il lui procurait. Ils s'embrassèrent à pleine bouche, s'arrêtèrent pour reprendre leur souffle sans se quitter des lèvres puis recommençaient encore et encore, jamais assez pour eux, leur désir exacerbé par leurs gémissements de plaisir, leurs caresses jusqu'au point ultime, jusqu'aux derniers coups de reins, où la vague de l'orgasme les prit tous les deux en même temps comme une vague d'électricité et de feu qui les laissèrent pantelants dans les bras l'un de l'autre.
