Je scrutai longuement l'ambre sombre et profond de la tasse serrée entre mes paumes, tirant du réconfort de sa familiarité, bien que je n'eusse plus besoin d'elle que ce fût pour la chaleur ou pour épancher une faiblesse aussi mortelle que la soif. Tout le reste semblait déformé au-delà de la reconnaissance dans cette vaste cité irréelle, mais au moins ils avaient toujours du thé.
Je n'avais pas revu la femme de Jecht depuis notre première rencontre. Je supposai qu'elle s'était retirée dans ses quartiers afin de se recueillir dans l'intimité. Je ne pouvais lui en vouloir, bien que j'aie trouvé étrange que sa peine la consumât tant qu'elle n'eût même pas un regard à épargner pour le petit garçon au coeur brisé laissé derrière elle. Il me scruta avec d'immenses yeux couleur océan noyés dans les larmes avant qu'il ne cédât aux pleurs :
- Je ne le voulais pas! Je ne voulais pas vraiment qu'il m—
Il étrangla le reste de la phrase comme si sa gorge s'était refermée avec un sanglot puis il se détourna, se blottissant misérablement contre le sol, s'enroulant sur lui-même telle une boule gémissant de la complète dévastation, le genre d'expression que nous avons lorsque notre monde est entièrement détruit. Je savais que trop bien ce qu'il ressentait.
En désespoir de cause, je le pris dans mes bras après un moment, et progressai incertain de long du hall, cherchant sa chambre. Ses petits bras s'enroulèrent autour de mon cou et quelque chose se retourna dans ma poitrine avec la sensation peu familière, ses chaudes larmes imbibant mon cou. Trouvant enfin une porte entrebâillée avec une multitude de jouets dispersés sur le sol, je cherchai à déposer mon fardeau maintenant hoquetant sur le lit. Il lâcha sa prise après un instant et je tirai les couvertures sur lui.
Epuisé de la tempête passionnée des larmes, il s'apaisa, à l'exception d'un reniflement occasionnel, levant le regard sur moi avec la curiosité non dissimulée dont seul un enfant aurait été capable en de telles circonstances.
- Qu'est-ce qui est arrivé à ton visage?
- Une bataille, fut ma réponse succincte. Maintenant endors-toi.
La protestation à moitié endormie fut perdue dans l'incohérence tandis que les lourdes paupières se fermèrent. Je contemplai ma nouvelle charge pendant un instant, si vulnérable et faible, sa petite forme pratiquement engloutie par le lit. J'avais eu peu de contact avec les enfants; j'avais passé ma vie tout d'abord au service des ordres puis de Braska. J'avais été bien assez souvent avec Yuna, mais je n'avais jamais eu à m'en occuper seul. C'était étranger, effrayant et pas du tout attrayant. Mais j'en avais fait la promesse. Jecht, dans quoi m'avais-tu embarqué?
J'étais toujours en train de contempler les profondeurs de ma tasse lorsque j'entendis de légers bruits de pas derrière moi, et me retournai pour trouver l'épouse de Jecht entrant dans la cuisine. Elle semblait remarquablement calme et composée, à ma plus grande surprise, jusqu'à que je réalisasse qu'elle n'était pas tout à fait ici. Ses mouvements étaient distraits, méthodiques et automatiques tandis qu'elle versait lentement le thé, puis elle s'assit en face de moi.
- Dis-le moi.
Je la regardai, évaluant son état d'esprit tandis que je pondérai mes mots, décidant comment exprimer au mieux ma réponse. Mon honneur exigeait que je disse la vérité, mais quelque chose au fond de moi insistait sur le fait que toute la vérité était trop grande pour être manipulée. La pleine connaissance du destin de Jecht l'aurait brisée, l'écrasant telle une fleur sensible piétinée impitoyablement sous le talon d'un passant indifférent. Et soudainement, je fus déterminé à faire tout ce qui était nécessaire afin d'empêcher que la vie de cette femme ne fût volée. J'avais vu trop de morts, mon âme lasse n'aurait pu en supporter d'avantage..et je devais au moins cela à Jecht. La ternissure que la fausseté eût laissée sur mon « honneur » aurait signifié très peu pour moi en cet instant, si cela avait sauvé la vie de quelqu'un que Jecht avait aimé. Cette nuit, c'était un choix facile à faire.
Ses yeux regardèrent à l'intérieur de moi avec une acuité qui dissimulait la léthargie de ses membres. Jamais ils ne me quittèrent durant tout le temps où je parlai. Je lui dis que j'étais de Spira, je parlai de la quête dans laquelle Braska m'avait embarqué afin de le protéger, et comment plus tard Jecht nous avait rejoint. Je lui parlai de Sin et de la façon dont il ravageait ma terre natale, je lui expliquai comment tous trois avions voyagés à travers le continent afin de le vaincre. Je lui parlai de tout ce que le temps permettait..tout sauf que j'étais mort et que Jecht ne l'était pas. Je la laissai tirer la conclusion que Jecht était mort dans la bataille finale contre Sin, et que j'étais ainsi venu pour remplir le devoir qu'il avait placé en moi. Je fis une pause seulement pour humidifier ma gorge avec une gorgée de thé, alors que sa tasse oubliée était devenue froide, totalement intacte.
Lorsque finalement je me tu, elle se leva rapidement, les mains balançant sans vie sur ses flancs, comme si son âme s'était soudainement retirée de son corps laissant seulement ce qui était absolument nécessaire pour animer la coquille de chaire.
- Merci, dit-elle distraitement, comme on aurait parlé à un étranger dans la rue venant juste d'indiquer la direction.
Elle se retourna et quitta la pièce sans jeter d'autre regard, mais pas avant que je puisse capturer la vue des larmes cristallines qui roulaient sans contrôle sur son visage.
Je restai assis ma tête entre les mains durant de longs instants, essayant de puiser de la force de l'intérieur. Cherchant mes solides résolutions d'autrefois, pour un genre de confirmation qui ne serait pas vaine et sans but.
Finalement, j'abandonnai.
Je trouvai ce qui sembla être une chambre d'invités adjacente à la chambre de l'enfant. Physiquement, je n'avais plus besoin de dormir pour fonctionner, mais émotionnellement, j'étais las jusqu'aux os. Maintenir le vide du détachement, jeter au loin toute ma propre douleur puis l'abandonner dans un coin où elle ne pouvait plus être atteinte m'avait complètement vidé. Pire, il n'y avait jamais de répit de la part de l'inexactitude discordante s'accrochant obstinément aux vestiges de la vie, attachant une âme à un corps n'étant plus censé la tenir. C'était une contrainte constante d'essayer de maintenir le tout ensemble, et c'était parfois insupportable, comme si mon âme était tellement étirée qu'elle pouvait se scinder en deux à tout instant.
Je m'effondrai sur le lit avec mes bras derrière la tête, m'enfonçant imperceptiblement dans le matelas, épuisé mais incapable de calmer mon esprit suffisamment longtemps afin que le sommeil ne m'enveloppât. Il continua d'errer aux travers des souvenirs aigres et tachés de sang, touchant crûment des blessures ouvertes comme s'il était incertain qu'elles rayonnassent toujours de la même peine familière.
Je ne sais combien de temps je fus rester allongé là, dans mes dernières heures, répandant au travers de mon sang ma vie sur le sol rocheux et gelé au pied du Mt. Gagazet. Le Ronso m'avait finalement quitté devant mon insistance, de façon à amener l'enfant Yuna à Besaid, comme je le lui avais indiqué. Tel était le souhait de Braska. Je savais que j'étais en train de mourir, mais je refusais d'abandonner, de laisser ma respiration immobile. La seule chose qui me restait parmi toutes celles qui m'étaient chères étaient l'honneur et la parole que j'avais donnée, et je ne pouvais me rendre à la froide étreinte de la mort tandis que la tâche que j'avais acceptée restait inaccomplie; mon devoir était à Zanarkand. Après une petite éternité de souffrance, engourdi et teinté de neige rouge, je me levai, et un interminable pas après l'autre, je commençai à chercher un chemin pour y parvenir. Ce jour-là, j'avais cru que la mort n'avait remporté aucune victoire sur moi, bien assez tôt je compris la vérité. Je remarquai que je n'étais ni fatigué, n'avais ni faim, ni soif. Si je mangeais ou dormais, c'était pour satisfaire l'habitude, pas le besoin.
Finalement, je le trouvai : Jecht. Sin n'était pas mort et il était pire que tout ce que j'aurais pu imaginer, je vis de mes propres yeux que Jecht était devenu le véritable mal pour lequel lui et Braska avaient sacrifié leur vie, afin de le détruire. C'était une chose de le savoir..cela en était une autre de faire face à la réalité, de le toucher avec mes propres mains. De sentir la présence de mon ami à l'intérieur de la monstruosité qui répandait autant de chagrin partout où elle allait, ne laissant rien d'autre dans son sillage que de la sombre désolation.
- Calme-toi, mauviette, dit-il dans mon esprit. Cesse de geindre sur mon sort. Je vais bien pour l'instant. Souviens-toi seulement de ta promesse.
Il me souleva et me transporta jusqu'au Zanarkand qu'il appelait maison, en plus ou moins une seule pièce, me laissant avec une image mentale très claire; une maison et un petit garçon, ainsi qu'un aperçu de quelque chose d'autre, brillant et doré, je sentis que c'était quelque chose qu'il chérissait par dessus tout tandis qu'il s'en séparait à contrecoeur.
Et maintenant que je les avais trouvés, j'étais totalement
incertain de ce qu'il fallait faire. Leur monde m'était étranger,
terriblement brillant et angulaire, bruyant à toutes les heures de la
nuit et ravagé par une absence constante de repos qui faisait frémir
ma peau. Il n'y avait pas de monstres menaçants, pas de signe de Sin,
rien contre lesquels je pouvais les protéger. Toutes mes qualités
de Gardien, les capacités que j'avais cultivées et affinées
durant toute une vie de service étaient peu utiles ici. Ce qui les avait
chassées était un constant chagrin contre lequel j'avais perpétuellement
lutté en vain, je n'avais plus aucune consolation à offrir. Obscurément,
je murmurai un serment sans passion à travers mon souffle. N'ayant pas
encore trente ans, je me sentis soudainement très vieux et terriblement
fatigué. Ma dernière pensée éveillée fut
une prière involontaire destinée à un Dieu en lequel je
ne croyais plus depuis longtemps. Yevon, aide-moi.
