Dans la semi lumière morne d'une aube automnale, je progressai maladroitement au travers des montagnes précaires formées par les carcasses en cartons des restes vides de nombreux repas nocturnes qui avaient été empilés négligemment sur les meubles de la cuisine. Oh, Serra avait eu assez de présence d'esprit pour me faire une procuration sur son compte de façon à ce que j'aie pu acheter des plats plus sains pour manger, mais j'étais un piètre cuisinier et peu d'ingrédients m'étaient familiers parmi ceux que je trouvais dans ces magasins étrangers, stériles et peu naturellement resplendissants. Serra avait cuisiné un peu au début, mais elle quittait maintenant rarement sa chambre et ainsi Tidus et moi subsistions la plupart du temps de plats « à l'emporter ». En fait, il subsistait et je mangeais pour lui tenir compagnie. J'avais peu de goût pour cela, et encore moins le besoin, mais j'avais certainement encore moins de raison de révéler cela à quelqu'un. Ce matin, je trébuchai à moitié endormi à travers ce désordre car aujourd'hui était le « jour des poubelles » et si je ne m'étais pas dépêché de sortir toutes ces boîtes de façon à ce que les éboueurs aient pu les ramasser, nous aurions dû vivre avec ces boîtes empilées autour de nous pour encore une semaine.
Une certaine partie de moi frémissait devant l'horreur de l'état d'enchevêtrement de la maison tandis que je la traversai, tout était répandu dans un désordre qui se rassemblait sous une généreuse couche de poussière. Dans une autre vie, j'avais été un homme qui prisait l'ordre et la propreté, un soldat au service de l'église qui conservait ses quartiers immaculés et était soucieux de son apparence, graissant le cuire et les armes régulièrement, que ce fût nécessaire ou non, polissant les bottes jusqu'à ce qu'elles brillassent avec du cirage noir. Je n'étais plus cet homme. Je n'avais plus l'énergie. Il en subsistait pourtant juste assez pour ne pas vouloir souffrir de devoir cohabiter avec la vermine qui aurait bientôt été attirée par ce refus.
Je fis une pause sur le pas de la porte, avec sur chaque épaule un gros sac encombrant et surchargé, je jetai un oeil dans le hall et grimaçai. Le plateau que Tidus m'avait demandé de laisser pour sa mère n'avait même pas été touché une seule fois. Avait-elle mangé cette semaine?
L'été s'était lentement changé en une saison qui n'était pas vraiment l'automne -- pas pour moi, pas sans le contact attendu du froid, des vents frais et du fort contraste des feuilles nouvellement teintées d'un mélange doré, carnallite et cramoisi entrelacées sous un ciel bleu lumineux. Bien que les jours se raccourcissent, les températures ne tombaient que marginalement. Tandis que la saison passait, Serra avait commencé de s'évanouir telle une peinture laissée trop longtemps au soleil. Toute couleur avait quitté sa peau déjà pâle à l'exception des cercles sombres sous ses yeux, dont l'iris inhabituel avait changé sa teinte de lavande en un triste gris, presque sans couleur. Elle émergeait graduellement moins souvent de la cave obscure qui tenait lieu de chambre des parents, se levant de plus en plus tard, se retirant de plus en plus tôt, jusqu'à finalement ne plus se lever du tout. Je m'occupais de l'enfant et du jardin du mieux que je pouvais, mais j'avais peur que tous deux souffrent de mon contact maladroit.
J'étais habitué à combattre des monstres et à séjourner à travers des territoires traîtres; comment secourir une femme se noyant dans son chagrin était totalement au-dessus de moi, d'autant plus qu'elle semblait combattre toutes mes tentatives pour l'en sortir, refusant toute l'aide offerte. En lieu et place, elle attendait immuablement que le chagrin s'enfermât au-dessus d'elle, l'avalant dans les profondeurs de son inconscience oubliée. Elle voulait mourir afin d'être à nouveau avec Jecht.
Cela aurait été un rude réveil pour elle, n'est-ce pas? Atteindre le Farplane seulement pour le trouver absent?
J'avais très peu d'expérience avec les femmes, ayant été un homme entièrement consommé par le devoir, totalement dévoué à mon Invoqueur et sa cause. Rien de sérieux n'avait jamais été développé de mes brèves interludes avec le sexe opposé, et je n'avais jamais eu la nécessité de les traiter avec autre chose que de la politesse formelle, ce qui ne m'était pas très utile dans ce cas. Serra m'ignorait simplement ainsi que mes tentatives de l'aiguiller civilement à manger, à prendre soin de son fils. Les larmes du garçon avaient obtenu plus d'une réponse, mais ses plaintes avaient par la suite eu peu d'effet. Résigné, je la laissai respectueusement seule avec sa peine.
Je marchai dehors torse et pieds nus, indifférent au froid tandis que je déposai mes fardeaux en plastique à la place appropriée. Je restai là un long moment à regarder le soleil pointer sur l'horizon aqueux, abruptement rattrapé et étroitement lié par des mémoires amères. Combien de matins étais-je resté ainsi, regardant le soleil se lever sur les corps endormis des deux seules personnes que j'eus jamais aimées, des hommes plus proches de moi que n'importe quel frère né du même sang ? Car je prenais toujours le troisième tour de garde, veillant durant ces longues heures qui coûtent même au plus vigilant avec l'appel séducteur de l'attraction subite sur des paupières lourdes et l'imprudence des pensées désordonnées. Cela avait été mon devoir en tant que Gardien le plus expérimenté. Je pouvais fermer mon oeil maintenant et toujours voir la pâle lumière rosée planer sereinement au-dessus du visage aimable de Braska tandis qu'il dormait allongé sur son flanc, les rayons matinaux ajoutant une teinte de lavande à ses cheveux bleu-ciel, reposant défaits. Tout aussi clairement, je pouvais me figurer Jecht, les bras et les jambes écartés tandis qu'il reposait sur son dos, le visage détendu dans un repos tranquille et ne ronflant pas à réveiller un mort, comme j'eusse toujours pensé qu'il l'eût fait, tant il était bruyant et désagréable le reste du temps. Il m'avait surpris de plusieurs manières, brisant définitivement toutes mes notions préconçues de lui et les exposants comme les préjugés qu'elles étaient. Combien je regrettais maintenant de ne pas lui avoir dit, avec le recul, que j'étais désolé pour cela.
Désirant soudainement rien de plus que de dormir pour toujours et oublier,
je me traînai à l'intérieur et m'effondrai dans le
lit, cherchant en vain l'oubli béni qui dansait évasivement
aux confins de mon subconscient tandis que je me tournai et retournai. Je m'étais
finalement assoupi bien après que le soleil s'était levé
dans le ciel, un oreiller au-dessus de ma tête comme une égide
plumeuse contre le mauvais éclat. Un effort inutile, car je devais être
réveillé ce qui avait semblé seulement quelques minutes
plus tard par les pleurs silencieuses de la chambre voisine. Un autre oreiller
ne fit rien pour insonoriser le son, je donnai donc un long gémissement
plaintif et me levai.
